Michel Lévy frères (p. 151-158).


XXI

LA MAUVAISE FÉE


Tout le monde s’étonnait de la vie obscure et retirée de Rosine.

Elle disait qu’elle vivait en famille, ce qui expliquait un peu pourquoi elle portait toujours la même robe, et ce qui empêchait ses adorateurs de faire le siége de l’hôtel. On lui avait bien çà et là offert, les uns de souper de l’autre côté de l’eau, les autres de lui donner une robe ou un bijou, car on offre toujours aux femmes le superflu, quand elles n’ont pas le nécessaire. Il est vrai que les femmes ne vivent que du superflu. Rosine savait de quel prix il lui faudrait payer soupers, robes et bijoux ; elle s’enveloppait dans sa vertu et mourait de faim héroïquement.

Cependant cette manière de vivre ne pouvait pas durer bien longtemps.

Elle avait débuté dans un petit rôle de paysanne, elle avait étudié les ingénues de Molière ; mais on l’attendait pour la juger dans un rôle écrit pour elle dans une comédie de George Sand. La répétition de cette comédie subissait tous les jours un retard. Le directeur l’avertit un matin qu’enfin la pièce allait passer, et qu’il était temps de songer à ses costumes. Il ne lui fallait pas moins de trois robes. Rosine n’avait pas prévu ce contre-temps. Comment trouver six cents francs ? Le directeur lui offrit de lui payer d’avance un mois d’appointements ; mais où trouver le surplus ? Rosine désespéra de jouer, faute de robes. Elle conta ses peines, le soir, au foyer. On se moqua beaucoup d’elle. Le lendemain, elle était sur le point d’écrire au directeur qu’elle ne se sentait pas le courage d’aller plus loin, quand une dame, qu’elle n’avait jamais vue, entra dans sa petite chambre, et, en manière d’avant-propos, répandit sur sa cheminée une poignée d’or.

Et comme Rosine ne comprenait pas :

— Ma chère enfant, je suis la bonne fée ; voilà ce qui tombe tous les jours de ma baguette ; je vais vous ouvrir le chemin de la terre promise.

Et, comme autrefois le serpent, cette femme déploya toute l’éloquence diabolique de la tentation.

Rosine se révolta d’abord ; mais elle avait tant lutté, mais elle avait tant souffert, mais la misère est un si mauvais conseiller, que Rosine prit l’or dans ses mains, et, avec le sourire du démon, elle dit à cette femme :

— Allez ! je vous suis.

Tout égarée par les ivresses coupables du luxe où elle allait vivre, elle ferma la porte de sa chambre sans y laisser un seul regret.

Elle fut conduite dans la rue Grange-Batelière, chez M. de M***, un des jeunes gens qui venaient poser pour elle au foyer de l’Odéon ; il ne l’aimait pas, mais, pour sa vanité, il aurait donné une année de ses revenus pour que Rosine débutât avec lui.

— Je vais vous laisser seule ici, lui dit celle qui l’avait conduite. Vous comprenez ce qui vous reste à faire.

— Je comprends, dit Rosine en pâlissant.

— M. de M*** est allé déjeuner au café Anglais ; il sera enchanté tout à l’heure de voir son appartement si bien habité. Embrassez-moi, enfant.

Rosine présenta son front d’un air résigné.

— Adieu : je viendrai demain.

— Adieu, dit Rosine, heureuse de se sentir seule.

Elle se promena dans l’appartement avec un peu de curiosité.

— Je suis chez moi, dit-elle en foulant du pied un beau tapis de Smyrne.

Et elle regardait d’un œil surpris toutes ces merveilles du luxe parisien qui éclatent dans quelques intérieurs privilégiés. Rosine sentit alors instinctivement qu’il y avait deux femmes dans une femme, celle qui vit par les yeux et celle qui vit par le cœur.

— Ô mon Dieu ! dit-elle, pourquoi n’ai-je pas seulement des yeux, comme tant d’autres ? Que ferai-je de mon cœur ?

Et elle se mit à penser à Edmond La Roche. Mais avait-elle jamais cessé de penser à lui ? elle le voyait toujours saisissant la Folie Amoureuse et s’appuyant sur elle pour lui parler à l’oreille. La pauvre fille avait le cœur déchiré. Quelquefois elle pâlissait subitement et détournait la tête : c’était le souvenir d’Edmond La Roche qui passait en elle.

— Ah ! dit-elle tristement, si c’était lui qui dût venir ici tout à l’heure !

Elle se demanda s’il était possible qu’elle attendit M. de M***. Mais l’odieuse misère qui l’avait chassée de chez elle se représenta à ses yeux accroupie dans l’âtre, accroupie au seuil de la porte, accroupie au pied du lit. Elle eut peur et se jeta éperdument sur un beau canapé recouvert de damas des Indes ; puis elle se leva et alla caresser d’une main égarée les rideaux et les portières. Elle aurait voulu étreindre dans un seul embrassement tout le luxe de M. de M***. Le souvenir de sa chambre de la rue des Lavandières, où elle avait eu froid et où elle avait eu faim, traversa son imagination.

— La misère, jamais ! s’écria-t-elle avec un accent étrange.

À cet instant, ses yeux s’arrêtèrent sur une petite jardinière de Tahan, un chef-d’œuvre en bois de rose, tout encadré d’or et d’argent, tout étoilé de pierres fines. Or, dans cette jardinière, il n’y avait que des violettes. Rosine sentit un coup au cœur. Elle passa la main sur les violettes ; toute chancelante, elle tomba agenouillée.

— Ô mon Dieu ! dit-elle émue jusqu’aux larmes, ô mon Dieu ! je vous remercie. Ces violettes sont un avertissement.

Rosine n’attendit pas M. de M*** ; elle s’enfuit sans savoir encore où elle irait, mais ne comprenant pas qu’elle fût venue jusque-là.