Flammarion (p. 93-120).


V

« LE PÈRE TOUT À TOUS »


Nous avons vu un Diderot désespéré de perdre son amie. Maintenant, regardons-le vivre pendant les six mois où, chaque année, il la retrouve.

Il avait ses « jours » réguliers chez les Volland, le jeudi et le dimanche, ces deux mêmes jours qu’il avait choisis pour écrire à Sophie, pendant l’exil annuel. « Ils appartenaient aux Volland, déclare-t-il, de toute éternité. » De plus, il était autorisé à rendre visite à son amie dans son appartement. Il y montait par certain petit escalier dont nous aurons à reparler.

Il ne manquait aucune occasion de l’accompagner ou de la rejoindre dans ses sorties : au concert, « aux tableaux », c’est-à-dire au Salon, dans les bois de Meudon ou de Saint-Cloud. Il lui donnait rendez-vous au théâtre. « Je suis dans le parterre, vers le fond et dans le milieu ; c’est de là que mes yeux vous chercheront. » Il la retrouvait encore au Jardin de l’Infante, qui dépend du Louvre, au Jardin du Palais-Royal, où elle avait son coin favori, l’allée d’Argenson.

Pourquoi lui accordait-on tant de facilités, après lui avoir opposé tant de résistances ? Parce qu’il avait, selon son vœu, conquis la mère et les sœurs de son amie. Il était parvenu à les réunir, à les mêler et presque à les confondre dans son cœur. Cette large tendresse, dont il enveloppe peu à peu Mme Volland et ses trois filles, est tout à fait caractéristique de Diderot. Elle peint tout l’homme. Aussi vaut-elle qu’on s’y arrête.

Naturellement, c’est encore dans ses lettres qu’il faut suivre ce curieux travail d’assimilation. Mme Legendre, compagne ordinaire de Sophie jusqu’en 1767 environ, sera gagnée la première. Diderot a toujours été attentif à tous les gestes de la « chère sœur », qu’il a surnommée Uranie. Il s’est toujours intéressé de très près à elle, aussi bien aux jeux de sa coquetterie qu’à ses soucis maternels. D’abord, comme on l’a vu, il se montre parfois hostile et jaloux à l’égard d’Uranie, dans ses lettres. Peu à peu, l’orage s’apaise et ces nuages disparaissent. Le philosophe prend l’habitude de s’adresser aux deux sœurs. « Depuis que je cause avec vous deux, il me semble que je cause plus facilement, plus doucement. » Bientôt, il marque presque la même tendresse aux deux sœurs. Voyez par quelles nuances subtiles il les distingue, lorsqu’il les quitte à la fin de ses lettres à Sophie : « Je prends vos deux mains et je les baise l’une en dedans, et c’est la vôtre ; l’autre en dessus, c’est celle de votre chère sœur. » Et puis, il arrive à les confondre : « Je serai souvent en esprit entre l’une et l’autre, mettant vos mains entre les miennes, ne sachant laquelle des deux j’aime le plus ; autant l’ami de l’aînée que de la cadette, partageant également mon respect et mon estime. »

À partir de 1767, c’est surtout Mme de Salignac qui vit aux côtés de Sophie. Depuis la disparition de son mari, elle a pris le nom de Mme de Blacy. Diderot élargit pour elle le cercle de sa tendresse. Il la conquiert à son tour. Dans ses lettres à Sophie, il l’appelle « mon amoureuse ». Il tient maintenant les trois sœurs contre lui. Il se plaît à les associer dans de petites scènes qu’il imagine. Ainsi, quand il sera vieux, « les cheveux blanchissant, le dos se courbant, il donnera le bras à Mme de Blacy pour aller à l’église, afin d’y pleurer toutes les douces folies qu’il aura dites à Sophie et toutes celles qu’il aurait voulu faire avec leur sœur. »

Enfin, Mme Volland entre à son tour dans la ronde. L’âge venant, on oublie de part et d’autre les heurts, les grippements du début. Diderot, qui l’avait d’abord surnommée Morphyse, l’appelle bientôt « maman ». Il rend hommage à ses hauts et fermes mérites. Et comme il est extrême en tout, il semble parfois même la préférer à ses filles. Il écrit à Sophie : « Maman n’est pas bavarde comme vous ; elle ne dit qu’un mot, mais son mot est si bien dit, si bien choisi, si doux, qu’il vaut mieux que toutes vos phrases ! Chère amie, embrassez-la dix fois, vingt fois pour moi. » La châtelaine d’Isle est-elle souffrante ? Il s’inquiète : « Je ne sais comment cela se fait, mais je me soucie moins de vos santés que de la sienne. » Mais il ajoute aussitôt : « Je vous aime pourtant toutes également. » Voilà la vérité : il aime également ses « bonnes amies ». Car désormais, il les unit sous ce vocable. À partir de 1768, ses lettres à Sophie commencent par « Mesdames et bonnes amies. »

Dans cette période encore, il marque parfois de petites nuances entre ses bonnes amies, dans ses formules d’adieux : « Approchez vos joues, mon amoureuse ; maman, donnez-moi la main ; vous, mademoiselle Volland, tout ce qu’il vous plaira. » Parfois, il les confond absolument : « Bonsoir, mesdames et bonnes amies. Je vous salue, je vous embrasse sur le front, sur les yeux, partout où vous le permettez. »

Il leur est tellement attaché, à toutes quatre, qu’il lui semble également pénible de les suivre ou de les précéder dans la mort. Et il termine une de ses lettres sur ce vœu : « Il faudrait, pour le mieux, mourir tous le même jour. »

Vraiment, il a besoin de réunir, de presser ensemble sur sa large poitrine tout ce qui lui est cher. Dès qu’il découvre sa fille Angélique, il associe vite son amie à ses surprises, à ses enthousiasmes, à ses espoirs, à ses projets paternels.

D’abord, il déplore d’avoir dû la laisser si longtemps aux soins de Nanette : « Elle a la mémoire pleine de sots rébus et de quolibets. » Mais son heure vient : « La mère, qui n’en sait plus que faire, permet enfin que je m’en mêle. » Il s’extasie sur les dons de corps et d’esprit de sa fille, sur ses promesses de beauté : « Ah ! mademoiselle, la jolie enfant que j’ai là ! »

Sophie n’ignorera rien des petites maladies d’Angélique, ni de ses grands progrès, ni des leçons d’histoire ou de clavecin que son papa lui fait répéter, ni des enseignements qu’il lui donne au cours de leurs promenades.

Il cite ses mots d’enfant et ses réflexions de jeune fille. Et de s’extasier encore : « Il est incroyable, le chemin que cette imagination a fait toute seule ; combien cela a rêvé ! Combien cela a réfléchi ! Combien cela a vu de choses… Voilà tout mon bonheur pendant votre absence. »

Il va plus loin, tant est puissant son instinct de grouper, d’associer tout ce qu’il protège, tout ce qu’il réchauffe, tout ce qui vit de sa vie. Il conte à Sophie le détail de son existence domestique. Il se plaint de l’humeur vraiment diabolique de Mme Diderot. Il avoue à son amie l’état lamentable où le met « un débordement d’injustice et de déraison » qu’il essuie pendant deux heures. Sûrement, sa femme lui fera rompre un vaisseau de la poitrine ou les fibres du cerveau. Parfois, il est obligé de se réfugier au cinquième, dans son cabinet de travail, et d’y manger seul. Et il craint bien qu’elle ne lasse jusqu’à la servante Jeanneton : « Cette mauvaise humeur chassera de chez moi la pauvre Jeanneton ; il est impossible qu’elle tienne ; j’en suis fâché, les domestiques passables ne sont pas communs. » Déjà !

Mme Diderot est si continûment acariâtre qu’il s’inquiète dès qu’elle s’adoucit au cours d’une maladie. Il confie ses alarmes à Sophie : « Un symptôme qui m’effraie plus qu’un autre, c’est la douceur de son caractère, la patience, le silence et, qui pis est, un retour d’amitié et de confiance envers moi… On est bien malade quand on perd son caractère… Les médecins ne font pas d’attention à ces symptômes moraux ; et je crois qu’ils ont tort. »

Il est vrai que Mme Diderot n’ignore pas la tendresse de son mari pour Mlle Volland, quelque soin qu’il prenne, par exemple, de lui cacher sa correspondance et de retirer lui-même les lettres de Sophie au bureau de son ami Damilaville, quai des Miramionnes. Elle sait. Et le chagrin peut altérer une humeur déjà criarde.

Le fait est qu’elle supporte mal cette influence étrangère. Et le jour où les dames Volland envoient un domestique rue Taranne afin de prendre des nouvelles de Diderot souffrant, Nanette le reçoit avec des façons de « harengère ». C’est ainsi que l’appellera Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions, bien que Mme Diderot, en particulier pendant la détention de son mari à Vincennes, l’ait souvent retenu à sa table.

Conscient de ses torts, bon par nature, le philosophe s’efforce de rester patient sous l’orage. Il tend son dos robuste et résigné. Ne sait-il pas, d’ailleurs, que sa femme allie, à son humeur grondeuse, de solides vertus ? Ainsi, il écrit à Mme Caroillon, dont un des fils épousera Angélique : « Ma femme, quoique très bonne, très humaine, très bienfaisante, n’est pas tout à fait aussi sociable. » Et, dans une lettre à Mme Necker, à la fin de sa vie, il silhouette d’un seul trait spirituel les qualités et les défauts de Nanette : « J’ai une femme honnête que j’aime, à qui je suis cher, car qui grondera-t-elle quand je n’y serai plus ? »

Écoutez sur quel ton de sage douceur il exhorte sa femme au calme. Il vient de partir pour Langres, après la mort de son père. Il a quitté Nanette sur une querelle. Il lui écrit : « … Je tâcherai de vous montrer les choses comme elles sont, de vous préparer, à vous et à moi, la vie la plus tranquille et la plus douce. Je ne suis pas parfait ; vous n’êtes pas parfaite non plus. Nous sommes ensemble, non pour nous reprocher nos défauts avec aigreur, mais pour les supporter réciproquement. Il ne faut pas mettre d’importance à ce qui n’en a point, et réduire l’important à rien. »

Il prend toujours l’initiative des réconciliations. Et Sophie Volland l’y encourage. Car il va de soi qu’il s’est épanché en elle, qu’il lui a conté ces conflits domestiques. Il obéit donc à son amie. Et si la paix se conclut sans effort, il ne s’en donne pas le mérite. Il l’avoue tout naïvement à Sophie : « Tout est raccommodé. Cela s’est fait comme vous le désirez, mais par hasard sans que nous nous en soyons mêlés ni l’un ni l’autre. »

Ce ne sont pas les seules concessions qu’il fasse au foyer, dans le détail de la vie. Nanette aime à recevoir à dîner ses amis personnels. Diderot ne peut pas les souffrir. Cependant, il préside la table, il prend le ton, se met en frais de bonne grâce, se dépense, se donne. Et naturellement, il confie à son amie ses efforts méritoires : « Ma femme s’est mise sur le pied de donner de petites fêtes chez elle ; j’en suis toujours et je tâche d’en faire de mon mieux les honneurs. Si vous connaissiez un peu les convives qu’elle me donne, vous verriez combien il faut que je prenne sur moi. » Autre dîner, pour la fête du philosophe. Chez les Diderot, on célèbre très exactement ces anniversaires. On n’oublie jamais le bouquet traditionnel : « Madame avait rassemblé toutes ses amies… Je fus gai, je bus, je mangeai. Au sortir de table, je jouai, je ne sortis point. Je reconduisis tout le monde entre onze heures et minuit… Quelles physionomies ! Quelles gens ! Quels discours ! Quelle joie !… » Pendant un autre repas de fête, il imagine qu’Uranie, la chère sœur, est cachée derrière une tapisserie, et qu’elle l’écoute : « Comment, aurait-elle dit en elle-même, ce commérage peut-il se trouver dans la même tête, à côté de certaines idées ? » Et il ajoute : « Il est vrai que je fus charmant et bête à ravir. »

Si Mme Diderot tombe malade, il se consacre à elle. Il est tout anxiété, tout soucis, tout dévouement. Là encore, il se confie à son amie. Il lui donne sur la maladie des détails tout nus, avec des mots de médecin. Il avoue ses alarmes, sa lassitude. « J’ai ouï dire qu’on ne connaissait jamais bien un homme sans avoir voyagé avec lui. Il faut ajouter : et sans l’avoir gardé pendant une maladie longue et sérieuse. Je suis moins excédé de fatigue que d’impatience. J’entends les plaintes les plus douloureuses pendant la nuit ; je me lève, je vais savoir ce que c’est, et ce n’est rien. »

Mais s’il fait de petites concessions quotidiennes à la vie conjugale, il y fait aussi de grands sacrifices, qui s’étendent sur son existence entière. Pour assurer le bien-être de sa femme, pour amasser une dot à sa fille, n’a-t-il pas accepté des besognes régulières, d’écrasants labeurs, au lieu de suivre son caprice et son génie ? « Combien de démarches auxquelles on se résout pour sa femme et ses enfants et qu’on dédaignerait pour soi ! Marié, père de famille, voilà forcé d’abandonner les mathématiques que j’aimais, Homère et Virgile, que je portais toujours dans ma poche, le théâtre pour lequel j’avais tant de goût. » Et, prenant toujours Sophie à témoin, il lui confesse que s’il avait à se faire valoir près de sa femme et de sa fille, il leur dirait : « J’ai préféré de faire, contre mon goût, ce qui vous était utile à ce qui m’était agréable. »

On s’étonnera sans doute de son constant souci d’initier son amie aux détails les plus intimes de sa vie domestique. Mais, je le répète, telle est sa nature. Il voudrait grouper, associer dans son cœur tous ceux qu’il aime. Il voudrait qu’ils y vécussent, côte à côte, en paix.

Cela est si vrai que, dans une de ses lettres, il donne une forme précise à ce rêve de réunir, d’embrasser largement toutes ses affections, si disparates qu’elles soient. C’est au Grandval. On a discuté de la mort, de l’au-delà. Les uns tiennent pour l’anéantissement, les autres pour l’immortalité à tout prix, fût-ce en enfer. Diderot, rentré dans sa chambre, écrit à son amie. Certes, il ne croit pas à l’enfer. Mais il le regrette presque. Pourquoi ? Précisément parce qu’il y réunirait tous ceux qu’il a aimés : « Ce serait si doux de retrouver son père, sa mère, son ami, son amie, sa femme, ses enfants, tous ceux que nous avons chéris, même en enfer ! »

Lui suffit-il de se donner à ses « bonnes amies », à son foyer ? Non. Il faut qu’il élargisse encore son étreinte. Il faut qu’il aide son prochain, il faut qu’il se jette à son secours.

Ce généreux élan l’entraînait dès l’enfance. À peine entré chez les Jésuites, à Paris, il voit un camarade embarrassé de son devoir. On le serait à moins : il s’agit de mettre en vers le discours que tient à Ève le serpent de l’Écriture. Denis Diderot s’offre à la besogne. Mais la perfection même du devoir révèle la supercherie. Le camarade est pressé par ses maîtres : ou bien il sera expulsé, ou bien il nommera l’auteur du chef-d’œuvre. Il le dénonce. Tous deux reçoivent la plus verte semonce. Mais Diderot n’est pas guéri de sa bienfaisance.

Sa jeunesse besogneuse fortifia encore son instinct charitable. Le jour où, défaillant de faim, il dut se contenter d’une rôtie trempée dans du vin, il se jura « d’épargner à son semblable une journée aussi pénible ». Toute sa vie, il restera fidèle à son serment. Et, tout près de disparaître, cinquante ans plus tard, il écrira à Mme Necker : « Les plaintes des malheureux remueraient mes cendres au fond du tombeau. »

D’après le témoignage de sa fille, les trois quarts de son temps étaient pris par des quémandeurs qui faisaient appel à sa bourse, à ses talents, à son influence. Son cabinet de la rue Taranne, au cinquième étage, ne désemplissait pas. Des gens s’y incrustaient pendant des heures, sans raison.

Il peut résister à tout, sauf à la voix de sa bonté. Dans un salon, Diderot parle de Térence. C’est un feu d’artifice. M. Suard, qui dirige un journal, le supplie de fixer par écrit, le soir même, l’éblouissante causerie. Le philosophe s’y engage. Vingt fois, Suard lui rappelle sa promesse. Vingt fois Diderot, débordé, remet au lendemain. Un matin, le domestique de Suard se présente rue Taranne. Son maître le chassera s’il revient sans copie. Du moment que cet homme est menacé de perdre sa place, Diderot s’émeut. Et, en quelques heures, il écrit ce délicieux morceau qui passe pour un chef-d’œuvre de goût, d’élégance et de pureté : Réflexions sur Térence.

Cette bonté, on l’exploite. Qu’importe : elle est sans fond. Il avait tiré de la misère, nourri, logé, chauffé, vêtu pendant des années, un jeune écrivain qui, pour l’en remercier, compose une âpre satire contre lui, ses proches et ses œuvres. Il a le front de lui apporter son ouvrage, dans l’espoir que Diderot paiera pour le supprimer. Le philosophe tonne contre le cynique, lui reproche son ingratitude, puis s’attendrit sur un état de misère qui l’accule à de tels moyens. Finalement, il lui conseille de porter son pamphlet au vieux duc d’Orléans, qui est fort dévot, qui le hait et qui récompensera cette infamie. Et comme l’impudent personnage est embarrassé d’écrire la dédicace au duc, Diderot la rédige lui-même.

Cette bonté, on la nargue. Diderot s’intéressait à un jeune avocat, nommé Rivière, de belle figure, sensible d’apparence, très pauvre, et qui avait eu le malheur d’indisposer contre lui son frère, un riche abbé. À peine a-t-il reçu cet aveu, Diderot court chez l’ecclésiastique. À force d’éloquence, de pathétique, il lui arrache la promesse d’assurer une rente de six cents livres à son frère. Hélas ! Il vient d’obliger le plus insolent des ingrats. Rivière le remercie, prend congé, puis se retournant sur l’escalier : « Monsieur Diderot, vous qui savez tout, savez-vous de l’histoire naturelle ? — Tout le monde en sait. — Savez-vous l’histoire du formica-léo ? — Non. — C’est un insecte fort adroit. Il creuse dans la terre un entonnoir, s’établit au fond, après avoir recouvert les parois d’un sable mobile et léger ; lorsqu’un insecte étourdi se promène sur cette surface, il tombe au creux du trou ; le formica-léo s’en saisit, le suce, le dévore et lui dit : « Monsieur Diderot, je suis bien votre serviteur. » Diderot riait comme un fou de cette aventure.

Par bonté, il revoit les ouvrages de ses amis, l’abbé Galiani, le baron d’Holbach, dont il « blanchit les chiffons. » Le maître de musique de sa fille, Bemetzrieder, écrit un Traité d’harmonie : il le remet au net. Son « cher Grimm » fonde une revue, La Correspondance littéraire, vite achalandée dans toutes les cours d’Europe. Diderot devient critique d’art, écrit pendant vingt ans ces fameux Salons, dont certains représentent un volume. Il devient critique littéraire, analyse cent ouvrages, les refait selon son génie. Si bien que des lecteurs s’étonnent de n’y point trouver des traits qu’il a signalés. On le lui dit. Il s’étonne à son tour : « Ça n’y est pas ? Ça devrait y être ! » Et quand Grimm s’absente, il le remplace, il prend « le tablier de la boutique ». Besogne si écrasante, qu’il se promet un jour de ne plus l’accepter, lui donnât-on aussi gros d’or que lui. « Et je ne suis pas des plus minces. » Il va de soi qu’il reprend le tablier à la première occasion.

Par bonté, il écrit des préfaces, des discours, des plans de comédie, des comédies même, des placets pour les libraires, des suppliques pour des maîtresses délaissées, des descriptions de découvertes pour des inventeurs. Un homme lui demande même de rédiger un Avis au Public pour une pommade capillaire. Il rit, et l’écrit.

Il s’entremet sans attendre. Il faut qu’il apporte son aide, même quand on ne la réclame pas. Il intervient dans les affaires de ses amis. Il détourne l’un d’une liaison qu’il juge pernicieuse. Il pousse vivement un autre à épouser sa maîtresse. Son besoin de secourir l’engage dans mille aventures, lui attire autant de déboires que de joies.

Au retour d’une expédition à Sainte-Périne de Chaillot, où il a persuadé une femme que mieux valait être bonne mère que bonne amante, il écrit à Sophie : « C’est une chose bien bizarre que la variété de mes rôles dans le monde. Je ne puis quelquefois m’empêcher d’en rire. C’est bien moi qui m’appelle Le père tout à tous. »

Est-ce assez se donner ? Non. Il était persuadé, dit Mme de Vandeul, que le plus grand bien que l’on puisse faire aux hommes est d’étendre leurs connaissances. Il va donc se répandre davantage encore, pour le bien des hommes. Il conçoit un vaste exposé des sciences, des arts et des métiers, qui éclairera les esprits, développera le goût du savoir : L’Encyclopédie.

Il y travaille vingt-six ans. De tout-puissants ennemis se liguent contre lui. Tous les moyens leur sont bons. Nul échec ne les décourage. Sans cesse ils renouvellent leurs attaques. Trois fois ils l’abattent. Trois fois il se relève. On croit voir un homme qui bâtit sur un roc un phare pour éclairer le monde, sous l’inlassable assaut des grandes forces aveugles. Il faut esquisser à grands traits cette lutte dramatique, où, tant de fois, gémissant de fatigue, Diderot se tournera vers son amie.

En 1746, quelques libraires s’associent pour publier l’ouvrage dont Diderot est nommé principal éditeur. Mais il n’a pour lui que son renom d’humaniste et de mathématicien, le charme et la puissance de sa parole. Point de titre sonore. Il s’adjoint donc un personnage académique, d’Alembert. Une belle équipe les seconde : Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Turgot, d’Holbach, Marmontel, La Condamine, et des spécialistes, des artisans, des ouvriers. Bientôt les matériaux sont à pied d’œuvre, les rôles distribués. Le premier volume va partir pour l’imprimerie. Mais Diderot est arrêté, enfermé à Vincennes, en 1749.

Tout reste en suspens. Lorsque la consigne se détend, le prisonnier essaye bien de travailler au château. Il convoque les ouvriers, car il a entrepris d’étudier lui-même tous les métiers, afin de les décrire. Hélas ! Il n’en vient qu’un seul. Encore est-ce pour présenter sa note, se faire payer d’un labeur passé.

Relâché au bout de cent jours, Diderot lance le Prospectus, écrit par lui, puis le premier volume en 1751 — Radieux succès. Ses adversaires commencent alors une sournoise campagne. De petits vers, des vaudevilles raillent la lourdeur de l’ouvrage. Mais les circonstances vont mieux les servir. Après l’apparition du deuxième volume, un des collaborateurs de l’Encyclopédie, l’abbé de Prades, publie une thèse qui fait scandale. De pieux esprits s’indignent, se soulèvent : l’abbé est exilé et l’Encyclopédie suspendue. S’il faut en croire Grimm, la Compagnie de Jésus, qui éditait déjà un ouvrage du même ordre, le Journal de Trévoux, méditait de mettre la main sur l’Encyclopédie, de la reprendre à son compte et de la continuer dans son propre esprit.

Heureusement, s’il a d’implacables ennemis, Diderot compte aussi de grands et fidèles amis. Mme de Vandeul rapporte un trait qui n’a peut-être qu’une valeur d’apologue. Lorsque M. de Malesherbes dut donner l’ordre de saisir les papiers du philosophe, il prit soin de l’en avertir la veille. Diderot s’affole. Où les transporter ? Où les cacher ? En vingt-quatre heures, comment trouver quelqu’un qui veuille s’en charger, chez qui ils seront en sûreté ? À quoi Malesherbes répond : « Envoyez-les chez moi. Personne ne viendra les y chercher. » Grâce à sa bienveillance, à celle du comte d’Argenson, l’interdiction est levée l’année suivante.

L’édifice s’élève, contre vents et marées. En 1757, sur dix-sept volumes de texte, sept ont paru. Mais des défections se produisent : d’abord celle de Jean-Jacques Rousseau. Puis celle de d’Alembert. L’académicien estime qu’il n’est point assez payé pour jouer le rôle ingrat et périlleux de porte-enseigne. Et puis, il flaire le vent. Il sent que les mauvais jours approchent.

En effet, l’attentat de Damiens a réveillé les terreurs du roi. Il répudie tout libéralisme et rend sa confiance aux partis d’oppression. En vain Diderot s’est imposé le dur sacrifice de voiler sa pensée dans ses articles. Sous couleur de railler les Encyclopédistes, qu’on appelle les Cacouacs, on les représente comme des factieux, des perturbateurs de l’ordre. Des évêques, dans leurs mandements, dénoncent les intentions criminelles des philosophes. On poursuit l’Encyclopédie. En 1759, un double arrêt du Conseil d’État révoque le privilège accordé à l’ouvrage. Défense de vendre les exemplaires tirés. Défense d’en imprimer d’autres. Ordre de rembourser les souscriptions. Est-ce la fin ?

Diderot est seul, tout seul, depuis la défection de son associé. Ses libraires sont tremblants, découragés. Il a contre lui le clergé, la Sorbonne, le Parlement, les Jésuites, le roi. Voltaire lui propose d’éditer l’Encyclopédie à Genève. Lui-même reçoit des offres analogues de Saint-Pétersbourg, de Berlin. Il les repousse. Il luttera sur place. Ses dons de séduction, d’éloquence, d’enthousiasme, s’exaltent dans l’extrême péril. Il rallie ses anciens protecteurs. Il en gagne de nouveaux : M. de Sartine, M. de Choiseul, Mme Geoffrin, Mme de Pompadour. Bref, il obtient de continuer secrètement l’impression.

Mais il n’est pas encore autorisé à distribuer les exemplaires. On attend des jours meilleurs. Ils viennent. En 1762, l’expulsion des Jésuites, décidée par M. de Choiseul, délivre Diderot de ses pires ennemis. Désormais, les volumes sont expédiés sous le manteau à des souscripteurs privilégiés, que désigne M. de Sartine.

Voltaire a raconté comment prit fin cette distribution clandestine, fort incommode. À la fin d’un souper à Trianon, deux convives disputent, devant Louis XV, sur la composition de la poudre à canon. Ah ! si l’on avait l’Encyclopédie… Qu’à cela ne tienne. On a tellement dit au roi que c’était « la chose la plus dangereuse du monde », qu’il a voulu s’en assurer. Il a l’Encyclopédie. Des valets apportent l’ouvrage. Le litige sur la poudre une fois réglé, on feuillette tous les volumes. Mme de Pompadour s’instruit sur le rouge d’Espagne et de Paris, sur la poudre des dames grecques et romaines. Elle apprend comment on tisse ses bas sur le métier. Ce ne sont qu’exclamations : « Le beau livre ! Ah ! le beau livre. » Chacun y trouve ce qu’il cherche. Le roi y découvre même tous les droits de sa couronne ! Il consent que l’ouvrage est bon et lève l’interdit.

En 1765, les dix derniers volumes de texte sont distribués. Jusqu’à l’achèvement des onze volumes de planches, en 1772, Diderot ne connaîtra plus qu’une alerte, ou plutôt qu’un déboire. En feuilletant un exemplaire, il s’aperçoit que le libraire Le Breton, par peur de la Bastille, avait pris sur lui de rogner ses articles. « Ce fut, dit Mme de Vandeul, un extrême chagrin pour mon père. Il pensa en tomber malade et ne s’en consola jamais. Il s’imaginait que le lecteur s’apercevrait, comme lui, de ces lacunes. » Ah ! c’est bien d’un auteur, de s’affecter d’une coupure, après avoir triomphé de tant d’obstacles…

Dans cette longue épreuve, c’est toujours vers Sophie qu’il se tourne. C’est à elle qu’il confie ses craintes, ses amertumes et sa lassitude. Il lui rapporte, mot pour mot, la conversation où d’Alembert lui annonce sa retraite. Pendant son voyage à Langres, il apprend le second arrêt du Conseil d’État, qui révoque décidément le privilège de l’Encyclopédie, Le bruit court qu’il est parti pour la Hollande afin d’y achever l’ouvrage. Il rassure son amie. De Châlons, il lui écrit : « Quels ennemis nous avons ! Qu’ils sont constants ! Qu’ils sont méchants ! En vérité, quand je compare nos amitiés à nos haines, je trouve que les premières sont minces, petites, fluettes ; nous savons haïr, mais nous ne savons pas aimer. »

Plus tard, elle lui demande ce que sont les Cacouacs : « Les Cacouacs ? C’est ainsi qu’on appelait l’hiver passé tous ceux qui appréciaient les principes de la morale au taux de la raison, qui remarquaient les sottises du gouvernement et qui s’en expliquaient librement. Tout cela bien compris, vous comprendrez encore que je suis Cacouac en diable, que vous l’êtes un peu, et votre sœur aussi, et qu’il n’y a guère de bon esprit et d’honnête homme qui ne soit plus ou moins de la clique. »

Souvent, la préparation d’un volume lui interdira d’aller à Isle, où son amie le presse de la rejoindre. Il est rivé à sa tâche : « Où j’étais ces jours derniers qu’il faisait si beau ? j’étais enfermé dans un appartement très obscur, à m’user les yeux, à collationner des planches avec leurs explications. »

Parfois même, son travail l’empêche d’écrire régulièrement à Sophie. « Grondez-moi un peu, mais plaignez-moi beaucoup… Je ne crois pas avoir autant travaillé de ma vie… Mes libraires veulent publier deux volumes à la fois ; ainsi, voyez-moi entouré de planches de la tête aux pieds. »

Sa tête se lasse. Le fardeau qu’il a porté plus de vingt ans l’a si bien courbé qu’il désespère de se redresser. Il aspire au moment où il pourra crier : « Terre ! Terre ! » Il ne cesse pas de se plaindre à son amie des libraires, « ces gens dont nous faisons la fortune et qui m’ont condamné à mâcher des feuilles de laurier ».

Aussi, quand l’ouvrage touche à sa fin, il se réjouit de quitter l’imprimerie de Le Breton, qu’il appelle l’Atelier et où il a travaillé tant d’années : « Je n’y reviendrai plus guère, dans ce maudit atelier où j’ai usé mes yeux pour des hommes qui ne me donneront pas un bâton pour me conduire… Dans huit ou dix jours, je verrai donc la fin de cette entreprise qui m’occupe depuis vingt ans, qui n’a pas fait ma fortune, à beaucoup près, qui m’a exposé plusieurs fois à quitter ma patrie ou à perdre ma liberté, et qui m’a consumé une vie que j’aurais pu rendre plus utile et plus glorieuse… »

Et pourtant, il sent qu’un si vaste labeur ne restera pas vain, qu’il a préparé l’avenir. Et s’il se console de sa lassitude, c’est encore en confiant à son amie son espoir d’avoir bien mérité des hommes. « Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j’espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n’y gagneront pas. Nous aurons servi l’humanité ; mais il y aura longtemps que nous serons réduits dans une poussière froide et insensible, lorsqu’on nous en saura quelque gré. »