La Vallée de l’Ariège et la République d’Andorre



LA
VALLÉE DE L’ARIÉGE
ET LA RÉPUBLIQUE D’ANDORRE.

Vicdessos (Ariége), 15 septembre 1837.

La vallée de l’Ariége est constamment riche et belle depuis son extrémité inférieure jusqu’aux environs de Pamiers ; jusque-là, si n’étaient les collines, délicieuses par leur verdure, pittoresques par leurs profils et leurs croupes ondulées, et admirables par leur culture, qui la bordent à distance, on croirait n’être pas sorti de la vaste et fertile plaine au milieu de laquelle Toulouse est posé. Au-dessus de Pamiers, les collines se rapprochent et se haussent à la taille de montagnes ; le paysage devient plus sauvage, le climat plus froid, le sol plus pauvre. Le voyageur en prend son parti, si le temps est beau et le soleil resplendissant, parce que, sous un soleil ardent, les montagnes sont toujours magnifiques, pour peu que leurs flancs soient verts et leurs cimes neigeuses. Celui qui a passé par Toulouse au mois d’août s’estime d’ailleurs si heureux de savourer la fraîcheur des bords de l’Ariége, lorsqu’il se rappelle le supplice qu’il éprouvait la veille dans l’atmosphère brûlante de la cité palladienne. Cependant, si passionné que l’on soit pour les montagnes escarpées, pour les neiges perpétuelles et les eaux vives, pour la fraîcheur pendant la canicule, on a le cœur serré lorsque l’on continue, au-delà de Tarascon, pour remonter jusqu’à Vicdessos. On croit, en effet, entrer dans un repaire maudit, dans un tombeau, lorsque l’on traverse cette gorge de la Ramade, où l’Ariége s’est frayé une route dans le granit. On chemine entre deux montagnes pelées, taillées à pic, que l’homme a désespéré de rendre productives dans un pays où l’on se dispute un pied carré de terrain, et où le paysan, pour ne pas mourir de faim, transporte sur ses épaules, à des hauteurs de mille et deux mille pieds, partout où il y a place pour les loger, les terres que la pluie a entraînées au fond du vallon. C’est un passage abandonné de Dieu et des hommes ; les seigneurs féodaux eurent seuls le courage de l’habiter, comme l’atteste le château de Miglos, que l’on voit, avec ses tours et ses créneaux assez bien conservés encore, perché sur un sommet. Mais l’homme et la Providence reparaissent bientôt ; et ici, à Vicdessos, on est au milieu d’un panorama des plus variés et des plus curieux, où les œuvres humaines se marient à celles de la nature. C’est une culture parfaite associée à de majestueuses montagnes ; ce sont de grands villages dont les habitans vivent au sein du bien-être, phénomène unique dans les cantons où les ruisseaux affluens de l’Ariége ont leurs sources ; ce sont, à côté des grottes à stalactites, qui datent de la création, et dans lesquelles s’étaient fortifiés les Albigeois, réduits à la dernière extrémité[1], les cavernes non moins sinueuses et non moins profondes que les hommes ont creusées par un travail de plusieurs siècles pour extraire le minerai de fer ; ce sont les cheminées des forges, dont les étincelles vont mourir sur des monumens laissés par les druides, sur des tours qui abritèrent Charlemagne, sur le clocher d’une église toute moderne en comparaison, car elle ne compte que six siècles ; c’est, au travers de tout cela, l’Ariége qui épand, en bondissant, ses eaux bleues ; et tout autour une triple rangée de sommets, dont les formes se rapportent à des types divers, selon qu’ils sont de granit, de schiste ou de marbre, selon qu’ils ont été plus ou moins bouleversés par les antiques commotions du globe, et travaillés par les feux souterrains.

Cette montagne qui domine toutes les autres est le Montcalm[2], l’un des sommets les plus élevés des Pyrénées, sur lequel, il y a peu d’années, M. Corabœuf, colonel du génie géographe, tout absorbé dans ses difficiles opérations (car les plus habiles astronomes sont encore plus sujets aux distractions que l’astrologue de la fable), se laissa surprendre dans sa tente, à je ne sais combien de mille pieds au-dessus de la vallée, par un ouragan de neiges prématurées. Par ici est la montagne de Bassièsses, célèbre dans le pays par la bonté de ses pâturages, et dont les fromages échappent seuls à l’anathème lancé sur tous ceux du pays par les gastronomes du Languedoc. Par là s’élève le mont ferrifère de Rancié, dont les hommes labourent depuis long-temps les entrailles. À gauche est le col de Sem, près duquel on remarque de loin une cime solitaire couronnée par un rocher de granit que supportent trois petits blocs entre lesquels, comme entre les jambes d’un trépied, on aperçoit le jour ; sur ce rocher, du temps des druides, le sang des victimes humaines a coulé, et l’on distingue encore au centre de sa surface une cavité circulaire creusée pour que ce sang vînt s’y réunir. À droite, le col de Lherz, qui conduit à l’étang du même nom, célèbre dans les annales des géologues. En face, le passage qui mène à la vieille république d’Andorre. Au fond de la vallée le bourg de Vicdessos. À mi-côte, sur la pente des montagnes, les villages de Suc et d’Auzat, celui d’Ollier, dont les habitans avaient obtenu de Charlemagne le privilége de porter tous l’épée ; celui de Goulier, les trois quarts de l’année enseveli sous les neiges ou enveloppé dans les nuages, et celui d’Orus, qui, bâti sur un terrain de kaolin en décomposition, descend lentement en masse vers le fond de la vallée, mais qui, au gré du curieux s’y rendant à pied, n’a encore que trop de chemin à faire pour se rapprocher du niveau de l’Ariége. D’un côté de Vicdessos, le chemin en zig-zag qui conduit aux mines, et que gravissent lentement les muletiers ; car, au voisinage de l’Espagne, les chemins à pentes bien ménagées, selon la mode anglaise, les beaux chariots et les vigoureux attelages font place à des sentiers escarpés et à l’arriero de la Péninsule avec ses mules au pas lent ; mais ce chemin qui grimpe, s’il a l’inconvénient de faire payer cher le minerai au maître de forges, a l’avantage d’orner le paysage par ses contours qui vont et viennent ; et pour qu’il ressemblât mieux à une décoration d’opéra, le hasard a voulu qu’il fût bordé, vers le col de Sem, par une superbe cascade de deux cents pieds de hauteur perpendiculaire, qui se précipite du milieu des sapins. De l’autre côté de Vicdessos, sur un large mamelon, voyez les débris très reconnaissables encore d’une grande enceinte fortifiée : c’est le camp de Montréal ; c’est là que stationnèrent pendant quelque temps les soldats et les douze pairs de celui qu’on peut appeler par excellence l’empereur français, même après Napoléon, lorsqu’il allait tenter en Espagne une de ces conquêtes toujours fatales à nos Césars. En dehors du camp, comme poste avancé, s’élève la tour carrée d’Ollier, qui, dit-on, fut habitée par ce grand prince.

Je coupe court à cette description pour arriver à un sujet plus intéressant que la coupe des montagnes ou que les débris des temples druidiques et des camps et châteaux de la féodalité, c’est-à-dire à la population qui, aujourd’hui, remplit ces montagnes, à son caractère, à ses mœurs, à sa physionomie.

Et d’abord je me pique, vous le savez, d’être fort amateur de ce que l’on appelle aujourd’hui la civilisation, de ces grandes innovations industrielles et administratives qui rapprochent les peuples, favorisent le travail, et, par lui, répandant à pleines mains l’aisance et les lumières, font participer par degrés les classes inférieures aux satisfactions matérielles et intellectuelles, jusqu’ici réservées à une faible minorité. À la faveur de ces entreprises nouvelles, l’humanité marche vers de nouvelles destinées, novus nascitur ordo ; elle se rehausse sur le monde qui lui a été donné pour piédestal, elle étend et affermit de plus en plus sa domination sur ce globe ; mais toutes les choses humaines ont leurs défauts comme les médailles leurs revers, et, par exemple, je conviens que jusqu’à présent, quelles que soient les nouvelles jouissances auxquelles on a initié ce que je nommerai, en langage aristocratique, le commun des hommes, en lui ouvrant à deux battans le monde des choses et celui des idées, il n’est pas certain qu’on ait augmenté sur la terre la masse du bonheur. Il est douteux qu’il y ait aujourd’hui au fond des ames plus de contentement qu’il y a deux siècles, quoiqu’il y ait incomparablement plus de luxe et de comfort dans nos maisons et dans nos habits, plus de raffinement dans notre régime et plus d’instruction dans nos cervelles. Il semble même qu’en propageant les lumières, nous propagions la démoralisation : les annales des cours d’assises et les registres des enfans-trouvés nous ont révélé cette vérité déplorable à dire. Ces écueils une fois signalés, je suis convaincu que nous les éviterons, car déjà la tendance des hommes sages est de rechercher comment l’on pourra réformer la réforme, c’est-à-dire la consolider en l’épurant et la moralisant ; mais ce ne sont pas là les seuls reproches que l’on adresse à la civilisation. Ses résultats les plus merveilleux, ceux dont l’homme est le plus en droit de s’enorgueillir, paraissent, en effet, devoir dépoétiser le monde, en imprimant profondément au genre humain un cachet d’uniformité et de monotonie. À force de mêler les peuples, à force d’abaisser les barrières qui séparent les empires des empires, les provinces des provinces, les campagnes des villes, et les classes des classes, on rend le genre humain de plus en plus égal et semblable à lui-même ; on efface ces différences dont quelques-unes, à coup sûr, étaient oppressives, mais qui emplissaient la vie d’animation, de variété, de poésie, d’illusions si vous voulez, mais enfin de charmes, plus encore, peut-être, pour les humbles qui se tenaient en bas, que pour le privilégié qui était en haut. À force de similitude et d’égalité, n’est-il pas à craindre que nous n’anéantissions la personnalité des individus sans laquelle il n’y a pas de liberté ? Ne mécanisons-nous pas la société, n’en faisons-nous pas une ruche ou un atelier, où chacun de nous sera réduit au rôle d’une navette allant et venant régulièrement du soir au matin, sous l’impulsion, toujours égale, d’une machine à vapeur ? En étouffant la vie sentimentale sous le faix du positivisme, ne tarissons-nous pas les deux plus abondantes sources des joies de ce monde, celles qui coulent pour tous, grands et puissans, riches et gueux, je veux dire la famille et l’amitié ? Et puis, ne rendons-nous pas le globe trop exigu pour notre espèce ? Le plus mince bourgeois ne s’y sentira-t-il pas bientôt à l’étroit, mal à l’aise, comme jadis le grand Alexandre ? Ne tuons-nous pas la patrie comme le scepticisme croyait avoir tué les rois et les dieux ?

C’est aux États-Unis que la civilisation s’est le plus librement développée, selon ses allures modernes. En parcourant ces vastes régions où l’homme a accumulé, en si peu d’années, tant de preuves de son génie créateur et de sa puissance sur la nature, qu’il a inondées comme par enchantement, par le moyen de ces magiques auxiliaires inconnus des peuples anciens, les chemins de fer, les canaux, les bateaux à vapeur, les banques, les journaux, les écoles primaires et le self-government[3], le voyageur se sent souvent saisi d’un indéfinissable sentiment de tristesse et d’ennui, qui l’étreint et l’oppresse. C’est que ce grand pays est tout un, toujours le même. Un état y ressemble à un état, une ville à une ville, une famille à une famille, un homme à un homme. Ce sont partout les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, la même langue, les mêmes idées, le même cadre d’existence. L’Américain peut se croire partout chez soi, et à cause de cela je ne serais pas surpris que nulle part il ne s’y sentît. C’est un superbe damier qui tous les jours s’embellit, mais qui partout s’embellit de la même manière, d’après les mêmes règles et dans la même mesure ; les hommes y sont rangés comme des pions, tous de même taille, tous de bonne proportion géométrique, tous bien dressés, sur un échiquier. Par moment, l’on est vivement tenté de croire que quelqu’un de ces jours, la vie s’y réduira pour tous, si les ébats de la démagogie et la guerre servile n’y mettent ordre, au mouvement des simples soldats dans une partie d’échecs.

Dans les temps anciens, un tout petit pays comme la Grèce a pu être habité par vingt peuples divers, offrant chacun un caractère national parfaitement dessiné ; il a pu présenter, dans leur expression la plus élevée, tous les types suivant lesquels la nature humaine peut se modeler, au moral et au physique, dans l’ordre des passions comme dans celui des idées. Sur cet espace, à peine grand trois fois comme le département de Seine-et-Oise, on vit fleurir tous les arts et toutes les sciences, tous les systèmes de gouvernement et toutes les formes de société. De toutes les théories philosophiques dans le cercle desquelles le genre humain va tournant, il n’en est pas une qui n’y ait eu ses représentans, qui n’y ait été élaborée et mûrie. Aujourd’hui il n’y a plus de Grèce possible, et l’on se surprend à se demander, dans des accès de pessimisme, si cette variété infinie, cette animation, ce parfum de poésie (le mot me revient toujours) dont a joui jadis cette contrée lilliputienne, il sera possible d’en retrouver un jour les élémens, avec le même éclat et la même richesse, non pas seulement dans un état, mais dans l’étendue d’un continent entier, et même sur toute la terre prise dans son ensemble. Voici, entre mille, une des causes qui semblent légitimer ces doutes :

Quand les Grecs voyageaient sur leurs chevaux sans étriers à travers les sentiers de leurs montagnes, c’était une longue et rude entreprise, permise seulement à quelques hommes puissans ou à quelques hardis philosophes, que d’aller d’Athènes à Sparte ; c’est à peu près la distance de Paris à Orléans. Aujourd’hui, sur les bateaux à vapeur, qui n’ont cependant que trente ans d’existence, nous faisons déjà six lieues à l’heure. Et sur les chemins de fer, qui sont plus nouveaux encore que les bateaux à vapeur, car les enfans de dix ans les ont vus naître, rien n’est plus commun que la vitesse de dix lieues à l’heure. Lors des dernières élections, un courrier expédié de Liverpool à Londres a parcouru, à raison de vingt-deux lieues à l’heure, le chemin de Manchester à Birmingham ; et sur le chemin de Carlisle à Newcastle on atteint, par instant, celle de vingt-quatre lieues. Le vieux Stephenson assure qu’il ne sera content que quand il se sera fait transporter à raison de quarante lieues à l’heure. Or, le tour du monde n’est que de dix mille lieues, pas davantage. Cavons au plus bas, et calculons sur le pied de dix lieues à l’heure. À ce compte, combien faudrait-il de temps pour faire le tour du monde ? Quarante-deux jours. Prenons pour base la vitesse actuelle du chemin de Carlisle ; de quarante-deux jours nous tombons à dix-sept. Au calcul de M. Stephenson, ce ne serait plus que onze jours, rien que onze jours pour ce voyage que nul n’avait osé croire possible avant le xvie siècle, qui a valu à Magellan une immense renommée d’audace, et qui, aujourd’hui encore, dure au moins un an. Onze jours ! c’est le temps que mettaient les plus grands seigneurs, sous Louis XIV, avec tout le luxe possible de carrosses, de chevaux et de valets, pour franchir l’intervalle de Paris à Bordeaux. Avant la révolution, le bourgeois qui allait de Toulouse à Paris en diligence demeurait quinze jours en route. Avec la vitesse vraiment mesquine et vulgaire désormais, de dix lieues à l’heure, il ne nous faudra plus que quinze jours pour nous rendre à Pékin. Nous ferons cette excursion comme aujourd’hui celle de Baréges ou de Saint-Sauveur. Et tout le monde la fera, le boutiquier comme le banquier, l’artisan et l’ouvrier comme le bourgeois, dans de délicieuses voitures bien suspendues, bien douces, bien spacieuses, où l’on peut dormir étendu comme dans son lit. Car ce qui distingue ces nouveaux moyens de transport, c’est qu’ils sont éminemment démocratiques ; ce sont les instrumens les plus irrésistibles du décret de la Providence, qui abaisse les grands et élève les humbles, deposuit potentes. Ils sont accessibles à tous, étant économiques on ne peut plus ! Je me suis trouvé, moi millième, sur l’Hudson, à bord du bateau à vapeur le North-America, et fort à l’aise, bien plus, certes, que dans la meilleure des chaises de poste. Quant aux chemins de fer, sur celui de Saint-Germain il y a place, dans chaque convoi, pour seize à dix-huit cents voyageurs, c’est-à-dire pour toute la population d’une petite ville, y compris les femmes, les enfans et les vieillards. Avec une trentaine de machines locomotives on pourra voiturer, sur les chemins de fer, une armée tout entière, personnel et matériel, et la porter, entre le lever et le coucher du soleil, d’une frontière à l’autre. Fait non moins démocratique ! avec les bateaux à vapeur et les chemins de fer, les voyages, je le répète, se font aussi commodément, aussi mollement qu’aurait pu le désirer un sybarite, que peut le concevoir un pacha à trois queues, lorsqu’il cuve son opium, étendu sur de moelleux coussins dans son harem somptueux ; et ce que ni sybarite, ni pacha ne voudrait croire, ils se font presque pour rien. La charité publique donne trois sous par lieue aux indigens qui voyagent ; c’est aussi la pitance que reçoivent nos braves soldats lorsqu’ils sont en route. Eh bien ! ces trois sous par lieue sont plus que suffisans pour solder un passage sur un bateau à vapeur resplendissant d’or et de peintures, ou dans les diligences bien suspendues d’un chemin de fer. Il y a cinquante-quatre lieues de New-York à Albany par l’Hudson ; j’ai fait dix fois ce trajet sur le North-America, ou dans les salons d’autres bateaux à vapeur non moins reluisans de luxe et de propreté, pour cinquante sous, c’est-à-dire à raison de moins d’un sou par lieue. Sur le chemin de fer de Belgique, on paie vingt sous pour franchir les onze lieues qui séparent Anvers de Bruxelles.

Tout cela est fort beau, sans doute ; tout cela sent la féerie ; Aladin, avec sa lampe merveilleuse, se serait cru extravagant d’en avoir seulement la pensée. Grace à ces facilités inouies, un jour, bientôt, les habitans de Paris pourront avoir un pied-à-terre sur le Bosphore, où, avant M. Conte, on ne pouvait se rendre en moins de quarante jours, une villa sur le plateau du Mexique, et les Marseillais une bastide, selon leur cœur, à Otaïti. Nos négocians de Bordeaux auront une ferme à coton en Géorgie, des champs de phormium-tenax dans la Nouvelle-Zélande, et des actions dans une mine de cuivre du Chili. Cinq ou six fois par an, par manière de dimanche, pour prendre l’air et se distraire, on ira inspecter de ses propres yeux ses affaires dans les quatre parties du monde. Les fashionables s’inviteront à une partie de chasse au tigre dans les jungles du Gange, comme aujourd’hui à une course au clocher en Angleterre ou à Chantilly. Mais aussi l’unité de la race humaine ne sera-t-elle pas alors tout autre chose qu’une opinion théorique ? Ne sera-ce pas un fait accompli ? À force d’être brassés ensemble, de se rapprocher de haut en bas et de bas en haut, les hommes ne deviendront-ils pas tous exactement à l’image les uns des autres, comme des plaques de cuivre estampillées au même emporte-pièce ? Avec les chemins de fer et la vapeur dans l’ordre matériel, avec l’imprimerie dans l’ordre intellectuel, la terre n’étant plus qu’un point, pourra-t-il, malgré la différence des climats, continuer à exister encore des provinces et des empires divers ? Les peuples se connaissant tous sur le bout du doigt, et les individus se sachant tous par cœur les uns les autres, n’arrivera-t-il pas alors qu’il n’y ait plus sur la terre qu’une loi, qu’une foi, qu’un roi, qu’une langue, et, qui plus est, parce qu’il faut tout prévoir, qu’un costume, qu’une cuisine, qu’une fashion ? Pour le coup, il n’y aurait plus moyen d’être Persan. La vie alors ne sera-t-elle pas au suprême degré uniforme, monotone, prosaïque, et partant ennuyeuse ?

Voilà des questions que déjà de bons esprits, en assez grand nombre, se posent tout bas au coin de leur feu. Voilà ce qui est vaguement senti par beaucoup d’autres, et ce qui les rend froids pour les merveilles de ce que vous et moi, avec le vulgaire, nous appelons la civilisation. Ces sombres prévisions et ces instincts retardataires sont, à coup sûr, prodigieusement exagérés et déraisonnables. L’unité absolue ne sera jamais réalisée. S’il y a mille forces qui nous poussent vers l’unité et la centralisation, il y en a, en nous et hors de nous, deux mille qui nous tirent dans le sens opposé, et qui, si elles sommeillent aujourd’hui, sauront se réveiller et se faire obéir lorsque besoin sera. La variété infinie qu’offraient jadis et le monde et l’humanité pourra être singulièrement réduite ; mais la limite extrême de la réduction, le point culminant de la centralisation est représenté au moins par le nombre deux et non par le nombre un ; car l’homme est fait de telle sorte, que lorsqu’il y aura deux milliards d’habitans, tout comme au temps où le genre humain se composait de deux personnes, les chemins de fer et l’imprimerie auront beau faire, il y aura nécessairement deux opinions, deux partis, deux coteries, deux bandes, deux cultes, deux mondes. Jamais la paix et l’harmonie absolue ne régneront sur la terre ; qui donc, ayant quelque peu sondé les recoins du cœur humain, pourrait croire à Astrée pour l’avenir ou pour le passé ? L’accord parfait des hommes serait la preuve qu’ils n’ont plus rien à se dire, rien à discuter, rien à entreprendre. Alors la tâche de l’homme, sur la terre, serait terminée ; nous serions à la fin du monde. Le temps serait venu pour une répétition de ces révolutions génésiaques que notre globe a déjà subies cent fois, et près desquelles nos révolutions politiques sont des tempêtes dans un verre d’eau. Le genre humain serait condamné à disparaître comme ont été successivement biffées de la surface du globe je ne sais combien d’espèces d’êtres, pour faire place successivement à d’autres espèces toujours plus perfectionnées et meilleures.

Quoi qu’il en soit, nous admettrons, n’est-ce pas ? qu’aujourd’hui, à l’ombre de la civilisation, l’unité, la centralisation, l’uniformité, le prosaïsme et l’ennui, font, en pratique et en théorie, des progrès alarmans, ou tout au moins excessifs. Ce qui me frappe dans ces montagnes, où la civilisation n’a pas pénétré encore, ce qui m’y enchante, pour quinze jours peut-être, c’est qu’on y trouve, dans les hommes comme dans les choses, de la diversité, du pittoresque, de la poésie. Chaque vallée y est encore un petit monde qui diffère du monde voisin, comme Mercure d’Uranus. Chaque village y est un clan, une manière d’état qui a son patriotisme. Ce sont à chaque pas de nouveaux types, de nouveaux caractères, d’autres opinions, d’autres préjugés, d’autres coutumes. Les villes les plus voisines reflètent elles-mêmes cette bigarrure de la montagne. Ainsi, à une heure et demie de Pamiers, la cité la plus monacale qui existe en France, quoiqu’on n’y aperçoive plus de moines, nous avons la ville toute bureaucratique de Foix, essentiellement peuplée de commis et de fonctionnaires, où il ne resterait pas pierre sur pierre, si vous en enleviez la préfecture, le tribunal, la mairie, la gendarmerie, la prison et le collége. À une heure de Foix s’élève Lavelanet, c’est-à-dire un Manchester en embryon, où tout le monde carde, file ou tisse, et qui ressemble à un faubourg de Rouen ou de Sedan, transplanté d’une seule pièce à deux cents lieues. Mais, au cœur des montagnes, les transitions sont encore plus brusques, et les contrastes plus frappans. Voici un village d’agriculteurs, un autre de muletiers, un troisième et un quatrième de mineurs, ayant chacun son cachet, son originalité. À droite, une commune dont les habitans sont renommés par leurs habitudes rangées, par leur économie et leur sobriété ; on y reconnaît universellement comme axiome cette parole de Job, que l’homme est né pour travailler comme l’oiseau pour voler, en y ajoutant pour commentaire la devise d’Harpagon, qu’il faut manger pour vivre, et non vivre pour manger. À gauche, à un quart de lieue, dans cette autre commune, tout le monde pense comme Grégoire, tout le monde adopte le refrain de Robert, que l’or est une chimère et qu’il faut savoir s’en servir. À Sem, tous les chefs de famille, quoiqu’ils ne sachent pas lire, sont familiers avec les mystères du code de procédure ; la nature les a tous faits procureurs. Dans celui de Goulier, tous sont nés gastronomes, et des plus dévorans ; à table, mais aussi en champ-clos, avec leurs épaules carrées, leur humeur altière et leur estomac indomptable, ils tiendraient tête, non pas seulement aux héros d’Homère ou aux guerriers du grand Odin, mais, s’il le fallait, à Polyphème. Le médecin le plus renommé du pays m’a communiqué le menu de quelques déjeuners, dîners et goûters auxquels il avait assisté, et qui feraient reculer d’effroi tous les géans et tous les ogres qui ont paru sur le boulevart ; et, par exemple, il me citait un des hommes les plus recommandables, les plus comme il faut de la vallée, qui, au sortir d’un repas de noce, avait avalé jusqu’aux os, par passe-temps, une oie et un jambon, en attendant le souper. « J’ai vu, me disait ce docteur, deux mineurs de Goulier engloutir, à la table d’un cabaret, chacun dix kilogrammes de viande, cinq kilogrammes de pain et quinze litres de vin (le litre pèse un kilogramme) ; la carte de ce dîner s’élevait donc en poids à soixante livres par tête. Vous avez dans les salons de Paris de jolies femmes qui pèsent moins. Un autre jour, un mineur à qui sa femme venait de donner un fils, voulant célébrer dignement cette faveur du ciel, fit venir un veau gras par réminiscence de l’histoire de l’enfant prodigue, le tua, le fit rôtir, le servit sur la table, de ses mains comme Ulysse, et le mangea tout entier, avec le seul secours d’un ami digne de lui. » Le bon docteur ajoutait tristement que, chez tous les malades de ce village, les affections, quelle qu’en fût l’origine, dégénéraient constamment en gastrites.

Le régime politique se ressent de cette variété ; à quelques heures d’ici, côte à côte contre notre France monarchique et centralisée, est la vallée d’Andorre, formant une république dont, avant la révolution, les consuls de la vallée de Vicdessos recevaient, tous les ans, l’hommage, et l’hommage rendu à genoux. Il faut que le génie de la conservation ait pris ces montagnes sous sa protection toute spéciale, puisque cette république se maintient telle quelle avec ses lois depuis un millier d’années. Imaginez une vallée en forme d’y, c’est-à-dire formée à sa partie supérieure par deux branches qu’arrosent l’Embalire et l’Ordino, séparée de la France par de hautes cimes absolument impraticables dans la saison des neiges, et séquestrée ainsi, pendant six mois, de tout l’univers, sauf le passage qu’ouvre l’Embalire, au travers des rochers, en descendant vers la forteresse espagnole d’Urgel. Vers l’an 790, Charlemagne, ayant marché contre les Maures d’Espagne, les défit dans une vallée des Pyrénées, contiguë à celle de l’Andorre, et qui porte encore son nom (vallée de Carol). Les Andorrans reçurent l’armée de Charlemagne, et la dirigèrent vers les défilés de la Catalogne. Pour les récompenser, il les rendit indépendans des princes voisins, et leur permit de se gouverner par leurs propres lois. Son fils, Louis-le-Débonnaire, leur organisa une administration qui subsiste encore dans les mêmes formes et avec les mêmes noms ; c’est ainsi qu’une partie de la dîme de la ville d’Andorre est qualifiée aujourd’hui de droit carlovingien. L’Andorre traversa, sans encombre, les bouleversemens du moyen-âge, grâce aux montagnes qui lui servent de boulevart, et aussi parce qu’il se résigna volontiers à subir une loi qui était, au fond, la sauvegarde des faibles. En acceptant la suzeraineté d’un prince, et en lui payant un tribut, les villes et les petits pays perpétuaient aisément alors leur privilége de se régir eux-mêmes. Ainsi fit l’Andorre. Il arriva jusqu’à Henri IV, sous le protectorat peu onéreux des comtes de Foix et des évêques d’Urgel. Dans la personne d’Henri IV, la couronne de France reprit l’exercice des droits que les comtes de Foix avaient possédés. En 1793, les rapports furent interrompus entre la France et l’Andorre ; mais Napoléon les rétablit en 1806, et, comme par un effet de la prérogative qui semble miraculeusement attachée à cette vallée, lui qui ne respectait la neutralité d’aucun royaume et les droits d’aucun prince, dès que cette neutralité ou ces droits ne cadraient plus avec ses plans, il se montra très scrupuleux, pendant toute la durée de son règne, malgré la guerre d’Espagne et le voisinage de Mina, envers la neutralité de l’Andorre[4]. Aujourd’hui, les six mille habitans de cet autre Saint-Marin nous paient un tribut de 960 francs par an ; ils versent une égale somme dans la caisse du prince-évêque d’Urgel ; ainsi, en bons rapports avec la crosse et l’épée, avec les puissances temporelles et spirituelles, ils comptent que leur antique indépendance a encore un long avenir.

L’Andorre est une république qui diffère de tous les modèles qu’on nous a offerts. Cela n’est ni gai, ni animé ; cela a un faux air de Salente, c’est-à-dire d’ennui (ou plutôt Salente avait un faux air de l’Andorre) ; mais c’est tranquille, régulier, et, par momens, quelque peu solennel. Ce petit peuple de pasteurs, où il y a cependant six communes et une vingtaine de hameaux, sans compter les habitations isolées, où chaque citoyen a son fusil, où le principe du patriciat est admis, n’a jamais eu l’idée de recommencer l’histoire du Mont-Aventin, quoique ce ne soient pas les monts qui lui manquent ; à plus forte raison, n’a-t-il jamais eu ni 10 août, ni 2 septembre, ni comité de salut public, ni général Jackson. Et pourtant c’est bien une république ; l’esprit d’indépendance personnelle y subsiste pleinement. Un visiteur venu de Paris en Andorre n’en croit pas ses yeux. « Comment, se dit-il, les apôtres de la révolution, les Rousseau et les Voltaire, les Mirabeau et les Danton, ont fait retentir leur parole novatrice dans toute l’Europe et au-delà des mers ; à leur voix, comme au son des trompettes de Jéricho, tout le passé s’est écroulé autour de cette vallée d’Andorre, et là il est resté intact ! Voici des registres de l’état civil aux mains du clergé, un droit d’aînesse si étendu, si bien observé, que telle famille possède le même bien depuis sept à huit cents ans sans l’avoir en aucune manière augmenté ni diminué ; voici une grande inégalité de condition, ou au moins des gens très pauvres à côté d’autres très riches ; voici les substitutions usitées sans cesse ; voici le système des fonctions gratuites, c’est-à-dire un symbole évident d’aristocratie ; et contre toutes ces traditions de l’ancien régime, il n’y a pas une plainte ! » C’est que la ceinture de montagnes qui entoure l’Andorre a été pour lui une muraille de la Chine, derrière laquelle il a jusqu’ici bravé l’esprit d’innovation ; c’est que l’Andorre possède encore au plus haut degré le sentiment de famille, qui a suffi à la stabilité de cet immense empire dans lequel il y a autant de millions d’habitans, qu’il y en a de douzaines dans l’Andorre ; c’est que, de plus que le céleste empire, ce microscopique Andorre a fidèlement gardé la religion, puissante garantie de toutes les institutions sociales, et avec elle des mœurs pures et sévères, c’est-à-dire républicaines ; c’est que les supérieurs, dans l’Andorre, s’ils savent commander, savent au besoin obéir ; s’ils connaissent leurs droits, ils respectent leurs devoirs ; c’est que les aristocrates andorrans pratiquent le patronage plus libéralement que n’a jamais su le faire l’aristocratie française, et même que l’aristocratie anglaise, qui pourtant l’entend si bien ; c’est que, mis au-dessus de la foule comme représentans du principe d’inégalité, ils rendent cependant à celui d’égalité le plus éclatant des hommages. « Les chefs de famille ne quittent jamais leurs biens, et, ne faisant aucune dépense de luxe, emploient tous leurs revenus aux travaux agricoles et à la garde de leurs bestiaux. Les paysans pauvres qui les entourent, partagent les travaux de leurs enfans et leurs repas ; leurs habits sont tissus, comme l’habit de leur maître, de la laine de son troupeau ; les jours de fête, ils partagent les mêmes délassemens, jamais humiliés, jamais maltraités. Le peuple, loin d’envier la fortune du riche, le respecte comme son magistrat, l’aime comme son bienfaiteur, et regarde son bien comme un atelier inépuisable sur lequel il a un droit de travail et de nourriture[5]. »

Bénies soient donc les montagnes ! elles seules valent au promeneur blasé sur les raffinemens de notre civilisation, de trouver, à trois journées de poste de Paris, du vieux qui est redevenu neuf à force de vieillesse. C’est quelque chose d’inoui qu’à trois pas de la France, où, il y a quelques mois, le roi, traqué dans son palais, était, toutes les fois qu’il mettait le pied dehors, le point de mire des balles des assassins, à deux pas de l’Espagne, où l’on exhibait hier, dans un café de Madrid, les membres sanglans de Quésada, il existe encore un coin de terre où l’esprit de renversement et d’anarchie n’a jamais fait la moindre apparition. Pendant que, des quatre points cardinaux, souffle le vent des tempêtes, pendant qu’il ne reste plus dans l’univers une seule dynastie, un seul empire, une seule société, dont le philosophe observateur puisse répondre pour un avenir de vingt ans, c’est une grande merveille qu’un état, si petit soit-il, où règnent le calme, la sérénité, la sécurité, et qui, après mille ans de durée, semble posséder la stabilité la plus parfaite. Entre la constitution de 1812 et le programme de l’Hôtel-de-Ville, c’est bien pittoresque, n’est-ce pas ? qu’une république entourée d’institutions patriciennes. Au milieu de ce dédain pour les hommes et les choses du passé, dont nous nous laissons tous dominer dans ce temps de combinaisons éphémères, c’est bien romantique, un pays où la vieillesse est profondément respectée ! Puis, convenez que nos ombrageux républicains de l’école moderne nous avaient peu habitués à supposer que la bienveillance dans les cœurs comme dans les paroles, l’indulgence et la tolérance pratique pour autrui fussent des attributs compatibles avec la république. Avouez que l’esprit de lutte et de chicane semble tellement inhérent à la nature humaine, qu’on s’exposerait à se faire rire au nez, en Angleterre comme en France, à Saint-Pétersbourg comme à Vienne et à Berlin, si l’on soutenait qu’il existe un pays où les procès de famille, relativement à la succession paternelle, sont totalement inconnus[6]. — Vous voulez parler, répondrait-on, des îles Pelew, où il n’y a pas de propriété, ou plutôt du rocher de Juan Fernandez, qui n’est habité par personne. Eh bien ! cette bienveillance simple et affectueuse, cette absence complète de procès en matière d’héritages, cette moralité, cette stabilité, cette vénération pour l’expérience, sont des phénomènes que vous observerez, quand il vous plaira, dans le pays d’Andorre. Après Colomb, Magellan ou Cook, après les voyages de Ross et de Parry au pôle glacial, quand toute la terre semblait explorée et rebattue, il reste donc, vous le voyez, un nouveau monde à découvrir. Si vous étiez bien en cour (je suppose qu’il y ait encore une cour), ne pourriez-vous pas conseiller d’organiser à cet effet une expédition composée de tout ce qu’il y aura de plus hardi et de plus bouillant parmi notre jeunesse novatrice[7] ?

Vicdessos est un des points où l’on observe le plus nettement les phénomènes qui ont accompagné la formation de la chaîne pyrénéenne. Il fut un temps où les roches qui forment sa cime sourcilleuse étaient déposées au fond des eaux de la mer en couches horizontales ; elles y étaient, car elles portent par millions les traces de leurs antécédens marins ; leur origine, et bien plus, leur date précise, leur âge, sont écrits à chaque pas dans toutes les couches, dans tous les blocs, par des hiéroglyphes qui défient ceux de nos obélisques, c’est-à-dire par des coquilles parfaitement conservées. Puis les volcans vinrent, non pas de ces volcans rapetissés qui, au jour de leur plus grande fureur, se bornent à ensevelir Herculanum et Pompéia dans un torrent de cendres, ou à troubler le sommeil des lazzaroni, mais de ceux à qui il ne fallait rien moins que deux ou trois mille lieues carrées de terrain à bouleverser, de ceux qui mettaient l’Océan en émoi d’un pôle à l’autre, de ceux qui soulevaient, non pas des îles éphémères de la taille de celles qui apparaissent parfois sur les côtes de Sicile ; mais de vastes pays, des continens entiers. Vous savez que, comme Thalès de Milet, le fondateur de la géologie moderne, le savant Werner, voulait que l’univers eût été exclusivement formé par l’eau ; s’il y a quelque chose de démontré aujourd’hui dans les sciences, c’est que le feu a eu sa part, autant que l’eau, dans la création de notre planète. Vous connaissez la théorie des soulèvemens dus à des masses ignées dont les laves de nos volcans ne sont, heureusement pour nous, que la dernière et pâle imitation ; vous savez comment cette théorie a été enfantée et soutenue par M. de Buch, et comment M. Élie de Beaumont a réussi à la perfectionner, à l’élucider, à la rendre populaire. Ainsi Thalès n’est pas le seul des sages de la Grèce qui ait eu raison. Autrefois donc, le Mont-Perdu et le Pic du Midi étaient sous l’eau, lorsque la croûte de la planète, contractée par le refroidissement, se brisa, et qu’un premier flot de granit fondu, débordant au travers de la fente, éleva avec lui, du sein des eaux, la chaîne entière, du point où est Bayonne à celui où est Perpignan. Voilà pourquoi aujourd’hui le centre des Pyrénées se compose habituellement de roches granitiques, sur lesquelles reposent, tordues, contournées, ployées en tous sens, les couches des autres terrains calcaires ou schisteux.

Après le granit est apparu dans les Pyrénées un nouvel agent, souterrain et embrasé, de révolution ; c’est celui qui s’y montre au jour, çà et là, sous forme de roches dures et tenaces, presque toujours sonores sous le marteau, cristallines et de couleur verte. Les géologues en distinguent deux variétés, appelées, la plus abondante, diorite ou ophite, l’autre Lherzolite ; tous les beaux galets verts dont le lit des gaves (rivières) est parsemé, sont des fragmens roulés de diorite ; l’une et l’autre ont agi sur une bien moindre échelle et avec bien moins d’énergie que le granit ; et cependant je tiens à vous en parler, car la diorite et la Lherzolite, tout en fracassant la contrée, alors que l’homme n’existait pas, semblaient avoir pour mission de semer autour d’elles des trésors que nous devions exploiter un jour. La Lherzolite était accompagnée de mines de fer, qu’on trouve aujourd’hui distribuées en filons, en nids, en amas, à peu de distance des mamelons épars qu’elle compose. La diorite est elle-même fidèlement escortée, mais toujours aussi à une certaine distance, par des minerais de plomb ; elle a d’autres satellites, plus fidèles encore et plus précieux pour l’homme : c’est le plâtre, ce sont les argiles imprégnées de sel, d’où sortent maintenant des sources salées, et sous lesquelles, si l’on cherchait bien, on découvrirait peut-être des bancs de sel gemme. Au reste, si la révolution qui donna issue à la diorite et à la Lherzolite fut providentiellement signalée par des dons anticipés en faveur du genre humain, qui était encore à venir, celle du granit n’avait pas non plus été stérile ; car, dans les Pyrénées, il est à remarquer que les sources sulfureuses dont ces montagnes sont si admirablement dotées, se rencontrent toujours auprès de la séparation du granit et des autres terrains au travers desquels il s’est fait jour. Ainsi, ce que nous serions tentés de prendre pour des bouleversemens de notre planète, n’a vraiment été un cataclysme que pour les Ichtyosaures et les Plésiosaures, pour le Palœothérium et l’Anaplothérium, ou, en termes plus humains, pour les reptiles, les dragons, les chimères et autres monstres qui régnaient alors sur la terre ; ainsi que pour les térébratules, les belemnites, et l’innombrable populace des coquilles univalves et bivalves, qui constituaient la classe la plus pauvre de ce temps-là. Mais pour nous, gens du lendemain, ce sont des crises favorables et de grands bienfaits, car nous devons à ces révolutions une bonne partie de nos richesses minérales.

Vicdessos a obtenu un excellent lot dans cette distribution de trésors souterrains. Dans un rayon de cinq à six lieues autour de ce village, on trouve quelques-unes des plus belles carrières de plâtre que les Pyrénées possèdent, une mine de plomb (celle d’Aulus), anciennement exploitée, et qui donne de nouveau de belles espérances ; d’autres mines de plomb et de cuivre, d’argent, et même d’or, qui furent travaillées par les Romains, et plus tard par les Arabes. L’Ariége charrie des paillettes d’or, et c’est à cela qu’il doit son nom. Enfin, à deux pas de Vicdessos est la mine de fer de Rancié, l’une des plus vastes, des plus abondantes et des plus pures qu’il y ait au monde.

La mine de Rancié, qui est la fortune de la vallée de Vicdessos, est ouverte depuis des siècles ; elle alimente presque toutes les forges catalanes du midi, forges où le fer se fabrique, non d’après les procédés anglais, mais d’après une méthode usitée bien avant les Romains[8]. On ne compte dans ce pays que par dizaines de siècles. La mine appartient aux huit communes de la vallée ; elle leur a été régulièrement concédée par le gouvernement de juillet ; jusque-là elles n’en étaient qu’usagères. Sous Napoléon, il avait été question d’employer le fonds de réserve assez considérable de ces mines à doter un maréchal de l’empire ; la propriété des mines elles-mêmes fut aussi un instant menacée du même sort[9]. Grace à l’acte de concession accordé en 1833, l’idée même de ces spoliations est désormais impossible. La mine de Rancié a donné lieu à des travaux immenses fort intéressans à visiter. Le système d’exploitation qui fut suivi autrefois y rend sur plusieurs points l’extraction dangereuse, particulièrement vers le printemps, et l’on y admire le courage des montagnards, qui font le métier de mineurs, le sang-froid de leurs chefs ou jurats, et la science des ingénieurs chargés par l’administration de diriger la mine et de maintenir l’ordre et la sécurité dans les chantiers établis parmi les éboulis des anciens. Le minerai forme, au milieu de la montagne, un amas qui, du niveau de la galerie Becquey, près le village de Sem, au sommet du mont Rancié, a 538 mètres (1,650 pieds) de hauteur, sur une longueur à peu près indéfinie, et sur une largeur qui souvent dépasse cent pieds. À force de tirer du minerai du sein de la terre, sans plan régulier, sans laisser çà et là des piliers pour soutenir le poids des couches supérieures, les anciens, les vieux pères, comme disent les mineurs de Belgique, ont bouleversé le terrain, ont fait craquer la cime de Rancié, ont brisé et confondu la stratification du sol. Toutes les cavités qu’ils avaient ménagées au hasard se sont réunies par des écroulemens successifs, en un seul, qui est admirable de désordre, plus admirable que le chaos de Gavarnie. On y trouve une salle ayant pour banquettes, pour tapisseries, pour pavé, pour pendentifs et pour caissons à la voûte, des blocs anguleux menaçans, à demi détachés, et gros comme des maisons. Elle est de dimension telle, qu’on pourrait y loger aisément Notre-Dame de Paris avec ses deux tours, et par-dessus les tours, la Colonne Vendôme ; lorsque je suis allé voir la mine, l’ingénieur qui nous conduisait avait fait allumer des torches d’espace en espace, du haut en bas de cette vaste nef ; des mineurs tenant des morceaux de sapin embrasés, sautaient de roche en roche ; l’un d’eux s’était hissé sur un bloc triangulaire isolé, posé comme une pyramide au milieu de la caverne, et que l’ingénieur appelle sa tête d’Ossian. L’explosion de la poudre, qui mettait en éclat des massifs de minerai dans d’autres ateliers éloignés, se répercutait dans tous les coins de cette chambre de Titans. Nous questionnions les mineurs sur les dangers qu’ils couraient, lorsqu’au printemps, quand vient le dégel, la montagne en travail agite ses flancs, et que les rochers, jouant les uns sur les autres, se resserrent, se détachent, se précipitent. Nous félicitions l’ingénieur de l’audace avec laquelle il prit sur lui d’ordonner et de faire construire, sans quitter un instant de sa personne le champ d’honneur, une galerie blindée au travers de cet éboulis gigantesque, afin de diminuer les chances d’accident pendant l’allée et la venue des mineurs, quand ils se rendent au travail et quand ils en sortent[10]. Nous écoutions le récit d’un vieux jurat qui décrivait naïvement le zèle infatigable des ouvriers, leur discipline et leur profond silence, lorsque l’on travaillait à délivrer quelques frères que la chute d’un bloc ou l’écrasement d’une galerie tenait emprisonnés sans vivres et sans lumière, et qui subissaient ainsi le supplice d’Ugolin. Nous excusions pleinement alors, en raison des prouesses que toutes les voix attribuaient aux mineurs de Goulier, l’appétit colossal et le gros sensualisme de ces braves gens. Nous arrachions à cet impassible cicérone quelques détails sur les accidens dont il avait été le témoin, sur les délivrances auxquelles il avait coopéré, sur les scènes de douleur qui avaient eu pour théâtre cette vaste chambre où, nonchalamment assis sur un bloc, il était cependant à l’aise comme au coin de son feu. « Nous ne sommes pas les seuls, dit-il, qu’il y ait ici ; d’autres habitent cette même salle pour toujours, enterrés sous des monceaux de pierre. Et c’est ici que l’on a dit pour eux la messe des morts. » Il y a quelques années, un homme fut pris entre deux rochers qui se rapprochaient, et il y fut lentement écrasé, malgré les efforts prodigieux que firent tous les mineurs, et surtout les hommes de Goulier, pour l’en dégager. Le curé de Vicdessos vint donner l’extrême-onction à ce malheureux au milieu de ses tortures ; puis, l’on fit autour de lui, sur le lieu même, un service funèbre. Quel tableau que les quatre cents mineurs à genoux, leur marteau à côté d’eux, et leur lampe à la main, avec leur ingénieur et leurs jurats, autour des deux terribles rochers qui avaient broyé leur ami ! quelle puissance devait avoir la voix du prêtre avec les mornes échos qui la répétaient sourdement ! quel De Profundis on dut chanter dans cette catacombe !

Si cette lettre n’était déjà bien longue, je vous dirais tout ce que vaut au pays la mine de Rancié, les efforts auxquels s’est décidé le département pour la rendre plus productive, le concours qu’il sollicite du gouvernement et auquel il a droit, car, jusqu’à présent, le département de l’Ariége a été beaucoup plus partie payante que partie prenante au budget, je vous détaillerais les travaux variés et décisifs d’un jeune et savant ingénieur, M. François, qui, à force d’observations et d’expériences, en sacrifiant sa santé et son argent, a découvert le moyen de régénérer, en lui conservant son antique caractère, l’industrie des fers de l’Ariége, gravement compromise par la concurrence des grandes forges qui se sont élevées dans le midi ; je vous signalerais les résultats déjà réalisés par l’esprit d’association ; je vous montrerais les maîtres de forges et le conseil-général du département se concertant pour donner aux forges locales ce que, jusqu’à présent, le gouvernement n’a pas su organiser au profit de l’industrie des fers en général, un établissement-modèle. Mais tous mes souvenirs se reportent, malgré moi, maintenant, vers la basilique souterraine des mines de Rancié, et vers le discours du vieux jurat. Je n’ai plus de mémoire pour autre chose.


Michel Chevalier.
  1. Il reste encore beaucoup de débris de fortifications à l’entrée de diverses cavernes dans la vallée de l’Ariége, particulièrement aux environs des bains d’Ussat.
  2. Le Montcalm ou Montcal a une hauteur de 3,080 mètres ; le pic de Néthou, qui est le plus élevé des Pyrénées, a 3,481 mètres, ou 401 mètres de plus seulement.
  3. Les États-Unis ont débuté dans la carrière des travaux publics par le canal Érié, où le premier coup de pioche fut donné le 4 juillet 1817, Depuis lors ils ont exécuté trois mille lieues de canaux et de chemins de fer. C’est plus qu’il n’y en a dans l’Europe entière. Quant à la révolution qui en est résultée pour le pays, je laisserai parler un écrivain de Cincinnati :

    « J’ai vu le temps où la seule embarcation qui flottât sur l’Ohio était un simple canot, que poussaient en avant, au moyen de perches, deux personnes assises l’une à l’avant, l’autre à l’arrière.

    « J’ai vu le temps où l’introduction du bateau à quille, recouvert en planches, fut considérée comme une amélioration miraculeuse pour les jeunes états de l’Ouest.

    « Je me rappelle le temps où l’arrivée, à Pittsburg, d’un bateau canadien, ainsi que l’on nommait les embarcations de Saint-Louis, faisait date comme l’un des évènemens les plus remarquables de l’année.

    « Je me souviens qu’alors une traversée de quatre mois, du bas de l’Ohio à sa naissance, de Natchez à Pittsburg, était regardée comme la course la plus rapide qui fût possible au plus fin bâtiment. C’est alors qu’à leur retour les bateliers, race éteinte aujourd’hui, s’élançaient triomphans sur la rive, aussi fiers que l’aient jamais été les matelots de Colomb, après la découverte du Nouveau-Monde.

    « Je me rappelle le temps où l’homme blanc n’osait pas lancer son canot sur l’Alleghany *, où l’on regardait le marchand, qui faisait le trajet de la Nouvelle-Orléans, comme le plus audacieux des fils de l’Ouest. Ses six mois de voyage lui valaient, à son retour, plus de considération que n’en donne aujourd’hui une expédition autour du monde.

    « Je me rappelle le temps où les rives de l’Ohio n’étaient qu’un désert inculte, et où la Nouvelle-Orléans était en propres termes, toto orbe divisa, complétement séparée du monde civilisé.

    « J’ai vécu assez pour voir le désert se changer en terres fertiles et florissantes, la race des boat-men disparaître, et leur mémoire devenir comme une antique tradition populaire. Là où, dans mon enfance, s’élevaient isolées la cabane du soldat ou la hutte du pionnier, ont surgi deux puissantes cités, l’une vouée aux manufactures, l’autre au commerce, Cincinnati et la Nouvelle-Orléans.

    « J’ai assez vécu pour voir des vaisseaux de trois cents tonneaux arriver en douze ou quinze jours de la Nouvelle-Orléans à Cincinnati, et puis faire le trajet en dix jours, et enfin n’en mettre plus que huit. J’ai vu arriver au port de Cincinnati, en une semaine, une masse de bâtimens ayant un tonnage de plus de quatre mille tonneaux.

    « J’ai assez vécu pour être témoin d’une révolution produite par le génie de la mécanique, révolution qui a eu des résultats aussi gigantesques que ceux de l’imprimerie. Par elle s’est transformé le caractère du commerce de l’Ouest, et ce qui jusqu’ici n’avait paru qu’une hyperbole, s’est trouvé devenir de la pratique courante. Le temps et l’espace sont anéantis. Pittsburg et la Nouvelle-Orléans se tiennent par la main comme deux sœurs. Un voyage de Cincinnati à la Nouvelle-Orléans, qui exigeait autrefois autant de préparatifs qu’une excursion lointaine jusqu’à Calcutta, se réduit aux proportions d’une simple visite chez le voisin.

    « Toutes ces choses, je les ai vues, et cependant je puis encore me dire l’un des plus jeunes fils de l’Ouest.»

    * L’un des deux fleuves dont la réunion, à Pittsburg, forme l’Ohio.

  4. Il faut que l’Andorre possède un talisman qui le fait respecter des plus intraitables puissances. La république française, qui n’avait pas plus de vénération pour la neutralité des tiers que Napoléon lui-même, résista cependant à la tentation de violer celle des Andorrans.

    En 1794, la Cerdagne espagnole était occupée par un corps de troupes françaises, commandées par le général Chalret, qui résidait à Puycerda. Il voulut se porter sur la Seu-d’Urgel, et, pour faciliter la prise de ce fort, il forma le projet de faire passer des troupes par l’Andorre. Les Andorrans, prévenus à temps, furent justement alarmés ; leur conseil se réunit aussitôt, et il fut décidé qu’on enverrait deux membres en députation au général Chalret, pour lui représenter les droits de la vallée. Les envoyés plaidèrent la cause de la neutralité de l’Andorre avec tant de raison et de force, que, contre toute probabilité, ils obtinrent du général Chalret la révocation de l’ordre d’entrer sur leur territoire.

  5. Notice sur l’Andorre, par M. Roussillou. — M. Roussillou a été viguier d’Andorre, nommé par le gouvernement français, jusqu’en 1831, époque à laquelle il a été destitué pour opinion politique par le ministre de l’intérieur. Il est le premier viguier qui ait été frappé de destitution. Pour causer une pareille perturbation dans l’Andorre, il ne fallait rien moins qu’une révolution assez puissante pour renverser une dynastie de huit siècles.
  6. Légalement, l’héritier ou l’héritière a, dans l’Andorre, le tiers du bien liquidé. Le reste se divise en parts égales, dont l’héritier a aussi la sienne. Les légitimaires qui ne se marient pas ne quittent jamais la maison paternelle, et depuis l’indépendance de l’Andorre jusqu’à ce jour on ne connaît que deux légitimaires qui aient demandé leur portion de patrimoine pour en jouir à part. En général, lorsque un légitimaire, garçon ou fille, se marie et quitte la maison, le frère aîné lui donne, s’il le faut, plus que sa portion. Le frère aîné ou l’héritier remplit toujours, dans ces circonstances, les devoirs d’un père à l’égard de ses frères et sœurs.
  7. Je joins ici quelques détails sur la constitution de l’Andorre.

    ORGANISATION POLITIQUE.

    L’Andorre s’étend sur un espace d’environ douze lieues du nord au sud, et de dix de l’est à l’ouest. Il est divisé en six paroisses ou communes, qui sont : la ville appelée Andorre, chef-lieu, d’où le pays a pris son nom, et les villages de Saint-Julia-de-Loria, Encamp, Canillo (autrefois Canillan), Ordino (autrefois Ordinans) et la Massana. À ces six communautés sont annexés une vingtaine de hameaux et diverses habitations isolées, formant au moins quarante suffragances.

    Conseil souverain. — L’Andorre est gouverné par une réunion de vingt-quatre membres appelée conseil général et souverain. Les vingt-quatre membres de ce conseil sont : 1o  les douze consuls qui administrent les six paroisses ; 2o  les douze consuls qui étaient en fonctions l’année précédente. Ces derniers s’appellent conseillers. Il a trois modes de délibération. Dans le premier mode, il n’y a qu’un membre présent par paroisse ; dans le second, formé alors de douze personnes, il y en a deux par paroisse ; dans le troisième, tout le conseil est convoqué. Le syndic peut réunir la première, la seconde ou troisième assemblée selon l’importance de l’affaire.

    Le conseil général se réunit dans toutes les circonstances où il survient des affaires extraordinaires ; mais il tient régulièrement cinq sessions annuelles : à Noël, à Pâques, à la Pentecôte, à la Toussaint et à la Saint-André. Dans ces réunions solennelles, le conseil souverain, avant de s’occuper d’affaires, entend la messe dans la chapelle du Palais, ou maison commune de la vallée, et nulle autre personne n’y est admise.

    Indépendamment de ses attributions générales, le conseil connaît de tout ce qui concerne les servitudes rurales et urbaines, les biens communaux, bois, eaux, pêche, chasse, chemins, poids et mesures. Il lui appartient aussi de prohiber, s’il est nécessaire, la sortie des grains, etc.

    Syndic-procureur-général. — Le conseil souverain nomme parmi ses anciens membres le syndic-procureur-général de la vallée d’Andorre. Cette place est à vie, à moins de démission ou de destitution pour motifs extraordinaires. Le syndic est président du conseil ; c’est lui qui le convoque. Dans les occasions extraordinaires, il fait les propositions qu’il croit utiles, et sur lesquelles le conseil a ensuite à délibérer.

    Dans les réunions annuelles, le syndic rend compte de sa gestion, et propose les divers objets des délibérations. Chaque membre peut aussi faire part de ce qu’il croit avantageux au pays. Tout se décide à la pluralité des voix. Le syndic demeure chargé de l’exécution.

    Consuls. — Avant le 1er  janvier, époque où la session de la Noël doit être terminée, les six paroisses présentent chacune, pour leurs nouveaux consuls, des candidats pris toujours parmi les chefs des familles notables. Le conseil souverain en choisit deux pour chaque paroisse ; la nomination faite est notifiée sans délai ; et le 1er  janvier, après une messe solennelle, les consuls sont proclamés consuls pour un an (terme de rigueur pour cette place). On les introduit ensuite dans le conseil, dont ils deviennent membres avec les douze conseillers.

    Les douze consuls de l’année précédente quittent leurs charges ; mais, dans la réunion du conseil à la Pentecôte, ces mêmes douze consuls sont installés membres du conseil souverain, sous le titre de conseillers, et les douze conseillers de l’année précédente cessent toutes leurs fonctions.

    Les deux consuls sont installés avec pompe dans leurs paroisses le soir du 1er  janvier. Ils sont qualifiés de premier et de second consul. Ils administrent leurs paroisses, y font exécuter les arrêts du conseil souverain, ainsi que les ordres du syndic et des viguiers, en ce qui concerne la justice.

    Les chefs de familles notables étant peu nombreux, ces charges roulent constamment entre un petit nombre d’hommes, qui, après avoir passé un an, ou deux, ou trois sans fonctions, sont réélus nécessairement.

    Titres des autorités. — Le conseil souverain est qualifié d’Illustrissime par les Andorrans, ainsi que dans tous rapports écrits entre lui et les étrangers. Le syndic et les deux viguiers, dont il sera parlé tout à l’heure, reçoivent également le titre d’Illustres dans tous les rapports officiels qu’on a avec eux, soit verbalement, soit par écrit. Ils sont obligés de prendre ce titre dans tous les actes publics, et de se le donner mutuellement dans l’exercice de leurs fonctions. Le baile ou juge civil reçoit, dans les requêtes qu’on lui adresse, le titre d’Honorable.

    Les viguiers portent l’épée ; c’est surtout leur marque distinctive. Ils sont obligés d’en être munis quand ils rendent la justice, et seuls ils ont le droit de la porter dans le conseil souverain et dans toutes les réunions publiques. Aucune autorité du pays ne peut mettre cette arme devant eux ; c’est le signe reconnu de l’autorité suprême et de la justice.

    ORGANISATION JUDICIAIRE.

    Toute justice émane du roi des Français et de l’évêque d’Urgel. La manière de rendre la justice, le nom et le pouvoir des magistrats nommés à cet effet, sont encore exactement conformes à ce qui fut réglé par Louis-le-Débonnaire.

    Viguiers. — Pour l’administration de la justice, le roi des Français et l’évêque d’Urgel nomment chacun un magistrat supérieur appelé viguier, avec la différence que le roi choisit toujours un Français, tandis que l’évêque d’Urgel ne peut prendre pour viguier qu’un citoyen andorran, qu’il a la faculté de révoquer au bout de trois ans. Le viguier de France, au contraire, est nommé à vie ; du moins, jusqu’en 1831, il n’y avait pas d’exemple qu’un viguier français eût cessé ses fonctions tant que son âge lui avait permis de les exercer, et dans le cas, qui s’est très rarement présenté, d’empêchement physique, le viguier français avait volontairement donné sa démission.

    Justice civile. — Bailes. — Pour rendre la justice civile, chacun des viguiers nomme un baile ou juge des causes civiles. La nomination de ces bailes est le premier acte d’autorité que fassent les viguiers. Aussitôt après l’installation d’un nouveau viguier, le baile nommé par son prédécesseur cesse ses fonctions, et, sur une liste de six candidats membres du conseil souverain, présentée au nouveau viguier par le syndic, celui-ci nomme son baile.

    Justice criminelle. — Lorsque un crime a été commis, la première autorité qui en a connaissance en donne avis au viguier d’Urgel, qui, étant Andorran, se trouve dans le pays. On fait arrêter sans délai le prévenu. Le viguier prend aussi toutes les mesures qu’il juge convenables, et met, s’il le faut, tout le pays en armes.

    Le viguier présent commence les interrogatoires, aidé du notaire-secrétaire de la vallée, et en donne avis sur-le-champ au viguier de France. Celui-ci, réuni à son collègue, prend connaissance de l’affaire ; ils continuent ensemble les informations, et lorsqu’ils jugent qu’il peut y avoir lieu à peine afflictive, ils indiquent au syndic le jour où la cour doit se réunir et se constituer. Le syndic convoque pour le jour fixé le conseil général, qui s’assemble au Palais de la vallée, à la salle de ses séances. Les viguiers, dans leur costume, sont introduits par quatre membres, ainsi que le juge d’appel des causes civiles, mandé pour cette circonstance. Une messe du Saint-Esprit est célébrée dans la chapelle du Palais ; après la messe, le conseil général souverain nomme deux de ses membres pour être présens aux opérations de la cour, et surveiller le maintien des formes et usages du pays, après quoi le conseil se sépare, et la cour se trouve constituée.

    Le viguier de France préside cette cour souveraine, qui a les pouvoirs les plus étendus pour faire comparaître tout individu et suivre partout les traces du crime.

    La cour reçoit avec ou sans serment tous les témoignages qu’elle croit utiles à former sa conviction. L’accusé a un notaire ou toute autre personne de son choix pour l’aider dans sa défense. Il peut faire entendre des témoins à décharge. On appelle vulgairement l’avocat de l’accusé Rahonador, ou parleur.

    Toute autre justice est alors suspendue. Les juges civils ne peuvent rendre aucun jugement. Les bailes et les consuls se tiennent à leur domicile, afin d’être toujours prêts à faire exécuter les ordres de la cour.

    La procédure étant finie, les viguiers seuls ont voix délibérative pour rendre le jugement. Le jugement rendu, la cour fait savoir au syndic que ses opérations sont terminées ; celui-ci réunit de nouveau le conseil, et c’est en sa présence et sur la place publique, où la cour se rend, escortée par le conseil général, que le jugement est prononcé.

    Les jugemens de la cour sont sans appel ; ils sont exécutés dans les vingt-quatre heures. On suit dans la procédure et la rédaction des pièces les formes et usages établis de temps immémorial. En cas de doute, on consulte les deux membres du conseil général présens à la cour, et, au besoin, les archives de la vallée. Lorsque la sentence a été exécutée, le conseil général se réunit encore, et la session de la cour est close avec pompe.

    Il est très rare que la cour criminelle soit convoquée. Il se commet fort peu de crimes dans l’Andorre.

    Lois. — Il n’y a pas de lois pénales écrites ; il n’existe que quelques réglemens relatifs aux formes à suivre dans les procès criminels et civils. Les viguiers appliquent en leur ame et conscience la peine qu’ils croient convenable d’après leur conviction, comme des jurés.

    Les bailes, à qui sont déférées les causes civiles, jugent selon leur bon sens ; et pour la procédure, ils suivent plutôt les usages et habitudes que des lois positives.

    Police. — La haute police est du ressort des viguiers. La police intérieure, relative aux étrangers qui séjournent ou qui passent, est du ressort des consuls et des bailes, mais sous la surveillance des viguiers, qui peuvent faire expulser du pays tout étranger dont ils croient la présence nuisible.

    Pénalité religieuse. — On conserve encore quelques punitions canoniques qui contribuent puissamment à maintenir l’ancienne sévérité des mœurs. Il arrive quelquefois que, pour des fautes très graves, on soit exclu pendant quelque temps de l’intérieur de l’église, et l’on se soumet à cette punition ; on la supporte même avec une crainte respectueuse.

    FINANCES.

    Impôts. — Domaines publics. — Domaines communaux. — Les pacages des montagnes et les bois constituent, pour l’Andorre, un domaine précieux. Outre qu’ils permettent d’élever une grande quantité de bestiaux, c’est aussi une branche du revenu public. Ces pacages et bois sont divisés en portions, les unes communales, les autres publiques. Les pacages et bois communaux sont partagés en quatre portions, appelées quarts ; chaque quart est affecté à une ou deux paroisses, suivant la population. Chacune a sa part distincte et séparée, afin d’éviter les contestations entre voisins. Pour l’ordre et la police des pacages, il y a un magistrat attaché à chaque quart, qu’on nomme commissaire du quart.

    Les pacages publics sont les plus voisins de l’Espagne. On les afferme tous les ans aux troupeaux à laine de l’Urgel, qui, dans l’été, quittent leur sol brûlant pour stationner dans ces pâturages frais, où ils demeurent jusqu’au mois d’octobre. C’est la seule branche de revenu assuré que possède l’Andorre. En outre, chaque paroisse s’impose d’après les besoins de l’année. Cette imposition se compose d’une taxe personnelle et d’une taxe sur le revenu présumé des terres que chacun possède, ainsi que sur le nombre des bestiaux. Ces impôts sont tous très faibles. Les consuls en font le recouvrement, et en remettent le produit au syndic.

    Tous les bois de l’Andorre sont communaux ; aucun habitant n’en possède pour son compte, et chaque paroisse a son canton fixé. Ces bois étant plus que suffisans pour les besoins de la population, chaque paroisse vend son excédant aux propriétaires des forges établies dans le pays. Les fonds provenant de ces ventes sont mis en réserve pour les dépenses extraordinaires de la commune et de la vallée, telles que les réparations des églises et des maisons-communes, le traitement des vicaires, et l’envoi de commissaires en France ou en Espagne pour réclamations à faire et priviléges à maintenir, etc.

    Le syndic reçoit le montant de tous les impôts. Il paie la redevance à la France et à l’évêque d’Urgel ; il acquitte toutes les dépenses arrêtées par le conseil souverain. Le surplus des revenus sert aux frais indispensables d’administration, à l’entretien du Palais de la vallée, au salaire du concierge, aux repas d’apparat que les différentes réunions du conseil nécessitent, à l’entretien des prisons, etc.

    Le syndic rend compte au conseil général des dépenses ordinaires et extraordinaires. Ce compte est arrêté tous les ans.

    Salaire des autorités. — Les fonctions publiques sont gratuites.

    Le service militaire lui-même n’est l’objet d’aucune rétribution. Les Andorrans convoqués pour prêter main forte à l’autorité et faire des perquisitions dans les montagnes ne reçoivent ni argent ni vivres ; mais c’est un service toujours borné à peu de jours. Il ne s’agit dans ce cas que d’arrêter des malfaiteurs ou de quelque démonstration passagère. L’Andorre n’a jamais pris part aux guerres de ses voisins.

    Dîmes. — Les Andorrans paient la dîme à l’évêque et au chapitre d’Urgel, de la même manière qui fut réglée par Louis-le-Débonnaire. Le clergé local n’a, par conséquent, aucune part à cette dîme. Chaque curé reçoit un traitement fixe de l’évêque d’Urgel. Ce traitement, fort modique, est augmenté par des fondations qui sont attachées aux cures de chaque paroisse. Les vicaires sont payés des fonds particuliers et extraordinaires des communes. Il y a aussi beaucoup de prêtres desservant les chapelles des suffragances auxquelles sont affectées des fondations.

    Réglemens commerciaux. — La vallée d’Andorre, à cause de sa constitution extrêmement montagneuse, est presque tout entière en pacages et en bois. Il n’y a que très peu de champs en culture, et, si ce n’est dans les années d’abondance, le pays ne produit point assez de grains pour se nourrir. De là est née une loi commerciale fort sage. Les principaux propriétaires, qui récoltent des grains au-delà de leurs besoins, ne peuvent les vendre qu’à leurs concitoyens ; quelque prix qu’on leur en offrît dans les pays voisins, ils sont obligés de les réserver pour les besoins des Andorrans. L’évêque d’Urgel lui-même et son chapitre ne peuvent transporter en Espagne les grains provenant de la dîme ; leurs fermiers sont tenus d’en faire la vente en Andorre. Si plusieurs marchés avaient lieu dans la ville d’Andorre sans que la place fût approvisionnée, et que les personnes qui ont des grains à vendre refusassent de s’entendre avec les acheteurs, l’autorité locale, assistée du baile, pourrait, sur la plainte de deux pères de famille, ouvrir de force un grenier, faire transporter les grains sur la place, et les vendre au cours, sauf à verser le produit entre les mains du propriétaire. Pour contribuer à assurer l’alimentation publique en Andorre, le gouvernement français a autorisé les Andorrans à tirer tous les ans de la France, sans droits, une certaine quantité de subsistances et autres objets de première nécessité, savoir : grains, 1,000 charges ; légumes, 30 charges ; brebis, 1,200 ; bœufs, 60 ; vaches, 40 ; cochons, 200 ; mulets, 20 ; muletons, 30 ; chevaux, 20 ; jumens, 20 ; poivre, 1,080 kilog. ; poisson salé, 2,160 kilog. ; toile, 150 pièces. Ils n’épuisent jamais cette faculté ; ils ne peuvent faire cette extraction que par le bureau de la douane d’Ax (Ariége).

    FORCE ARMÉE.

    Tous les habitans sont soldats au besoin. Chaque chef de famille est obligé d’avoir un fusil de calibre et une certaine quantité de poudre et de balles. Dans les principales familles, on ne se contente pas d’avoir l’arme ordonnée, et, suivant le nombre d’hommes en état de porter les armes, on a plusieurs fusils, soit de chasse ou de calibre, et le chef de famille peut se présenter avec tous ses enfans ou frères armés.

    Les viguiers sont chefs supérieurs militaires ; tous les hommes armés sont à leurs ordres et disposition. L’organisation est fort simple. Chaque paroisse a un capitaine et deux sous-officiers, appelés dannés, qui sont renouvelés tous les ans, et choisis par le conseil général en même temps que les consuls ; ils sont ensuite agréés par les viguiers. Tous les ans, dans la semaine qui suit la Pentecôte, il est d’usage que les viguiers passent, en présence des consuls et souvent des bailes, la revue des différentes paroisses, visitent les armes et s’assurent que chaque chef de famille possède la quantité voulue de munitions. Les viguiers ont le droit de punir les contrevenans par un emprisonnement dont la durée est à leur gré.

  8. Jusqu’au moyen-âge, le fer était fabriqué en tous pays, par petites quantités, dans de petits foyers, et en une seule opération. Depuis six à huit siècles, ce procédé a fait place à un autre qui consiste à employer de grands appareils appelés hauts-fourneaux, au moyen desquels on crée, par grandes masses, un produit intermédiaire appelé fer fondu ou fonte, que l’on convertit ensuite en fer forgé par une seconde opération nommée affinage. La méthode antique, quoique directe, a partout été effacée par la méthode nouvelle, quoique celle-ci soit plus compliquée ; car les métallurgistes ont reconnu ce qui était déjà admis par les hommes d’état, que la ligne droite n’était pas toujours le plus court chemin d’un point à un autre. Dans les forges catalanes, c’est encore la méthode des anciens que l’on suit ; mais elle y a été graduellement améliorée, et à cause de ces perfectionnemens et de ceux plus considérables qui semblent assurés pour une époque prochaine, elle continuera à prévaloir dans des localités telles que les Pyrénées, où il existe des minerais d’une richesse exceptionnelle. Le nombre des forges catalanes est, en France, de 102, dont 50 dans le seul département de l’Ariége, et 17 dans le département contigu de l’Aude. Toutes les forges de l’Ariége réunies donnent annuellement 55,000 quintaux métriques de fer. Une seule usine à la moderne, comme celle de Decazeville (Aveyron), pourrait produire 100,000 quintaux métriques.

    L’un des avantages de la méthode catalane consiste en ce qu’elle n’exige qu’une faible mise de fonds. C’est environ 25,000 francs pour une forge à un feu. Elle se distingue aussi, en France, par une singularité politique et sociale, dont aucune autre industrie n’offre un exemple aussi caractérisé. Les ouvriers dirigent la forge à peu près à leur gré ; ils font, même en matière de salaires, la loi à leur maître, d’après des tarifs anciennement convenus. Les maîtres semblent s’être complètement résignés à ce rôle subalterne. Autrefois, ils avaient, en compensation, des bénéfices considérables, aujourd’hui, le maître de forge n’a guère plus de profits que deux ensemble de ses quatre principaux ouvriers. Le nombre des ouvriers attachés à une forge est de huit.

    La concurrence des grandes forges à l’anglaise déjà établies dans quelques départemens du midi ne paraît point devoir renverser les forges catalanes. Celles-ci donnent des fers de qualité supérieure ; d’ailleurs, elles sont aujourd’hui en train de s’améliorer sous le rapport économique, et sous celui de la fabrication en elle-même. Un couloir et une route que le département va construire près de la mine de Rancié, abaisseront le prix du minerai. Une autre route que le gouvernement a résolue, et qui n’attend plus que la sanction de la commission mixte, dont, il est vrai, la précipitation est le moindre défaut, amènera aux forges, à bon compte, un autre minerai, celui de Puymorens, qu’il serait avantageux de mêler à celui de Rancié. Les beaux travaux métallurgiques de M. l’ingénieur François permettent, dès à présent, 1o  de diminuer la consommation du combustible, qui est la plus grosse dépense de ces forges ; 2o  de retirer d’une même quantité de minerai une plus forte proportion de fer, et d’un fer meilleur ; 3o  de donner au fer, par quelques modifications dans le matériel, et par l’application bien entendue de quelques-uns des mécanismes anglais, une meilleure façon qui en augmenterait la valeur sur le marché. Déjà un grand établissement s’élève, où tous ces perfectionnemens seront mis en pratique ; il est situé sur l’Ariége, à Saint-Antoine, à une lieue environ au-dessus de Foix ; il est dirigé par un industriel éclairé et infatigable, M. Garrigou, dont le nom rappelle, dans le midi, de grands services rendus à l’industrie métallurgique. L’Ariége fournit à la forge de Saint-Antoine une force motrice de 1,200 chevaux.

  9. Ce projet rencontra une vive résistance de la part du préfet de l’Ariége et de M. d’Aubuisson, qui est encore aujourd’hui ingénieur en chef de l’arrondissement métallurgique dont le département de l’Ariége fait partie.
  10. À peine ce blindage, qui occupa tous les mineurs pendant quinze jours, était-il achevé, qu’un éboulement eut lieu et couvrit de ses débris amoncelés l’un des passages les plus fréquentés auparavant.