La Vengeance de César

L’Étoile du nordDimanche 8 Mars (p. 2-9).


Conte de la Semaine


La vengeance de César


— Voyons, mon bon César, vous savez que je refuse de vous épouser, depuis trois ans !…

Pour la dernière fois, voici mes raisons : je ne tiens pas à l’argent, papa est riche ; je suis de nature autoritaire : donc, il m’importe peu que mon mari ait mauvais caractère : je saurai le mater… Mais, je m’appelle Céleste Poulot. Poulot !… Je déteste, j’abomine, je hais, j’abhorre mon nom !

Aussi, veux-je épouser un homme dont le nom soit joli, et sonne harmonieusement à l’oreille. Or, vous vous nommez : Lepot, César Lepot. Avouez que : Lepot, c’est encore plus, ridicule que : Poulot !… Il faut renoncer à ma main mon pauvre ami.

— Vous n’avez pas de cœur. Ô ! Céleste dire que vous épouseriez plutôt mon directeur — qui est vieux et laid — parce qu’il porte un titre ronflant : baron Jacques-Lionel d’Adelberg !

— Certes. Par malheur, je ne le connais pas. Au fait, César, si vous vouliez me faire plaisir… Papa donne un bal costumé après-demain. Tâchez de nous amener votre directeur, présentez-le nous… Vous seriez si aimable !

— Par exemple ! Introduire moi-même un rival chez vous ! Vous plaisantez… Jamais.

— À votre aise, mon cher. Voici mon ultimatum : Vous ne reviendrez ici qu’accompagné du baron d’Adelberg, ou je ne vous reçois plus désormais. Décidez.

— Mademoiselle, c’est cruel !… Et si mon directeur refuse cette invitation ?

— Demandez-lui de l’augmentation à la place, sûr qu’il choisira plutôt le bal.

Et la belle Mlle Poulot se leva, congédiant son amoureux d’un charmant sourire de moquerie.

Le surlendemain, à dix heures du soir, l’infortuné César Lepot errait mélancoliquement sur l’avenue des Champs-Élysées, vêtu, sous son pardessus, d’un magnifique costume Henri IV. En attendant le moment de se présenter au bal costumé, il monologuait à mi-voix : « Les femmes sont insupportables !… Pouvais-je solliciter de mon directeur la corvée d’aller en soirée, à son âge, chez des gens inconnus, et dans une fête où le déguisement est de rigueur, pour comble !…

Le jeune homme, rêveur, s’enfonçait dans les allées désertes. Soudain, un homme se dressa devant lui implorant : « La charité, mon bon monsieur je n’ai pas mangé depuis deux jours ! »

César examina l’individu ; cinquante ans marquaient ce visage parcheminé où, dans le creux des rides, se dessinait un réseau poudreux de crasse incrustée ; un nez rouge révélait l’intempérance du mendigot ; sa peau noire apparaissait par les trous de ses loques.

Tout à coup, César éclata de rire.

« Vous voulez manger, mon brave homme. Eh bien ! Venez avec moi : vous êtes le baron Jacques-Lionel d’Adelberg, vous allez pouvoir vous bourrer de truffes, de caviar, et boire du Champagne dry !… »

La fête battait son plein. Des Colombines enrubannées passaient, au bras des marquis poudrés. Arlequin tourbillonnait avec Élisabeth d’Autriche. Chantecler coquetait devant un groupe de soubrette Louis XV.

Céleste, en Dogaresse, ses longs cheveux blonds entremêlés de perles et de turquoise, recevait les retardataires.

On annonça : « M. le baron d’Adelberg. M. César Lepot ».

Céleste se précipita, épanouie : « Ah ! M. César, c’est bien d’avoir tenu votre promesse ! »

À cet instant, elle était si contente qu’elle lui pardonnait presque son nom. Les assistants, curieux, se rapprochèrent, pour voir ce fameux baron…

Et le mendiant de César s’avança,

La malpropreté de sa face et les souillures de ses guenilles faisaient une tache de boue, au milieu de ces danseurs parés ; il avait l’air d’un barbet crotté qui se hasarde parmi de jolis carlins pomponnés et bichonnés.

Les exclamations fusèrent, admiratives :

— Extraordinaire de réalisme !

— Sublime d’originalité. Vous êtes un artiste, baron !

— Il est tout à fait comique !

— Colossalement drôle !

— Salement, surtout.

— Comment a-t-il fait pour se maquiller aussi bien ! On croirait qu’il ne s’est pas débarbouillé depuis huit jours !

César procéda aux présentations avec gravité. Céleste questionna. :

— Trouvez-vous ce bal réussi, baron ?

Elle souriait, ensorcelante. Le pseudo d’Adelberg répliqua :

— Je vous trouve surtout « gironde », ma petite dame, avec vos frusques de princesse.

On éclata de rire.

— Il a maquillé son langage comme sa figure.

Céleste crut comprendre une déclaration voilée. Un éclair d’orgueil illumina sa physionomie. Elle prit le bras du faux baron, s’appuya langoureusement aux loques sordides, sans ressentir de dégoût, malgré l’odeur nauséabonde qui s’en exhalait. Elle se voyait déjà baronne. César cachait son envie de rire sous un air navré. Il murmura : « Vous êtes sans pitié ».

Céleste riposta : Tant pis pour vous, mon cher ; vous n’aviez qu’à vous appeler autrement ».

Mais le mendiant, happant César, réclama :

— Ousqu’on mange ici ? Vous m’avez promis des truffes, et du caviar, et du champagne itou !

— Est-il spirituel ! s’écria Céleste. Venez, baron, le buffet est de ce côté.

Elle l’installa devant une petite table coquettement servie.

On lui versa du Champagne ; on lui offrit un sorbet au kirsch et des tutti-frutti.

Il buvait comme un grenadier, il lampait ses glaces en tirant la langue.

Mlle Poulot pinçait les lèvres. Elle songea : « Il exagère ».

Elle rentra dans les salons de danse, et choisit César pour conduire le cotillon.

— Et vous épouseriez « ça » pour cesser de vous appeler Poulot, lui dit son amoureux.

La jeune fille consternée, regardait l’ivrogne. Elle finit par murmurer, avec un sourire railleur :

— Ça me ferait presque aimer le nom de Lepot, au moins je sais qui le porte.

Six mois après, César épousait Céleste.

Jeanne marais.
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