La Vertu récompensée

LA VERTU RÉCOMPENSÉE

Pochade en un acte

PERSONNAGES

GUIGNOL, entrepreneur.

MADELON, sa femme.

HARPAGON, usurier.

TARTAMPION, fermier.

BRUSCAMBILLE,

FILOUTARD,

Un Village : À droite, la maison de Guignol : à gauche, celle d’Harpagon.



Scène PREMIÈRE

GUIGNOL, MADELON
Guignol

C’est guignolant tout de même, de voir rater une si bonne affaire, faute de pouvoir poner le cautionnement.

Madelon

Bédam ! c’est pas avec les 800 francs que t’as gagnés dans ton dernier travail que t’en peux avancer 2000 !…

Guignol

Nom d’un rat ! comment que faire ?… Emprunter…

Madelon

Qui que voudra nous prêter cette somme ?… nos parents et amis sont tous plus cousus de noyaux de pêches que de billets de banque.

Guignol
À qui que tu le dis, Madelon ?
Madelon

Y a ben le voisin Harpagon… un m’sieur ben honnête… qui me tire son chapeau tous les jours et qu’a de ça…

Guignol

Le vieux grigou est trop avare ! T’auras chez lui des coups de chapeau et des conseils tant que tu voudras, mais d’argent, bernique !

Madelon

Ça ne coûte rien d’essayer, en lui offrant des intérêts…

Guignol

Nous essayerons tout à l’heure ; mais à présent l’appétit me grabotte… je suis venu-t-à-pied de Lyon à Villeurbanne, et je suis trempé comme une soupe.

Madelon

Justement, la tienne aussi est trempée… une soupe de corcenaires et de pastonnades, avec de couennes et de panais dedans… viens, m’n homme !

Guignol

Soutiens-moi, Madelon !… heu ! (Ils entrent dans leur maison.)


Scène II

HARPAGON, seul, puis TARTAMPION
Harpagon, (on entend sonner midi).

Midi !… Il ne vient pas… ce Tartampion me manquerait-il de parole ! lui si exact… Son fermage est échu depuis hier !… 2 000 francs !… 2 000 francs !… il me payera ce retard… par une augmentation de bail. (On entend chanter Tartampion.) Cette voix !.. lui ! c’est lui ! Mes 2 000 francs arrivent… Ah ! je meurs d’aise !

Tartampion, un sac d’écus sur l’épaule.

Salut, la compagnie !

Harpagon

Ce cher Tartampion !

Tartampion

Père Harpagon, voici vos liards !

Harpagon, saisissant le sac.

Ils sont à moi ! merci ! le compte y est bien ?…

Tartampion

Dam ! j’ons compté six fà !

Harpagon

J’ai confiance… (à part) je les recompterai tout à l’heure… À mon aise… (Haut) Eh bien ! cela va-t-il ?

Tartampion

Oh ! nenni ! pas du tôt… tôt marche de traviole… Il a gelo en avril, les vers ont migé le reste, notre coq s’est casso lo patte, notre cochon n’a point profita, et notre vache a crevo pour avoir trop manjo de trèfle…

Harpagon

Ça tombe mal, car ton bail est à fin, et les pertes que je viens d’éprouver moi-même… me forcent à t’augmenter cette année de 300 francs !

Tartampion

300 francs ! mossu Harpagon, vos n’ypensos point… je veno justement vous demander une diminuance… ne faut pas écorchi le pauvro paysan… Vos être ben trop richi…

Harpagon

Riche !… tu gagnes plus que moi, pauvre vieux qui ne puis plus travailler.

Tartampion

No ! À ce prix je ne po pos resto… vos cherchiri un autre pour fermi…

Harpagon, l’apaisant.

Allons, viens boire un coup, je vais préparer ton bail… Tu vois que je suis bon enfant…

Tartampion

Merci ben, mossu Harpagon ! on ne boit chez vous que de piquette… j’allo dino chez mon cosin Toino, qui me bara de bon vin et de soupe de lard.

Harpagon

À ton aise, tu n’auras qu’à signer tout à l’heure…

Tartampion, il sort en fredonnant.

Sans augmentance !

Harpagon, Seul.

Oui, va ! (À part.) J’en aurai raison ce soir, quand il aura bu… Allons vite recompter mes pièces… les palper une à une, les aligner, les empiler, les remettre dans le sac, les faire sonner… tout doucement pour que les voisins n’entendent pas… Allons ! (Il rentre chez lui.)


Scène III

GUIGNOL, MADELON
Madelon

Pourquoi donc que te cannes toujours ?… pisque j’ai vu Tartampion avec un gros sac plein d’écus que le voisin Harpagon a remporté chez lui…

Guignol

T’as p’t-être ben raison… c’est le moment de chapoter

Guignol et Madelon, frappant ensemble.

M’sieu Harpagon ! m’sieu Harpagon !

Madelon

Il fait le sourd exprès ! si nous jetions de pierres dans ses vitres…

Guignol

Non, une idée (criant) Au feu ! (Ensemble.) Au feu ! Au feu !


Scène IV

LES MÊMES, HARPAGON
Harpagon, sortant effaré.

Au feu ! les pompiers !… Où est le feu ?

Guignol, riant.

Dans ma cheminée, père Harpagon, je fais de matefains !

Madelon, faisant la révérence.

À votre service !

Harpagon, riant jaune.

Ah ! ah ! ah ! farceur ! (À part.) Animal ! (Haut.) Merci bien ! au revoir, voisins.

Guignol, le retenant, avec embarras.

Attendez donc ! m’sieu… C’est que… je… nous avions comme ça quelque chose… un petit service à vous demander…

Harpagon

Qu’est-ce ?

Guignol

Tout juste, il s’agit de la caisse… Vous savez que je suis devenu un gonne pas flâneur… et que je ne m’amuse pas à me lentibardanner sur les quais, à reluquer les estatues… et que si je mets mon alévite pour aller, comme ça, la dimanche à la Vogue, nous ne mangeons pas tous les jours de viande qu’a de plumes, ni ne bipassons pas de zaliqueurs dans de bouteilles qu’ont de zaffiches comme tous vos fandars

Harpagon

Oui, je sais que vous êtes rangé… et que vous devez avoir réalisé de belles économies… Au revoir !

Guignol, insistant.

Je disais donc que… grâce à mes émérites, j’ai pu obtenir la déjudication d’un… morceau de la route qui… doit traverser ce village avec… le pont sur le ruisseau.

Harpagon

Tant mieux ! tant mieux !… Vous gagnerez à cela quelques billets de mille.

Guignol

À coup sûr ! mais faut que… je pone 2, 000 francs de caution, et… j’ai à la maison que 800 francs. —Si, en vous payant des intérêts, vous pouviez m’avancer le reste.

Harpagon

Des intérêts… entre voisins !… pour qui me prenez vous ? c’est… 1, 200 francs qu’il vous faut ?

Guignol

Ne plus, ne moins. (A Madelon.) Qué brave gone !

Madelon

Quand je disais ! (A Harpagon.) Ainsi, vous consentez…

Harpagon
À vous rendre ce… petit service ?… Comment donc ? Aussitôt que j’aurai moi-même opéré mes rentrées… dans quelques mois…
Guignol

Mais c’est tout de suite !

Harpagon

Que voulez-vous… je n’ai pas le sou… Les fermiers ne payent pas !

Madelon

Il me semblait que Tartampion…

Harpagon

Erreur ! l’argent est d’un rare…

Guignol

Ainsi, vous ne voulez pas ?…

Harpagon

Impossible ! Obtenez un sursis, et plus tard… nous verrons… en attendant, si mes conseils, mon influence… Bonsoir ! (Il rentre et ferme la porte.)


Scène V

GUIGNON, MADELON
Madelon

Nous v’là ben plantés !

Guignol

Viens, femme, ne te fais pas de sang mauvais ! je me vas jeter un m’ment sur le lit… ça me fera pousser de zidées. (Ils sortent.)


Scène VI

HARPAGON seul, BRUSCAMBILLE caché.
Harpagon

Ils sont rentrés,… parfait !… 1200 francs à ces pillerotsplus souvent… l’entreprise n’aurait qu’à rater… Oui, j’en ai de l’argent… du bel argent !… ah ! ah ! ah ! ce sac apporté par Tartampion, s’ils se doutaient… — Il se fait tard… le garder chez moi, dans ce pays de malfaiteurs… c’est un danger… — où le fourrer ? — Ah ! sous cette pierre… mon aïeul y cachait jadis ses épargnes… (Il entre et ressort avec le sac. — Bruscambille l’observe.) Oh ! bijou, mon trésor, mon cœur, reste là… là en sûreté… jusqu’à demain seulement. Là ! là ! (Il recouvre le sac.) Personne ne m’a vu… Ah ! ah ! le tour est joué… Qui se douterait jamais que… sous cette pierre ?… Ah ! ah ! ah ! (Il rentre en riant.)

Bruscambille

Vieux farceur, va !… ah ! tu mets ton argent en terre pour le faire pousser… À moi la récolte ! (Il soulève lesac.) Il a du poids… Bah ! je prends sans compter…Que faire ?… partager avec les camarades ! plus souvent ! la troupe est mal composée, et je veux quitter ces gens-là… — Pour qu’on ne voie pas ma capture…cachons-la… (Filoutard l’observe.) Mais où ? Ah ! là !… ce coin est favorable. (Il le dépose au coin de la maison de Guignol.) À la nuit close, je reprends ma trouvaille, et fouette, cocher !… Il faudrait être plus filou que moi pour songer que… sous ce tas de feuilles…


Scène VII

FILOUTARD seul, GUIGNOL caché.
Filoutard

Plus filou que toi, Bruscambille ! Ah ! ah ! ah ! c’est toi qui seras volé !… ah ! tu fais des cachoteries aux camarades, ça te coûtera cher !… (Se penchant vers la cachette.) Voyons la tirelire, (il soupèse le sac.— Guignol le voit de sa fenêtre.) Bonne aubaine ! je comprends que l’ami tenait à se l’accaparer… mais pour savoir au juste ses intentions… cachons ailleurs notre magot… là… au pied de cet arbre… les plus simples cachettes sont toujours les plus sûres… (Il va l’enfouir au fond du théâtre.) Piétinons par dessus !… là ! là ! le tour est joué… À nous deux, Bruscambille, si tu es franc, dam, on verra ! Si tu mens, je te dénonce, et ton affaire est claire… il me semble l’apercevoir. (Il disparaît un instant.)

Guignol, sortant en tapinois de chez lui.

Quels filous ! nom d’un rat ! pour les mettre d’accord, j’emporte la sacoche ! (Il déterre le sac et rentre.)


Scène VIII

BRUSCAMBILLE, FILOUTARD, puis GUIGNOL
Bruscambille

Diable ! diable ! on me poursuit ! j’entends des pas derrière moi… Filoutard ! que peut-il me vouloir ?

Filoutard

Eh ! dis donc, Bruscambille, est-ce que la maréchaussée est à tes trousses, pour filer comme ça ? Voilà une heure que je te cherche.

Bruscambille

Le capitaine me demande ?

Filoutard

Non, c’est moi ! je voulais causer avec toi pour te demander l’explication.

Bruscambille

De… ?

Filoutard
D’un rêve qui me tracasse… Fils d’une bohémienne, on dit que tu t’y connais…
Bruscambille

Parle ! (À part.) Dissimulons…

Filoutard

J’étais de garde cette nuit !… je rêvais, endormi près d’un chêne, que tu avais trouvé, en le promenant, un sac, ma foi, très-rondelet…

Bruscambille, à part.

Il sait tout !…

Filoutard

Et tu me disais : « Mon vieux, nous sommes les plus anciens de la bande… partageons fraternellement et fuyons ce pays maudit !… » Hélas ! c’était un rêve !

Bruscambille, à part

Pas moyen d’esquiver… (Haut.) Eh ! mais, mon cher Filoutard ! si ton rêve se réalisait…

Filoutard, feignant l’étonnement.

Comment ?

Bruscambille

J’ai trouvé, en effet, un sac… un vrai sac, contenant, comme dans ton rêve, une somme assez grassouillette, et… comme dans ton rêve… je te dis : « Mon vieux Filoutard, partageons ! » — Je l’ai mis là… tiens ! (Il cherche) Sarpéjeu ! il n’y est plus… on me l’a pris… ah !

Filoutard, riant.

Ah ! ah ! ah ! tu n’as pas bien fermé ta caisse… par bonheur, on est bon camarade… tu avais mal caché le trésor, je l’ai mis en sûreté… Une retraite introuvable… (Il cherche.) Diantre ! il a disparu… Bruscambille, tu l’as déterré… donne-moi ma moitié, ou sinon !…

Bruscambille

Des menaces… quand tu m’as volé ! Rends-moi mon sac, gredin !

Filoutard

Traître ! je te ferai rendre gorge ! (Ils se battent.)

Guignol, les frappant tous les deux avec sa trique.
Tiens ! tiens ! tiens ! brigands, Tropmanns, Dumolards ! au voleur ! (Les voleurs s’enfuient.) Ils ont chacun leur compte !

Scène IX

GUIGNOL, HARPAGON, MADELON
Harpagon, accourant.

Ce bruit !… qu’y a-t-il ?… mon dieu ! mon sac !… il est en sûreté… pourtant, je ne sais pas… mais je tremble… (Il regarde sa cachette.) La pierre est enlevée !… le trou… rien… plus rien… mon sac… mon or ! Ah ! ah ! ah ! à l’assassin !… je suis mort !… (Il tombe sur la rampe.)

Guignol

Quels sont ces cris de canard en détresse ?… nom d’un rat ! le vieux que tourne de l’œil ! Madelon… va me chercher le pot à l’eau… (Tapant Harpagon sur la tête.) Voyons, voyons, pas de gognandises !… là ! là !

Harpagon, se soulevant.

Où suis-je ? Ah ! courez !.. volez… on me l’a pris ; c’est vous ?… non… ah ! rendez-le-moi…

Guignol et Madelon, Criant.

Quoi ? quoi ?…

Harpagon

Mon sac, mon bien, ma vie… Je suis ruiné !

Guignol

Mais vous disiez tantôt que vous n’aviez pas de braise.

Harpagon

Je… j’ignorais… je suis puni… aidez-moi… courons… cherchons… Non, je ne puis… mes jambes flageollent… je vous payerai la course… — Oh ! oh ! oh ! mon sac…

Guignol

Eh bien !… moi, j’en ai trouvé n-un…

Harpagon

Un sac !… c’est le mien, je le reconnais.

Guignol
Puisque vous l’avez pas vu !… dites donc comment qu’il est fait ?
Harpagon

C’est un sac… un… un beau sac ! rond… tout doux, bien sonnant… attaché avec une ficelle.

Guignol, est entré chez lui et rapporte le sac.

C’est-y ça, par hasard ?

Harpagon

Oui, c’est lui !… c’est bien lui !… C’est toi ! (Il l’embrasse.) Pourvu que rien n’y manque ! (Il l’emporte.)

Madelon

Tiens ! y n’dit pas seurement merci !

Guignol

Que qu’ça fait, bah !… le voici.

Harpagon, revenant.

Ah ! ah ! tout y est… je respire… le nœud n’a pas été défait… Guignol, Madelon… mes chers voisins, votre main… ce trait d’honnêteté…

Guignol

On n’a fait que son devoir. — Adieu, m’sieu !

Harpagon

Permettez… dites-moi… où l’avez-vous trouvé ?

Guignol

Bédam ! c’est deux filous qui l’avaient soupesé, mais j’ai tout vu de ma lucarne, et je leur ai repris le magot en leur cognant si fort le melon qu’ils courent encore.

Harpagon

Ils courent, mais ils peuvent revenir… forcer ma porte, m’assassiner, les gueux !… Guignol, ne me laissez pas seul… venez coucher chez moi.

Guignol

Pas possible… j’ai affaire… Bonsoir !

Harpagon

Venez souper avec moi tous les deux, mes sauveurs !

Guignol

Non, merci, y a pas assez d’beurre dans votre fricot !…

Harpagon

Attendez ! (Il rentre précipitamment chez lui.)

Guignol et Madelon

Que qu’il va faire ?… il est toqué ! il a une bardoire, c’est sûr !

Harpagon, revenant avec le sac.

Tenez, Guignol, vous êtes un homme de confiance… un brave cœur… il vous faut un cautionnement… le voici… prenez cet argent, je vous le prête… vous me le rendrez à votre aise… quant aux intérêts… nous en reparlerons… plus tard… (À part.) Il sera plus en sûreté chez lui que chez moi.

Guignol

Merci, m’sieu !

Harpagon

Ainsi, c’est convenu, je vous garde cette nuit, nous la passerons joyeusement à faire bombance…

Guignol et Madelon

Vive la bombambance !


Scène X

LES MÊMES, TARTAMPION
Tartampion

La bombance ! moi, j’en éto !… je veno bère un coup avouaï vos… mossu Harpagon ! (Voyant Guignol.) Tiens, viquia lo sac !

Harpagon

Tartampion, nous te gardons aussi !

Tartampion

Et nos signero lo bail, sans ogmentement ?

Harpagon

Oui, mais à condition que tu nous chanteras une chanson.

Guignol, au public.

Permettez… ça me regarde !… En avant le refrain du père Coquard !

Air : Ni vu ni connu j’t’embrouille.

 
« À vos chers parents,
Mes petits enfants,
Soyez soumis et dociles.

Le matin, le soir
À votre devoir.
Souvenez-vous d’être habiles.
Au Créateur
Que votre cœur
S’épanche.
Soyez gentils, vous aurez, en revanche,

(bis) Le bien doux espoir,
De venir nous voir
Les Jeudis et le Dimanche. »


Chœur.


(le rideau tombe)