Flammarion (p. 45-65).


III

AVÈNEMENT DE SOPHIE VOLLAND


Sept ans ont passé depuis que Diderot a quitté la prison de Vincennes.

Sa renommée s’est étendue, fortifiée. Il la doit surtout à l’Encyclopédie qui, triomphant de toutes les traverses, accueillie avec une faveur incroyable, va parvenir à son septième volume. Il la porte tout entière dans sa tête. Cet homme est un volcan d’idées. Il les répand avec un éclat, une abondance, une chaleur qui ne fléchissent pas. C’est plaisir de l’entendre. Parmi la haute société qui sourit aux doctrines nouvelles, on fête en lui le causeur autant que l’écrivain.

Écoutez Mme d’Épinay, aimable incarnation de cette noblesse affranchie. Cette année-là, en 1756, elle n’a pas encore rencontré Diderot. Mais elle brûle de le connaître. « Je l’ai ouï citer quelquefois comme un homme de génie. On le met souvent à côté de Voltaire. Ses amis prétendent qu’il est infiniment plus profond. C’est surtout de son caractère qu’ils sont enthousiastes. »

Il passe, à la cour, pour un esprit turbulent, frondeur, « qui mettrait le feu aux quatre coins du royaume ». Mais cela n’effraie pas Mme d’Épinay, tout au contraire. Et son désir de l’apprivoiser est d’autant plus vif que « c’est un ours bien plus difficile à prendre que Rousseau ».

Chez le baron d’Holbach, dans ses salons de la rue Saint-Roch ou dans son château du Grandval, « où, dit Grimm, tous les gens de lettres d’une certaine réputation allaient d’amitié », Diderot était le plus choyé, le plus fêté. Dans ce milieu où brillaient tant de philosophes, on l’appelait le Philosophe.

Depuis deux ans, il habitait, au quatrième étage, rue Taranne. Lui qui n’avait fait que traverser des logis, il ne devait plus quitter cette demeure que quelques jours avant sa mort. Au cinquième, sous les toits, il avait aménagé sa bibliothèque, son cabinet de travail.

Aujourd’hui, la percée du boulevard Saint-Germain a emporté la rue Taranne. La maison du philosophe n’existe plus. Elle se dressait à l’endroit où s’élève sa statue, vis-à-vis de la rue Saint-Benoît, en vue de Saint-Germain-des-Prés. Et, dans le grand vide ouvert, il faut imaginer, suspendu dans l’espace, ce petit cabinet « sous les tuiles » où, pendant trente ans, prodiguant sa verve et son savoir, ses bienfaits et son cœur, le philosophe Diderot n’a pas cessé d’éblouir et de se donner.

Au-dessous, régnait Nanette. Hélas ! elle avait bien changé. Un peu plus âgée que son mari, elle vieillissait plus vite que lui. L’aventure de Mme de Puisieux, la mort de sa mère, l’avaient assombrie. De l’aveu de Mme de Vandeul, qui voile pourtant si soigneusement les travers de ses parents, « son caractère devint triste, son humeur moins douce ». S’il faut en croire Diderot, cette humeur était même devenue orageuse.

Ménagère admirable, elle appréciait la sécurité que la rente de quelques milliers de livres, versée par les libraires de l’Encyclopédie, apportait au foyer. Mais, tout comme au temps où Berryer l’interrogeait sur l’Oiseau blanc, elle restait totalement ignorante des travaux de son mari. Faute de culture, elle ne s’était pas élevée en même temps que lui. Elle s’entourait volontiers de gens à sa taille, qui voyaient en Diderot un dangereux hérétique, le craignaient sans l’admirer et le lui laissaient voir. Quant à lui, il les accueillait avec son inaltérable bonhomie.

Il ne leur restait qu’une fille, Angélique, celle qui devait devenir Mme de Vandeul. Leurs trois autres enfants, nés de 1744 à 1750, n’avaient pas vécu. Aussi Mme Diderot, tremblant que sa petite Angélique ne subît le même sort, avait-elle fait le vœu de l’habiller en blanc et de la consacrer à la Vierge. Elle entourait d’autant plus jalousement sa petite fille qu’elle craignait davantage pour elle. Au surplus, Angélique n’avait que trois ans ; elle était à l’âge où l’enfant appartient presque aux seuls soins de sa mère et n’occupe pas encore une large place dans la vie de son père. Le philosophe ne devait découvrir sa fille que beaucoup plus tard.

À grands traits, tel était Diderot quand lui apparut celle qui devait être la déesse de sa vie, Sophie Volland.

Hélas ! Sophie Volland semble vraiment personnifier le mystère qui flotte autour de Diderot. Maintes circonstances de sa vie restent ignorées de nous. Qu’on en juge.

On ne sait pas exactement où et quand elle est née. Sur ce dernier point, une seule lumière : dans une lettre de 1762, Diderot rappelle à son amie qu’elle a quarante ans. Elle serait donc née vers 1722.

On ne sait pas au juste son prénom. Elle se serait appelée Louise-Henriette. Et ce serait Diderot qui l’aurait baptisée Sophie, c’est-à-dire Sagesse, pour célébrer en elle cette vertu.

On ne sait pas comment était fait son visage. Diderot a possédé deux portraits d’elle. La glace du premier fut brisée. Le philosophe devait se borner à lui envoyer des baisers à distance, en faisant « le petit bec ». L’image en était trouble. « Et cela est bien incommode quand on est loin. Je sais seulement que vous êtes là-dessous, mais je ne vous y vois pas. » Il avait fait peindre le second sur la garde d’un exemplaire d’Horace. Il regardait le portrait plus souvent et avec plus de plaisir que le livre, « bien qu’il fût enfermé dans l’auteur le plus sensé et le plus délicat de l’antiquité ». Aucun de ces deux portraits n’est parvenu jusqu’à nous.

On ne sait pas la façon d’écrire ni de penser de Sophie Volland. Car, jusqu’ici, aucune de ses lettres, pourtant aussi nombreuses que celles de Diderot, n’a été retrouvée.

On ne sait pas exactement l’année où Diderot et Sophie Volland se sont rencontrés. Là encore, il faut se reporter aux différentes lettres où le philosophe, pour marquer sa constance, atteste à son amie, après quatre ans, après huit ans, après douze ans, qu’il l’aime autant qu’au premier jour. Tous ces textes s’accordent à peu près pour placer ce premier jour en 1756.

Nous savons, il est vrai, que Diderot se lia avec la famille Volland pendant le second voyage de sa femme à Langres. C’est Mme de Vandeul qui nous l’apprend. Son grand-père, le maître coutelier, vieux et malade, pressentant la mort, avait voulu la voir : Angélique était son unique petite-fille. Mme Diderot conduisit donc l’enfant en Champagne. Elle y resta trois mois. C’était bien imprudent. Et comme Mme de Vandeul, dans ses Mémoires, a placé la rencontre de Mme de Puisieux dans le premier voyage à Langres, elle ajoute, avec mélancolie, « que ces deux voyages ont été funestes au repos de sa mère ». Malheureusement, elle ne peut pas préciser, à un an près, son âge au moment de son séjour à Langres. Ainsi restons-nous dans l’incertitude.

On ne sait pas où le philosophe et son amie se sont connus. Lui-même a célébré cette première rencontre : « Nous étions seuls, ce jour-là, tous deux appuyés sur la petite table verte ». La plupart des biographes de Diderot placent cette première rencontre chez Mme de Salignac, la sœur aînée de Sophie Volland. C’est évidemment une erreur matérielle. Car, dans une lettre du 7 octobre 1760, Diderot écrit, à propos de Mme de Salignac, « qu’il est sûr de n’avoir jamais eu l’honneur de la voir ». Et, dans sa lettre du 25 novembre 1760, il raconte à Sophie sa première entrevue avec la sœur aînée. Il n’a donc pas pu rencontrer son amie chez Mme de Salignac quatre ans plus tôt. La petite table verte était ailleurs. Elle reste mystérieuse.

Enfin, on ne sait presque rien des premiers chapitres de leur roman. Car nous connaissons surtout ce roman par les lettres de Diderot à Sophie Volland. Mme de Vandeul est rentrée en possession de ces lettres après la mort de son père. Elle les a numérotées. Il y en avait plus de cinq cents. Or, la moitié à peine est parvenue jusqu’à nous. Et, en particulier, tout le début de la correspondance a disparu.

Et cependant, malgré tant de points obscurs, nous connaissons Sophie Volland. Nous la connaissons par celles des lettres de Diderot qui ont survécu. Les tendres louanges, les actions de grâces dont il la caresse, dont il l’enveloppe, nous permettent de restituer son image. Ainsi le sculpteur, ébauchant dans le vide la statue dont il rêve, en dessine les contours invisibles de ses mains amoureuses, et la fait surgir à nos yeux.

Quand Diderot connut Sophie Volland, elle vivait avec sa mère rue des Vieux-Augustins, à Paris. Mme Volland était veuve. À la mort de son mari, sa fortune était certainement solide, puisqu’elle résistera aux assauts de son gendre, M. de Salignac, qui devait y ouvrir, vers 1760, une brèche considérable.

M. Volland, « préposé au fournissement du sel », avait pu acquérir en Champagne, à Isle-sur-Marne, d’amples terrains où il avait fait aménager un parc et construire un château, en 1732. C’est dans cette demeure que Sophie Volland séjournera près de six mois par an, de 1760 à 1770. Séparation dont Diderot ne cessera pas de souffrir et de se plaindre, mais qui nous a valu le meilleur de ces lettres dont la lecture, aujourd’hui encore, étonne et ravit.

Ce château a résisté, comme les lettres de Diderot, à l’épreuve du temps. Il est debout, presque intact. Le site n’a pas changé non plus. Ils sont tels que Diderot les a décrits. Car il séjourna deux fois à Isle. Aussi, pour tous ceux à qui sa mémoire est chère, ce pèlerinage est infiniment émouvant.

Mme Volland avait eu quatre enfants. Son fils était mort jeune. Sophie Volland avait deux sœurs, qui tiendront, l’une et l’autre, une place importante dans la vie de Diderot. Car la destinée a voulu qu’elles aient vécu successivement aux côtés de Sophie, qu’elles aient tour à tour tenu près d’elle le rôle de confidente, qu’elles aient lu, par-dessus son épaule, les lettres du philosophe.

Lorsque Diderot lia connaissance avec les Volland, Sophie avait pour compagne et pour conseillère Mme Legendre, la plus jeune des trois sœurs. Mme Legendre vivait d’autant plus volontiers à Paris que son mari habitait Châlons-sur-Marne : ingénieur des Ponts-et-Chaussées, collectionneur émérite, M. Legendre était un intolérable bourru. Sa mort, en 1770, n’arrachera à Diderot que cette oraison funèbre : « M. Legendre n’est donc plus. S’il avait voulu mourir un an ou deux ans plus tôt, il aurait été plus regretté. »

Il est vrai que, de son côté, Mme Legendre ne devait pas être une épouse de tout repos. C’était une coquette d’une espèce assez redoutable : une coquette à froid, une de ces belles inhumaines qui aiment voir les hommes se rouler à leurs pieds, mais qui les y laissent.

Mme de Salignac, la plus âgée des trois sœurs, était aussi la plus unie, la plus posée. Elle ne prendra que plus tard, vers 1767, la place de confidente près de Sophie. Le mariage ne lui réussit guère mieux qu’à Legendre. M. de Salignac disparut dans une banqueroute retentissante. Il lui laissait un fils qui dut chercher fortune à la Guyane, et une fille aveugle. À la fin de sa vie, Diderot, dans un appendice à sa Lettre sur les Aveugles, a cité des traits touchants de cette fine et délicieuse enfant, qui mourut à vingt-deux ans.

Quant à Sophie elle-même, elle séduisait d’abord par le contraste entre les qualités presque viriles de son esprit et ses grâces délicates, toutes féminines. Diderot souligne ce contraste d’un trait : « Ma Sophie est homme et femme quand il lui plaît. » D’une part, elle était douce, tendre, très « sensible » comme on disait alors, d’une santé fragile, parfois alarmante. D’autre part, elle avait le jugement le plus solide et le plus sensé, l’intelligence la plus lucide, une culture étendue et profonde, de la réplique et du mordant, le goût de l’étude et de la méditation, le dédain d’une vaine coquetterie, une droiture inflexible, une âpre franchise que Diderot ne cesse pas de célébrer, qu’il préfère « au poli maussade et commun de tous ces gens du monde ».

Mais Diderot n’était pas seul à la parer de tous ces dons, qu’il aurait pu lui prêter par amour. Nous avons des témoins. Ainsi M. de Villeneuve vient de passer trois mois au château d’Isle, avec Mme Volland, Mme Legendre et Sophie. Et chacun sait qu’un invité, après trois de mois de villégiature, juge ses hôtes avec une rigoureuse clairvoyance. Diderot le rencontre, l’interroge sur son séjour. Et les deux hommes tombent d’accord que Mme Legendre est ensorcelante, mais se communique peu, que Mme Volland est une femme d’un mérite rare, que Sophie a de l’esprit comme un démon, que sa franchise surtout plaît en elle, qu’elle n’a pas dû faire un mensonge volontaire depuis qu’elle a l’âge de raison.

Est-il un témoignage plus décisif que celui de Grimm, le sévère ami de Diderot ? Adjurant Sophie de veiller sur sa santé, il lui écrit : « D’où vient, Sophie, cette passion de la philosophie, inconnue aux personnes de votre sexe et de votre âge ? Comment, au milieu d’une jeunesse avide de plaisir, lorsque vos compagnes ne s’occupent que du soin de plaire, pouvez-vous ignorer ou négliger vos avantages pour vous livrer à la méditation et à l’étude ? S’il est vrai, comme Tronchin le dit, que la nature, en vous formant, s’est plu de loger l’âme de l’aigle dans une maison de gaze, songez du moins que le premier de vos devoirs est de conserver ce singulier ouvrage. »

J’ai indiqué pourquoi nous ignorions presque tout de « l’heureux temps de la petite table verte ». On n’a jamais retrouvé les cent et quelques lettres adressées par le philosophe à son amie au printemps de leur tendresse.

Nous savons seulement que Diderot s’éprit très vite. Car il rappelle à Sophie, dans une de ses lettres, « la passion qu’elle lui inspira le premier jour où il la vit ». Elle-même se voua tout de suite à lui. Mais cette passion naissante rencontra aussitôt des résistances. Elle souleva des tempêtes qui furent bien lentes à s’apaiser. Car leurs dernières houles déferlent encore dans les lettres qui nous ont été conservées. On peut juger par là de ces orages eux-mêmes.

Mme Legendre, qui vivait alors près de Sophie, se montra d’abord hostile à Diderot. Ils se sentaient rivaux. Mme Legendre, singulièrement attachée à Sophie, appréhendait l’ascendant que cet homme allait prendre sur elle. Lui-même était jaloux des instants, des pensées, des caresses que son amie donnait à Mme Legendre, des éloges exaltés dont elle la couvrait. Il gémissait : « Ah ! la chère sœur est à côté de vous ; vous m’oubliez, vous me négligez. » Ou bien, comme il restait loyal et bon jusque dans l’égarement, il déplorait ses reproches excessifs : « Je suis devenu si ombrageux, si injuste, si jaloux, vous m’en dites tant de bien, vous souffrez si impatiemment qu’on lui remarque quelque défaut que… je n’ose achever… Adieu, je suis fou. »

Mme Legendre s’efforça donc de détourner sa sœur de la voie où elle s’engageait. Elle lui en montra les périls. Elle lui représenta surtout l’inconstance des hommes, qu’elle tenait en grand mépris. Diderot s’indignait de ces diatribes : « Cette femme est injuste et vaine ! » s’écriait-il. Il protestait de sa constance : « Je lui prouverai, avec le temps, que les amants fidèles et constants seraient plus communs si les pareilles de ma Sophie se rencontraient plus souvent… Dites-lui que rien ne me fera changer pour vous… que j’ai atteint l’âge où l’on ne change plus de caractère. »

Au fond, il rêvait de conquérir, de gagner à sa cause cette femme « injuste et vaine ». Il écrivait à Sophie, sachant bien qu’elle montrerait ce passage à sa sœur chérie : « J’ai beau vous dire du mal de votre sœur, il faut, tout bien considéré, que ce mal soit au bord de mes lèvres et qu’il n’y en ait rien du tout au fond de mon cœur ; car je sens que c’est pour elle que j’écris tout ceci ; est-ce que, si je n’étais pas rempli d’amitié, d’estime, d’attachement pour elle, si je n’avais pas les mêmes sentiments que vous, j’aimerais tant à causer avec elle ? » Il souhaitait, dans son large besoin de tendresse, de l’associer à son bonheur, de faire d’elle une alliée, une amie. On verra qu’il y parvint.

La résistance de Mme Volland fut plus ouverte et plus vive. Même en admettant qu’une « onde de facilité » ait passé sur cette époque, on reconnaîtra que la situation de Mme Volland était assez délicate. On s’imagine son embarras, son malaise, son inquiétude, lorsqu’elle découvrit le violent attrait qui précipitait l’un vers l’autre sa fille et Diderot.

Certes, il était célèbre et recherché. Certes, on vantait son caractère autant que son talent. Mais c’était un homme marié. Sa réputation d’honnêteté devait-elle suffire à rassurer une mère ? Elle balançait. D’autant plus qu’en dépit de sa juste défiance, elle se sentait parfois, elle aussi, gagnée par la fougue généreuse, la parole de feu, la cordiale bonhomie, l’ardeur à vivre de l’amoureux Diderot.

Si bien que cette femme, qui passait pour autoritaire et résolue, se montrait envers lui tour à tour complaisante et sévère. Ne nous en étonnons pas. La contradiction n’est-elle pas le rythme de la vie ? Tous les grands mouvements naturels, ceux de la mer ou du sang, ne sont-ils pas une suite de flux et de reflux, d’élans contraires ?

D’abord, elle veut éloigner sa fille. Elles se retireront toutes deux, au moins une partie de l’année, au château d’Isle, dans ce domaine dont elle fait ses délices, où elle peut jouer à la châtelaine et à la fermière, où elle échappera à la vie de Paris, si fatigante pour une femme de son âge.

Diderot se désespère à l’idée qu’on va entraîner Sophie au fond d’une campagne. Il lui souffle des conseils de révolte : « Dites à votre mère qu’une fille de votre âge a ses amis, ses connaissances, qui peuvent n’être pas les amis, les connaissances de sa mère. »

Il est tellement désemparé qu’il pèche par orgueil. S’il méprise le succès immédiat, l’adulation mondaine, il a confiance dans le jugement de la postérité. Chez lui, c’est un acte de foi. Alors, pour influencer l’adversaire, pour l’éblouir, il escompte sa gloire future, il la jette ingénument sur la balance : « Dites à votre mère que la plus grande considération dans la mémoire des hommes m’est assurée. »

Il va plus loin. Il écrit directement à Mme Volland pour « justifier sa conduite et celle de Sophie ». Mais la lettre est fort longue. Et comme il s’échauffe à mesure qu’il écrit, de même qu’il s’échauffe à mesure qu’il parle, cette lettre était à la fin « d’une violence qui ne se conçoit pas ». Une rupture lui paraît inévitable. Mme Volland garde deux jours la lettre dans sa poche, se la fait lire le troisième par Mme Legendre. Puis, par un mot très modéré, très bienveillant, elle invite Diderot à se rapprocher. Contradiction.

Mais le philosophe n’est pas rassuré : « J’augure mal de l’avenir. Votre mère a l’âme scellée des sept sceaux de l’Apocalypse. Sur son front est mis : mystère. Elle vous a promis, elle s’est promis à elle-même plus qu’il n’est en elle de tenir. »

En effet, Mme Volland, bien qu’elle ait autorisé sa fille à recevoir Diderot dans son propre appartement, s’inquiète et s’irrite de leurs longs tête-à-tête. Renonçant momentanément au départ pour Isle, elle amène le philosophe lui-même à s’éloigner pendant quelques semaines. Il se réfugie au château du Grandval, chez le baron d’Holbach, près de Champigny. Certes, l’exil n’est pas lointain. Diderot n’en souffre pas moins : « Combien je sacrifie de doux moments à votre mère… Il n’y a point de doute que si elle avait eu avec moi les procédés que je méritais, je ne serais pas venu ici, ou j’en serais déjà revenu. »

Mais, toujours indulgent, il ne veut pas faire Mme Volland plus noire qu’elle n’est. Et, dans un de ces moments où elle est parvenue à les séparer, il écrit à Sophie : « Votre mère a trouvé le secret de nous désespérer. Je m’en console un peu en imaginant qu’elle ne s’en doute pas. »

Les absences de Diderot, qu’elles fussent ou non volontaires, avaient le don d’apaiser Mme Volland. Après la mort de son père, en 1759, il partit pour Langres afin de régler des arrangements d’héritage et surtout de mettre d’accord sa sœur Denise et son frère l’abbé, qui s’entendaient fort mal. Son séjour dura trois semaines. Dans ces circonstances, Mme Volland fut parfaite. Elle offrit à Diderot sa voiture pour aller à Langres. Au retour, il passa par Isle, où elle était seule, et s’y arrêta deux jours. « Indulgente et bonne », elle lui remit deux lettres de Sophie qui l’attendaient. Il revint avec elle à Paris. Pendant ce retour, il l’entoura de petites attentions continues. « Elle avait de la peine à supporter la fatigue de la chaise… Je l’ai soutenue dans mes bras des heures entières. »

D’autres raisons encore provoquaient chez Mme Volland des retours de complaisance. Elle craignait toujours que le chagrin n’altérât la santé fragile de sa fille. Elle était tentée de le lui éviter. Ainsi, en cet été 1759, Sophie était souffrante. La seule appréhension du départ aggravait son état. Diderot l’apprend à son ami Grimm : « Il lui semble qu’elle s’en va à sa dernière demeure ; c’est ainsi qu’elle en parle. Elle dépérit à vue d’œil… Elle est tombée dans un abattement, une indifférence, un détachement qui désolent sa sœur… Elle passe des heures entières au milieu de nous sans parler, les yeux fermés et la tête penchée sur le dos de son fauteuil. » Elle s’éloigne pour pleurer et revient les yeux humides et rouges. Sa mère lui dit : « Ma fille, n’avez-vous pas une robe à vous faire faire ? » Elle répond : « Oui, maman, on la fera là-bas. » Pour commander en Champagne une robe qu’elle pourrait commander à Paris, il faut en effet qu’une femme soit bien détachée de tout.

Mme Volland en fut convaincue. Elle s’inclina et partit seule pour Isle cette année-là. Mais elle n’avait pas renoncé à son projet. L’été suivant, une catastrophe intime précipita sa résolution. M. de Salignac, le mari de sa fille aînée, receveur au service du duc d’Orléans, allait disparaître dans une banqueroute frauduleuse. Ses dettes montaient à dix-huit cent mille francs, somme considérable à cette époque. Mme Volland, par esprit de famille, consentit de grands sacrifices. Mais désormais, son départ pour Isle s’imposait. À tous les motifs qui le lui faisaient souhaiter, s’ajoutait l’impérieuse raison d’économie. Ainsi la destinée, qui ébréchait sa fortune, comblait ses vœux. Tout se compense.

Diderot se rend compte que, cette fois, la séparation est inéluctable. Déjà le départ est décidé pour le mois d’août, Sophie va partir. Elle part. Il tonne contre l’auteur de tout le mal, ce M. de Salignac, dont il s’est défié dès le premier jour. « Je lui pardonne son libertinage ; je ne saurais lui pardonner son hypocrisie. » Et puis, dans son cruel dépit, son désarroi, son gros chagrin d’enfant perdu, il a un de ces gestes où l’homme s’inscrit tout entier. Il écrit à Sophie, qui envisage d’être ruinée : « Songez que s’il pouvait m’arriver de vous aimer et de vous respecter davantage, la misère le ferait. »