LA


VEUVE DE CORRÉ.




À MADAME ALIX M.
AU MANOIR DE KER***


Il est des époques de la vie (et, si court que soit votre passé, peut-être, madame, aurez-vous déjà cette expérience), il est des temps que volontiers on désigne par quelque événement particulier ; on dira : C’est le mois où naquit notre enfant, — l’automne où nôtre sœur s’est mariée, — et l’on retrouve ainsi la date indécise et lointaine. Trop souvent il faut remonter à de tristes souvenirs. Pour moi, je saurai comment dater mon paisible et dernier séjour dans nos campagnes : c’est l’année, dirai-je, où il fut tant parlé de la veuve de Corré, l’hiver où je vis dans un manoir le noble journalier Primel gagnant ses habits de noce ; — scènes touchantes, indiquées par vous, vivante poésie qui m’attira tout d’abord, et que j’essayai, à mesure qu’elle se développait, de saisir dans sa vérité pour un jour, madame, vous en faire hommage.

J’en ai l’espoir, vous qui, heureusement exempte des fausses graces, cherchées ou convenues, aimez nos taillis et nos grèves et savez la langue de la ferme, vous aimerez encore, reproduite, cette simplicité naïve qui brille par elle-même, cette élégante, naturelle et intime de nos mœurs rustiques, enfin cette franchise de forme toujours si belle dans la vie et à laquelle un art idéal et vrai serait glorieux d’atteindre. Mon effort et mon plaisir ont été de m’en rapprocher.

Que cette sœur de Marie et d’Anna Hoël se présente donc sans trop de défiance, même hors de Bretagne et malgré nos troubles, sous la favorable influence du sourire gracieux et jeune qui, dans nos hameaux, la protège.

N’est-ce point d’ailleurs dans les jours mauvais que les bons génies, toujours calmes, doivent nous visiter ?

A. B.
I.
Comment Nola fut rencontrée par Primel sur le chemin du bourg.


À peine, en ces vallons, des ombrages épais
J’ai senti sur mon front la fraîcheur et la paix,
Qu’un murmure charmant passant de feuille en feuille
Sort du pays voisin : poète, je l’accueille.

Sur le bord d’un talus qui fermait un grand pré,
Pâle, s’en vint s’asseoir la veuve de Corré[1].
De loin elle entendit le son de la grand’messe ;
Mais, ne pouvant, hélas ! surmonter sa faiblesse,
La grand’messe fini, on revenait du bourg,
Qu’au bord de ce talus, le cœur froid, le front lourd,
Elle cherchait encor, la jeune et belle femme ;
Si parmi ces chrétiens serait une bonne ame,
Un passant dont le bras la mît dans son chemin ;
Mais, pitié ! nulle main ne lui serra la main,
Et, plus faible toujours, et toujours délaissée,
Pâle, elle gisait là comme une trépassée.

Oh ! c’est que la beauté, faible contre le mal,
La beauté, même aux champs, est un présent fatal
Quelle femme, en voyant Nola[2] n’était jalouse ?
Quel homme ne rêva de l’avoir pour épouse ?

Or, le jeune Primel, par ses amis fêté,
Plus tard que de coutume au bourg était resté
Avec ses grands cheveux que partage une raie,
Sous les plis réguliers de son immense braie,
Seul il s’en revenait par les prés verdissans,
Heureux de la saison et de ses jeunes ans ;
Car des murs de la ville à la libre campagne,
Cet âge d’or, toujours un rêve l’accompagne.
Par-dessus les buissons il regarde : « Est-ce vous,
Blanche veuve ? » Et déjà, comme un nouvel époux,
Il disait : « Sur mon bras appuyez ce bras faible.
Je suis l’arbuste fort, vous, la tremblante hièble.
Jusqu’à votre logis il vous faut un soutien.
Venez. Les médisans sur vous ne peuvent rien. »


La veuve à ce jeune homme obéit sans rien dire,
Et tous deux cheminaient avec un doux sourire.

— « Pourquoi, dit-elle enfin, maîtrisant son émoi,
Quand tous si durement me délaissaient, pourquoi
Seul voir mon abandon, vous, pauvre, mais superbe,
Et d’où vient que l’arbuste est l’appui du brin d’herbe ?
Dieu vous fît un bon cœur, ô Primel ! un bon cœur !
Vous n’êtes point léger, vous n’êtes point moqueur ;
La femme sans soutien, le vieillard sans défense,
Sont vos frères, ami de tout ce qu’on offense. »

Puis ce fut un silence, et par les chemins creux
Ils allaient, et leurs cœurs émus battaient entre eux.

— « Que du moins le mérite ait un jour son salaire.
Reprit-elle, et, de grace, écoutez sans colère.
Lorsque mon vieux mari mourut dans sa maison,
Le cher être y laissa des choses à foison.
J’ai du blé dans mon champ, du linge dans mon coffre,
Un tiroir plein d’argent : tout cela, je vous l’offre.
Vous-même l’avez dit : il me faut un soutien,
Femme ne peut régler et son ame et son bien.
Donc, homme plein de cœur, à vous je me confie :
Vous sauverez mon bien, ayant sauvé ma vie. »

Lorsque les nids chantaient parmi les buissons verts,
Par ce mois enflammé, par ces chemins couverts
Primel, jeune Primel, la séduisante épreuve !
Mais déjà sur sa terre entrait la belle veuve ;
Le hameau fermentait, et les garçons fermiers,
Les grands jeux du dimanche autour des châtaigniers
(Tel un homme qui craint de parler dans la fièvre),
Éteignirent vos yeux, fermèrent votre lèvre.

Est-ce tout ? Le bonheur, ô cœurs irrésolus,
Si l’on n’ouvre à sa voix, passe et ne revient plus.
Quand l’arme du chasseur hésite, l’hirondelle
Dans les fonds bleus du ciel s’élance à tire-d’aile,

 Et moi, pour rapporter leurs entretiens comment
Ai-je su pénétrer ce mystère charmant ?
Amoureux, amoureux, des plaines aux vallées,
D’invisibles Esprits les landes sont peuplées ;
Les guérets ont des yeux, ils entendent ; cent voix
De vos chastes accords se parlaient dans les bois.

Mes vers se sont émus : Douce histoire ! je l’aime
Comme une belle chose arrivée à moi-même,
Et, comme d’un bourgeon près de s’épanouir,
De vos amours j’attends la fleur qui doit sortir.


CHANSONS DE PRIMEL.


LE PRINTEMPS.


On voit des noms écrits autour des arbres verts ;
Plus d’une chanson tendre est déjà composée ;
Les cœurs des amoureux laissent couler des vers,
Et l’aube épanche sa rosée.

UN PASSANT.


Ah ! voici le renouveau !
Que chante-t-on, pastoureau,
Sur la lande ?
Que chante l’oiseau petit
Tout en bâtissant son nid
Dans les touffes de lavande ?

LE PÂTRE.


L’oiseau, voletant toujours,
Chante et chante ses amours ;
Nous, de même :
Tout pâtre, ainsi que l’oiseau,
Chante en suivant son troupeau,
Et chante encor ce qu’il aime.

LE PASSANT.


C’est bien, oiseaux, jeunes yens !
Mêlez, — durant le beau temps,
Vos voix douces :
Chantez, aimez à la fois
Sur la lande et dans les bois,
Les bois tapissés de mousses.

Cette chanson, écrite autour des arbres verts,
Un simple journalier l’a, dit-on, composée :
Les cœurs des amoureux laissent couler des vers,
Et l’aube épanche sa rosée.

II
Histoire de Nola racontée, dans une aire neuve, entre deux commères. — Ce qu’elles augurent pour Primel.


Un village voisin a fait une aire neuve,
Et, son deuil finissant, la riche et belle veuve
Est venue à la fête, où, pour lui faire honneur,
On avait invité certain jeune seigneur.
Besoin n’était : chasseur, il n’ignore aucun gîte ;
Une dot, le galant la flaire encor plus vite.
Monsieur Flammik aussi, clerc à demi bourgeois,
Étourdissait chacun des éclats de sa voix.
Tout fier du poil nouveau qui tremble sur sa joue,
Il passait, repassait, pigeon qui fait la roue.
Et bien d’autres encor, jeunes, vieux, de tous rangs,
Roulaient des yeux : c’était une foire aux galans.
Mais elle, sans rien voir, laissait errer sa vue,
Tout entière, il semblait, dans ses rêves perdue :
Charmante ce jour-là sous ses vêtemens bleus,
Sa robe d’un bleu clair, mais moins clair que ses yeux,
Et sa coiffe de lin qui sur son col s’épanche,
Moins pourtant que son col éblouissante et blanche.
Pour le jeune Primel, ce vaillant journalier
Il n’avait, on l’eut dit, qu’un souci : travailler,
Toujours l’oreille ouverte au fermier qui l’appelle,
Et promenant partout les rateaux et la pelle.
Mais le hautbois éclate, et sans autres labeurs
Le sol va se durcir sous les pas des danseurs ;
Et l’aire, tout le jour aplanie et foulée,
De seigle et de blé noir bientôt sera comblée ;
Les gerbes entreront en danse, et les fléaux
De leurs bruits cadencés empliront les coteaux.

Or, quand la belle veuve apparut dans la ronde,
Une commère (langue en paroles féconde),
Qui jour par jour savait tous les événemens,
Et baptêmes joyeux et noirs enterremens,
À flux de son caquet, se livrant de plus belle,
Disait à sa voisine aussi parleuse qu’elle :
« Oui, depuis bien long-temps servant loin du pays,
De cette histoire-là vous n’avez rien appris.

Ma voisine, écoutez !… Certain jour, une noce,
Telle que n’en ont pas ceux qui vont en carrosse,
Marchait vers notre église, et cent coups de fusils
Faisaient tourbillonner les ruches des courtils.
D’abord venait l’époux ajusté comme un prince,
Homme aux cheveux blanchis, mais encor droit et mince,
Et, comme tout devait émerveiller les gens,
À peine l’épousée entrait dans ses vingt ans.
Elle allait lentement, pâle et presque tremblante,
Mais de la tête aux pieds d’or toute ruisselante.
C’étaient dans tous les yeux des sourires, des pleurs,
Et pour les deux époux des vœux dans tous les cœurs ;
Car sur cette union miraculeuse, étrange,
Chacun avec bonheur voyait le doigt d’un ange.

« Mais comment le vieux Marc, jardinier du château,
Marin dans sa jeunesse et maître d’un bateau,
Sur ses gains d’autrefois avait pu, l’habile homme,
Placer chez le notaire une si forte somme,
Qu’il acheta comptant, en bels et bons deniers,
Trois fermes qui feraient l’orgueil de trois fermiers :
C’est encore un mystère. Avant qu’il eût pris femme,
Ses gages paraissaient tout son bien. Sur mon ame,
C’était un fin renard… mais un grand jardinier ;
Oh ! ma voisine, un maître, un roi dans son métier !
Cependant, triste et vieux, trop souvent à l’office
Il avait à souffrir de la gent du service.
Ses arbustes taillés, mais lui faible et bien las,
Le soir, quand il rentrait à l’heure du repas,
Sa place au coin du feu maintes fois était prise,
Et le chagrin ridait alors sa barbe grise ;
Car, son travail fini, dans un coin du foyer,
De grand cœur il passait une heure à sommeiller.
Peut-être, calculant ses immenses richesses,
Il cherchait l’héritier digne de ses largesses.
Voici de ça trois ans ; à son retour, le soir,
Voyant l’escabeau libre, heureux il va s’asseoir,
Quand (par un vilain tour), plus alerte, un jeune homme,
Pour cette lâcheté méritant qu’on le nomme,
S’en empare, et le vieux, dont bouillonnait le sang,
Dut, chassé de partout, descendre au bout du banc.
Primel le journalier, seul, pâle de colère,
Au premier des méchans préparait son salaire ;

Comme un dogue saxon, il lui sautait au cou,
Lorsqu’une belle enfant, se levant tout à coup,
(Celle qui devant nous, légère, danse et passe)
Cria : « Venez ici, père, et prenez ma place. !… »
Muet, il obéit ; mais, on l’a dit plus tard,
Des pleurs tendres brillaient sous les cils du vieillard.

— « Commère ! ah ! je pressens un concert de merveilles !
De grace, poursuivez, car je suis tout oreilles.

— « La mère de l’enfant, à peine il faisait jour,
Entre au manoir : « Nola, mon orgueil, mon amour !
Ma fille, embrassez-moi, vous n’êtes plus servante,
Mais une femme libre et qu’il faudra qu’on vante.
Un richard ignoré se fait votre soutien.
Marc, en vous épousant, vous donne tout son bien.
Le maître jardinier, heurtant à ma chaumière,
Cette nuit m’a conté l’histoire tout entière.
Oui, vous êtes, Nola, ma joie et mon honneur,
Car votre vertu seule a fait votre bonheur… »
Puis, comme elle restait sans répondre, la mère
Dit : Me laisserez-vous mourir dans la misère ? —
Elle n’hésita plus. Dès-lors ce fut chez nous,
Voisine, un caquetage à rendre les gens fous.
Avec pompe à l’église enfin fut célébrée
Cette union, hélas ! de bien peu de durée.
Mais quel jeune prendra le lit du vieil époux ?
On nomme cent rivaux, on nomme cent jaloux. »

Une heure ainsi jasa la commère Catelle ;
Car je passe, lecteur, les dit-il, les dit-elle,
Et les digressions sur chaque prétendant,
Puis les gestes ; les cris, les soupirs ; cependant
Ici dut s’arrêter cette maîtresse langue,
Car l’autre, qui brûlait d’entamer sa harangue,
S’écria… Mais, bon Dieu ! plutôt qu’un tel discours,
D’un fleuve débordé suivre, suivre le cours !

Durant tout ce narré, les rondes, les gavottes
N’avaient cessé leur train, ni le hautbois ses notes.
L’heureux fermier sentait l’argile se durcir ;
On dansait par devoir autant que par plaisir ;
Nul oisif ; cette sœur pleurant encor son frère
Dansait, même les vieux suivaient à leur manière ;
On disait : Je travaille ! Oui, jusques aux dévots

Secouaient tout scrupule au choc de leurs sabots.
Pourtant (le soir venu), du haut de leur barrique
Messires les sonneurs font taire leur musique.
Il faut partir. — « Cherchons, à l’heure des adieux,
Quel est son préféré : voisine, ouvrez les yeux.
Bon ! sur son alezan le beau seigneur qui l’aime
Se penche, il lui sourit, elle sourit de même…
Voisine, je vois clair, je dis : C’est celui-ci !
— Eh bien ! je vois plus clair, commère, le voici ! »

Primel, en ce moment, traversait l’aire neuve,
Mais froid, les bras croisés, sans regarder la veuve,
Qui laissa retomber sa coiffe sur son front,
Essayant de cacher sa peine et son affront.


CHANSON SUR PRIMEL.


L’ABEILLE.


Les amans dédaignés sont cruels et moqueurs ;
Au fond des bourgs pullule une race méchante ;
Riche et belle, une veuve attirait tous les cœurs,
Un jeune homme lui plaît, et voici qu’on les chante !
Les amans dédaignés sont cruels et moqueurs.

« Sur les fruits et les fleurs la mouche à miel se pose :
Amoureuse, elle va des pêches à la rose.

Le murmure léger qui dans son vol la suit,
C’est de la volupté l’irrésistible bruit.

Chaque nouveau printemps, tel j’accours ! Quelle belle
N’entend son nom chanté, dans ma chanson nouvelle ?

Une veuve aujourd’hui me possède… Nola !
Où va cette charmante, aussitôt me voilà.

J’ai délaissé les fleurs pour la pêche vermeille.
On peut dire de moi ce qu’on dit de l’abeille,

L’abeille harmonieuse et que l’amour conduit :
Elle erre sur la fleur, elle goûte du fruit. » —
Jamais l’amant heureux ne trahit ce qu’il aime ;
L’avare pour son or est moins mystérieux.


Primel, tu n’as point fait ces rimes sur toi-même,
C’est la voix d’un méchant, le cri d’un envieux :
Jamais l’amant heureux ne trahit ce qu’il aime.


III


Violens reproches que Nola adresse à Primel au jour de marché.
— Réponse et départ de Primel.


Oh ! fuyez les pardons[3], redoutez les veillées,
Ames pleines d’amour et toujours épiées !
Où les cœurs sont en jeu, tout est ruse et danger :
Les serremens de mains ne peuvent s’échanger,
Et les aveux charmans aux paroles couvertes
Trouvent dans tous les coins des oreilles ouvertes.
Mais les jours de marchés mouvans, tumultueux,
Aux rumeurs de la foule, aux grandes voix des bœufs
Venez ! Toute à son gain, la pensive avarice
N’ira point s’enquérir de votre vain caprice ;
Ses yeux sont sur sa bourse, et le choix d’un taureau,
L’allure d’un poulain, occupent son cerveau.
Sous la halle profonde, aux portes des auberges,
Prenez-vous donc les mains, jeunes gens, belles vierges ;
Leur fouet autour du cou, leur chapeau sur le front,
Acheteurs et vendeurs sans vous voir passeront.

La veuve ainsi pensait quand, sous sa mante noire,
Le jour de Saint-Michel, elle vint à la foire.

Je le retrouve encor ; le fleuve de l’Ellé,
Et l’Isôle où mon cœur est toujours rappelé :
Eaux sombres de l’Ellé, claires eaux de l’Isôle,
De vos bords enchantés je dirais chaque saule !

Or, la foule remplit les murs de Kemperlé
Et les marchands forains ont partout étalé ;
Mais les draps les plus fins, les toiles les plus blanches,
Les tabliers soyeux, parures des dimanches,
N’attirent point Nola : de portail en portail,
Puis sur l’immense place, au milieu du bétail,
Elle erre bien long-temps. Enfin une boutique
Adossée à la tour de l’église gothique

L’arrête. Elle s’approche ; un jeune homme était là.
Voici, sous un auvent, comme elle lui parla :

— « C’est moi. Pourquoi me fuir ? Lorsque dans une fête
J’arrive, en rougissant vous détournez la tête.
Viendront les soirs d’hiver : vous verrai-je, à mon nom,
Comme de ce marché fuir de chaque maison ?
Suis je donc vieille ou laide ? Imprudente la femme,
Malheureuse à jamais qui laisse voir son ame !
En un jour bien amer vous trouvant généreux,
J’avais dit dans mon cœur : Je veux faire un heureux !
Nos biens sont différens, mais notre âge est le même.
Et ma fortune et moi seront à lui, s’il m’aime…
Las ! vous ne m’aimez pas ! Plus âpre chaque jour,
L’orgueil dessèche en vous la tendre fleur d’amour ! »

Il reprit : — « Je suis tel que dans notre jeune âge.
En moi la fleur d’amour rit de l’orgueil sauvage.
Un cœur simple et loyal me dit seul mon devoir.
Celui qui sait donner sait aussi recevoir.
Comme votre beauté je sens votre mérite,
Et ce n’est jamais vous, ô veuve, qu’on évite.
Pourtant j’ai ma fierté. Devant votre foyer
Si je m’assieds en maître, un jour, moi, journalier,
Par le travail des champs ou par quelque négoce
Je veux du moins gagner mes vêtemens de noce ;
Loin de vous éviter, alors je viens à vous ;
Debout, sur votre seuil, je dis : Voici l’époux ! »

Tel fut son discours fier, mais tendre, et, comme preuve,
D’une verte ceinture il enlaçait la veuve,
Et des bouts de la chaîne entre ses mains flottans.
Près de lui, prisonnière, il la retint long-temps.
Et les ardens soupirs, les expressions molles
Qu’on envie aux jours froids des sévères paroles,
S’échangèrent sans crainte à l’ombre de l’auvent ;
Puis tous deux, accordés, s’éloignèrent rêvant.


CHANSONS DE PRIMEL.


LE RAMIER.


On pleure amèrement seul, loin de son pays ;
Loin de l’objet qu’on aime, amèrement on pleure ;

Primel a tout quitté, ses amours, sa demeure.
Et sombre, au bord des flots, il chante ses ennuis.

« Elle avait les yeux noirs, une figure blanche,
Un cœur ouvert à l’amitié :
Reviens, jeune homme errant, vers l’ame jeune et franche !…
La tourterelle fait pitié,
Quand elle a perdu sa moitié.

Le hameau verdoyant dans un creux des montagnes,
Comme un nid, dormait appuyé ;
Reviens, ô voyageur, vers tes belles campagnes.
La tourterelle fait pitié,
Quand elle a perdu sa moitié.

Tel le ramier aux bois qui le virent éclore,
Tel, plus d’un orage essuyé,
L’exilé reviendra vers tout ce qu’il adore.
La tourterelle fait pitié,
Quand elle a perdu sa moitié. »

Seul loin de votre amie et de vôtre demeure,
Jeune homme sombre ainsi vous chantiez vos ennuis :
Heureux encor celui qui chante alors qu’il pleure,
Et, de larmes baigné, s’apaise avec ses bruits.


IV


Lettres qui furent adressées à la veuve par le journalier Primel
et la dame d’un manoir


Voilà donc séparés, et pour long-temps peut-être,
Ceux qui s’aimaient d’enfance au lieu qui les vit naître !
Mais entr’eux va, revient un discret messager,
Et du moins leurs soupirs se peuvent échanger.

Oh ! la main de Primel, au travail alourdie,
Était lente à mener la plume et peu hardie ;
Si ferme à la charrue, au plus rude labeur,
Sur le papier luisant elle avait comme peur ;
Mais sous les mots tremblés, voyez, quelle tendresse !
— « À la belle Nola, de Corré. » — C’est l’adresse.

— « Nola, nous habitions, tout jeunes, un manoir
Que des chênes couvraient, verts comme notre espoir ;
Aromes et chansons pleuvaient des branches hautes ;

Aujourd’hui mon manoir s’élève près des côtes,
L’âcre sel de la mer nous pénètre souvent,
Et le pleur des courlis arrive avec le vent.
Notre riant manoir plaisait à mon jeune âge,
Et celui-ci me plaît dans son cadre sauvage,
Car, loin de vous, mon cœur, nourri de sels amers,
Aime à se lamenter avec l’oiseau des mers.
Heureux pourtant, heureux si, dans ces jours d’attente,
Plus nouveau, nul parfum du pays ne vous tente,
Et des clercs, des seigneurs si vous fuyez la voix,
Vous souvenant toujours des chansons d’autrefois ! »

Ainsi le journalier parlait dans cette lettre,
Que certain mendiant s’engageait à remettre,
Avec mille détails sur les lieux, la maison,
Et le retour probable à la belle saison,
Enfin la vérité sur le point qui les touche,
Ce que l’encre dit mal, et que dit bien la bouche.

Dans la serre vitrée, il traça ce billet.
Déjà pour le fermer une cire brûlait,
Lorsque la jeune dame, avec un bon sourire,
Dit en entrant : « Montrez si vous savez écrire ! »
Elle était belle à voir parmi ses dahlias
Et les fûts élancés des fiers magnolias,
Tandis que la campagne était blanche de neige,
Parcourant cet écrit, blanche aussi sur son siége :
Ce n’étaient alentour que myrtes, orangers,
Et bouquets odorans d’arbustes étrangers ;
Des poêles s’exhalait l’haleine humide et chaude ;
Quelques mouches à miel, s’insinuant par fraude,
Dans les fleurs bourdonnaient, et, sur les clairs vitraux,
Heureuse la chenille étendait ses anneaux…
Elle lut, et bientôt, de malice égayée,
Voici ce qu’ajoutait sa plume déliée :

— « Je vous, aime Nola comme on aime une sœur.
Je sais votre beauté, je sais votre douceur.
La dame veut écrire à la riche fermière
Qu’un jaloux va, de loin, troubler dans sa chaumière,
Sans dire, le rusé, car ils sont tous ainsi,
Que des regards bien vifs le provoquent ici.
Mais, femme, je serai l’appui d’une autre femme.
Oui, fermière, mettez votre espoir dans la dame…

Plutôt, belle Nola, sans autre malin tour.
Fiez-vous à Primel, croyez à son amour.
Du noble journalier amie et confidente,
Je sais comme en son cœur luit votre image ardente,
Hélas ! et que ses yeux maintes fois ont pleuré
En voyant le chemin qui mène vers Corré. »

Debout, le mendiant attendait sous la porte
— « Mon brave homme, partez ! Le jour baisse, n’importe.
Marchez toute la nuit, marchez encor demain.
Votre sac est rempli, ne tendez pas la main,
Cette lettre par vous fidèlement remise,
C’est un mois de bonheur pour votre tête grise.
Puis, mon service fait en ce lointain pays,
Quand moi-même j’aurai regagné nos taillis,
Venez ! Sans peur du chien, heurtez à ma demeure :
Chez moi, vous trouverez chaque jour, à toute heure
(Et j’engage en mon nom la maîtresse du lieu),
Votre pain sur la table et votre place au feu ! »


CHANSONS DE PRIMEL.


MONSIEUR FLAMMIK.


Ô Flammik, malin clerc où l’esprit seul foisonne,
Vous avez contre vous lancé la mouche à miel !
Cette douce ouvrière a cependant son fiel :
Vous chansonniez Primel, et Primel vous chansonne. —

« Voici monsieur Flammik avec son air matois ;
Il n’est plus paysan et n’est pas un bourgeois.

Sous ses habits nouveaux méprisant ses aïeux,
Au tondeur aux moutons il vendit ses cheveux.

Il revient de l’école, écoutez son jargon :
Ce n’est pas du français, ce n’est plus du breton.

Attablé le dimanche aux cabarets voisins,
Il se moque du diable, il se moque des saints.

Tel est monsieur Flammik, fils d’un bon campagnard ;
Notre agneau blanc se change en un petit renard.

Voici monsieur Flammik avec son air matois,
Il n’est plus paysan et n’est pas un bourgeois. »

Donc, le railleur s’est pris à ses propres embûches.
L’abeille poursuivie en fuyant l’a piqué.
Il pleure maintenant, rouge et le front marqué :
Esprits malicieux, ne troublez pas les ruches.

V
Merveilleuse réunion de Primel et de Nola à la fontaine de la ferme.


Sous de grands châtaigniers, honneur de son domaine.
La veuve est à filer au bord d’une fontaine :
Au murmure des bois, au murmure des eaux,
Entre ses doigts légers tournent les blonds fuseaux,
L’herbe jette à l’entour ses marguerites blanches ;
Et les oiseaux chanteurs sautillent sur les branches ;
Mais que lui font les fleurs, les concerts du pourpris !
Primel, son doux Primel a quitté le pays !
Dans un manoir lointain, du côté de la grève,
Il s’est mis en service, et là sans paix ni trêve,
Comme un serf à la glèbe, ouvrier diligent,
De ses habits de noce il amasse l’argent ;
Car, s’il reçoit les biens de la femme qu’il aime.
Ses habits du grand jour, il les paîra lui-même :
Et Nola, pour priser cette noble fierté,
Par de si longs retards sent son cœur attristé.
Faible, elle gourmandait cependant sa faiblesse,
Quand, son fusil au bras, son lévrier en laisse,
Le jeune seigneur passe : — « Ô vous, belle Nola ! »
Comme si le hasard seul l’avait conduit là.
Mais elle, son fuseau tournant toujours dans l’herbe :
« — Ne connaissez-vous pas, sire, un ancien proverbe ? » —
Il comprit, et, lançant l’agile lévrier,
Le galant ce jour-là ne courut qu’un gibier.
Puis arriva Flammik : battant chaque feuillage,
Cherchant des nids, il vint ainsi jusqu’au village.
— « Eh bien, cherchez plus loin, mon bel ami, cherchez !
Ici, depuis long-temps les nids sont dénichés. »
Sans un geste, un regard, sans quitter son ouvrage,
Elle savait jeter le mot qui décourage.

Mais le soleil baissait, et, sous l’astre penchant,
La fontaine, miroir qu’enflamme le couchant,
Brillait ; le saint du lieu, majestueux et riche,

Le saint resplendissait tout doré dans sa niche.
Lors, sur la belle source inclinant son beau front,
Et pensive, la veuve en regarda le fond :
Là scintillaient aussi, comme un jeu de féerie,
Des fragmens bigarrés de rouge poterie.
Elle-même naguère en fit don à ses morts.
Car les Esprits, sitôt qu’ils ont quitté leurs corps,
S’en viennent près des eaux, ces mornes purgatoires.
Errer et se laver des fautes les plus noires.
Ils sont tristes. — Plaignons, nous disent les anciens,
Plaignons les trépassés ! Que chacun songe aux siens ! —
Lorsque son vieil époux mourut, la jeune femme
Sema donc ces fragmens pour réjouir son ame.

Toutefois par degrés quittant ce souvenir,
Vivante, elle tourna son cœur vers l’avenir.

Une épingle attachait le bord de son corsage
(Autre croyance antique, infaillible présage).
— « Si l’épingle descend au fond sans dévier,
Disait-elle, et tremblant déjà de l’essayer,
Si le fond la reçoit et sans qu’elle dérive
Il m’est resté fidèle et fidèle il arrive. »
Puis elle reprenait, tremblant encor plus fort
(Imprudens ! qui venons, pâles, tenter le sort) :
— « Mais, si l’eau de la source en jaillissant l’entraîne,
Comme ce dard léger, c’est que son ame vaine
Et des courans mauvais sera tombée… hélas !
Entraîné par une autre, il ne reviendra pas. »

L’épingle cependant des doigts fins de la veuve
Glissait, et, pour bien voir la redoutable épreuve,
De l’onde frissonnante elle approchait les yeux,
Lorsqu’un bruit, comme fait le pas d’un curieux,
Un léger frôlement, penchée ainsi l’arrête,
N’osant plus regarder ; ni relever la tête :
— « Oh : si le clerc rusé, si le hardi seigneur
L’ont surprise livrant le mot de son honneur ;
S’ils ont à la fontaine entendu ses paroles,
Demain jouet de tous ! ô folle entre les folles ! »
Pourtant par un effort subit… Ah ! sur le ciel,
Entre les arbrisseaux, qu’a-t-elle vu ? — Primel !
Oui, Primel, arrivé de son lointain voyage,
Rapportant les habits gagnés par son courage !

Et qui la regardait avec des yeux en pleurs,
Et ne pouvait parler, et lui jetait des fleurs !
Primel libre, bientôt le chef de ce domaine,
Brillant comme le saint doré de la fontaine.


CHANSONS DE PRIMEL
la servante de la quenouille.


Primel a découvert le secret de son ame.
En dormant, il chantait hier cette chanson :
La harpe, au moindre vent qui passe, jette un son,
L’églantier son parfum, le cœur aimant sa flamme.

« La veuve de Corré, ce bijou de beauté,
Porte un autre bijou qui brille à son côté :
Chaîne de fin laiton, bague jaune et sans rouille,
La servante de la quenouille.

C’est le nom de l’agrafe aussi pure que l’or
Qui reluit au corset des fileuses d’Arvor ;
Mais, chaîne de laiton, bague luisante et neuve,
J’aimerais mieux encor la veuve.

— « Je veux voir, belle enfant, je veux toucher l’anneau
Où pend votre quenouille avec ce long fuseau. »
Et, vers elle incliné, je bois l’air de sa bouche !
Femme et bijou, ma main les touche ! »

Ah ! qu’un cœur bien épris est prompt à s’épancher !
Le sommeil parle : amans, dormez vos portes closes !…
Mais qu’importe ? un jour vient qu’il faut cueillir les roses ;
Primel, vers l’églantier, n’a plus qu’à se pencher.


VI
Comment Nola fut ramenée par Primel sur le chemin du bourg.


Oh ! la joie est dans l’air : des cloches ! des hautbois !
À ces chants de bonheur, heureux, j’unis ma voix…
Doux Esprits qui veillez près de nos métairies,
Les sources de beauté que l’on disait taries,
Vous les faites jaillir limpides sous mes pas ;

Sans cesse j’y reviens et ne m’en lasse pas :
Poète en son sentier fut-il jamais plus ferme ?
Achevons ce récit, doux Esprits de la ferme.
Un seul toit les attend. Oh ! suivons jusque-là
Les touchantes amours de Primel et Nola !
Vous, hymens primitifs, grace antique et suprême,
D’une blanche couronne entourez ce poème !

C’est au bourg. Jusqu’au soir, la noce avait duré
De celle qu’on nommait la veuve de Corré ;
Noce, disaient les vieux, comme on n’en vit pas une,
Et qui fera cent ans l’orgueil de la commune,
Où mon village aimé tenait aussi son rang,
Où le cidre coulait comme l’eau d’un torrent,
Où les fours enflammés ne cessaient pas de cuire,
Les danseurs de danser, les sonneurs de bruire.
Fête immense ! Surtout, splendides, radieux,
Les nouveaux épousés émerveillaient les yeux.
Leur bonheur mutuel éclairait leur visage.
Du même âge tous deux et dans la fleur de l’âge,
Toujours se souriant, à la danse, au repas,
Et la main dans la main, ils ne se quittaient pas.
Chacun, tout attendri, redisait leur histoire
Que, dans nos jours mauvais ; on aurait peine à croire :
Celle qu’un vieillard riche aima pour son bon cœur,
Libre, épousant aussi son jeune bienfaiteur :
D’abord c’est leur rencontre et la fuite soudaine
De l’un, puis son retour superbe à la fontaine ;
Enfin le pur roman que plus d’un a rêvé,
Tout l’idéal perdu dans nos bois retrouvé.

Selon l’usage antique, une nombreuse escorte,
Le matin les prenait sur le seuil de leur porte,
Les mena jusqu’au bourg ; mais, lorsque vint la nuit.
Primel dit : « Je pars seul, sans être reconduit. »
Donc, les mille invités enfourchant leurs cavales,
Dans le creux des chemins, bientôt par intervalles
Retentirent leurs cris et les pas des coursiers.
La lune se levait claire sur les sentiers.
Le jeune époux alors du portail de l’auberge
Approcha sa monture, et telle qu’une vierge
La veuve vint s’asseoir derrière son seigneur,
Tandis que le hautbois d’Éven, le blond sonneur.
Sur la route entonnait l’air du départ, l’air tendre

Que, jeune ou vieux, sans trouble on ne saurait entendre.
Le firmament brillait, et le chant nuptial.
Mollement s’exhala vers ce ciel de cristal.
Ils partirent, rasant les buissons et les haies,
Faisant pleuvoir sur eux la fleur des épinaies,
Et le bras de l’épouse à l’époux enlacé
Toujours plus fortement le retenait pressé.
Ils allèrent ainsi sous les feuillages sombres.
Quand la lune entr’ouvrait parfois leurs larges ombres,
En arrière penché, le muet ravisseur
Tournait vers son amie un œil plein de douceur ;
La moulure un instant s’abreuvait à la source,
Et, plus rapide encore, ils reprenaient leur course.

Mais au bord d’un talus entourant un grand pré
Leur course s’arrêta : « Ce lieu, qui m’est sacré,
Le reconnaissez-vous ? dit l’amant à l’amante.
Oh ! laissez-moi bénir cette place charmante !
Celle à qui pour jamais un heureux sort m’unit ;
Ici je la trouvai : faible et loin de son nid,
Sous le frais églantier qui sur le pré retombe,
Ici languissamment roucoulait la colombe ;
Je vins, mon chant plaintif était l’écho du sien,
Son nid sous les grands bois va devenir le mien ! »

À ces fêtes du cœur, fêtes de la nature,
Comme vous répondiez ! Sur leur libre pâture
Les poulains hennissant bondissaient ; les ormeaux
Mêlaient aux flancs des monts leurs humides rameaux ;
Des senteurs traversaient la lande, et les nuées
Faisaient jaillir la flamme en de longues traînées :
Par cette sainte nuit plus belle qu’un beau jour,
Accord mystérieux, tout ne semblait qu’amour !

A. Brizeux.
  1. Ou, selon les cartes, Coray
    (Pays-Haut). C’est, dans notre Cornouaille, une paroisse vers la racine des
    Montagnes-Noires.
  2. Abréviation de Guennola, Toute-Blanche.
  3. Fêtes patronales.