La Vertu de Rosine/X
X
LA LÉGENDE
Comme elle s’éveillait de bonne heure, selon sa coutume familiale, et comme madame de Saint-Georges ne s’éveillait qu’à midi, Rosine lisait toute la matinée les livres qui lui tombaient sous la main. Ce n’étaient ni la Bible ni l’Évangile. C’étaient des romans qui l’initiaient à la vie parisienne, à toutes les belles folies de ce paradis infernal pavé de mauvaises intentions.
Un jour qu’elle était presque décidée à se jeter tête perdue dans le tourbillon, elle fut ramenée à la dignité de son cœur par la lecture de cette petite légende. Comme dit le poëte : « Il faut une chaîne d’or pour entraîner une fille au démon, il ne faut qu’un fil de la Vierge pour la ramener à Dieu. »
Voyez-vous là-bas cette jolie fille, si parée avec sa méchante robe, comme elle allume à ses yeux le regard des passants ?
C’est Madeleine.
Voyez-vous, plus loin, cette franche et simple beauté, haute en couleur comme les roses, — ou plutôt comme le vin de Bourgogne ?
C’est Jeanne.
Où vont-elles, les deux sœurs ? Elles vont où les entraîne leur poésie ; car la poésie, c’est comme l’air : tout le monde en vit.
Jeanne va gaiement à la barrière retrouver son amoureux, un beau de la barrière, qui l’épousera bravement par-devant l’écharpe tricolore.
Elle sera battue et contente, la pauvre Jeanne ! Elle souffrira toutes les douleurs de la maternité et de la misère, mais elle aimera son nid. — Elle aimera tous ceux qui auront déchiré son sein, elle aimera celui qui, deux fois par semaine, rentrera ivre, — ivre de vin violet ! — et la battra si elle n’est pas en gaieté.
Elle aimera son homme et ses enfants, parce que Dieu sera avec elle.
Et Madeleine, où va-t-elle ?
Elle va trouver un étudiant qui fume un cigare en retroussant sa moustache. Il lui achètera une robe à trente-six volants et un chapeau tout enguirlandé de fleurs et de dentelles. Après quoi, ils iront danser ensemble à la Closerie des lilas, — après quoi, ils iront souper ensemble, — après quoi, ils n’iront pas voir lever l’aurore…
Après quoi elle ira partout, excepté chez elle ; car ce premier lit que protégeait le rameau de buis, sa sœur seule y reviendra.
Madeleine, comme l’enfant prodigue, dépensera tous les trésors de son cœur et de sa jeunesse, sans jamais trouver un homme qui l’aimera bravement — aujourd’hui et demain !
Elle courra toujours pour se fuir elle-même, parce que Dieu ne sera pas avec elle.
Et un jour elles se rencontreront, les deux sœurs. Et, en se voyant demi-nues, — Madeleine demi-nue pour l’amour, Jeanne demi-nue pour l’amour maternel, — la mère féconde dira à la femme stérile, comme la voix de l’Écriture :
« Tu n’as embrassé que le vent et tu n’as écrit ton nom que sur les flots. Cache, cache tes seins flétris : moi, je les montre avec fierté, car j’y vois encore les lèvres de mes onze enfants. »
Rosine se souvint de sa mère, pleura beaucoup et jura de vivre dans la vertu.