La Vie amoureuse de madame de Pompadour/3

Ernest Flammarion, éditeur (p. 28-32).


III


La lettre de rappel était du 25 novembre. Mme de Châteauroux l’avait reçue dans son lit, où une petite fièvre la retenait. Le 1er décembre, les nouvelles sont mauvaises et le Roi, « fort sérieux », dit M. de Luynes, ne parle presque à personne. Le 4, la duchesse est sans connaissance. Elle s’est confessée et s’est réconciliée avec sa sœur, Mme de Flavacourt. Le Roi ne sort pas de la journée, et il est « d’un changement et d’un abattement extrêmes ». Le 5, l’espoir renaît, et « ce changement en bien est aisé à remarquer sur le visage du Roi ». Le 8 décembre, Mme de Châteauroux est morte et, le 10 au matin, on l’enterre de très bonne heure, par prudence, à cause du déchaînement de la populace.

Le Roi, réfugié à la Muette, avec quatre ou cinq familiers, ne cachait pas sa douleur. Il pleurait « la seule maîtresse qu’il eût jamais aimée », avouait-il à Mme de Séran, mais son chagrin, pour les gens de cour, n’était qu’une occasion d’intrigues. On ne plaint guère les rois qui ne plaignent guère les autres hommes. Sans amour, sans amis véritables, Louis XV retombait au vide, à l’ennui.

Depuis son enfance orpheline et sans caresses, il s’était toujours ennuyé. En vain, la nature lui avait donné un esprit droit, un jugement sain, une heureuse mémoire, un cœur qui pouvait être bon, il était comme un beau jardin mal cultivé où la terre redevient en friche, où, çà et là, quelques fleurs survivent parmi les ronces. Il aurait eu peut-être le goût de l’étude si l’on avait eu le souci de le faire étudier ; il montrait quelque curiosité des sciences, surtout de la géographie, mais il ignorait tout des arts et des lettres, et « ses idées personnelles ne s’étendaient pas au delà de sa vie privée ». Singulièrement adroit de ses mains, comme fut son petit-fils Louis XVI, il s’amusait à cuisiner, à tourner, à façonner des tabatières. Il en fit une, pour les étrennes de 1739, dont les artisans reproduisirent le modèle : un morceau de rondin couvert de son écorce et creusé en dedans. Obligeant dans le particulier, avec ses domestiques, indifférent aux grandes affaires par indolence et par mépris des hommes, exigeant avec ceux qu’il aimait, sans pitié pour ceux qu’il n’aimait plus, l’égoïsme dominait en lui, malgré des accès subits de sensibilité nerveuse qui allaient jusqu’aux larmes. À ce fils du duc de Bourgogne, il aurait fallu un autre Fénelon : il n’avait eu que le cardinal de Fleury. Le vieux prélat, qui ne se piquait pas de former un Télémaque, avait reconnu, dans son royal pupille, un fond de timidité et de méfiance qu’il entretint par politique et pour mieux le gouverner. Il inspira au jeune roi la plus grande défiance de tous les hommes et un scepticisme systématique relativement à la vertu et à la probité. En tiers dans le ménage royal, jaloux du crédit de la Reine, il contribua puissamment à détourner d’elle la nonchalante affection de l’époux ; plus tard, il ferma les yeux sur l’adultère. Sa mort libéra Louis XV d’une tutelle devenue gênante, mais le mal était fait. L’éducation de Fleury avait gâché irréparablement une âme qui n’eût pas été mauvaise en d’autres mains et qui, livrée à l’orgueil, à la paresse, à l’ignorance, ne trouverait en elle-même aucune défense contre les passions de la jeunesse et les vices de l’âge mur.

À dix-sept ans, le mariage l’avait effrayé d’abord, puis, amusé par la nouveauté, il crut aimer la Reine, qui l’adora. Laide et charmante, supérieure à son jeune mari par le cœur et par le caractère, elle méritait d’être heureuse et pouvait donner le bonheur, mais le couple était mal assorti. Le Roi ne se plaisait qu’à la chasse, au jeu, aux petits soupers, où il buvait beaucoup. Il aimait courir les bals, avec ses favoris, « déguisés en Espagnols ou en vieux Français du temps de Henri IV ». La Reine aimait la lecture, la conversation des honnêtes gens, la vie simple, douce, libre et retirée. Chez elle, le Roi était toujours maussade et, jaune d’ennui, ne soufflant mot, se divertissait à tuer les mouches contre les vitres. Cependant, les enfants de France naissaient régulièrement, un chaque année, sans que leur naissance ou leur mort rapprochât les cœurs de leurs parents dans la joie ou la tristesse. La santé de la Reine s’altéra. Le Roi en prit prétexte pour s’affranchir d’un devoir sans plaisir ; et ce fut le temps que, dans un souper, chez la comtesse de Toulouse, il but à l’Inconnue — à celle qui allait venir…

Elle vint, et ce fut Mme de Mailly, peu jolie, « haute comme les nues », mais désintéressée et capable d’aimer vraiment l’homme dans le Roi ; puis ce fut Mme de Vintimille ; puis Mme de Châteauroux…