La Vie amoureuse de madame de Pompadour/10

Ernest Flammarion, éditeur (p. 133-153).


X


En décembre 1749, les gens bien informés racontaient tout bas certaine nouvelle qui donnait fort à penser aux courtisans. Ce bel « appartement d’en haut », ce nid d’amour où la marquise avait passé les temps les plus heureux de sa liaison avec le Roi, ce théâtre charmant de leur vie intime, de leurs petits concerts, de leurs soupers familiers, Mme de Pompadour l’abandonnerait au duc et à la duchesse d’Ayen. Elle prendrait l’appartement des Penthièvre et celui de la comtesse de Toulouse, c’est-à-dire tout l’espace compris depuis la voûte de la chapelle jusqu’à l’encoignure du Château, sur la terrasse qui regarde le parterre du nord.

Quelle était la raison de ce changement ? Il y avait bien, entre l’appartement du Roi et celui de la comtesse de Toulouse, un escalier dérobé qui datait du siècle précédent. Par cet escalier, Louis XIV descendait chez Mme de Montespan et Louis XV s’en servait pour rejoindre sa fille aînée, Madame Infante, lorsqu’elle venait de Parme et séjournait dans le logement inhabité de la comtesse de Toulouse… Mais l’escalier n’était pour rien dans la décision des deux amants. Mme de Pompadour, en se mettant ainsi sous les yeux de toute la Cour, dans le voisinage immédiat de Madame Adélaïde, sacrifiait une liberté amoureuse dont elle n’avait plus que faire, puisque, entre elle et le Roi, désormais, l’amour n’était plus qu’un souvenir.

Le duc de Luynes rend compte de cet événement, à sa manière discrète qui laisse entendre tout ce qu’il ne dit pas : « Mme de Pompadour connaît le Roi : elle sait qu’il a de la religion et que les réflexions qu’il fait, les sermons qu’il entend, peuvent lui donner des remords et des inquiétudes ; qu’il l’aime à la vérité de bonne foi, mais que tout cède à des raisons sérieuses, d’autant qu’il a plus d’habitude que de tempérament et que s’il lui arrivait de trouver dans sa famille une compagnie qui l’occupât avec douceur et gaîté de ce qui pourrait l’amuser, peut-être, n’ayant pas une passion violente à vaincre, il ferait céder son goût présent à son devoir. Elle a remarqué le goût du Roi pour Mesdames… Comme il est vraisemblable que Madame Sophie et Madame Louise ne seront pas longtemps sans revenir de Fontevrault et que cela fera une augmentation de logements, il était aisé de prévoir que le Roi, qui a pris l’habitude de faire revenir, depuis environ quatre mois, Mesdames sans panier chez lui, après souper, faire une espèce de retour de chasse, pourrait bien loger Madame et Madame Adélaïde dans cet appartement, s’accoutumer à y descendre et même à y souper. Voilà précisément ce qu’elle a voulu éviter. »

L’installation de l’appartement prend deux années. Il n’est pas encore terminé que déjà, dans le beau parc de Bellevue, la marquise fait élever une gracieuse statue qu’elle a commandée à Pigalle, pour remplacer un marbre emblématique de l’Amour. La Reine, qui consent à visiter Bellevue, apercevra un jour la figure féminine, pudique, malgré le sein découvert et la jambe nue jusqu’au genou. Elle remarquera la noble décence de la draperie, la simplicité de l’attitude, un bras replié vers la poitrine, l’autre ébauchant un geste d’accueil. Elle reconnaîtra, sur le visage de la nymphe, la ressemblance idéalisée de Mme de Pompadour et, demandant au vieux jardinier qui la suit, le nom du bosquet embelli par cette déesse, elle l’entendra répondre :

« On l’appelait autrefois le Bosquet de l’Amour. À présent, Madame, c’est le Bosquet de l’Amitié… »

Et peut-être, au fond de son cœur, Marie Leczinska aura-t-elle le sentiment d’une revanche secrète, qui n’ira pas sans inquiétude…

Dès 1751, la transformation est accomplie. La marquise a réussi ce beau et difficile travail, ce chef-d’œuvre d’habileté féminine : quitter ou paraître quitter la première l’amant qu’elle aurait perdu ; garder l’ami et, dans la chasteté d’une liaison encore étroite, demeurer, au sens réel du mot, la maîtresse.

Sacrifice qui ne coûte rien à la chair épuisée, sacrifice qui ménage l’orgueil de la favorite et sert ses intérêts ; sacrifice pourtant, et douloureux. Une femme ne renonce jamais, sans souffrance, à ce qu’elle posséda, même lorsqu’elle n’y tient guère… à moins que de le remplacer aussitôt. L’amour seul fait oublier l’amour. Personne n’a connu le secret de ce long adieu que Mme de Pompadour dit à l’amour du Roi, lentement, tristement, tandis qu’elle se détachait, peu à peu, de lui, qui se détachait d’elle… Sans doute, Louis XV est distrait, impatient, taciturne ; il se lève souvent, sans un baiser, du lit décevant où il revient quelquefois. Puis il espace ses rencontres. Il se désaccoutume physiquement de celle qui peut l’amuser encore et non plus l’enivrer. Il regarde, avec des yeux neufs, le corps voilé des autres femmes ; et partout, entre la marquise et lui, il y a cette forme indécise comme un nuage dans l’aube — la nouvelle Inconnue qui doit venir.

Comment se nommera-t-elle ? Forcalquier, Choiseul ou Coislin ?

« Madame, écrit Mme du Hausset, éprouvait beaucoup de tribulations au milieu de toutes les grandeurs. On lui écrivait souvent des lettres anonymes. On menaçait de l’assassiner ou de l’empoisonner.

« Je ne l’ai jamais vue dans un plus grand chagrin qu’un soir, au retour du salon de Marly. Elle jeta, en rentrant, avec dépit, son manteau, son manchon, et se déshabilla avec une vivacité extrême. Ensuite, renvoyant ses autres femmes, elle me dit, à leur sortie :

« Je ne crois pas qu’il y ait rien de si insolent que cette Mme de Coislin. Je me suis trouvée, ce soir, au jeu, à une table de brelan avec elle… Vous ne pouvez vous imaginer tout ce que j’ai souffert. Les hommes et les femmes semblaient se relayer pour nous examiner. Mme de Coislin a dit deux ou trois fois, en me regardant : « Va tout ! » de la manière la plus insultante. Et j’ai cru me trouver mal quand elle a dit, d’un ton triomphant : « J’ai brelan de rois. » Je voudrais que vous eussiez vu sa révérence en me quittant !

— Et le Roi, lui dis-je, lui a-t-il fait ses belles mines ?

— Vous ne le connaissez pas, la bonne ! S’il devait la mettre ce soir dans mon appartement, il la traiterait froidement devant le monde et me traiterait avec la plus grande amitié. Telle a été son éducation, car il est bon par lui-même et ouvert. »


Mais la marquise de Coislin manqua son coup. Elle effraya le Roi par des exigences qui le firent réfléchir et Mme de Pompadour put dire à sa confidente, quelques mois plus tard : « La fière marquise s’est conduite comme Mlle Deschamps, la courtisane à la mode… Elle a été éconduite. »

Autre sujet d’inquiétude : on voit un jour, à Compiègne, une très belle fille qui se montre à la Comédie de la ville, au souper public du Roi, parmi les invités qui suivent la chasse. On l’appelle Mlle Dorothée. D’où sort-elle ? Nul ne le sait exactement. On la dit fille d’un porteur d’eau de Strasbourg, amenée par un Gascon nommé Du Barry, « le plus mauvais sujet qu’il y ait en France ». Cet homme — qui reparaîtra plus tard, avec une autre belle fille à jeter dans le lit du Roi vieillissant — fonde tous ses espoirs sur le succès de Dorothée… Mais Lebel, le valet de chambre, tout dévoué à Mme de Pompadour, persuade Louis XV que la belle Dorothée n’est pas sûre, l’amant gascon étant rongé d’un vilain mal que Sa Majesté n’a pas le pouvoir de guérir comme les écrouelles.

Puis c’est une parente de la marquise, une très belle, très jeune et très sotte personne, mariée par les soins de Mme de Pompadour au comte de Choiseul-Romanet, qui livre l’assaut au cœur du Roi. La marquise, sans méfiance, la met de toutes les parties et couve ce petit serpent avec un autre serpent plus venimeux encore, Mme d’Estrades. Le mari n’est pas gênant ; il est « la plus grosse bête de la Cour ». Mme d’Estrades et son amant d’Argenson soutiennent la « candidature » de la comtesse. Celle-ci se garde bien de demander de l’argent ! Elle joue exactement le jeu qui a si bien réussi à Mme d’Étiolles, en déclarant « qu’elle est incapable de manquer à son mari ; qu’elle déteste tous les jeunes gens qu’elle voit à la cour et que pour le Roi seul, elle ne résisterait pas ». Le Roi, ému par ce beau désintéressement, accorde à la dame tout ce qu’elle exige — sans avoir l’air d’exiger. Les Choiseul seront reconnus comme parents du Roi, à cause d’une alliance très ancienne avec une princesse du sang, et l’on promet au mari de la belle une place de maréchal de camp. Cette affaire se traite en des rendez-vous nocturnes où le Roi risque de se casser la jambe dans un escalier noir et tortueux. Enfin, les conseillers de Mme de Choiseul décident que le temps de capituler est venu. Dubois, le secrétaire du comte d’Argenson, fit confidence à Marmontel de la scène capitale dont il fut un des témoins, ainsi que le médecin Quesnay, qui était à la fois l’ami de Mme d’Estrades et l’ami de Mme de Pompadour : « L’intrigue avait fait du progrès. Elle était au dénouement. Le rendez-vous était donné ; la jeune dame y était allée ; elle y était dans le moment même où M. d’Argenson, Mme d’Estrades, Quesnay et moi nous étions ensemble dans le cabinet du ministre… Après une assez longue attente, arrive Mme de Choiseul, échevelée et dans le désordre qui était la marque de son triomphe. Mme d’Estrades court au devant d’elle, les bras ouverts, et demande si c’en est fait : « Oui, c’en est fait, répondit-elle. Je suis aimée ; il est heureux ; elle va être renvoyée ; il m’en a donné sa parole. » À ces mots, ce fut un grand éclat de rire dans le cabinet. Quesnay lui seul ne fut point ému. « Docteur, lui dit Argenson, rien ne change pour nous et nous espérons bien que vous nous resterez. — Moi, monsieur le comte, répondit froidement Quesnay en se levant, j’ai été attaché à Mme de Pompadour dans sa prospérité ; je le serai dans sa disgrâce. » Il s’en alla sur-le-champ. Nous restâmes pétrifiés, mais l’on ne prit de lui aucune méfiance. « Je le connais, dit Mme d’Estrades, il n’est pas homme à nous trahir. » Et, en effet, ce ne fut point par lui que le secret fut découvert et que la marquise de Pompadour fut délivrée de sa rivale. L’artisan de cette délivrance fut le propre cousin de la nouvelle maîtresse, M. de Choiseul-Stainville, ennemi déclaré de Mme de Pompadour, et qui saisit habilement cette occasion de se raccommoder avec elle. Il lui remit les preuves de la trahison, ajoutant que sa cousine était trop légère pour obtenir un crédit dont elle userait mal et que lui-même, l’ayant jugée, n’avait en vue que le bonheur de son cousin et l’intérêt de l’État. Quelques jours plus tard, Mme de Choiseul-Romanet était renvoyée de la Cour, ainsi que Mme d’Estrades, et M. de Choiseul-Stainville invité au souper du Roi.

Ainsi donc, sur ce terrain mouvant de la Cour, la marquise rencontre partout le mensonge et l’ingratitude. Ses seuls amis vrais, c’est la maréchale de Mirepoix et Mme d’Amblemont, deux étourdies, qu’elle appelle gentiment ses « petits chats » ; c’est la bonne du Hausset et l’honnête docteur Quesnay… Tous les autres n’ont en vue que leur intérêt propre, et ceux qui la flattent le plus marcheraient sur elle pour saluer plus vite sa remplaçante. Quelles affections, chaudes et tendres, pourraient la consoler de ses tristesses ? Elle a perdu ses parents qu’elle chérissait. Son frère, dont elle a fait la fortune, qui a du mérite et de l’esprit, souffre d’être secrètement mésestimé et refuse les mariages que sa sœur lui offre. Reste la petite fille bien-aimée, la jolie Alexandrine, qui croît en grâce et en beauté dans un couvent.

La marquise adore cette enfant qui lui ressemble. Un charmant tableau de François Guérin nous a conservé l’image de la mère et de la fille : la mère en robe fleurie, coiffée d’un feston de perles, assise sur un canapé chargé de coussins, le dos tourné à une haute glace qui reflète sa nuque poudrée et ses épaules, tenant de la main gauche un livre entr’ouvert, caressant, de la main droite, la tête ébouriffée et soyeuse d’un petit chien noir ; la fille, âgée de sept ou huit ans, dans ce costume à longue jupe et à corsage décolleté qui est celui des femmes, des fillettes et des poupées au XVIIIe siècle ; une dentelle sur les cheveux, un ruban au cou, une rose au côté. Assise sur un tabouret, contre la robe bouffante de sa mère, l’enfant appuie un bras sur une cage ouverte et tient sur un doigt son oiseau favori, tandis qu’un second petit chien, ébouriffé et soyeux comme l’autre, mais tout blanc, fait « le beau » avec gravité. Les figures sont un peu mignardes et précieuses. Cependant l’œuvre a du prix. Elle nous montre une Pompadour souriante et comme apaisée, dans un doux orgueil maternel… Peut-être songe-t-elle à l’avenir d’Alexandrine, à ce mariage qu’elle voudrait si brillant et dont elle parle quelquefois à sa fidèle du Hausset… Le mari qu’elle rêve pour sa fille, c’est le fils adultérin du roi et de Mme de Vintimille, le petit comte du Luc, âgé de onze ans, et qui ressemble à Louis XV « de figure, de gestes et de manières », comme Alexandrine à Mme de Pompadour.

Cet enfant d’une rivale morte, la marquise le fit venir un jour à Bellevue, conduit par son gouverneur. Tous deux goûtèrent chez le suisse, et Mme de Pompadour, en se promenant, eut l’air de les trouver par hasard. Elle admira la beauté du petit comte et l’emmena, avec Alexandrine, dans une figuerie où le Roi devait se rendre. Louis XV, qui ne reconnaissait pas son fils, fut un peu gêné quand on le lui présenta. La marquise s’attendrit sur les deux enfants et dit :

« Ce serait un beau couple. »

Le Roi feignit de ne pas comprendre. Il s’amusait avec la petite, sans s’intéresser au garçon qui, tout en mangeant des figues et de la brioche, accusait sa filiation par toute sa physionomie et par tous ses gestes. Mme de Pompadour s’exclama :

— Ah ! Sire, voyez !

— Quoi ? dit Louis XV.

— Rien… Si ce n’est qu’on croit voir son père.

— Je ne savais pas, dit le Roi en souriant, que vous connaissiez le comte du Luc si particulièrement.

— Vous devriez l’embrasser, car il est fort joli.

— Je commencerai donc par la demoiselle, dit le Roi, d’un air contraint.

Le soir, Mme du Hausset fit la remarque « que le Maître n’avait pas paru fort vif dans ses embrassements ».

« Il est comme cela, répondit Mme de Pompadour. Mais n’est-ce pas que ces deux enfants ont l’air faits l’un pour l’autre ? Si c’était Louis XIV, il ferait du jeune enfant un duc du Maine. Je n’en demande pas tant : une charge et un brevet de duc pour son fils, c’est bien peu… Et c’est à cause que c’est son fils que je le préfère, ma bonne, à tous les petits ducs de la Cour. Mes petits-enfants participeraient en ressemblance au grand-père et à la grand’mère, et ce mélange que j’ai l’espoir de voir ferait mon bonheur un jour… »

Elle parlait ainsi, les yeux pleins de larmes, et, malgré l’ambition et la vanité, il se réveillait en elle quelque chose de l’ancienne « Reinette », de la tendre et bonne petite créature gâtée par une éducation sans moralité, mais non pas tout à fait pervertie.

Obligée de renoncer à un projet chèrement caressé, elle pensa au fils de Richelieu, le petit Fronsac, pour Alexandrine, et là encore, elle fut poliment refusée. Le duc de Chaulnes se montra plus accommodant. Il accepta de fiancer son fils, le duc de Picquigny, à Mlle d’Étiolles, quand elle aurait accompli ses treize ans, contre la promesse d’être nommé gouverneur du duc de Bourgogne et la duchesse gouvernante des Enfants de France.

Mais ce bonheur, qui devait payer Mme de Pompadour de tous ses chagrins, elle n’en eut que l’espérance. En juin 1754, Alexandrine tomba malade : fièvre violente, vomissements, convulsions. Le lendemain, elle était morte.

Le désespoir de la mère fut terrible et dérangea pour longtemps sa santé. Quelques jours plus tard, en ce même mois de juin 1754, Mme de Pompadour perdait son père, François Poisson, tué par la mort d’Alexandrine. Abel de Vandière de Marigny s’éloignait d’elle. Dans ce grand déchirement de tout son cœur, si sensible aux affections familiales, la marquise éprouvait sa solitude… Le Roi lui avait bien témoigné de la compassion, mais il n’aimait pas les larmes. Elle sécha les siennes, maîtrisa ses nerfs, reçut des gens à sa toilette et ne parla plus de ses douleurs, par une sorte d’héroïsme professionnel qui fit pitié à quelques-uns… Cependant, « Reinette », tout ce qui survivait de « Reinette » était enseveli à jamais dans la tombe d’Alexandrine.

Et la vie continue : intrigues, flatteries, mensonges, fatigue extrême du corps et de l’âme, sans autre intérêt désormais que la lutte éternelle pour la puissance.

Les femmes qui ont beaucoup aimé et beaucoup souffert, lorsqu’elles vieillissent, cherchent quelquefois en Dieu l’amour suprême qui resplendira sur leur crépuscule. Si ce n’est le besoin de l’amour qui les ramène à l’autel, c’est un sens nouveau de la vie enfin révélé à des yeux plus clairvoyants, à des âmes plus instruites qu’aux temps troublés de la jeunesse. On put croire que Mme de Pompadour, après la mort de sa fille, inclinerait à la dévotion. Sa position auprès du Roi n’était même plus équivoque. Tout le monde savait que l’amitié régnait dans le bel appartement au cabinet de laque rouge, comme dans le bosquet de Bellevue, et que c’était à titre d’ami seulement que Louis XV descendait chez la marquise — encore passait-il par la « pièce de compagnie », car l’escalier mystérieux était muré. Mme de Pompadour assistait régulièrement aux offices ; elle faisait maigre le vendredi et elle parlait déjà de son confesseur, qui serait le P. de Sacy, jésuite. On l’avait vue chez les religieuses Capucines de Paris aller, coiffes baissées, à la chapelle où était le corps de sa fille et prier longuement sur le tombeau. En réalité, elle avait des velléités de religion plutôt que de la religion, et, n’étant pas hypocrite, elle avouait qu’elle espérait obtenir, par ses prières, la piété véritable dont elle était encore éloignée. L’intention suffisait pour toucher le cœur de la Reine, qui marquait à l’ex-favorite une réelle bienveillance et comptait peut-être qu’en voulant faire son salut, Mme de Pompadour aiderait, indirectement, au salut du Roi. Si elle éprouvait un réel désir de pénitence, ne serait-elle pas obligée de quitter la Cour, où sa présence — même à titre d’amie — perpétuait le scandale ? Quitter la Cour, la marquise n’y pensait guère, et elle entendait bien que la dévotion et l’amitié purifiée s’accorderaient ensemble. C’était aussi l’avis de Louis XV. Après avoir accordé à son « amie » les honneurs de duchesse, en 1752, il la nomma, en février 1756, dame du palais de la Reine. Marie Leczinska, un peu choquée par cette nomination, laissa entendre qu’elle ne pouvait recevoir les services d’une personne qui, étant mariée devant l’Église, n’habitait pas avec son mari. L’objection était forte. Mme de Pompadour consulta le P. de Sacy. Il dit à la marquise qu’il lui refuserait l’absolution tant qu’elle n’aurait pas regagné le domicile conjugal. Dans cet extrême embarras, M. de Machault vint au secours de la marquise et lui suggéra la conduite la plus habile. Il savait que M. Le Normant d’Étiolles menait une vie fort joyeuse avec une danseuse de l’Opéra, Mlle Rem, et qu’il n’aurait pas la moindre envie de reprendre l’épouse infidèle. Qu’il affirmât son refus, et le tour était joué. La pénitente ne portait plus la responsabilité d’une situation scandaleuse, qui lui était en quelque sorte imposée par l’« implacable » M. Le Normant. Donc, Mme de Pompadour écrivit à son mari une lettre toute pleine de repentir. « Je reconnais mon tort. Je veux le réparer. Déjà le point capital de ma faute a cessé et il ne reste plus que d’en faire cesser les apparences, ce que je souhaite ardemment ; je suis résolue, par ma conduite à venir, d’effacer ce qu’il y a dans ma conduite passée. Reprenez-moi, vous ne me verrez plus occupée qu’à édifier le monde par l’union où je vivrai avec vous, autant que j’ai pu le scandaliser par ma séparation. »

Il est difficile de concilier cette manœuvre avec la franchise qui était une des qualités de Mme de Pompadour. Comment s’abaissait-elle à mentir aussi laidement, dans le temps même qu’elle s’essayait à la dévotion ? C’est qu’il est moins malaisé de revenir à une certaine piété que de retrouver le sens moral quand on l’a perdu. Cette piété superficielle peut ne pas toucher au profond de l’âme, elle peut être seulement une intention, une émotion, une duperie du cœur, qui n’entraîne aucune véritable rénovation de la conscience et ne trompe pas un confesseur clairvoyant.

Le P. de Sacy ne se prêta pas longtemps de bonne grâce à la combinaison imaginée par Machault, et sans doute fut-il indigné en apprenant que M. de Soubise était allé trouver M. Le Normant pour lui annoncer la démarche projetée par la marquise et l’avertir qu’en acceptant une réconciliation il désobligerait le Roi. Le jésuite montra bien qu’il ne conduisait pas ses pénitents par un « chemin de velours ». Mme de Pompadour le congédia et lui garda une rancune fort peu chrétienne qu’elle étendit à l’ordre tout entier. Elle alla jusqu’à envoyer au Pape, par un agent secret, une note confidentielle qui est un bien curieux document de psychologie féminine. L’histoire de la conversion y est tout entière, mais tout arrangée, « romancée », pour sauvegarder les intérêts de Mme de Pompadour et son orgueil de femme qui fut aimée. Elle y expose que la séparation est venue, par sa volonté seule et contre le désir du Roi qui, cependant, connaissant son caractère, sentit qu’il n’y avait pas de retour à espérer. « Décidé à garder près de lui cette personne si ferme dans sa nouvelle vertu, Louis XV consulta des « docteurs en Sorbonne » et le P. Pérusseau, jésuite, son confesseur… Les docteurs firent « des réponses sur lesquelles il aurait été possible de s’arranger », mais le P. Pérusseau fut intraitable. En vain, Mme de Pompadour lui démontra « qu’en refusant de céder au vœu du Roi, il jetterait celui-ci dans une façon de vivre dont tout le monde serait fâché », cette espèce de chantage n’entama pas la résolution du jésuite. Quant au P. de Sacy, en dépit de la lettre écrite sur son ordre à M. Le Normant, en dépit de la réponse faite par le mari qui voulait bien pardonner à sa femme mais non point la revoir, il continua d’exiger le départ de la marquise. Il déclara même que l’on s’était trop moqué du confesseur de Louis XIV quand le comte de Toulouse était venu au monde, qu’il ne voulait pas encourir le même ridicule. Si bien qu’après avoir tenté de le convaincre « qu’il devait écouter la religion et non l’intrigue », Mme de Pompadour cessa de le voir…

Le Pape prit ce beau récit pour ce qu’il était et approuva la conduite des confesseurs, au grand étonnement et à la grande colère de Mme de Pompadour — qui chercha un prêtre plus accommodant que les deux jésuites. Elle le trouva bientôt : il lui fut procuré… par le lieutenant de police !

Enfin, la voilà dame du palais ! Le bruit se répand qu’elle va « quitter le rouge », c’est-à-dire abdiquer définitivement toutes prétentions à la jeunesse et à la beauté, il lui suffit pour le moment d’avoir abdiqué l’amour. Elle paraît chez la Reine, vêtue d’une très belle robe et couverte de bijoux, et elle fait son service, comme si elle n’avait jamais fait autre chose.

Le bon duc de Luynes persiste à croire que la grâce divine touche ou va toucher l’ancienne maîtresse du Roi. « Elle a une mauvaise santé et plusieurs incommodités, dit-il naïvement. Ce sont des moyens dont Dieu se sert souvent pour opérer les conversions. » Et il souhaite que « ces heureux commencements de piété se continuent avec la même ferveur et qu’ils fassent réellement impression sur l’esprit du Roi… »

Et, tristement, il ajoute : « Le temps n’est pas encore venu. Les maîtresses passagères continuent. J’ai déjà parlé d’une nommée Morphise… ».