La Vie chère - Les causes et les remèdes

La Vie chère - Les causes et les remèdes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 662-680).
LA VIE CHERE
CAUSES ET REMÈDES

La vie chère ! Telle est la plainte qui retentit de toutes parts. C’est un mal que chacun constate, dont souffrent les petits et les grands, les pauvres et les riches, et qui nous irrite d’autant plus, qu’il s’accentue depuis la paix, au lieu de diminuer. Les témoignages de cet état de choses sont si évidents qu’il est superflu de les énumérer en détail. Dans tous les domaines à peu près, les prix de 1919, comparés à ceux de 1913, présentent un accroissement qui varie selon les cas, mais qui constitue une différence formidable. Ce n’est pas seulement en France que le problème est à l’ordre du jour : chez certains de nos Alliés et même chez quelques neutres, il passionne également l’opinion publique. En Italie, il a atteint un degré aigu. M. Nitti, chef du cabinet, qui, au mois de juin 1919, a remplacé celui que présidait l’honorable M. Orlando, déclarait, en prenant le pouvoir, que la cherté de la vie était ce qui le préoccupait le plus et ce à quoi il chercherait à porter le plus prompt remède. Des émeutes sanglantes ont eu lieu à Florence et dans d’autres villes. Des pillages et des destructions de denrées ne sont pas un moyen de faire baisser les prix d’une façon durable, mais les foules ne raisonnent pas. A la suite de ces troubles, l’autorité municipale a taxé un certain nombre de produits, et là-dessus le peuple de se réjouir, parce que le prix des denrées baissait. Mais quand les magasins auront été vidés, forcera-t-on les marchands à s’approvisionner de nouveau pour vendre à perte ? Chez nos ennemis l’anxiété est la même, et, dans un récent discours à l’assemblée de Weimar, M. Erzberger déclarait que, pour obvier aux maux de l’heure présente, il convient de travailler systématiquement à la diminution des prix.

Le renchérissement est un phénomène mondial, qui se manifeste avec une intensité variable dans les divers pays. Il est dû à deux ordres de causes qu’il faut nettement séparer : celles que nous appellerons intrinsèques et celles qui ont leur origine dans les variations de la monnaie. Les premières comprennent la production des biens immobiliers et mobiliers et le transport de ces derniers. Les secondes se résument dans le régime fiduciaire, c’est-à-dire l’ensemble des conditions dans lesquelles se créent et circulent les billets de banque ou d’Etat. Occupons-nous d’abord (de la première partie.


INSUFFISANCE DE LA PRODUCTION ET DES TRANSPORTS

Cherchons à décomposer les éléments du problème et voyons comment il se présente pour les besoins primordiaux : nourriture, vêtement, chauffage, habitation.

La question du logement est particulièrement grave dans la capitale, où la construction de maisons neuves est arrêtée depuis 1914 et où elle ne saurait être reprise rapidement en présence du coût actuel des matériaux et de la main-d’œuvre. Une raison profonde de cette cherté du logement doit être cherchée dans la législation de guerre sur les loyers, qui a bouleversé les notions élémentaires sur lesquelles repose la société. Les propriétaires, mécontents des atteintes répétées portées à leur droit, cherchent à compenser les pertes subies par eux au cours des cinq dernières années en élevant le prix de leurs loyers. D’ailleurs l’affluence de Français et d’étrangers à Paris est telle que la demande d’appartements va croissant, alors que la quantité offerte reste invariable, aussi longtemps que de nouvelles constructions n’auront pu être entreprises.

En ce qui concerne la nourriture, la production indigène a fortement diminué pour des raisons connues de tous. Il est donc indispensable, en attendant que la France fournisse des récoltes égales à celles d’avant-guerre et que son cheptel soit reconstitué, d’avoir recours à l’importation.

Il en est de même pour le chauffage. Avant la destruction d’une partie de nos charbonnages, nous importions 20 millions de tonnes de houille par an. Ce chiffre nous sera encore nécessaire ; le bassin de la Sarre ne servira qu’à remplir le vide produit par l’arrêt, pour plusieurs années, de l’extraction de nos principales mines du Nord. N’oublions pas que la houille est l’aliment indispensable de la plupart des industries et qu’elle entre pour une proportion, qui, dans beaucoup de cas, va jusqu’à 50 pour 100, dans le prix de revient des objets fabriqués.

Pour le vêtement, notre production de fils et de tissus est en énorme diminution. Nos principales fabriques du Nord et de l’Est sont détruites. Dans ce domaine, où nous étions exportateurs, nous sommes temporairement obligés d’importer.

De quelque côté que nous tournions nos regards, nous sommes donc en face de la nécessité d’acheter provisoirement au dehors une partie des objets qui nous sont indispensables. Dans les quatre premiers mois de 1919, nous avons importé pour 8 milliards de francs et exporté seulement pour 1 350 millions de marchandises.

C’est une cause très grave d’augmentation des prix, puisque nous devons consentir un bénéfice souvent considérable aux vendeurs étrangers et supporter les frais de transport depuis le lieu de production jusque chez nous. Or, ces frais ont subi pendant la guerre, notamment en ce qui touche les transports maritimes, des accroissements invraisemblables. Il n’était pas rare de voir le fret s’élever, par comparaison avec les taux d’avant 1914, dans la proportion de 1 à 20, à 25 et davantage. Aujourd’hui, on constate un recul sensible ; mais les millions de tonnes qui ont disparu à la suite des torpillages ne sont pas encore remplacées et il s’écoulera quelque temps avant que le commerce mondial ait à sa disposition tous les navires dont il a besoin.

Une autre cause de renchérissement a été la présence sous les drapeaux de millions d’hommes arrachés brusquement à leur activité productrice, les meilleurs, les plus forts, ceux dont le travail était le plus fécond. Du jour au lendemain, ils ont cessé de produire ; ceux d’entre eux qui sont restés dans les usines n’y ont créé que des armes et des munitions, c’est-à-dire des instruments de mort et non de vie. Ces mêmes millions d’hommes n’ont pas cessé d’être des consommateurs, et ont consommé plus qu’en temps de paix.

Venus combattre aux côtés des Français, des millions de soldats anglais et américains augmentaient encore le nombre des bouches à nourrir. Une partie de leurs vivres leur était toutefois envoyée des États-Unis et de la Grande-Bretagne, ce qui diminuait d’autant le prélèvement à opérer sur nos stocks. D’ailleurs, cette cause de renchérissement disparaît rapidement. La presque totalité des troupes alliées aura bientôt quitté notre territoire. D’autre part, notre démobilisation se poursuit : chaque mois, de nouvelles classes regagnent leurs foyers, rentrent aux champs ou à l’usine ; les soldats consommateurs redeviennent des paysans et des ouvriers producteurs.

Ailleurs, le phénomène est moins sensible : la vie est moins chère en Angleterre qu’en France, et cela pour une triple raison : le sol national est resté vierge de toute invasion ; la proportion de la population appelée à servir a été moindre que chez nous ; enfin, les transports maritimes, malgré les torpillages subis par la flotte britannique, sont restés plus abondants et à bien meilleur compte vers les ports du Royaume-Uni que vers les nôtres. L’opinion se préoccupe d’écarter tout ce qui est de nature à faire obstacle au retour à des prix raisonnables. Le journal l’Economist poursuit une campagne en ce sens et affirme que le meilleur moyen de réussir est de supprimer les barrières mises pendant la guerre à l’importation. Il demande le renvoi des fonctionnaires improvisés depuis 1914 et qui semblent avoir, du premier coup, adopté tous les défauts des gens du métier. Il va jusqu’à accuser les industriels, temporairement investis de l’autorité publique, d’abuser de leur pouvoir pour s’opposer au rétablissement de la liberté commerciale. Et cependant, les chiffres qui marquent la hausse sont bien plus faibles dans le Royaume-Uni que chez nous : de juillet 1914 à juin 1918, le coût moyen de l’existence ne s’est élevé que de 74 pour 100, alors qu’il triplait chez nous.

En Belgique, où les prix avaient subi une hausse formidable pendant l’occupation allemande, nous assistons, depuis le commencement de l’année, à une baisse continue. Une enquête poursuivie à Bruxelles au mois de juin 1919, démontrait qu’il était possible de se procurer pour vingt francs un ensemble de denrées alimentaires qui en coûtaient cinquante le 1er janvier dernier, c’est-à-dire que la baisse a été de 60 pour 100. Ce résultat a été obtenu grâce au système que M. Jaspar, ministre des Affaires économiques du royaume belge, qualifiait pittoresquement du système de liberté jusqu’à la corde. Nos alliés n’ont pas hésité à s’approvisionner au dehors : grâce à des arrivages de matières premières, ils ont remis en marche un certain nombre de leurs usines et pourront bientôt exporter des produits qui leur permettront d’acquitter aisément le montant de leurs importations.

Il faut que chacun soit pénétré de cette vérité que les prix exagérés sont un mal. Le chancelier de l’échiquier anglais, M. Austen Chamberlain, le proclamait il y a peu de jours : « Aussi longtemps, disait-il, que la hausse des prix continuera, le commerce d’exportation sera en souffrance. » Et cependant les statistiques du premier semestre de 1919 nous apprennent que les exportations du Royaume-Uni ont augmenté de 4 milliards de francs, par rapport à celles de la même période de 1918, alors que les importations n’ont progressé que de la moitié. La balance commerciale du Royaume-Uni s’est améliorée de 1 600 millions de francs.

Nous avons parlé jusqu’ici du ralentissement de la production et de la difficulté des transports qui diminuent l’offre des marchandises. Il convient d’envisager aussi l’augmentation de la demande. Le nombre des consommateurs ne s’est guère réduit, et l’intensité de leurs besoins semble s’être accrue. Les combattants, et rien n’était plus naturel, ont été parfaitement nourris ; dans la plupart des cas, ils recevaient au front une alimentation supérieure à celle qu’ils avaient chez eux en temps de paix. L’Etat ne marchandait point, lorsqu’il s’agissait d’assurer leur bien-être. Des habitudes de dépense facile se sont répandues de haut en bas de l’échelle sociale. De là une diminution de l’offre et une augmentation de la demande, qui, à elles seules, constituent des raisons puissantes de la hausse des prix. Il en est une autre, c’est la multiplication des signes monétaires, la création et la mise en circulation de quantités immenses de papier monnaie.


L’INFLATION FIDUCIAIRE

A la fin de juillet 1919, il circule dans les principaux pays du monde, en billets de banque ou en billets d’Etat, 250 milliards de francs, c’est-à-dire cinq fois plus qu’en 1913. La quantité de monnaies métalliques n’a cependant pas diminué. Elle s’est même accrue de la partie monnayée de 15 milliards d’or et d’argent extraits des mines pendant la même période. L’une des premières mesures prises chez les belligérants ayant été de suspendre le remboursement en or des billets et d’interdire la sortie de métaux précieux de leurs frontières, il en était résulté une immobilisation des pièces et des lingots et leur remplacement par des billets. Mais le chiffre de ceux-ci ne tarda pas à dépasser de beaucoup celui des monnaies immobilisées et à exercer sur les prix une influence considérable.

L’action du papier-monnaie doit être examinée avec un soin particulier, à cause de son importance, que personne ne nie, et de la difficulté qu’il y a à déterminer la part exacte de son influence sur les prix. Elle peut n’être que légère au début de l’inflation et devenir prépondérante lorsque les quantités de papier jetées dans la circulation augmentent et que le public commence à se rendre compte des dangers qu’implique le système. Voyons comment les choses se sont passées dans notre pays. En 1914, à la veille de la guerre, la circulation de la Banque de France était d’environ 6 milliards de billets, couverts par une encaisse des trois quarts et pour le reste par un portefeuille d’effets commerciaux. Les avances à l’Etat se bornaient à 200 millions de francs, somme qui nous paraît aujourd’hui insignifiante, mais qui, à cette époque, semblait le maximum de ce qu’il était judicieux de faire prêter au Trésor par la Banque. A peine les hostilités eurent-elles éclaté, que le ministre des Finances demanda les 3 milliards auxquels une convention secrète lui donnait droit. Depuis lors le chiffre s’est accru, sans interruption. Certains remboursements ont été opérés au moment de l’émission d’emprunts consolidés ; mais la marche ascendante n’a pas tardé à reprendre, et, le 14 novembre 1918, au lendemain de l’armistice, le montant des avances consenties directement par la Banque à l’Etat atteignait 18 500 millions. De plus, la Banque avait escompté pour 3 500 millions de Bons du Trésor français, correspondant à des avances faites par lui à des gouvernements étrangers, au total 22 milliards. Ce chiffre était élevé, mais personne ne le critiquait. Tant que duraient les hostilités, on considérait que la dette flottante pouvait s’accroître. Du jour où elles cessaient, il fallait changer de méthode. Au lieu de cela, on a poursuivi les mêmes errements. A la date du 31 juillet 1910, l’Etat doit à la Banque plus de 27 milliards de francs. En 8 mois, le chiffre a grossi de 5 milliards, tandis qu’au cours de quatre ans et demi de guerre, il ne progressait que de 3 milliards et demi par an. Et voici qu’au mois de juillet le Parlement vote une loi qui porte la circulation à 40 milliards !

On conçoit l’inquiétude qu’inspire un pareil gonflement. A mesure que les milliards s’ajoutent aux milliards, la disproportion s’accuse entre la dette de la Banque vis-à-vis du public, représentée par ses billets, et l’ensemble de son actif autre que sa créance sur l’Etat ! En 1914, cette créance ne s’élevait qu’au trentième de la circulation ; aujourd’hui elle en représente les quatre cinquièmes. La situation est radicalement modifiée. Certes, le crédit de l’Etat est le premier de tous ; mais il ne doit pas s’appliquer au régime fiduciaire. Les monnaies métalliques ont leur valeur intrinsèque : la monnaie de papier, pour conserver la sienne, doit être remboursable en métal au gré des porteurs. Aussi longtemps que ceux-ci savent que ce remboursement est assuré, ils accordent leur pleine confiance au billet ; ils la lui maintiennent, en temps de guerre, alors même que le nombre en augmente rapidement, parce qu’ils ont la conviction que, une fois la paix signée, il ne croîtra plus, et que l’un des premiers soucis du ministre des Finances sera de préparer le remboursement de sa dette à la Banque.

C’est ce qui s’était passé en 1871. On a souvent cité, et on ne saurait trop citer, l’histoire des relations d’alors entre le Trésor et la Banque. Dès 1873, l’amortissement commençait, et, en 1878, toute la dette, à 80 millions près, était remboursée. Aussi jamais dans l’intervalle le billet n’avait-il été déprécié. On n’en avait plus créé un seul pour les besoins du Trésor à partir de la signature de la paix. Ce souvenir a certainement contribué à maintenir, au cours de la présente guerre, la foi absolue du public dans la valeur du billet de banque ; mais il ne faut pas qu’il soit déçu dans son attente et qu’il voie la quantité de papier augmenter au lieu de diminuer. Le crédit est la chose la plus délicate du monde. Il suffirait d’un remboursement très lent à la Banque pour que la signature de celle-ci continuât à valoir de l’or. Mais il faut que le remboursement commence. Autrement nous assisterons à des phénomènes inverses de ceux qui ont marqué les années de guerre. A ce moment, la confiance dans le billet était telle que beaucoup de Français les thésaurisaient à l’égal du métal. Nous dûmes mener une campagne pour faire comprendre à ceux qui agissaient ainsi qu’ils allaient à l’encontre de leurs propres intérêts et de ceux du pays. Mais, si la situation actuelle s’aggravait, nous verrions les porteurs de billets s’efforcer de s’en défaire en les transformant en autres valeurs mobilières ou immobilières, denrées, marchandises non périssables, biens-fonds, maisons. C’est ce qui se produisit sous la Première Révolution : la nation entière commerçait alors, parce que la monnaie avait cessé de remplir l’une de ses fonctions essentielles, celle d’être le conservatoire de la valeur, et que chacun s’efforçait de se débarrasser d’un signe fiduciaire en l’échangeant contre des choses dont le prix monterait au fur et à mesure que l’assignat se déprécierait. Cette disposition des esprits avait une double conséquence : les marchandises, de plus en plus demandées pour servir à une fin qui n’est pas la leur, ne cessaient de monter ; les détenteurs, au lieu de les revendre, les emmagasinaient, diminuant ainsi les quantités offertes sur le marché et provoquant de ce chef une hausse additionnelle des prix.

Nous n’établissons aucun rapprochement entre le signe monétaire créé par les assemblées d’alors et celui qui nous sert aujourd’hui d’instrument d’échange. Mais il n’est que trop évident qu’il ne faut pas en abuser. Sinon on verrait de plus en plus les Français chercher à fixer la valeur de leur monnaie en l’incarnant dans des objets autres que le papier.

N’ébranlons pas la tradition qui a ancré dans nos esprits la croyance en la fixité de la monnaie. Bien que le pouvoir d’achat de celle-ci ne reste pas invariable au cours des générations qui se succèdent, les modifications qu’il éprouve en temps ordinaire sont lentes, presque insensibles, parce que la production annuelle des métaux précieux ne subit pas, en général, de variations violentes. Lorsque des circonstances extraordinaires amènent au contraire un gonflement brusque du volume monétaire, on constate un dénivellement brutal des prix.

C’est une très grave erreur que de croire que ce déplacement des prix ne présente pas d’inconvénient, sous prétexte qu’une plus grande quantité de monnaie étant mise à la disposition de la communauté, celle-ci peut supporter. la majoration du coût des denrées et des services. Les salariés de tout ordre ont beau réclamer une rémunération plus élevée : cette élévation ne saurait être obtenue immédiatement ni surtout suivre une marche rigoureusement parallèle à celle des prix des objets de consommation. Ceux-ci peuvent varier chaque jour et varient en effet, avec une allure désordonnée, à des époques comme celles où nous sommes. Il est impossible de faire coïncider les déplacements des uns et des autres. D’autre part, les hommes qui vivent du fruit de leur travail rémunéré par un employeur, que cet employeur soit l’Etat, une société ou un particulier, ne constituent pas la totalité des habitants d’un pays. Tous ceux qui ont un revenu fixe provenant d’un capital placé antérieurement par eux ou leurs auteurs, tous ceux qui vivent d’une pension, ne peuvent augmenter leurs moyens d’existence et se trouvent en face d’un problème angoissant.

Certes la valeur des monnaies métalliques ne reste pas indéfiniment la même. Leur pouvoir d’achat tend à diminuer, à mesure que le stock en grossit dans le monde. Chaque gramme des cent milliards d’or qui reposent aujourd’hui dans les serres des banques d’émission, dans les coffres des particuliers, ou qui circulent dans les rares pays où la guerre n’a pas substitué le papier au métal, n’a plus la valeur qu’avait le même poids de métal jaune il y a un siècle, alors que la quantité d’or détenue par les sociétés humaines était à peine de quelques milliards de francs. Mais cette modification de la puissance d’acquisition de l’or, c’est-à-dire de sa faculté d’échange contre des marchandises, denrées ou services, ne s’est opérée que peu à peu, par degrés insensibles, sauf à certaines époques comme celle de la découverte du Nouveau Monde, où se produisit une brusque rupture d’équilibre entre les divers facteurs de la mise en présence desquels résultait la détermination des prix.

La guerre a amené un débordement de papier monnaie qui a provoqué une crise violente. Aussi les prix ont-ils haussé et continuent-ils à hausser chez les peuples où l’inflation a été la plus forte.


L’ETATISME

Un autre facteur de la cherté de la vie, c’est l’intervention de l’Etat sur des domaines de plus en plus étendus. C’est la manne distribuée à un grand nombre de Français sous forme d’allocations de toute sorte. Justifiées pendant la guerre, celles-ci ont perdu leur raison d’être. D’autre part, le gouvernement persiste à vendre le pain à un cours inférieur au prix de revient. La différence de quelques centimes par livre se traduit par une charge de plusieurs milliards au budget. C’est là un fardeau écrasant, ignoré de la plupart des Français, dont la grande majorité pourrait s’approvisionner au cours qui résulterait du libre jeu des forces économiques. Le gouvernement a d’ailleurs suivi une politique incohérente. Au début de la guerre, il a taxé le blé à un cours très bas, inférieur au prix de revient. Les paysans ont cessé d’ensemencer. Effrayés de ce résultat, nos ministres, passant d’un extrême à l’autre, ont plus que doublé le prix : afin d’empêcher une diminution de la production, ils ont garanti aux producteurs que leur récolte serait acquise à 75 francs par ce même acheteur, l’Etat, qui, en 1915, n’offrait que 30 ou 33 francs. ,

C’était toujours l’intervention avec ses dangers, ses erreurs, ses brutalités, sa prétention de substituer une volonté capricieuse et changeante à l’effet des causes naturelles et de l’activité individuelle. Nous pourrions multiplier les démonstrations des conséquences désastreuses provoquées par cette ingérence des gouvernants dans le domaine de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. Nous l’avons subie sans mot dire pendant la guerre, parce que le patriotisme nous commandait le silence et que toutes les forces vives de la nation devaient rester groupées autour des chefs, fût-ce au prix d’énormes sacrifices financiers. Mais aujourd’hui il est temps de faire nos comptes, et d’évaluer les résultats de cinq ans d’étatisme renforcé, non pour récriminer, mais pour faire cesser au plus tôt cette dilapidation des deniers publics. D’ailleurs, si l’intervention de l’État a été nécessaire en temps de guerre, il est loin d’être démontré qu’elle n’aurait pas pu s’exercer dans des conditions moins onéreuses pour la nation.

Même au Parlement, un certain nombre d’esprits clairvoyants commencent à se rendre compte de la menace que l’étatisme fait courir à nos finances. M. Emmanuel Brousse le proclamait en ces termes à la tribune du Palais Bourbon : « Je n’ai cessé de demander qu’on daignât, dans tous les ministères, profiter de la guerre pour réformer les administrations et supprimer les sinécures et les rouages inutiles. Il y a 5 000 emplois d’instituteurs ou d’institutrices à supprimer. Nous vivons en 1919 avec la même organisation administrative que sous la Constitution de l’an VIII. Est-ce admissible, avec les progrès du chemin de fer, du téléphone, de l’automobile et bientôt de l’aviation ? »


LA HAUSSE DBS SALAIRES

La hausse générale des prix entraine celle des salaires. Jamais il ne s’est produit autant de grèves qu’au cours des mois qui ont suivi l’armistice : dans la mesure où elles étaient provoquées par la difficulté que les ouvriers éprouvaient à assurer leur existence et celle de leurs familles, elles étaient justi(iées. Mais dans la plupart des cas, le renchérissement des denrées et de tout ce qui est nécessaire à la vie a été aussi rapide que l’élévation des salaires. L’instabilité des prix passe à l’état chronique : le mal engendre le mal. Plus les marchandises montent, et plus grandissent les exigences des salariés, qui veulent continuer à opérer les mêmes achats qu’avant la hausse et qui demandent une augmentation proportionnelle de la rémunération de leur travail. Cette augmentation leur permet de payer les prix majorés. Les détenteurs des marchandises, voyant leur clientèle disposer de sommes de plus en plus considérables, exagèrent leurs demandes. Ils escomptent des hausses futures et fixent leurs prix de vente en raison, non pas seulement des conditions présentes, mais de ce qu’ils croient devoir être les conditions de demain. Ils conservent par devers eux des stocks de plus en plus considérables, parce qu’ils s’imaginent que la plus-value n’en aura pas de limites et que plus ils accumuleront de marchandises dans leurs magasins, plus ils réaliseront de bénéfices.

Cette vérité que les salaires excessifs ne sont pas le remède au mal se fait jour, même dans les milieux ouvriers. Les typographes l’ont publiquement reconnue. A la séance de la Chambre du 10 juillet 1919, M. Brousse déclarait que le projet de loi attribuant aux personnels civils de l’Etat de nouvelles avances exceptionnelles de traitement ne résolvait aucune des difficultés de l’heure présente. Lors de la discussion d’un précédent projet du même genre, M. Brousse avait prédit qu’une succession de crédits aggravant les charges des contribuables serait demandée. « On a ainsi provoqué, disait-il, une nouvelle augmentation du coût de l’existence. Il en résultera que les commerçants élèveront leurs prix. Ce sera une chaîne sans fin, un cercle vicieux dont nous ne sortirons pas. » A ces paroles M. Brousse en ajoutait d’autres, non moins courageuses : « C’est au moment où l’on projette de faire une grève qu’on nous demande des crédits extraordinaires pour ceux-là mêmes qui en très grande partie vont faire cette grève. » Le député André Lefèvre, dans la même séance, a proclamé les mêmes vérités : « Nous assisterons une fois de plus, a-t-il dit, au double phénomène auquel nous avons assisté au cours de la guerre. On réclame de hauts salaires, parce qu’il y a des augmentations de prix ; et après, il y a des augmentations de prix parce qu’il y a de hauts salaires. Cela signifie purement et simplement qu’il y a, dans le public, une trop grande abondance de moyens de paiement. »

Après avoir ainsi mis en lumière les conséquences de l’inflation, M. Lefèvre soulignait la nécessité de se restreindre et de produire : « On n’arrivera à faire baisser le prix des produits fabriqués qu’en produisant beaucoup et en consommant moins. » Ce sont deux axiomes que les travailleurs de tout ordre devraient avoir présents à l’esprit. Le simple bon sens nous avertit qu’après l’effroyable destruction de capital dont notre pays a souffert, il faut le reconstituer. Cette reconstitution ne peut se faire que par l’épargne, et l’épargne ne se crée que par un travail produisant plus que ce que le pays consomme.


LES REMÈDES

Exposer les causes qui ont amené la vie chère, c’est tracer le programme des remèdes qui la feront disparaître ou qui du du moins la ramèneront à un niveau supportable. Parmi celles qui sont nées de la guerre, quelques-unes disparaîtront d’elles-mêmes. La production, ralentie ou supprimée dans beaucoup de branches, va reprendre peu à peu : en premier lieu la production agricole, qui échappe plus que les autres à l’action gouvernementale et qui, grâce à l’énergie de nos cultivateurs, commence déjà à donner des résultats comparables à ceux de l’avant-guerre et qui les dépasseront. Sur ce terrain comme sur d’autres, la routine cédera le pas aux méthodes modernes. Aux phosphates de l’Algérie et de la Tunisie vont s’ajouter les potasses d’Alsace : aucun pays ne sera mieux approvisionné d’engrais que la France.

Le travail de la reconstitution industrielle est plus difficile : il a les honneurs d’un Ministère spécial. Peut-être nos grands chefs d’entreprises se seraient-ils chargés, à eux seuls, de rebâtir leurs usines et de remettre leurs mines en exploitation. Ce qu’ils demandent à l’Etat, c’est de remplir son rôle en assurant la bonne marche des services publics, dont le désordre provoque des plaintes journalières. Les postes, télégraphes et téléphones fonctionnent plus mal que pendant la guerre : il arrive qu’une lettre mette quarante-huit heures pour franchir un kilomètre dans Paris, et qu’une autre, expédiée en province, ne parvienne à destination qu’au bout de quatre jours. La régie des tabacs a laissé des balles de la précieuse plante se gâter dans les ports, pendant que les fumeurs réclamaient vainement cigarettes et cigares aux bureaux des débitants. Et c’est le moment que certains parlementaires choisissent pour réclamer l’institution de nouveaux monopoles, qui exigeraient de nouveaux fonctionnaires, de nouveaux crédits et qui ne pourraient réaliser de bénéfices qu’en imposant aux consommateurs des prix très supérieurs aux prix actuels ! C’est dans la diminution et non dans l’extension des attributions de l’Etat qu’il faut chercher le premier remède à la vie chère.

La liberté du commerce extérieur, c’est-à-dire celle des importations et des exportations, est le second remède à préconiser. Le spectre du change qu’agitent les adversaires de cette liberté ne doit pas nous empêcher de la décréter : du moment où les importations se feront non plus par l’Etat, mais par les particuliers, ceux-ci n’auront garde de faire venir des marchandises ressortant à un prix supérieur à celui que leur clientèle est prête à payer. Dans le calcul de ce prix entrera comme élément essentiel celui de la monnaie étrangère nécessaire à l’achat. Plus ce prix s’élèvera et plus se ralentiront les achats au dehors : le change est une soupape de sûreté qui agit automatiquement. D’ailleurs les écarts de prix sont tels entre la France et certains pays que le change élevé n’est pas un obstacle à leur importation chez nous. Le prix des aliments essentiels, des vêtements, est à Londres la moitié de ce qu’il est chez nous. Lors d’une adjudication récente de matériel destiné à l’une de nos compagnies de chemins de fer, les industriels belges ont soumissionné à moitié prix de leurs confrères français.

A vouloir continuer la soi-disant protection de notre industrie, nous risquons de tarir les sources mêmes de l’activité nationale : car il ne faut pas oublier que beaucoup d’objets importés servent à nos industriels à préparer leurs exportations. C’est ainsi qu’une de nos principales fabriques d’automobiles a besoin, pour terminer ses voitures, de certaines pièces qu’elle ne peut se procurer en France. On les a frappées de droits douaniers si forts qu’elle sera obligée d’élever ses prix de vente à un niveau tel qu’elle devra peut-être renoncer à vendre au dehors. Elle perdra sa clientèle, et le pays des sommes importantes qui eussent amélioré le change.

La politique à suivre a été résumée par un ministre anglais, Sir Auckland Geddes. Des industriels se plaignaient que les États-Unis importassent en Grande-Bretagne du fer, qu’ils livrent à 100 francs de moins par tonne que les métallurgistes du Royaume-Uni. Sir Auckland leur répondit qu’il ne ferait rien pour s’y opposer, « le pays ayant besoin de quantités de fer et d’acier qui dépassent de beaucoup ce que les usines indigènes sont en mesure de lui fournir. »

Mais pour supporter la liberté il faut être fort. Si nous voulons acheter à l’étranger, il est nécessaire que nous lui vendions. Et pour cela il faut que le goût du travail ne diminue pas chez les Français et que des législateurs imprévoyants ne poussent pas les ouvriers à restreindre leur puissance et même leur volonté de production. C’est ce que le ministre du commerce anglais exprimait éloquemment lorsqu’il engageait les ouvriers à chasser, une fois pour toutes, de leur esprit l’idée « fatale et paralysante » de la limitation de production.

Le troisième remède est la limitation des attributions de l’Etat à ses fonctions, qui se résument en un programme très simple : assurer le libre exercice de l’activité des citoyens, les protéger contre toute attaque venue du dehors et de l’intérieur. En lui retirant les tâches qu’il a assumées au cours de la guerre, et dont il s’acquitte avec l’imperfection que l’on sait, nous supprimerons une des causes les plus néfastes de la vie chère.

Le quatrième remède consistera à purifier la circulation monétaire, à réduire l’inflation, à mettre de l’ordre dans le budget. Si nous exécutons ce programme, nous viendrons à bout des difficultés de l’heure présente. Les hauts prix dont nous avons montré les dangers ont un bon côté ; ils stimulent la production. L’agriculture, qui a rarement vu ses récoltes aussi demandées et à des cours aussi élevés, redouble d’énergie, sauf dans les parties de la Russie où sévit le bolchevisme. L’industrie, en dépit des difficultés d’approvisionnement en charbon et en matières premières, s’efforce d’obtenir le rendement maximum. Il faut distinguer à cet égard la situation des régions que la guerre n’a pas directement atteintes et celle de nos départements envahis : ceux-ci ne pourront pas nous fournir avant longtemps autant de produits métallurgiques et de textiles qu’en 1913. Mais, si nous considérons l’ensemble du globe, nous pensons que le volume de la production ne doit pas tarder à regagner l’ancien niveau.


CONCLUSIONS

Ce qu’il est essentiel de comprendre, c’est que deux ordres de causes agissent sur les prix : la méconnaissance de ce fait peut entraîner des erreurs capitales. Les causes intrinsèques, dues au ralentissement de la production et à la difficulté des transports, sont appelées à perdre graduellement de leur intensité. En dépit des lenteurs apportées à la reconstruction de nos provinces dévastées, en dépit des obstacles que rencontre la remise en état de nos voies ferrées, chaque jour marque un progrès, trop faible au gré de notre légitime impatience, mais incontestable. Il ne faut d’ailleurs pas nous borner à considérer notre seul pays, d’autant que nous sommes obligés de recourir pour longtemps encore aux importations ; or, à l’étranger, chez nos Alliés en particulier, qui n’ont pas connu les horreurs de l’invasion, la vie normale reprend avec rapidité et permet d’entrevoir le moment où elle se rapprochera des conditions de l’avant-guerre. Elle n’y reviendra pas entièrement, parce qu’un de ses facteurs a subi des modifications sérieuses, nous voulons parler de la main-d’œuvre, qui est plus chère et moins efficace. Mais, dès que les autres éléments de la production et de la circulation des biens seront redevenus comparables à ce qu’ils étaient avant 1914, nous assisterons à une baisse notable des prix : nous la constatons déjà à l’étranger, pour de nombreux objets. Chez nous-mêmes, c’est une question de temps : combien de mois, d’années faudra-t-il pour refaire ce que la guerre a détruit ? Nous ne pouvons le dire ; mais ce que nous savons, c’est que nous nous rapprochons chaque jour du but, quelqu’éloigné qu’il puisse encore paraître. Si nous assistons depuis plusieurs mois, contrairement à l’attente générale qui était parfaitement fondée, à une hausse nouvelle, c’est que d’autres causes ont agi en sens inverse et que leur effet a non seulement paralysé celui des causes qui devaient provoquer la baisse, mais qu’il a été plus puissant et qu’il a déterminé le mouvement contraire. C’est la détérioration de notre monnaie à laquelle nous devons l’imputer ; et, comme cette détérioration est due à l’intervention du gouvernement, c’est à la gestion de nos finances que nous devons remonter pour découvrir la source du mal dont nous souffrons.

Les dépenses excessives votées depuis l’armistice ont grossi le fardeau budgétaire de telle façon que l’équilibre a été brusquement rompu. Tous les hommes sensés étaient convaincus que la cessation des hostilités marquerait le retour à un autre état de choses, et en premier lieu la fin des libéralités inconsidérées faites à certaines catégories aux dépens de l’universalité des citoyens. Le Parlement a entendu à cet égard des paroles mémorables, qui n’ont pas seulement stigmatisé les erreurs présentes, mais qui ont fait justice du passé. M. Brousse, le 10 juillet, s’est écrié à la tribune : « C’est cette prodigalité, cet argent follement répandu parmi les sursitaires des usines qui l’ont dépensé sans compter, ces salaires élevés donnés aux mobilisés retirés du front, salaires cumulés souvent avec des allocations injustement distribuées, c’est cet argent gaspillé en achats souvent inutiles et en dépenses fréquemment injustifiées qui a été la cause initiale de la vie chère. »

Cette politique est d’autant plus dangereuse que les mêmes députés et sénateurs qui votent sans sourciller des milliards de crédits ne se résolvent pas aisément à établir des impôts nouveaux ni à augmenter ceux qui existent. Ils font des objections, souvent très sages, aux projets-que le gouvernement leur soumet à cet égard : mais alors, ils ne devraient pas approuver des dépenses en face desquelles ils ne créent pas de recettes. C’est une aberration que de croire qu’on équilibre un budget au moyen du papier-monnaie. Celui-ci n’est qu’un emprunt, et de la pire espèce, parce qu’il vicie le système monétaire dans lequel il est introduit en excès. Il a beau sembler ne pas coûter d’intérêt ; il fait perdre à la nation des sommes considérables, par la dépréciation qu’il inflige à tous les instruments de paiement et de circulation, par l’incertitude qu’il jette dans toutes les transactions.

On voit dans quelle relation étroite se trouve la question qui nous occupe avec celle des finances de l’État. Si les hommes qui en sont responsables en avaient été plus ménagers, le Trésor n’aurait pas besoin de recourir chaque jour à l’aide de la Banque et de la contraindre à enfler son émission au delà de la limite raisonnable. Les signes monétaires étant moins abondants, la facilité de dépense en eût été réduite d’autant. D’autre part, les changes n’auraient pas subi la hausse désordonnée qui les caractérise depuis quelques mois, et qui a porté la livre sterling à 31 franc » et le dollar à 7 francs. Or le change, ne l’oublions pas, est le grand justicier qui met en évidence les valeurs respectives des diverses monnaies. De naïfs législateurs ont beau s’imaginer qu’ils créent de la richesse en imprimant du papier. Le simple rapprochement des cours que nous venons d’indiquer avec ceux d’avant-guerre est éloquent. Lorsque la circulation de la Banque de France était normale, 5 francs et quelques centimes de notre monnaie équivalaient à 1 dollar américain. Aujourd’hui il en faut 7, c’est-à-dire que nos 35 millions de billets équivalent à 5 et non plus à 7 milliards de dollars, comme ce devrait être le cas si notre monnaie ne s’était pas avilie.

Voilà une démonstration directe de l’exactitude de notre raisonnement, quand nous affirmons que la vie chère est en partie due à l’inflation. Et comme cette cause n’a cessé de grandir alors que les autres ont une tendance à s’atténuer, nous ne nous trompons pas en lui assignant la principale part de responsabilité dans le mal qu’il s’agit de guérir. C’est donc au Palais Bourbon et au Luxembourg que les Français qui souffrent de la disproportion entre leurs ressources et leurs besoins doivent adresser leurs plaintes. Pour y faire droit, il ne s’agit pas d’édicter des augmentations de traitements ou de pensions ; il faut arrêter net le pullulement du papier, mettre un terme aux dépenses folles, établir des impôts, émettre les emprunts nécessaires à la liquidation de la guerre, et ramener nos budgets en équilibre. Évidemment tout cela ne saurait s’exécuter en un jour, et, même une fois exécuté, ne fera pas reculer l’ensemble des prix au niveau de 1913. Mais ce serait déjà un résultat énorme que d’avoir donné au public la sensation d’un arrêt dans la course vertigineuse à la hausse indéfinie.

Parallèlement il faut que chacun restreigne ses dépenses. La guerre a entraîné une destruction de capital dont aucun pays n’a plus souffert que le nôtre. Nos départements les plus riches attendront des années, avant d’être en mesure de fournir le charbon, le blé, le lait, les tissus, les produits chimiques qu’ils donnaient en abondance avant 1914. Ce sera un déficit considérable. Dans la mesure où nous pourrons le couvrir par des récoltes faites ou des produits fabriqués sur d’autres parties de notre territoire, ce sera un moindre mal ; mais, pour tout ce dont nous devrons augmenter nos importations, c’est un fardeau additionnel. Efforçons-nous donc d’intensifier la production nationale et de contenir nos consommations dans la limite du nécessaire : nous verrons alors rapidement disparaître les deux fléaux de la vie chère et des prix violemment instables, qui nous font presque oublier par moments que nous sommes vainqueurs.

Faisant abstraction de la force majeure, des destructions de capitaux de toute nature, capital humain, capital immobilier, capital mobilier, amenées par la guerre, nous voyons que toutes les autres causes sont imputables à l’intervention de l’Etat. C’est lui qui a été le premier instigateur du mal, en accordant aux ouvriers des usines de guerre des salaires excessifs, en concluant des marchés à des taux tellement élevés qu’il a fallu décréter un impôt spécial sur les bénéfices qui en découlaient ; c’est lui qui a distribué des milliards à tort et à travers, sans se soucier de savoir au moyen de quelles ressources il les obtiendrait ; c’est lui qui, en présence de ses coffres vides, n’a pas trouvé d’autre moyen de les remplir que de contraindre la Banque de France à fabriquer de nouveaux milliards de papier. C’est lui qui est intervenu pour réglementer les importations, les exportations, les transports ; c’est lui qui a prétendu déterminer les marchandises que l’on pourrait introduire en(France et dresser une liste de proscription contre certaines d’entre elles, et non des moindres ; c’est lui qui a relevé les barrières douanières, au moment où nous avons un besoin pressant de beaucoup d’objets fabriqués ou récoltés à l’étranger ; c’est lui qui, par ses taxations maladroites ou intempestives, tantôt ralenti ou arrêté, tantôt surexcité la production.

La guerre, loin d’avoir échappé aux lois économiques, en a démontré la rigoureuse exactitude : tout s’est passé selon les prévisions de la science. Que les hommes d’Etat écoutent donc ses leçons. Certes la politique a ses nécessités, et il n’est pas possible d’appliquer sans ménagement tous les remèdes dont l’expérience et le raisonnement nous enseignent l’efficacité. Mais une ligne de conduite peut et doit être suivie, qui consiste à retirer le plus vite possible à l’Etat les innombrables attributions qu’il s’est arrogées en temps de guerre. Le bienfait sera double : le chiffre des fonctionnaires sera diminué et les particuliers déploieront librement une activité fructueuse, là cil des agents officiels procèdent avec lenteur, avec hésitation et cherchent à éviter les responsabilités plutôt qu’à obtenir des résultats.

La vie chère est une résultante de bien des éléments divers. On ne saurait la combattre par une méthode unique. Cependant, lorsqu’on a mis en lumière tout ce qui concourt à la provoquer, on a fait un grand pas vers la solution du problème. On distingue alors ce qui peut être réalisé sans délai et ce qui ne peut s’accomplir que progressivement. Mais même pour cette seconde partie, l’effet d’une orientation dans la bonne direction serait instantané. Que les ministres cessent de proposer et les Chambres de voter des dépenses extravagantes ; que l’on se hâte d’émettre un emprunt consolidé, que le Trésor ne recoure plus à la Banque et commence à lui rembourser ne fût-ce qu’un milliard par an ; que les barrières s’abaissent devant les importations des objets qui nous sont nécessaires ; que les Français, laborieux par tempérament, ne se laissent pas détourner de leur penchant naturel par les excitations perfides de meneurs suspects ; que nos antiques vertus de travail, d’ordre, d’économie, qui sont l’apanage de l’admirable race de no ; paysans, continuent à être pratiquées et par eux et par les ouvriers ; que chacun se dise qu’aux devoirs de la guerre ont succédé ceux de la paix, et nous ne tarderons pas à voir renaître dans notre cher et grand pays la prospérité à laquelle lui donne plus que jamais droit l’héroïsme incomparable qu’il a déployé au cours des cinquante-deux mois de la plus atroce guerre que le monde ait connue.


RAPHAËL-GEORGES LÉVY.