La Vampire (1865 dans le recueil Les Drames de la mort)
E. Dentu (p. 76-85).

IX

ENTRE DEUX AMOURS

Par hasard, le lendemain de cette soirée où René de Kervoz avait accompagné Angèle au salut de Saint-Germain-l’Auxerrois, il devait faire un petit voyage. Son absence ne fut point remarquée par ceux qui l’aimaient.

Nous saurons plus tard exactement quelle était sa position vis-à-vis de la famille de sa fiancée. C’étaient des gens de condition humble, mais de grand cœur, et qui avaient agi de façon à mériter sa reconnaissance.

Une fois rentré dans sa solitude, René essaya de lutter peut-être contre cet élément nouveau qui menaçait de conquérir sa vie. Sa vie était promise à un devoir doux et charmant. Il n’y avait pas place en elle pour les aventures.

Il fallait que le roman dont le premier chapitre l’avait entraîné si loin fût déchiré violemment à cette heure où une ombre de raison lui restait, ou qu’il devînt son existence même.

Ce fut ainsi. René ne fut pas vainqueur dans la lutte. L’image d’Angèle resta ineffaçable au plus profond de son cœur, mais il en détourna ses regards affolés par un mirage.

Il était trop tendrement chéri pour que le malaise de son esprit et de son cœur ne fût point remarqué par ceux qui l’entouraient. Son caractère altéré, ses habitudes changées excitèrent des défiances, éveillèrent des inquiétudes. René le vit, il en souffrit, mais il glissait déjà sur la pente où nul ne sut jamais s’arrêter.

Le sort, du reste, puisqu’il est convenu qu’il avait un sort, ne lui laissait ni repos ni trêve. La fascination commencée ne s’arrêtait point. Le roman continuait, nouant aux pages de son prologue toute une chaîne de mystérieuses et friandes péripéties.

Dans une indisposition qu’il avait eue, René s’était fait soigner naguère par un apprenti docteur, ami de son beau-père, un drôle de petit homme, qui s’appelait Germain Patou et qui parlait de la Faculté Dieu sait comme ! Ce Germain Patou avait découvert un pathologiste allemand, du nom de Samuel Hahnemann, qui remplaçait les volumineux poisons du Codex par une poudre de perlimpinpin, laquelle, au dire de Patou produisait des miracles.

Le petit homme passait volontiers pour fou, mais, quoiqu’il ne fût point encore docteur, il guérissait à tort et à travers tous ceux qui lui tombaient sous la main.

Le surlendemain de la bagarre nocturne où René avait reçu ce coup sur le crâne, Patou vint le voir par hasard et René lui montra sa blessure, disant qu’il était tombé à la renverse en glissant sur le pavé.

La blessure portait encore le petit appareil posé pendant que René dormait dans la maison mystérieuse.

Patou n’eut pas plutôt aperçu la plaie qu’il s’écria :

— Il y avait là de quoi tuer un bœuf.

Il approcha vivement ses narines de l’appareil.

Arnica montana ! prononça-t-il dévotement : le vulnéraire du maître !… Mon camarade, vous avez été pansé par un vrai croyant : voulez-vous me donner son adresse ?

Dans son embarras, René raconta ce qu’il voulut ou ce qu’il put.

Pendant cela, Patou dépliait l’appareil.

C’était un mouchoir de batiste très fine, au coin duquel un écusson brodé se timbrait d’une couronne comtale.

— Tiens ! tiens ! fit Patou, avez-vous lu dans les gazettes l’histoire du tombeau de Szandor trouvé dans une île de la Save, au-dessus de Semlin ? C’est très curieux. Moi j’aime les vampires, et j’y crois dur comme fer. La mode y est, du reste : Il n’est question que de vampires. Les journaux, les livres, les gens parlent de vampires toute la journée. Je connais un homme qui fait aller les bateaux sans voiles ni rames, avec de la vapeur d’eau bouillante ; il a nom le citoyen de Jouffroy ; il est marquis et fou comme Samuel Hahnemann ; il fait un mélodrame intitulé : le Vampire. Le théâtre Saint-Martin en croulera ! Moi, je donnerais la perruque du professeur Loysel pour voir la vampire qui mange en ce moment la moitié de Paris… Revenons à notre affaire : dans le tombeau de Szandor, il y avait un vampire qui sortait la nuit, traversait la Save à la nage et désolait la contrée jusqu’à Belgrade. Ce vampire était comte, comme le prouve l’inscription du tombeau ; il a été enterré en 1646… Et voilà le drôle : le comte de Szandor avait la même devise latine que le citoyen comte de 1804, ou la citoyenne comtesse qui vous a prêté son mouchoir pour bander votre blessure.

Ce disant, Patou étala sur la table noire la batiste où les lettres brodées ressortirent en blanc.

La devise qui courait autour de l’écusson était, ainsi : In vita mors, in morte vita !

— Vraie devise de Vampire ! s’écria Patou. « dans la vie la mort, dans la mort la vie !… » Pour vous finir l’histoire du comte Szandor, après cent-cinquante-huit ans de séjour dans sa tombe, ce gentilhomme avait encore de très beaux cheveux noirs, des yeux en amande et des lèvres rouges comme du corail. Il lui manquait néanmoins une dent. On lui a planté une barre de fer rouge dans le cœur, méthode chirurgicale qui paraît adoptée généralement pour traiter le vampirisme… À leur place, moi, j’aurais causé un peu avec ce gaillard-là, pour savoir ce qu’il avait dans l’idée ; je l’aurais examiné de pied en cap ; je l’aurais soigné, parbleu ! par la méthode de Hahnemann, et il aurait pu, une fois guéri, nous raconter la guerre de Trente ans, de première main, sauf les deux dernières années…

Quand Patou fut parti, René prit le mouchoir brodé et l’approcha de ses lèvres.

Le lendemain, il reçut une lettre dont l’écriture inconnue lui fit battre le cœur.

Le large cachet de cire noire portait le même écusson que le mouchoir brodé et la même devise aussi : In vita mors, in morte vita.

Un malaise courut dans les veines de René, puis il sourit orgueilleusement, pensant :

— Ces superstitions ne sont plus de notre temps.

La lettre disait :

« On souhaiterait savoir des nouvelles d’une blessure qui a donné le sommeil au blessé, mais à une autre l’insomnie.

« Ce soir, à six heures, on priera pour le blessé au calvaire de Saint-Roch. »

Point de signature.

La lettre avait été remise par un étrange messager : un nègre, portant le costume des musiciens de la garde consulaire.

La journée sembla longue à René, — et, pour la première fois, ceux qui l’aimaient s’aperçurent de son trouble.

Dès cinq heures il était au perron de Saint-Roch. Il attendit en vain jusqu’à six heures la voiture qu’il espérait reconnaître.

Six heures sonnant et, de guerre lasse, il traversa l’église pour gagner le Calvaire qui est derrière la chapelle de la Vierge.

Là il y avait une femme agenouillée devant le mystique rocher.

René s’approcha. Un imperceptible mouvement se fit sous le voile baissé de la femme, qui ne se retourna pas.

Dans ce demi-jour, dévot et moite comme le clair obscur savamment distribué par le grand art des peintres de piété, cette femme, dont la toilette sévère et sombre laissait donner des formes exquises, faisait bien. Elle entrait dans le tableau.

Sa prière semblait profonde et sans distraction.

— Répondez-moi, mais tout bas, dit-elle d’une voix douce et soutenue. Nous ne sommes pas seuls…

René regarda autour de lui. Il n’y avait personne dans la chapelle ; personne, au moins, que l’on pût voir.

— Êtes-vous mieux ? lui fut-il demandé.

— Ma souffrance est au cœur, répondit-il comme malgré lui.

Il y eut encore un silence.

La femme voilée semblait écouter des bruits qui ne parvenaient pas jusqu’à l’oreille de René.

— Peut-on avoir deux amours ? murmura-t-elle enfin d’une voix qui tremblait.

En même temps elle releva son voile et René vit la douce flamme de ce regard qui était désormais son âme.

— Oh ! dit-il, je n’aime que vous.

Elle tressaillit et se leva, faisant un large signe de croix avant de quitter sa place.

— Ne me suivez pas, ordonna-t-elle précipitamment.

Et elle s’éloigna d’un pas rapide.

René, immobile, entendit bientôt un pas d’homme, lourd et ferme, se joindre au léger bruit que faisait son pied de fée en frôlant les dalles de la chapelle.

Quand il tourna enfin la tête, il ne vit plus rien. L’enchanteresse et son cavalier avaient franchi la porte du Calvaire.

René s’élança sur leurs traces ivre et fou.

Il sortit par l’issue qui donne sur le passage Saint-Roch. Le passage était désert.

Ivre et fou, nous avons bien dit. Il rentra chez lui dans un état d’excitation fiévreuse.

Celle-là le prenait par le cerveau, centre d’action bien autrement puissant que cet organe aux aspirations vaguement chevaleresques que nous appelons le cœur.

Depuis que le monde est monde, le cœur fut toujours vaincu par le cerveau.

Pour un temps, du moins, et quand la fièvre chaude est calmée, quand vient l’heure du repentir qui expie, une voix s’élève, prononçant ce mot impitoyable et inutile, car il n’empêcha jamais aucun crime et jamais il ne prévint aucun malheur :

— Il est trop tard !

La vie humaine est là.

Avant de rentrer chez lui, René dut frapper à la porte du père adoptif d’Angèle.

Il y a des convenances, et ces braves gens ne lui avaient jamais fait que du bien.

Là, c’était le calme bon et noble, la sainte sérénité des familles.

La vieille mère berçait un enfant, car René de Kervoz était bien autrement engagé que le commun des fiancés ; le père à cheveux blancs lisait, la jeune fille brodait, pensive et triste.

Mais vîtes-vous jamais le changement féerique que produit sur le paysage désolé le premier rayon de soleil au printemps ?

René était ici le soleil ; l’entrée de René fut comme une contagion de sourires.

La mère lui tendit la main, le père jeta son livre, la jeune fille, heureuse, se leva et vint à lui les deux bras ouverts.

René paya de son mieux cet accueil, toujours le même, et dont la chère monotonie était naguère sa meilleure joie. Le plus cruel supplice pour l’homme qui se noie, est, dit-on, la vue du rivage. Ici était le rivage, et René se noyait.

L’aïeule lui mit l’enfant endormi dans les bras. René le baisa avec un serrement de cœur et n’osa point regarder la jeune mère, — non pas qu’il eût à un degré quelconque la pensée lâche d’abandonner ces pauvres créatures. Nous l’avons dit, René était l’honneur même ; mais la conscience des torts qu’il avait envers eux déjà le navrait. Il sentait bien qu’il les entraînait avec lui sur la pente d’un irréparable malheur.

Et il n’avait ni le pouvoir de s’arrêter ni la volonté peut-être.

Il n’y avait encore rien eu dans la maison ; nous savons, en effet, que l’absence nocturne de René avait passé inaperçue. L’inquiétude n’était pas née encore chez ces bonnes âmes. Elle naquit justement ce soir-là.

Quand René se fut retiré à l’heure ordinaire, la mère alla se coucher, maussade et triste pour la première fois depuis bien longtemps ; le patron gagna silencieusement sa retraite, et Angèle resta seule auprès du petit qu’elle baisa en pleurant.

Le malheur venait d’entrer dans cette pauvre maison tranquille.

Désormais les moindres symptômes devaient être aperçus et passés au tamis d’une affection déjà jalouse.

Angèle resta longtemps, ce soir-là, assise à sa fenêtre en guettant de l’autre côté de la rue (car ils étaient voisins) la lampe de René qui tardait à s’éteindre.

René pensait à elle justement, ou plutôt René croyait penser à elle, car c’était son image qu’il évoquait comme une sauvegarde ; mais, à travers cette image, il voyait sa folie : un éblouissement, une fatalité.

L’autre, celle qui n’avait pas encore de nom pour lui, celle qui l’enlaçait avec une terrible science dans les liens de la passion coupable.

Celle qui avait l’irrésistible prestige de l’inconnu, l’attrait du roman, la séduction du mystère.

Les jours suivants, l’obsession continua. Il semblait que ce fût un parti pris de l’entourer d’un vague réseau où l’appât, toujours tenu à distance, fuyait sa main et se montrait de nouveau pour prévenir le découragement ou la fatigue.

Il recevait des lettres, on lui assignait des rendez-vous, s’il est permis d’appeler ainsi de courtes et fugitives rencontres où la présence d’un tiers invisible empêchait l’échange des paroles.

On l’aimait. La persistance de ces rendez-vous, qui jamais n’aboutissaient, en était une preuve manifeste. On eût dit la gageure obstinée d’une captive oui lutte contre son geôlier.

À moins que ce ne fût une audacieuse et impitoyable mystification.

Mais le moyen de croire à un jeu ! Dans quel but cette raillerie prolongée ? D’un côté il y avait un pauvre gentillâtre de Bretagne, un étudiant obscur ; de l’autre une grande dame, — car à cet égard, René n’avait pas l’ombre d’un doute ; son inconnue était une grande dame.

Elle avait à déjouer quelque redoutable surveillance. Elle faisait de son mieux. Quoi de plus complet que l’esclavage d’une noble position ?

On écrivait à René : « Venez, » il accourait. Tantôt c’était en pleine rue : il croisait une voiture dont les stores fermés laissaient voir une blanche main qui parlait ; tantôt c’était aux Tuileries, où le vent soulevait le coin d’un voile tout exprès pour montrer un ardent sourire et deux yeux qui languissaient, c’était, le plus souvent, dans les églises ; alors on lui glissait une parole ; l’eau bénite donnée et reçue permettait un rapide serrement de main.

Et la fièvre de René n’en allait que mieux. Son désir, sans cesse irrité, jamais satisfait, arrivait à l’état de supplice. Il maigrissait, il pâlissait.

Angèle et ses parents souffraient par contrecoup.

Parfois la mère disait : C’est le mariage qui tarde trop. René a le mal de l’attente ; le mariage le guérira.

Mais le patron secouait sa tête blanche et Angèle souriait avec mélancolie.

Angèle sortait souvent, depuis quelque temps.

Si vous l’eussiez rencontrée dans ces courses solitaires, vous auriez dit : Elle va au hasard.

Mais elle avait un but. — Chaque fois qu’avaient lieu ces rencontres fugitives entre René et son inconnue, Angèle était là, quelque part, l’œil brûlant et sec, la poitrine oppressée.

Elle cherchait à savoir.

Si elle savait quelque chose, jamais, du moins, un seul mot n’était tombé de sa bouche. Elle était muette avec ses parents, muette avec son fiancé.

Elle lui donnait toujours l’enfant à baiser, l’enfant qui, lui aussi, devenait maigre et pâle.

Mais quand elle restait seule avec la petite créature, elle lui parlait longuement et à cœur ouvert, sûre qu’elle était de n’être pas entendue.

Elle lui disait :

— L’heure du mariage est proche, mais qui de nous l’entendra sonner ?

À mesure que les jours passaient, cependant, et par un singulier travail que tous les psychologistes connaissent, René acquérait une perception rétrospective plus nette des événements confus qui avaient empli cette fameuse nuit du 12 février.

L’impression générale était lugubre et pleine de terreurs qui se continuaient jusqu’à la journée du 13, passée dans cette maison qui avait un grand jardin et une serre.

Dans la serre, René voyait de plus en plus distinctement le trou carré, les deux hommes apportant un fardeau ayant forme humaine et le noir fumant son cigarite sous les arbustes en fleurs.

Et il entendait la voix de femme qui disait avec une froide moquerie :

— Le comte Wenzel est reparti pour l’Allemagne !

Nous ne savons comment exprimer cela : dans la pensée de René, cette phrase avait un sens double et funèbre.

Et ce paquet de forme oblongue, qu’on avait jeté dans le trou, c’était le comte Wenzel.

Si les choses eussent été comme autrefois, si René de Kervoz avait passé encore ses soirées à causer dans la maison de son futur beau-père, le patron des maçons du Marché-Neuf, il aurait entendu plus d’une fois prononcer ce nom de Wenzel ; il aurait pu prendre des renseignements précieux.

Car on parlait souvent du comte Wenzel chez Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup. Le comte Wenzel faisait partie d’un trio de jeunes Allemands, anciens étudiants de l’Université de Tubingen.

Il y avait Wenzel, Raniberg et Kœnig : trois amis, jeunes, riches, heureux.

Mais René ne causait plus chez les parents d’Angèle.

Il venait là chaque jour comme on accomplit un devoir.

Il souffrait, voyait souffrir les autres et se retirait désespéré. L’idée d’un meurtre commis était donc en lui à l’état confus.

Nous irons plus loin : nous dirons qu’en lui existait l’idée d’une série de meurtres. L’impression qu’il gardait était ainsi. La trappe cachée sous les caisses de fleurs avait dû servir plus d’une fois.

Et c’était là l’excuse la plus plausible qu’il pût fournir à sa conscience pour le désir passionné qu’il avait d’entretenir son inconnue.

Pour lui, en effet, la maison mystérieuse contenait deux femmes, la blonde et la brune : il les avait vues de ses yeux : « la comtesse » et celle qui n’avait point de titre, la femme sanglante, à qui tous les crimes incombaient naturellement, si crime il y avait, et l’ange sauveur.

La veille du jour où nous avons pris le début de notre histoire, montrant ces trois personnages échelonnés sur le quai de la Grève : René d’abord, puis Angèle qui suivait René, puis l’homme à cheveux blancs qui suivait Angèle, René avait éprouvé comme un contre-coup de l’émotion ressentie dans la maison mystérieuse.

C’était encore à Saint-Louis-en-l’Ile, et c’était la première fois que son inconnue manquait au rendez-vous assigné.

René attendait depuis plus d’une heure, lorsque le jeune homme à figure blême, qui avait les cheveux tout blancs, sortit de la sacristie avec un prêtre que René voyait pour la première fois.

Un ecclésiastique entre deux âges, à la physionomie honnête et grave.

La figure du jeune homme frappa René comme un choc physique, et le nom entendu en rêve lui vint aux lèvres :

— Andréa Ceracchi !

Andréa Ceracchi passa, avec le prête, tout auprès de René, qui était caché par l’ombre d’un pilier et dit :

— Elle viendra demain. La chose devra être faite tout de suite, parce que M. le baron de Ramberg est très pressé de retourner en Allemagne.

Ces paroles et le ton qu’on mettait à les prononcer étaient assurément les plus naturels du monde.

Cependant, au-devant des yeux de René, la trappe s’ouvrit, la trappe recouverte de fleurs, et il lui sembla entendre le lugubre écho de ces autres paroles : « Le comte Wenzel est reparti pour l’Allemagne ! »

— Il faudra bien qu’elle dise la vérité ; pensa-t-il.

Et le lendemain, comme nous l’avons vu, il revint à l’église Saint-Louis-en-l’Île.

Rendez-vous n’avait point été donné cette fois.

Soit que René se fût trompé réellement, soit qu’il eût affecté de se méprendre, il avait abordé une femme qui ne l’attendait point, la blonde madone tant admirée par Germain Patou et qui se trouvait là pour tout autre objet.

À la suite de quelques paroles échangées, il était sorti par la porte latérale et avait gagné le vieux pavillon de Bretonvilliers, où on lui avait ordonné de se rendre.

Un coin du voile, à tout le moins, se levait : la blonde avait consenti à porter un message à la brune.

Pendant l’espace de temps assez long que René fut obligé de passer seul, dans le grand salon du pavillon, il interrogea plus d’une fois ses souvenirs, cherchant à savoir si cette maison était celle où il avait été rapporté évanoui — ou endormi, après la nuit du 12 février.

Sa mémoire était restée muette, quant aux meubles et tentures, mais l’impression générale lui disait : Ce n’est pas ici. Les lieux ont non seulement une physionomie, mais encore une saveur ; René resta convaincu que la chambre où il avait couché ne faisait point partie de cette maison.

Lila ! il savait ce nom enfin ! Et c’était la blonde qui avait trahi le secret de la brune.

Elle avait dit, étonnée et peut-être effrayée, car il eût fallu peu de chose pour déranger la trame subtile qu’elle était en train de tisser à l’église Saint-Louis, elle avait dit :

— Allez au pavillon de Bretonvilliers, frappez six coups ainsi espacés : trois, deux, un, et quand la porte s’ouvrira, prononcez ces mots : Salus Hungariæ. Vous serez introduit, et je vous promets que ma sœur Lila viendra vous rejoindre.

Lila ! Sait-on quels torrents d’harmonie peuvent jaillir d’un nom ?

Lila vint. — René était à la fenêtre, où la pauvre Angèle le regardait d’en bas, devinant dans la nuit sa figure bien-aimée. Depuis quelques secondes les yeux de René s’étaient fixés par hasard sur une forme indécise, une forme de femme affaissée sur la borne du coin.

Certes, il ne la voyait pas dans le sens exact du mot : l’ombre était trop épaisse ; mais le remords a des rêves comme l’espoir.

Une sueur froide baigna les tempes de René ; le nom d’Angèle expira sur ses livres.

Il ne la voyait pas, pourtant, nous le répétons, puisque, pour lui, la femme de la borne portait un petit enfant dans ses bras. Il voyait le petit enfant plus distinctement que la femme.

Main Lila vint, et René ne vit plus rien que Lila. Angèle, la vraie Angèle, car, hélas ! ce n’était pas une vision, tomba mourante, tandis que René oubliait tout dans un baiser.

Le premier baiser !…