La Veillée d’armes à Beauregard
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La veillée d’armes à Beauregard.
Dans la salle gothique et sombre du château,
Debout, superbement entouré de ses reîtres,
Le comte de Rarogne étreint le vieux drapeau
Qui porte dans ses plis le blason des ancêtres.
Pour cette heure d’adieu trop brève, il ne faut plus
D’amoureuses chansons aux lèvres du trouvère,
Mais le luth éclatant des scaldes chevelus
Et leur bardit où gronde un virelai de guerre.
Les lourds hanaps de bronze et les coupes d’argent
Tintent à la clarté vacillante des torches,
Et dans la cour, d’espace en espace, on entend
Les appels égrenés des veilleurs, sous les porches.
Ni le chuchotement du tremble au bord des eaux,
Ni le parfum des nuits voltigeant dans les prêles,
L’alpenglühn empourprant les neiges éternelles,
N’égalent en douceur le frisson des drapeaux.
Le sanglot du torrent aux flots ourlés d’écume
Se mêle au son du cor pleurant dans le vallon ;
Le couchant, brodé d’or et de flammes, allume
Les vitraux enchâssés dans leur treillis de plomb.
Quelquefois, dans un bruit d’écho qui l’accompagne,
L’hymne brutal s’enfonce et se meurt doucement
Dans la pâleur des pins couronnant la montagne,
Où les feux des bergers semblent des diamants.
Par sanglots étouffés sous le casque et le heaume,
Dans le frissonnement des pennons frangés d’or,
Le bardit se ranime et se prolonge encor
Sous la voûte tombale où dort l’aïeul-fantôme.
Dans la nuit éternelle et froide du caveau,
Abaissant à demi sa rigide paupière,
Un murmure a passé sur sa lèvre de pierre,
Le marbre a tressailli d’un étrange sursaut.
Car l’aïeul et ses fils apparus aux murailles
Sont aussi de la fête : Antoine le Hardi,
Petermann, qui brava la mort dans vingt batailles,
Et Pierre, l’allié des seigneurs de Tschudi.
C’est toute une famille, et c’est toute une race
Qui survit dans la toile où l’usure et le temps
N’ont pu ternir l’éclat bleuté de la cuirasse,
Ni souiller la blancheur des panaches flottants.
Le dernier, c’est Wuischard en sa beauté d’éphèbe,
Qui flanqua Beauregard, nid d’aigle, de deux tours,
Wuischard, que les manants attachés à la glèbe
Viendront traquer demain aux premiers feux du jour.
Mais comme un chêne altier, montrant à son écorce
Plus d’une entaille, rit de l’effort des autans,
Rarogne dans son burg, superbe dans sa force,
Se raille des fureurs sourdes des paysans.
Au grondement fiévreux des discordes civiles,
Les vidâmes, montés sur leurs blancs palefrois,
Font promener la Matze à travers bourgs et villes,
Et sonner le tocsin aux créneaux des beffrois.
Ô Matze des aïeux, dont le manteau difforme
S’ouvrit avec orgueil aux morsures des clous,
Arbre de liberté que le peuple en courroux
Dressa pâle au-dessus de la tempête énorme !
Symbole vers lequel, pressés comme des flots,
Sont montés les espoirs de la plèbe meurtrie,
Les aspirations des serfs, et les sanglots
Des mères et des sœurs priant pour la patrie !
Les ligueurs, maintenant, le clan des montagnards,
Bravent insolemment l’éclair de ta prunelle,
Aigle au cimier comtal dont l’aigrette étincelle
Sur la pourpre et l’azur pâlis des étendards.
Un ferment corrupteur d’émeute et de révolte
Enracine la haine au cœur des asservis ;
Le peuple ne veut plus engraisser ses baillis,
Qui dévastent ses champs et pillent ses récoltes.
Des bandes de soudards ivres, d’affreux routiers
Ont blessé les vassaux de leur dague brutale,
Et l’on voit des vieillards sous l’auvent des moutiers
Tendre une main livide à l’aumône claustrale.
Tous ces gueux, enfin las d’attendre et de souffrir,
Ont senti tout à coup jusqu’en leurs moindres fibres,
Comme un naissant orage, éclore et tressaillir
La volonté qui dompte et la foi qui rend libre.
Et là-haut, du manoir qui brode le ciel bleu
De ses tours de granit aux ogives obtuses,
Lointaine et vague, ainsi qu’une rumeur confuse,
La chanson du combat descend comme un adieu.
Le bardit est rythmé par quatre cents poitrines ;
Vicomtes et barons, seigneurs gantés de fer,
Ayant donjon sur roc et castel sur collines,
Clament, heurtant leur glaive avec un bruit d’enfer.
Les donzels de Saint-Luc, d’Ayer et de Vissoie
Sur l’éclatante armure ont l’écharpe de soie,
Et dans la nuit naissante et pâle, les rochers
Répercutent au loin le pas lourd des archers.
Voici les damoiseaux suivis de leurs escortes,
Les sautiers arrogants drapés dans leur manteau,
Et les grands écuyers qui soutiennent et portent
Sur leurs poings arrondis l’autour ou le gerfaut.
Les cuirasses d’acier ont des reflets étranges ;
Aymon de Vinéis et Pierre de la Tour
Sont de garde au drapeau qu’un long frisson parcourt,
Et le toast est porté par Guillaume de Granges.
« Honneur aux de Rarogne, honneur à leur maison !
» Sénéchaux et majors, barons et gentilshommes,
» Nous jurons de défendre ici, tant que nous sommes, »
Wuischard, et de mourir pour l’aigle du blason ! »
Et crispant dans ses mains blanches comme l’ivoire
Son calice de bronze où fume l’hydromel,
Le comte se leva, superbe et solennel :
« Soyez remerciés, dit-il, par l’Aigle noire !
» Par mon féal aïeul qui vous fit chevaliers
» Et dont l’image ici sourit à la muraille,
» Je bois à vous, Seigneurs, je bois à vos lauriers,
» Qui, vainqueurs, me suivrez demain dans la bataille ! »
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Mais quand l’aube apparut dans le ciel pâlissant,
Beauregard n’était plus que ruines fumantes :
Le burg avait été vaincu par la tourmente,
Et le Rhône, là-bas, roulait des flots de sang.