La Vampire (1865 dans le recueil Les Drames de la mort)
E. Dentu (p. 192-200).

XXII

SIMILIA SIMILIBUS CURANTUR

Dans le récit par où débute ce livre : la Chambre des Amours, nous avons vu Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, plus jeune, mais tourmenté déjà de sombres rêveries.

C’était un homme sage et fort. Dans la sphère très humble où le sort l’avait placé, il avait pu voir de très près la lutte des philosophes modernes contre les croyances du passé. Il s’y était mêlé, il avait combattu de sa propre personne.

Chrétien, il avait repoussé l’impiété ; mais, libre dans son âme et ami des mâles grandeurs de l’histoire ancienne, il restait fidèle à la république, à l’heure même où la république chancelait.

Ce n’était pas un superstitieux. Il était né à Paris, la ville qui se vante d’avoir tué la superstition.

Mais c’était un voyageur de nuit, un solitaire et peut-être, sans qu’il le sût lui-même, un poète.

La vie nocturne enseigne au cerveau d’étranges pensées.

Quand Jean-Pierre Sévérin veillait, penché sur ses avirons, écoutant l’éternel murmure du fleuve et cherchant le mystérieux ennemi qu’il combattait depuis tant d’années : le suicide, qui pouvait deviner ou suivre les chemins où se perdaient ses rêves ?

Aussitôt qu’il eut dit : il faut percer la muraille, Germain Patou s’élança dans le salon, appelant les agents à haute voix. Ceux-ci, habitués à ne jamais perdre leur temps, s’étaient arrangés déjà pour dormir, tandis que M. Barbaroux, officier de paix, fumait sa pipe.

Ézéchiel, qui croyait connaître la maison par cœur, avait formellement annoncé que l’expédition était finie.

Gâteloup, resté seul dans la seconde chambre, se mit à éprouver le mur, frappant de place en place avec la paume de sa main ouverte. Le mur sonna le plein d’abord, mais lorsque Gâteloup arriva au milieu, une planche, recouvrant le vide, retentit sous sa main comme un tambour.

C’était la porte, très habilement dissimulée dans les moulures de la boiserie, et qu’aucun indice ne désignait du regard.

Gâteloup, dans les circonstances de ce genre, n’avait besoin ni de levier ni de pince. Il prit son élan de côté et lança son épaule contre le panneau, qui éclata, brisé.

Quand le renfort arriva, Gâteloup était déjà dans la chambre sans fenêtres.

— Êtes-vous là, René de Kervoz ? demanda-t-il.

Il écouta, mais les battements de son cœur le gênaient et l’assourdissaient.

Il crut entendre pourtant le bruit de la respiration d’un homme endormi.

Les rayons de la chandelle de suif, pénétrant tout à coup dans la cachette, montrèrent en effet René, étendu sur un lit, la face hâve, les cheveux en désordre et donnant profondément.

— Tiens ! dit Ézéchiel, elle n’a pas tué celui-là.

Il examina le réduit d’un œil curieux.

— Un joli double fond ! ajouta-t-il.

— Levez-vous, monsieur de Kervoz ! ordonna Gâteloup en secouant rudement le dormeur.

Laurent et Charlevoy furetaient. M. Barbaroux dit :

— Nous allons toujours arrêter ce gaillard-là !

René, cependant, secoué par la rude main de Gâteloup, ne bougeait point.

Germain Patou déboucha tour à tour les deux flacons et en flaira le contenu en les passant rapidement à plusieurs reprises sous ses narines gonflées.

Il avait l’odorat sûr comme un réactif.

— Opium turc, dit-il, haschisch de Belgrade : suc concentré du Papaver somniferum. Patron, ne vous fatiguez pas, vous le tueriez avant de l’éveiller.

Chacun voulut voir alors, et M. Barbaroux lui-même mit son large nez au-dessus du goulot comme un éteignoir sur une bougie.

— Ça sent le petit blanc, déclara-t-il, avec du sucre.

Charlevoy et Laurent auraient voulu goûter.

— Il faut pourtant qu’il s’éveille ! prononça tout bas Gâteloup. Lui seul peut nous mettre désormais sur les traces de la vampire !

— Ah ça ? l’homme, fit M. Barbaroux, vous avez votre blanc-bec. Il serait temps d’aller se coucher.

Charlevoy et Laurent, au contraire, avaient envie de voir la fin de tout ceci. C’étaient deux agents par vocation.

— As-tu les moyens de l’éveiller, garçon ? demanda Jean-Pierre à Patou.

— Peut-être, répondit celui-ci.

Puis il ajouta en baissant la voix et en se rapprochant :

— Peut-être tous ces gens-là sont-ils de trop maintenant. Quand le jeune homme s’éveillera, il peut parler ; il n’aura pas conscience de ses premières paroles. J’aimerais mieux, pour vous et pour lui, qu’il n’y eût point d’oreilles indiscrètes autour de son réveil.

— Messieurs, dit aussitôt Gâteloup, je vous remercie. M. Barbaroux a raison : nous avons trouvé celui que je cherchais, je n’ai plus besoin de vous.

Mais l’officier de paix avait réfléchi. Ce n’est jamais inutilement qu’une administration possède dans son sein un homme complet comme M. Berthellemot. La grande image de cet employé supérieur passa devant les yeux de Barbaroux, qui dit :

— Vous en parlez bien à votre aise, l’ami ; ne croirait-on pas que vous avez des ordres à nous donner ? J’ai reçu mission de vous suivre et de vous prêter main-forte ; Je dois soumettre mon rapport à M. le préfet, et je reste.

Il n’avait pas encore achevé ces sages paroles, quand le marteau de la porte extérieure, manié à toute volée, retentit dans le silence de la nuit.

C’était là une interruption tout à fait inattendue. Au premier moment, personne n’en put deviner la nature. Mais bientôt une voix s’éleva dans la rue, qui disait :

— Ouvrez, au nom de la loi !

— M. Berthellemot ! s’écrièrent en chœur les gens de la préfecture.

M. Barbaroux s’élança le premier, suivi des quatre agents, et l’instant d’après, le secrétaire général faisait son entrée solennelle. Il avait derrière lui une armée.

Pour se présenter, il avait arboré le sourire déjà bien connu de M. Talleyrand et l’avait ajouté au regard de M. de Sartines.

— Ah ! ah ! mon voisin, fit-il aiguisant avec soin la pointe d’une fine ironie, rien ne m’échappe ! Nous avons eu de la peine à retrouver vos traces, mais nous y sommes parvenus. C’est une affaire ! c’est une grave affaire ! Je ne m’explique pas prématurément sur ses ramifications, mais tenez-vous pour assuré que j’ai pris des notes… Je vous demande de m’exhiber le prétendu ordre du premier consul, au cas où vous ne l’auriez pas déjà détruit.

— Pourquoi l’aurais-je détruit ? demanda Gâteloup en plongeant sa main dans sa poche.

M. Berthellemot jeta à la ronde un coup d’œil satisfait, et répondit en faisant claquer quelques-uns de ses doigts :

— On ne sait pas, mon voisin, on ne sait pas !

Barbaroux murmura :

— Dès le début, j’ai pensé : il y a du louche !

Dans la chambre voisine, la suite du secrétaire général et les agents de Barbaroux causaient avec animation.

La fausseté de l’ordre signé Bonaparte, dont Jean-Pierre Sévérin avait fait usage, n’était déjà plus un mystère pour personne.

Charlevoy disait :

— Le personnage a de drôles de manières. Si on a à l’emballer, il faut le faire tout de suite, car il a des partisans dans son quartier, et ça occasionnerait une émeute.

— Fouillez-le, ajouta Ezéchiel, et vous trouverez sur lui un cœur, qui prouve comme quoi c’est le chouan des chouans !

Pendant cela, Germain Patou s’occupait de René, toujours endormi.

Jean-Pierre remit l’ordre à M. Berthellemot, qui fit apporter le flambeau et essuya minutieusement son binocle.

Quand il eut retourné le papier dans tous les sens et examiné la signature, il toussa.

La toux même de certains hommes éminents a une signification doctorale.

M. le préfet ne voit pas plus loin que le bout de son nez ! grommela-t-il. Moi, je juge la situation d’un coup d’œil. Il y a là une affaire d’État où le diable ne connaîtrait goutte. C’est bel et bien le premier consul qui a griffonné ces pattes de mouche. Que ferait ce scélérat de Fouché en semblable circonstance ? Il irait à Dieu plutôt qu’à ses saints…

— Mon cher voisin, dit-il à haute voix et d’un accent résolu, en prenant la main de Gâteloup, qu’il serra avec effusion, M. le préfet est mon chef immédiat, mais au-dessus du préfet il y a le souverain maître des destinées de la France… je veux parler du premier consul. Vous témoignerez au besoin de mes sentiments politiques… Quelle est votre opinion personnelle sur cette comtesse Marcian Gregoryi ?

Jean-Pierre fut un instant avant de répondre.

— Monsieur l’employé supérieur, dit-il enfin, prenez une bonne escorte, allez chaussée des Minimes, no 7, et fouillez la maison de fond en comble.

— Sans oublier la serre, ajouta Germain Patou, et, dans la serre, une trappe qui est sous ta troisième caisse, en partant de la caisse du salon : une caisse de Yueca gloriosa.

Jean-Pierre acheva :

— Quand vous aurez fait là-bas votre besogne, monsieur l’employé, vous ne demanderez plus ce qu’est la comtesse Marcian Gregoryi.

— Messieurs, suivez-moi, s’écria Berthellemot, enflammé d’un beau zèle, et songez que le premier consul a les yeux sur nous.

Il pensait à part lui :

— Il y a là quelque tour mémorable à jouer à M. le préfet.

La double escouade partit au pas accéléré. Une fois dans la rue, M. Berthellemot s’arrêta et appela :

— Monsieur Barbaroux ?

L’officier de paix s’étant approché, Berthellemot le prit à part :

— Dès longtemps, monsieur Barbaroux, lui dit-il avec majesté, les soupçons les plus graves étaient éveillés en moi au sujet de cette femme, malheureusement soutenue par de hautes protections. J’ai des rapports particuliers du nommé Ézéchiel, qui obéissait en aveugle à une direction intelligente donnée par moi. J’ai toutes les notes. Sans croire aux vampires, monsieur, je ne repousse rien de ce qui peut être admis par un scepticisme éclairé. La nature a des secrets profonds. Nous ne sommes qu’à l’enfance du monde… Je vous charge de veiller sur M. Sévérin adroitement et en vous gardant d’exciter sa défiance. Il a des relations… Si les événements tournent comme il est permis de le prévoir, nous aurons du mouvement à la préfecture, monsieur Barbaroux, et je ne vous oublierai pas dans le mouvement.

L’officier de paix ouvrait la bouche pour exposer brièvement ses droits à une place de commissaire de police, Berthellemot l’interrompit :

— Je prendrai des notes, dit-il. Vous me répondez de ce M. Sévérin… Vous ne me croiriez pas, monsieur, si je vous disais que toute cette intrigue est pour moi plus claire que le jour.

Il partit, ne joignant qu’Ézéchiel à son ancienne escorte. Charlevoy et Laurent restèrent en observation dans la rue Saint-Louis, sous les ordres de M. Barbaroux, qui murmurait :

— Toi, tu vois à peu près aussi clair que M. le préfet, qui voit juste aussi clair que moi, qui n’y vois goutte !

Cette prosopopée s’adressait à M. Berthellemot. Quand donc les subalternes comprendront-ils les mérites de leurs chefs ?

Dans la chambre sans fenêtres, Jean-Pierre Sévérin et son protégé Patou étaient penchés sur le sommeil de Kervoz.

— Comme il est changé ! murmura Jean-Pierre, et comme il a dû souffrir !

— Ces quarante-huit heures, répondit l’étudiant en médecine, ont été pour lui un long rêve, ou plutôt une sorte d’ivresse. Il n’a pas souffert comme vous l’entendez, patron.

— La sueur inonde son front et coule sur sa joue hâve.

— Il a la fièvre d’opium.

— Et ne peut-on l’éveiller ?

Germain Patou hésita.

— C’est si drôle les évangiles de ce Samuel Hahnemann ! murmura-t-il enfin. On n’ose pas trop en parler aux personnes raisonnables. C’est bon pour les cerveaux brûlés comme moi… Similia similibus… Si j’étais tout seul, j’essayerais les formules du sorcier de Leipzig.

— Quelles sont ces formules ? Ne parle pas latin.

— Je parlerai français. Il y a beaucoup de formules, car le système de Samuel Hahnemann étant précis et mathématique comme une gamme, la chose la plus mathématique qu’il y ait au monde, varie et se chromatise selon l’immense échelle des maux et des médicaments ; seulement ces milliers de formules s’unifient dans LA FORMULE : Similia similibus curantur, ou plutôt, car la règle elle-même est exprimée d’une façon lâche et insuffisante : Ceci est guéri par ceci ; au lieu de l’ancienne norme, qui disait : Ceci est guéri par cela.

— Ce sont des mots, murmura Jean-Pierre Sévérin, et le temps passe.

— Ce sont des choses, patron, de grandes, de nobles choses ! Le temps passe, il est vrai, mais ce ne sera pas du temps perdu, car votre jeune ami, M. René de Kervoz, est déjà sous l’influence d’une préparation hahnemannienne. Je lui ai délivré le traitement qui convient à son état.

L’œil de Jean-Pierre chercha sur la table de nuit une fiole, un verre, quoi que ce soit enfin qui confirmât l’idée d’un médicament donné.

Il ne vit rien.

— Tu as osé ?… commença-t-il.

— Il n’y a point là d’audace, l’interrompit Germain Patou. Vous pourriez prendre ce qu’il a pris et mille fois, et cent mille fois la dose, sans que votre constitution en éprouvât, aucun choc.

— Cent mille fois ! répéta Jean-Pierre indigné. Quelle que soit la dose…

— Un million de fois ! l’interrompit Patou à son tour. C’est le miracle, et c’est le motif qui retardera la vulgarisation du plus grand système médical qui ait jamais ébloui le monde scientifique. Quand l’école Sangrado sera à bout d’arguments pour combattre le jeune système, elle s’écriera : Mensonge ! momerie ! imposture ! Hahnemann ne donne rien qu’une matière inerte et neutre : du sucre, du lait ou de l’eau claire ! Et en effet, dans ce que Hahnemann distribue, l’analyse chimique ne découvrirait rien.

— Mais alors…

— Mais alors connaissez-vous le chimiste qui découvrirait, par l’analyse ordinaire, le principe vivifiant du bon air et le principe malfaisant de l’atmosphère en temps d’épidémie ? Si quelqu’un vous dit qu’il le connaît, répondez hardiment : C’est un menteur ! L’air libre rend les mêmes éléments partout à l’analyse… et pourtant il y a un air qui donne la santé, un air qui produit la maladie… j’entends l’air qui est sous le ciel, car le miasme concentré dans un endroit clos s’apprécie chimiquement… Vous pouvez donc être tué ou guéri par une chose infinitésimale, échappant à des instruments qui reconnaîtraient aisément la millionième partie de la dose d’arsenic, par exemple, qui ne suffirait pas à vous donner la colique…

René de Kervoz fit un mouvement brusque sur son lit.

— Il a bougé, dit Jean-Pierre.

Patou prit dans la poche de son frac une boîte plate un peu plus grande qu’une tabatière et l’ouvrit :

— J’ai passé bien des nuits à fabriquer cela, dit-il avec un naïf orgueil. On fera mieux, mais ce est pas mal pour un début.

Dans la boîte, il y avait une vingtaine de petits flacons, rangés et étiquetés. Patou en choisit un, disant encore :

— Jusqu’à présent, notre pharmacie n’est pas bien compliquée ; mais le maître cherche et trouve… Là, patron, voulez-vous ma confession ? Si je venais à découvrir que cet homme-là est un fou ou un imposteur, j’en ferais une maladie !

Ayant débouché un des petits flacons, il en retira une granule qu’il enfila à la pointé d’une aiguille, piquée pour cet objet dans la soie qui doublait la boîte.

René de Kervoz avait entr’ouvert ses lèvres pour murmurer des paroles indistinctes. Patou profita d’un instant où les dents du dormeur se desserraient, et introduisit lestement le globule, qui resta fixé sur la langue.

— Que lui donnes-tu ? demanda Jean-Pierre.

— De l’opium, répondit l’étudiant.

— Comment, de l’opium ! Tu disais tout à l’heure que cette léthargie était produite par l’opium !

— Juste !

— Eh bien ?

— Eh bien, patron, il faudra du temps et de la peine pour habituer le monde à cette apparente contradiction. Le système de l’homme de Leipzig subira une longue, une dure épreuve ; on lui opposera le raisonnement, on lui prodiguera la raillerie. Comment ceci peut-il tuer et guérir ? Tout à l’heure je vous démontrais en deux mots l’effet possible, l’effet terrible d’une dose invisible, impondérable, — infinitésimale, puisque c’est le terme technique. Faut-il vous prouver maintenant, à vous qui avez l’expérience de la vie, que la même chose peut et doit produire des résultats tout à fait contraires, selon le mode et la quantité de l’emploi ? Dans l’ordre moral, la passion, ce don suprême de Dieu, source de toute grandeur, engendre toutes les hontes et toutes les misères ; l’orgueil avilit, l’ambition abaisse, l’amour fait la haine ; dans l’ordre physique, le vin exalte ou stupéfie, — selon la dose.

— Je sais cela, dit Jean-Pierre, qui courba la tête.

— Le bon La Fontaine, dans une fable qui n’amuse pas les enfants, reproche au satyre de souffler le chaud et le froid, employant une seule et même chose : son haleine, à refroidir sa soupe et à réchauffer ses doigts. C’est une image vulgaire, mais frappante, de la nature. Tout, ici-bas, tout souffle le chaud et le froid. L’univers est homogène ; il n’y a pas dans la création, si pleine de contrastes, deux atomes différents ; le physicien qui vient de promulguer cet axiome va changer en quelques années la face de toutes les sciences naturelles. Le siècle où nous entrons inventera plus, grâce à ces bases nouvelles, expliquera mieux et produira autant, lui tout seul, que tous les autres siècles réunis…

— Ses yeux essayent de s’ouvrir ! murmura Gâteloup, dont le regard inquiet était toujours fixé sur René de Kervoz.

— Ils s’ouvriront, répliqua Patou.

— Si tu lui donnais encore une de ces petites dragées ?

— Bravo, patron ! s’écria l’étudiant en riant. Vous voilà converti à l’opium qui réveille ! malgré le facit dormire de Molière, qui est la vérité même ! Je n’ai pas eu besoin de vous citer le plus extraordinaire et le plus simple parmi les faits scientifiques de ce temps : le cow-pox d’Édouard Jenner, sa vaccine, qui est le virus même de la petite vérole et qui préserve de la petite vérole.

— Donne une dragée, garçon.

— Patience ! la dose ne suffit pas ; il faut l’intervalle… on s’enivre aussi avec ces joujoux qu’on nomme des petits verres, quand on les vide trop souvent.

Jean-Pierre essuya la sueur de son front, Patou tenait la main du dormeur et lui tâtait le pouls.

— Mais enfin, grommela Gâteloup, dont la vieille raison se révoltait encore, si tu me trouvais, un beau matin, couché sur le carreau de la chambre, avec de l’arsenic plein l’estomac…

— Patron, interrompit l’étudiant, vous n’avez pas besoin d’aller jusqu’au bout. Je vais vous répondre. Le jour où la vérité m’a frappé comme un coup de foudre, c’est que, n’espérant plus rien de la médication ordinaire et me trouvant auprès d’un malheureux, empoisonné par l’arsenic, j’essayai au hasard la prescription du maître ; je donnai au mourant de l’arsenic…

— Et tu le sauvas ?…

— J’eus tort, car c’est notre ami Ezéchiel ; mais, morbleu ! je le sauvai.

Gâteloup lui serra la main violemment.

Les lèvres de Kervoz venaient d’exhaler un son.

Ils firent silence tous deux. Au bout de quelques secondes, la bouche de René s’entr’ouvrit de nouveau, et il prononça faiblement ce nom :

« Angèle ! »