La Vallée de la peur/Épilogue


Traduction par Louis Labat.
Édition Pierre Lafitte (p. 253-256).


ÉPILOGUE


La cour de police avait clos ses débats en déférant John Douglas à la cour d’assises. Il y fut acquitté comme ayant agi dans le cas de légitime défense. « Faites-le partir d’Angleterre à tout prix, » écrivit Holmes à sa femme. « Il n’y est pas en sûreté. Un péril plus redoutable que ceux dont il s’est tiré l’y menace encore. »

Deux mois avaient passé, le souvenir de l’affaire commençait de s’effacer dans les esprits, quand, un matin, un billet des plus énigmatiques fut glissé dans notre boîte aux lettres. « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! monsieur Holmes ! » disait-il simplement. Pas d’adresse ni de signature. Je ris en voyant ce baroque message ; mais Holmes l’accueillit avec une gravité peu ordinaire.

« Quelque histoire infernale, Watson, » me dit-il.

Et, le front plissé, il s’allongea sur son siège.

Comme la soirée s’avançait, notre logeuse, Mrs. Hudson, vint annoncer tout d’un coup qu’un gentleman demandait à voir Mr. Holmes pour une affaire de la plus haute importance ; au même instant apparaissait derrière elle Mr. Cecil Barker, notre ami du Manoir, Il avait la mine tirée, hagarde.

« J’ai de terribles nouvelles, monsieur Holmes, dit-il.

— Je le craignais, dit Holmes.

— Vous n’avez pas, je suppose, reçu un télégramme ?

— Non, mais voici un billet dont l’auteur a dû en recevoir un.

— Il s’agit du pauvre Douglas. On me dit qu’en réalité il s’appelait Edwards, mais, pour moi, il sera toujours Jack Douglas, de Benito Canon. Je vous avais fait savoir qu’il y a trois semaines il s’était embarqué, avec sa femme, pour le Sud-Afrique, à bord du Palmyre.

— Effectivement.

— Le paquebot arriva au Cap la nuit dernière, et, ce matin, je recevais de Mrs. Douglas, le câblogramme suivant : « Jack, enlevé du bord dans un coup de vent, a disparu au large de Sainte-Hélène. On ignore comment accident put se produire. – Ivy Douglas. »

— C’est donc cela ! fit Holmes, songeur. Eh bien ! je ne doute pas que l’accident ait été fort bien machiné.

— Autrement dit, vous n’y voyez pas un accident ?

— Non.

— Mais un meurtre ?

— Bien sûr.

— Moi aussi. Ces damnés Écumeurs, ces monstres altérés de vengeance.

— Non, non, cher monsieur, non, dit Holmes. Ceci trahit une main magistrale. Pas de fusil à canon écourté, pas de revolver qui manque son homme. On reconnaît un maître à sa manière, et quand il y a quelque part du Moriarty j’ai garde de m’y tromper. Cette fois, le coup n’est point parti d’Amérique, mais de Londres.

— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?

— C’est qu’il a été commis par un homme qui n’a pas le droit de ne pas être infaillible, car sa situation, qui est unique, repose sur le fait qu’il doit réussir tout ce qu’il entreprend. Une grande intelligence et une puissante organisation se sont appliquées à la perte d’un homme. Sans doute, prendre un marteau pour casser une noisette, c’est pousser l’énergie à l’absurde, cela tient de l’extravagance ; mais enfin, la noisette est cassée.

— Comment l’individu dont vous parlez a-t-il pu se trouver mêlé à cette affaire ?

— Je sais seulement une chose, c’est que le premier mot m’en a été dit par un de ses lieutenants. Nos Américains se sont conduits en gens avisés : transportant leurs opérations en Angleterre, ils ont fait ce qu’aurait pu faire n’importe quel criminel : ils ont lié à leur cause cet oracle du crime. Tout d’abord, il se sera contenté de rechercher la victime. Puis il aura tracé un programme d’exécution. Enfin, ayant appris par les journaux l’insuccès de la tentative de Baldwin, il sera personnellement intervenu, avec sa maîtrise habituelle. Vous m’avez entendu, à Birlstone, mettre votre ami en garde contre un danger plus grand que tous ceux qu’il avait courus : me trompais-je ? »

Barker, dans sa colère impuissante, se cognait la tête avec les deux poings :

« Alors, il faudra que nous en restions là ? Ce démoniaque personnage ne trouvera jamais devant lui quelqu’un de sa taille ?

— Je ne prétends pas cela, dit Holmes qui semblait regarder très loin : je ne prétends pas qu’on ne puisse le vaincre. Mais donnez-moi du temps, donnez-moi du temps ! »

Et nous demeurâmes silencieux quelques minutes, tandis que ses yeux divinateurs s’efforçaient de pénétrer l’avenir…