La Vallée bleue
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 241-274).
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LA VALLÉE BLEUE[1]


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DERNIÈRE PARTIE[2]
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VII. — LA FUGUE

Assise près de la fenêtre qui donnait sur l’avenue de la gare, Marthe Baroney attendait son mari.

Marthe avait changé de silhouette. Maxime l’avait aisément décidée à modifier la forme de son chignon. A la sage coiffure de jadis, cheveux relevés sur le front et bouffans, avait succédé un énorme chignon à la grecque, avec bouclettes couronnant la grosse torsade circulaire et brune qu’éclairaient par endroits de petits nœuds de satin rose. Sous ce gracieux échafaudage, on voyait d’abord ses yeux, plus vifs, et ses joues un peu creusées.

Ses doigts, machinalement, maniaient un petit ouvrage de laine blanche qui n’avançait guère.

Il y avait plus de trois heures qu’elle guettait à la fenêtre, dans un état nerveux qu’expliquait l’épaississement de sa taille… Elle regardait tantôt à droite, vers la ville, tantôt à gauche, vers la gare. Il était cinq heures ; la nuit approchait. Il pleuvait. Il pleuvait, du reste, depuis huit jours, une vilaine pluie qui glaçait rien qu’à la contempler à travers les vitres… Et quelle boue sur l’avenue ! On venait d’allumer un bec de gaz en face de la maison, et ce n’était partout que reflets, sur la chaussée, sur les parapluies des passans, sur les capes noires des paysannes et là-bas sur l’échine maigre de ce chien qui court… Pourquoi fallait-il qu’il plût justement un pareil jour ? A mesure que l’heure avançait, Marthe Baroney sentait l’anxiété l’envahir.

Le matin, Maxime était parti de bonne heure, contrairement à ses habitudes, et il n’était pas rentré déjeuner. Marthe l’avait attendu jusqu’à une heure, puis elle s’était dit que, dans son état, qui datait déjà de cinq mois, il convenait de ne pas bouder à la nourriture et elle s’était mise à table, toute seule. Maxime avait déjà déjeuné dehors, mais, jusqu’à présent, il avait averti sa femme. Ce silence la troublait. Depuis quelques jours, Maxime n’était plus le même. Il se trouvait, il est vrai, sur le point de prendre la plus grave décision : signer l’achat d’une étude ; on serait fébrile à moins ! Marthe se demandait maintenant s’il n’y avait pas « autre chose. » La lune de miel avait été délicieuse : voyage aux Lacs, huit jours à Venise, retour par Genève et le Jura avec un Maxime gai, prévenant, parfait. Mais, dès le second mois, la jeune femme avait vécu dans la crainte presque quotidienne de cette catastrophe que tout le monde s’était fait un devoir de lui annoncer. Cependant l’hiver s’avançait, ce premier hiver loin de Paris que Marthe avait tant redouté, et rien ne s’était produit, à peine quelques sautes d’humeur. Et puis voilà que tout à coup, sans rien dire, Maxime ne rentrait pas déjeuner.

Marthe, parfois, se levait brusquement pour appuyer son front à la vitre et mieux voir un passant, mais bientôt elle se rasseyait. Ce n’était pas Maxime. Elle l’eût reconnu tout de suite, à son allure qui n’était celle d’aucun autre homme de la ville. Ce n’était pas Maxime.

Comme dans beaucoup de petites villes, l’avenue de la gare, à La Châtre, tracée en pleins champs, était encore à demi déserte. Les terrains avaient été vendus par lots irréguliers et l’on avait commencé à construire de tous les côtés à la fois. Si bien que l’on voyait à la file de grandes maisons bourgeoises, des terrains vagues, des jardinets, de belles villas, des chantiers et de modestes demeures d’ouvriers raisonnables et soucieux seulement du bien-être de leur ménage.

Maître Bourin, possesseur de deux emplacemens, en avait donné un à sa fille, et sur ce terrain Jérôme Baroney édifiait la très moderne villa que devait habiter, l’an prochain, son propre ménage et celui de Maxime. En attendant, partagé entre Épirange et La Châtre, notre architecte continuait de coucher chez la tante Anna. Maxime et sa femme avaient loué un premier étage dans une maison de cette même avenue de la gare et à peu de distance de leur nid futur.

De la fenêtre près de laquelle se tenait Marthe, on voyait la façade de la nouvelle villa. Jérôme Baroney avait mené rondement cette construction, et l’on avait pu poser le toit avant le cœur de l’hiver. Aussi, malgré un horrible mois de février, continuait-on de travailler et cela avait été une des distractions de Maxime. Il avait imposé à son père toute sorte d’excentricités empruntées au « modern style » des expositions d’avant-garde. M. Bourin avait voulu donner quelques prudens conseils. Il avait été fort mal reçu. Maxime, depuis son mariage, comme si cet événement l’avait fait monter en grade et lui avait procuré toutes les qualités qui lui faisaient auparavant défaut, traitait son beau-père d’égal à égal et n’admettait aucune immixtion dans ses affaires personnelles. M. Bourin comptait bien prendre sa revanche lorsque son gendre, une fois notaire, viendrait lui demander des instructions. Maître Genou, chez qui Maxime faisait un stage, avait cru devoir aviser son collègue Bourin de l’insuffisance professionnelle de Maxime, mais maître Bourin l’avait pris de haut :

— N’ayez crainte. Je serai toujours là !

Et il y avait dans le propos une telle assurance, une telle autorité qu’on le répéta et qu’il contribua à affermir la situation du futur notaire. On avait dans le pays une telle confiance en Me Bourin que, sur cette unique déclaration du beau-père, on eût été prêt à confier ses intérêts au gendre. Mais avant d’entraîner les autres, le notaire de Saint-Chartier se persuadait lui-même. Il faisait de sa propre rectitude comme l’apanage de toute sa famille. Son gendre serait un bon notaire : ainsi en avait-il décidé.

« Vous connaissez Sarront de Châteauroux, aurait-il pu dire à Me Genou s’il avait eu l’habitude de développer ses opinions. Il n’y a pas dans le département d’officier ministériel plus strict, plus soucieux d’accomplir ses devoirs jusqu’au bout, dût-il en pâtir. Eh bien ! Sarront, l’intègre, l’austère Sarront a débuté par les pires sottises. A dix-huit ans, il a fait du violon. Il s’amusait à arracher les cordons de sonnettes. Une nuit il a été remplacer le drapeau de la préfecture par le grand polichinelle du bazar et porter la pancarte d’une sage-femme au-dessus d’un pensionnat de demoiselles. Et tout cela se passait dans la ville même où il exerce aujourd’hui. Maxime au moins a commis ses fredaines à Paris, c’est-à-dire presque dans une autre planète. »

Me Bourin connaissait ces détails et il était prêt à assumer les responsabilités, car il savait que ce serait lui, qui les premières années au moins, dirigerait l’étude de son gendre. Maxime avait senti tout cela, car il n’était rien moins que sot ; mais son intelligence, consciente de son ignorance des affaires, se drapait d’orgueil. C’est ainsi qu’il s’était dit qu’il frapperait l’imagination de la ville en habitant la plus « amusante maison » de La Châtre.

Et Jérôme Baroney, à son habitude, avait suivi le caprice de son fils et il édifiait consciencieusement la villa la plus baroque du monde. Les badauds poussaient chaque jour une pointe vers la gare pour assister aux progrès de ce chef-d’œuvre du mauvais goût. Trois auvens, surmontant l’entrée personnelle, celle de l’étude et l’entrée de service, se rejoignaient en pente douce en un unique toit, coiffé de trois clochetons en forme de bonnet de clown, celui du milieu plus petit que les deux autres, tous trois habillés de briques multicolores. Le bleu dominait le reste de la construction, turquoise et saphir assez heureusement associés et dessinant les plus gais motifs.

— Je veux être un notaire rigolo ! avait dit Maxime à son père. Le matin, je recevrai en pyjama bleu Nattier. Cela se mariera délicieusement avec les blouses de la Vallée Bleue.

Rolande, qui retrouvait son frère dans ces extravagances, avait beaucoup ri, et Jérôme s’était incliné…

Dans le crépuscule, gênée par la pluie et la lueur blafarde du bec de gaz, Marthe regardait « sa maison » qu’elle ne parvenait pas à aimer. Elle n’avait jamais osé faire la moindre observation à Maxime. Elle professait pour son mari la plus fiévreuse admiration. Il avait sur tout de si originales théories ! Il éclipsait si aisément tous les hommes de la ville, jeunes ou âgés ! Cette maison bleue, c’était une boutade de plus. Il n’y avait qu’à applaudir, il n’y avait qu’à sourire. Marthe ne souriait pas. Cette villa tapageuse ne réalisait pas du tout la maison qu’elle avait rêvé d’habiter. Sans être d’une modestie exagérée, elle ne se plaisait pas à attirer les regards sur elle. Elle aurait voulu abriter son amour dans une de ces vieilles maisons telles qu’on en voit encore à La Châtre, retirées au fond de leur cour pavée. Le rez-de-chaussée eût été en partie consacré à l’étude et le premier réservé à la vie de famille. Mais Maxime avait voulu « sa » maison, « éclatante comme une affiche de Cappiello, » une « maison-réclame » et qui le dispenserait de faire « un tas de démarches assommantes » et grâce à laquelle « la clientèle doublerait en moins d’un an, » et Marthe en était tombée d’accord.

Mais lorsqu’elle était seule, comme ce soir, toutes les critiques qu’on faisait de la villa lui revenaient à la mémoire. Mme Grenouillou, la femme de l’avoué, avait dit entre haut et bas :

— C’est la maison d’un saltimbanque.

La vénérée Mme Pinard, fille, mère et veuve de notaires, avait refusé de laisser discuter le sujet devant elle. Les deux mains en avant, elle s’était écriée :

— Mesdames, je vous en prie, en lui prêtant notre attention, nous ferions un succès à ce qui n’est qu’un vulgaire scandale !

On avait aussi rapporté à Marthe le mot d’une jeune femme dont la conduite n’était point irréprochable :

— On ne s’ennuiera pas dans cette baraque-là ! Ce ne sera sans doute pas le temple de la fortune : ce sera peut-être la maison des bonnes fortunes. Le beau Maxime y amènera ses petite amies de Paris. Je ne désespère pas d’aller pendre la crémaillère.

Personne ne prenait la construction au sérieux, pas même Jérôme Baroney, qui y travaillait certes, mais sans enthousiasme. Marthe souffrait de cette indifférence et de ces sarcasmes, mais son mari n’avait qu’à paraître et tout son dépit s’évanouissait. La jeune femme adorait Maxime, sa silhouette élégante, ses gestes plaisans, ses mains soignées, ses regards brusques, sa conversation impétueuse, narquoise, sans réplique !

Six heures ! Il ne rentrait toujours pas. Décidément quelque chose d’anormal se passait. Elle ne pouvait pas rester dans cet état d’incertitude. Il fallait aviser. Une dernière fois, elle se pencha vers la rue. Il pleuvait toujours. La maison bleue aux trois clochetons tricolores était piteuse, lamentable. Mais, devant elle, une silhouette drapée dans un vaste caoutchouc surgit. Marthe ouvrit précipitamment la fenêtre et cria de toutes ses forces :

— Père ! père ! montez donc !

Jérôme, que le bec de gaz éblouissait, mit sa main au-dessus de ses lunettes, puis d’un signe, il montra qu’il avait entendu et compris.

— Père, où est Maxime ? demanda Marthe d’une voix tremblante dès que son beau-père fut entré.

— Comment ! où est Maxime ?

— Il est parti à neuf heures et demie ce matin. Il n’est pas rentré déjeuner. Voici la nuit, alors, n’est-ce pas ? je m’inquiète. Il ne lui est rien arrivé, j’espère…

— Rien que je sache. Il m’a serré la main au chantier à Épirange, vers dix heures… Ah ! sapristi de sapristi !…

— Mon Dieu, qu’est-ce qu’il y a ?

— Je suis le dernier des pauvres d’esprit.

Jérôme se frappa le front, puis se mit à fouiller dans ses poches :

— J’ai une lettre pour vous.

— Une lettre ?

— Oui, Maxime, qui avait l’air très pressé, m’a remis cette enveloppe en me priant de vous la donner à midi, en passant devant chez vous. Et je l’ai complètement oubliée. J’espère que cela n’était pas grave. Sans doute un rendez-vous imprévu…

Pendant que Jérôme se maudissait, s’excusait, se rassurait, Marthe avait ouvert la lettre. Toute blanche, la bouche close, les yeux fixes, elle la relut deux fois, puis écartant les bras, elle tomba comme une masse sur le tapis, sa tête glissant le long d’un fauteuil. Cela fut si imprévu pour Jérôme qu’il n’eut pas le temps d’arrêter la chute. Les mains tremblantes, il jeta sur un meuble son chapeau, sa serviette et se précipita pour relever la jeune femme. Il la souleva avec précaution, la déposa sur un canapé, puis il appela. La domestique, mise au courant, apporta une serviette et du vinaigre. Tandis qu’elle donnait ses soins à sa maîtresse, Jérôme ramassa la lettre qui était restée à terre et il lut :

« Ma chère Marthe,

« J’étouffe ici. J’ai besoin de prendre l’air de Paris. Arrangez-vous, le père et toi, pour que ma petite fugue ne fasse pas trop de bruit dans Landerneau. Non, décidément, je ne me vois pas encore notaire ici. Je ne suis pas mûr. Ce que je fais est peut-être idiot. Mais tu t’y attendais tellement (cela se lisait en toutes lettres sur ton front) que je n’ai pu résister à te donner raison. Combien je resterai de temps absent ? Je n’en sais rien. Cela dépendra des circonstances. Il faut suivre son destin. Je ne te laisse pas seule, en somme. Tu as ton père, le mien et les gens de Filaine. Et puis, tu vas avoir un marmot. J’avoue que la perspective ne me souriait qu’à moitié. Tu t’es trop pressée. Je ne sais pas du tout mon rôle et je ferai meilleure figure de loin qu’à côté du berceau.

« Voilà.

« Ça m’a pris tout d’un coup, hier ou avant-hier, en lisant une lettre de Rolande. Et puis vraiment, tu sais, il pleut trop ici cette année.

« Ne me juge pas trop sévèrement. Je reviendrai peut-être plus vite que je ne le crois moi-même.

« Le baiser d’un évadé qui n’oubliera pas qu’il a une gentille petite femme en province.


« Max. »


A mesure que Jérôme avançait dans sa lecture, ses traits s’altéraient. Des larmes lui venaient aux yeux. Il dut enlever ses lunettes. Son fils l’avait habitué à toutes les sottises, aux plus folles inconséquences, mais la série semblait clôturée depuis le mariage. Et voilà qu’au contraire Maxime commettait l’acte le plus méchant, le plus lâche. Il abandonnait, après quelques mois de ménage, sa femme sur le point de devenir mère. Une grande bouffée de colère l’envahit, et ses poings se durcirent.

— Le mauvais drôle ! le mauvais drôle ! murmura-t-il tandis que Marthe, tirée de sa syncope, laissait couler silencieusement ses larmes le long de ses joues. Oh ! c’est trop vilain, trop vilain ! Ce n’est pas sérieux, ni définitif. Nous allons lui écrire. Il regrette peut-être déjà son coup de tête. Nous allons lui écrire ! Il faudra bien qu’il revienne…

Marthe n’avait pas encore la force de prononcer une parole, mais de la tête, elle nia, elle nia obstinément l’efficacité de ce pauvre moyen. Alors Jérôme se tut. Au milieu du guéridon où il l’avait jetée, la lettre dont le pli n’avait pas été effacé se redressait à demi, comme vivante, gouailleuse, abjecte.

Jérôme avait envie de la déchirer, de la détruire. Marthe résistait à la tentation de se lever pour la toucher encore, pour la relire une troisième fois. Elle ne voulait retenir qu’une phrase : « Je reviendrai peut-être plus vite que je ne le crois moi-même ! » Elle s’y raccrochait comme à un suprême espoir. Maxime reviendrait. Il reviendrait de lui-même, sans en être prié. Maxime allait revenir. Et le cauchemar serait fini. « Je reviendrai peut-être plus vite que je ne crois moi-même. » Une rafale d’eau frappa soudain les vitres. Jérôme et Marthe se souvinrent ensemble du mot de Maxime : « Il pleut trop ici cette année ! » Quelle excuse misérable ! Ainsi, c’était tout ce qu’il avait trouvé. La peur d’une signature irrévocable, l’appréhension de la paternité, ce n’était rien en face de ce fait : Il pleut trop cette année, ici ! Que lui importait l’amour d’une femme, le manquement à la parole donnée à un notaire, le scandale inévitable de ce brusque départ ? Il pleuvait trop ici cette année !

Jérôme, arrêté devant la fenêtre, regardait, écoutait tomber cette pluie qui avait fait de son fils un pleutre, un homme déloyal :

— C’est un misérable ! prononça-t-il à mi-voix.

Le mot fit sursauter Marthe.

— Non, père, dit-elle, c’est un faible, un enfant…

— Oui, un enfant, c’est la vérité, un être qui ne voit dans la vie que l’amusement passager, pour qui les récréations et les vacances sont la grande affaire et qui ne veut plus rentrer en classe. Un enfant, certes, mais de la pire espèce et qui me fait honte. Ah ! ma pauvre petite Marthe, c’est pour votre malheur que vous avez épousé ce monstre.

— Je ne regrette rien, dit lentement la jeune femme… Je m’attendais à souffrir. J’en souffre moins… Et puis, il reviendra. Il l’a promis. Il ne pourra pas faire autrement. Comme il sera beau, le jour de son retour ! Comme j’oublierai tout le méchant passé !… Non, père, ne me plaignez pas ; je ne regrette rien…

Marthe se berçait de paroles vaines, d’espoirs impossibles. Jérôme ne voulait pas se laisser convaincre. Au lieu d’essayer de consoler la malheureuse, il s’ancrait dans l’amertume, et il répétait machinalement :

— C’est un misérable ! C’est un misérable !

Alors Marthe Baroney se remit à pleurer à grands sanglots qui la secouaient toute. Et devant la douleur de sa belle-fille excitée par sa propre maladresse, Jérôme restait tout hébété, les bras ballans, incapable de trouver les mots convenables, et furieux maintenant contre lui autant que contre Maxime. Cependant, il fallait, coûte que coûte, rompre ce silence dont il voyait bien que Marthe souffrait. Il chercha dans son pauvre cerveau vidé ce qu’il pourrait bien dire. Il n’aboutit qu’à cette piteuse question :

— Et maintenant, qu’allez-vous faire ? Qu’allons-nous faire ?

Marthe considéra, à travers ses pleurs, ce géant dont les muscles restaient inemployés et qui se penchait vers elle, pantelante, comme pour puiser des forces. Et il lui vint cette pensée qu’il n’était aussi qu’un grand enfant, travailleur lui, mais pas beaucoup plus prévoyant que ce fils dont il blâmait les actions incohérentes. Alors elle lui répondit :

— Ce que je vais faire ? Oh ! je vais me coucher, je suis brisée. Je réfléchirai demain. Quant à vous, père…

Elle hésita à poursuivre. Jérôme l’encouragea. Il avait tant besoin qu’on le conseillât !… Marthe se rappelait quel réconfort lui avait apporté Gabriel Baroney dès le début du drame dont la fuite de Maxime était un épisode logique, prévu. Elle lui était reconnaissante de sa rude franchise d’alors. Il ne l’avait point convaincue, mais il l’avait instruite. Il y a des mots qui sont des semences. Pour les avoir entendus un jour propice, on reste toute sa vie sous leur heureuse influence. Marthe aurait voulu que Jérôme profitât de l’expérience de son frère.

— Si vous alliez voir l’oncle Gabriel…

— Gabriel ? répéta Jérôme. Oui, peut-être… Il voit plus clair que moi dans toutes ces histoires-là…

Tout en regagnant Saint-Chartier dans la voiture que le baron avait laissée à sa disposition et qui l’attendait à l’hôtel Descosses, Jérôme Baroney, enfoui dans le capuchon de son manteau, arracha de son cœur ses dernières illusions. Jamais il n’avait ressenti pareil écrasement. Et ce n’était certainement pas la tante Anna qui allait lui porter secours. Car il demeurait seul des hôtes d’été du Château-Neuf. Rolande et sa mère avaient quitté le Berry depuis une quinzaine, emmenant avec elles le baron Malard. La jeune fille avait résolu de guider Louis-Napoléon dans ses achats modernes pour l’aménagement pratique du château. C’était le prétexte officiel, pour la galerie. Son intention véritable était de se montrer au baron dans toute sa gloire parisienne et d’achever sa conquête… Et la maison de la tante Anna s’était vidée. A Épirange, en l’absence du baron, Jérôme travaillait seul. Il ne restait plus que Maxime qui venait, de temps à autre, voir les progrès de sa villa. Et Maxime partait à son tour. Il avait mis la clef sous la porte comme un rastaquouère qui, après avoir « bluffé » quelques mois, n’attend même pas la livraison de ses commandes pour aller exercer ailleurs ses déplorables aptitudes à se moquer d’autrui.

Jérôme était loin d’approuver les projets « cavaliers » de Rolande. Il vivait trop en dehors du mouvement mondain pour se rendre compte que ses procédés, sans être d’un usage général, étaient assez répandus. Il espérait et redoutait tout à la fois l’échec de sa fille. Il était de la vieille école qui refusait à la poule la permission de chanter avant le coq. Mais il eût été ravi de voir le baron devenir son gendre. Il eût eu ainsi un enfant de son élection et de sa race, si singulièrement dénaturée chez Maxime, ce pantin, et même chez Rolande, honnête, certes, mais d’un snobisme gênant.

Il n’y avait pas jusqu’à sa femme, la pâle Fanny, dont Jérôme n’eût pas su dire, à cet instant, si elle avait rempli tout son devoir. N’aurait-elle pas dû, en l’absence perpétuelle et forcée du chef de famille, assumer davantage la direction du foyer ? Qu’avait-elle fait de son fils, de sa fille ? Où allaient-ils, ainsi, tous, à la dérive ?

Jamais le pauvre homme n’avait aussi nettement regardé la réalité. Son vêtement ruisselant ne détonnait pas au milieu de ces réflexions démoralisantes… Et lui-même, Jérôme Baroney, à quoi aboutissait sa vie éreintante ? A cet échouement chez la tante Anna et à l’absurde édification d’une villa baroque où aucun des siens ni lui-même n’habiterait jamais.

« C’est ma juste punition, murmurait-il entre ses dents. On n’a pas idée de faire les quatre volontés d’un sauteur sous prétexte qu’il est votre fils… Ah ! si c’était à recommencer ! Quelle vie ! quelle vie ! »

Les tantes Anna et Malvina achevaient de diner quand il arriva au Château-Neuf.

— Ah bien ! par exemple, Jérôme, s’écria la tante Anna, je te croyais bien perdu ou noyé. Noyé, oui, noyé, plutôt. Quel temps ! Ce n’est pas de la pluie qu’il faudrait en février. Non, ce n’est pas de la pluie… Mais le vent a tourné ce soir… Il fera peut-être beau demain.

— Beau ? interrompit Jérôme, sans réfléchir, ça m’étonnerait.

Tout en parlant, il fourrageait dans son courrier, en gros tas près de son couvert. Il reconnut l’écriture de Rolande. Laissant de côté les papiers d’affaires et les journaux, il ouvrit la lettre de sa fille. Rolande aimait à écrire. Jamais Jérôme n’était aussi bien renseigné sur la vie quotidienne de sa famille que lorsqu’il s’en trouvait éloigné. Rolande ne lui faisait grâce d’aucun détail. Et Jérôme lisait ces lettres avec soin, dévotement.

« Mon cher petit papa, disait la lettre du jour, nous allons bien, tous les trois. Car le baron est notre fidèle caniche. Il ne nous quitte que pour le sommeil réparateur qu’il prend dans le petit hôtel « saint-sulpicien » que lui a conseillé l’oncle Gabriel. Drôle d’idée ! Il a une fortune à se mieux loger, même la nuit. Mais il est têtu et ne veut pas démordre de son auberge, sous prétexte qu’il y a trouvé un bon lit. Sentiment de vieux garçon. Pour presque tout le reste, il nous obéit au doigt et à l’œil. Expositions de toutes sortes, séances de musique, répétitions, thés artistiques, — la fureur de cet hiver, — il absorbe tout avec la bonne grâce de ces ours qu’on rencontre aux carrefours avec un anneau dans le nez et qui dansent au son du tambourin. Je n’ai pas besoin de te dire, cher papa, que je trouve mon ours, notre ours, car ton nom revient à chaque instant dans nos conversations, que je trouve notre « ours, » dis-je, très bien léché. Il est un peu fermé pour la musique, mais il m’a promis de s’ouvrir à Carmen. Il en est encore à Carmen ! Ah ! ça ne sera pas une sinécure, si je l’épouse. Je dis si, car, en somme, rien n’est moins certain. Mais, tu me connais, si mes projets ratent, j’en ai d’autres en réserve. Je ne sais pas quel effet je lui produis dans le décor de Paris, — car, tu sais, là, vraiment, il n’y a que Paris : la province n’existe pas ! — mais à moi, il ne me paraît pas du tout à son avantage. D’abord, il ne sait pas s’habiller. Pour nous faire honneur, il est allé dans je sais quel grand magasin, et en une petite demi-heure (il nous l’a avoué !) il a acheté un habit, un complet jaquette, un pardessus et deux chapeaux… Sans commentaires, n’est-ce pas ? Mais à qui, mon Dieu ! vais-je parler de l’art de se parer pour plaire ? Je vois mon cher papa rire derrière ses lunettes et dans sa barbe. Allons ! je n’ai rien dit et puis l’habit ne fait pas le moine. Dans les présentations, il s’ingénie, cela n’est pas douteux. Parfois, je remarque des gouttelettes autour de son front : la couronne du martyre. Et j’ai conscience qu’il me maudit, tout bas. Tant pis. Je fais mon devoir. Part à deux. Je ne l’épouserai que s’il me cède à Paris comme je lui céderai sur ses terres. Je ne veux pas me faire épouser pour un temps. Je tiens à un mariage définitif.

« N’est-ce pas que j’ai raison ? Ne fais pas lire cette lettre à Maxime ; il me trouverait antédiluvienne.

« D’ailleurs, je n’ai pas l’intention saugrenue d’amener M. Malard à épouser mes idées. Chacun les siennes… et les troupeaux d’Épirange seront bien gardés. Son homme en littérature, c’est Balzac. Je lui ai assuré qu’il était mort ; il m’a soutenu qu’il n’en était rien et qu’il se portait même beaucoup mieux que tous mes « auteurs faisandés ; » il prétend qu’il voit les vers grouiller en marge. Il va un peu loin, mais, tout de même, j’avoue que ma littérature préférée n’est pas des plus saines. Est-ce qu’il m’aurait convertie ? Déjà ! Ce serait vraiment drôle.

« D’ailleurs, elles sont défendables, les idées arrêtées de cet honnête campagnard, Berrichon pur sang ! Il n’est pas éloquent, il est mieux que cela, il est contagieux, si l’on peut dire. Ses gestes, ses regards, ses sursauts, ses sourires sont tellement spontanés, tellement sincères, qu’ils donnent tout de suite à réfléchir et qu’on en oublie, du coup, ses propres raisonnemens. Il ne raisonne pas, lui, il a une sorte d’instinct supérieur qui le guide avec une précision déroutante. En politique, en art, en littérature, en musique, en tout, il divise les gens en deux camps : d’un côté les anarchistes, de l’autre les conservateurs. Il y a entre les deux une sorte de champ de manœuvre où s’essayent les hésitans. « C’est du battage, prétend-il, le soir ils couchent à droite, ou à gauche. » Il est vrai qu’il fait entrer un tas de choses dans son conservatisme. D’un seul mot, il définit le rôle de chaque armée ; l’une détruit, l’autre construit. Ce n’est pas plus difficile que cela… D’ailleurs, pas pessimiste pour un sou ! Il assure que de tout le théâtre nouveau, il restera « une coupe de poudre d’esprit, » que le reste, l’action, les personnages étant inexistans s’en iront en fumée. Sévère !

« Sa plus terrible qualité, à mon point de vue, c’est la fidélité. Vendredi, il a glissé à la poste une lettre qu’il avait mis plus d’une heure à écrire. Or, il n’y a pas deux personnes sur terre à qui le baron puisse écrire aussi copieusement. Il n’y en a qu’une… C’est couru !… Alors quoi ?… »

— Alors quoi ? répéta machinalement Jérôme, c’est un brave homme, lui ! Je n’en ai jamais douté une minute. Il n’épousera pas Rolande ! Et Rolande est assez fine pour commencer à le deviner. C’est dommage, en somme. Il aurait fait quelque chose de ma fille.

Il lut tout haut la fin de la lettre où Rolande décrivait gentiment, pour la tante Anna, une exposition de dentelles, et où elle s’informait de la santé de chacun.

Après dîner, il dépouilla son courrier, fort chargé, y répondit, ce qui le conduisit jusqu’aux environs de onze heures. Quand il put enfin réfléchir à la situation créée par la fugue de son fils, il se trouva tellement fatigué, si déprimé, qu’il alla se jeter sur son lit.

Le lendemain, Jérôme se réveilla tout courbaturé, plus désemparé encore que la veille. Il eût voulu mettre tout de suite à exécution son projet de visite à Filaine ; mais, ne sachant dans quelle partie du domaine il trouverait son frère, il résolut d’attendre l’heure du déjeuner. Gabriel le lui avait souvent répété : « Ton couvert est toujours mis à ma table, tu n’as qu’à entrer sans frapper. » Mais l’heure du déjeuner le surprenait toujours sur un des chantiers, et il préférait dîner au Château-neuf où les conversations consistaient en une série d’onomatopées reposantes et où il avait, sous la main, ses paperasses, ses plans et… son lit. Aussi s’était-on habitué peu à peu, chez les Gabriel, à ne plus voir du tout le morose architecte. Mais on ne l’y oubliait pas.

Il se mit donc en route ce matin-là à tout hasard, persuadé qu’il serait le bienvenu. Il prit par le chemin de l’Igneraie, et, à travers champs, jusqu’à la ferme. Le vent avait chassé les nuages. Le soleil, pour la première fois de l’année, venait jeter un coup d’œil sur son domaine… Février, c’est le réveil de la terre, elle aspire à secouer la torpeur hivernale : les jours allongent. Les abeilles, qui devinent tout, sont sorties en même temps et les voici qui s’élancent, joyeuses, vers les chatons des noisetiers. Dans les terres saines, on commence à semer les avoines. Ailleurs, on laboure pour les semailles de printemps. C’est, de tous côtés, comme une fièvre de travail. Jérôme sentait vaguement cette bonne agitation. Il n’y participait point. En traversant la ferme de Filaine, il rencontra Étienne qui vint lui serrer la main :

— Il nous est né deux poulains, cette nuit !

— Bravo ! dit Jérôme, que la nouvelle ne toucha guère.

Enfin, il arriva dans la propriété. Il aperçut, au loin, les petites Solange et Gabrielle qui, coude à coude, se promenaient, sagement, sous les tilleuls dépouillés, serrées dans leurs manteaux. Des oiseaux, dans les arbres, fêtaient la venue prochaine des beaux jours. Le long de la terrasse de Filaine, un homme s’avançait lentement, à pas réguliers. Armé d’un long balai de bruyère, il dessinait tantôt vers sa droite et tantôt vers sa gauche, le large geste du parfait cantonnier. Arrivé au bout de sa tâche, il revint sur ses pas, à la recherche de la moindre brindille, fignolant dans les encognures, et entre les dalles. Il était si attentif à son travail que Jérôme put s’avancer jusqu’à lui sans être vu et s’arrêter pour le contempler et aussi pour ne point le troubler. C’était Gabriel Baroney. Quand il eut achevé son labeur, il s’appuya sur son balai comme sur une crosse, s’épongea le front et jeta autour de lui un regard satisfait. C’est à ce moment qu’il aperçut son frère :

— Ah ! bravo ! s’écria-t-il tout de suite, tu viens déjeuner… Brielle, Soso ! allez dire à maman d’ajouter le couvert du tonton prodigue.

Les deux fillettes vinrent embrasser l’oncle Jérôme, puis coururent faire leur commission.

Jérôme promenait sa main sur sa longue barbe et regardait son frère. Il finit par manifester son étonnement, le calme de Gabriel faisant un tel contraste avec sa propre agitation :

— Alors, tu balaies !

— Mais oui ! Et ce n’est pas une corvée, je t’assure ! Balayer est une de mes plus grandes joies sur terre…

— Il est certain que tu avais l’air véritablement heureux !…

— Quand je balaie, mon cher Jérôme, il me semble que je remplis un office sacré. Je songe qu’il y a au même instant des milliers et des milliers de gens qui font comme moi. Grâce à nous la Terre reste présentable. Nous sommes les humbles fonctionnaires de la propreté universelle… Au fond, n’exagérons rien, je n’en pense pas si long d’ordinaire. Mais, balayer est pour moi l’exercice le plus tonique. Tout le corps y participe et, comme il n’est pas pénible, l’esprit peut se livrer en même temps à sa petite gymnastique. Tu devrais en essayer…

— Moi ? balayer ! et quoi ? et où ?

— C’est justement là que réside peut-être la sagesse : toujours se garder, par le monde, un coin à balayer !

Jérôme Baroney n’avait pas l’air convaincu. Il se forçait à rire des propos de son frère.

— Ah ! mon pauvre Gabriel, il s’agit bien de balayer et de rire ! Il se passe des choses épouvantables.

Et d’une voix saccadée, il raconta la scène à laquelle il avait assisté la veille, il résuma la lettre éhontée de Maxime et peu à peu, la colère l’emportant sur la prudence, il cria tout son ressentiment contre son fils, toute sa rancœur, toute sa douleur de traîner une vie absurde.

Gabriel le laissa dire ; ne parvenant pas à lui faire baisser le ton, il l’entraîna doucement dans le parc, ne cherchant pas à l’interrompre, conscient du soulagement que ce flot de paroles pouvait procurer au pauvre homme.

Gabriel Baroney connaissait toutes les récentes fantaisies de Maxime. La nouvelle de l’escapade le peina sans le surprendre. N’avait-il pas tout prévu, n’avait-il pas averti Marthe des suites probables de cette malheureuse aventure de leur amour ? Il ne dit rien de tout cela. Jérôme finirait peut-être par se rendre compte de son perpétuel aveuglement. Appartenait-il à Gabriel de donner une leçon à son aîné ? Aussi bien n’était-il plus temps !

— Que faire ? Que faire ? répétait Jérôme.

— Rien ! répondit nettement son frère. Maxime n’est pas un homme à se laisser mener de force. Et c’est la pauvre Marthe qui a sans doute raison : il reviendra, il ne peut pas ne pas revenir. Seulement, à mon avis, il faut faire en sorte qu’il n’aggrave pas la situation. Avec quel argent va-t-il vivre à Paris ?

— Pour moi, il va aller se faire héberger par sa mère !

— Tu crois ? Mon Dieu, c’est, en somme, ce qui peut arriver de moins fâcheux ! Et s’il en est ainsi, mes craintes s’évanouissent…

— Quelles craintes ?

— Puisqu’elles sont évanouies ! Et puis, tu me connais, je vais chercher midi à quatorze heures…

Ce que Gabriel redoutait, et qu’il ne voulut pas avouer à Jérôme, c’est que Maxime ne dilapidât la dot de Marthe.

— En résumé, continua Gabriel Baroney, ne rien créer d’irrévocable entre les deux jeunes époux. Gronder doucement le fugitif, non pas tant de son départ que du procédé qu’il a cru devoir employer. Peindre Marthe résignée, courageuse, confiante… Oui, mais j’y songe. Bourin ne verra peut-être pas cela du même œil…

— Bourin agira comme il lui conviendra, s’écria Jérôme. Et s’il se fâche, il aura rudement raison…

— Eh ! parbleu ! je n’en disconviens pas, mais il ne serait pas mauvais que tu allasses toi-même l’avertir…

— Charmante perspective…

A moins que Maxime n’ait poussé la gentilhommerie jusqu’à lui écrire, à lui aussi.

— Ah ! cette lettre à sa femme ! On n’a donc plus de cœur aujourd’hui ?

— C’est très mal porté. Mais c’est une maladie passagère, une mode :… sous ce vernis d’indifférence dont la jeunesse d’aujourd’hui se badigeonne, les hommes restent à peu près normaux. Il suffira d’un choc pour briser ce misérable enduit… Allons déjeuner, veux-tu ? Après, nous irons ensemble chez Bourin.

— Avec toi ! Ah ! tant mieux !

À ce cri du cœur, on eût pu croire que ce qui ennuyait le plus Jérôme Baroney, c’était, non pas l’événement lui-même, la fuite de Maxime, mais les mille conséquences qui allaient l’assaillir personnellement. Gabriel connaissait son frère et savait qu’il ignorait l’art de montrer ses bons sentimens aussi bien que l’art de cacher ses mouvemens de mauvaise humeur.


Huit jours plus tard, Jérôme Baroney surveillait, à Épirange, le déchargement des poutres de fer qu’il avait résolu de substituer, de loin en loin, aux poutres de bois. Deux gendarmes à l’écart faisaient les cent pas. Les ouvriers charpentiers étaient en grève à La Châtre, l’équipe d’Épirange, en dépit de son contrat, avait abandonné brusquement le travail. Jérôme, habitué à ces gentillesses, avait embauché des ouvriers agricoles pour le déchargement et la mise en place des poutres qu’on venait de livrer. Cette décision avait été fort mal accueillie, et Jérôme avait reçu une lettre de menaces qui lui avait permis de faire appel à la force armée et de porter plainte. Comme il avait l’habitude de bien traiter les hommes qu’il employait, il prétendait être payé de retour. Il fit avertir qu’il ne reprendrait aucun des « ouvriers déserteurs. » Et en attendant la nouvelle équipe, il se servait de jeunes gaillards des champs, contens de jouer un bon tour aux « feignans de la ville. »

Grâce à ses préoccupations d’architecte, Jérôme oubliait ses soucis de père de famille. La seule résolution qu’il eût prise au sujet de Maxime fut de cesser jusqu’à nouvel ordre la construction de la villa baroque. Il lui semblait impossible que son fils, après cet esclandre, habitât jamais sous un toit aussi voyant. De ce côté, la grève favorisa ses desseins.

Et, de nouveau, il se donnait tout à Épirange, passant les journées entières dans son atelier, avec le dessinateur et le vérificateur. Les soirées étaient consacrées aux affaires de Paris qui lui procuraient de constans soucis. De telle sorte que ses nuits s’en ressentaient souvent et que, certains lendemains, il avait de la peine à assembler ses idées et à prendre les décisions nécessaires.

Une après-midi, les lunettes posées près de lui, un vieux chapeau de paille sur la tête, les bras écartés, il était aplati en travers de la grande table ; ses yeux tout près d’un plan détaillé du futur premier étage du château d’Épirange se fermaient de fatigue. La porte s’ouvrit familièrement.

— C’est vous, François ? dit l’architecte croyant avoir affaire au jeune dessinateur.

Comme personne ne répondait, il leva la tète, se laissa glisser de sa grande chaise et s’écria :

— Ah ! par exemple ! quelle bonne surprise !

C’était le baron qu’on n’attendait pas avant une quinzaine.

— Oui, c’est moi, ce n’est que moi, dit Malard dont tout le visage marquait le contentement de se retrouver en face de son bon compagnon. Je suis rentré, il y a une demi-heure ! Je suis descendu à Nohant-Vic et venu à pied, pour me réchauffer.

— Vous aviez assez de Paris, hein ?…

— Je l’avoue. Ces dames ont été charmantes, du reste… Elles vont très bien. Mlle Rolande est faite pour vivre à Paris, rien qu’à Paris. Elle y a meilleure mine qu’ici. C’est invraisemblable. C’est sa nature. Moi, j’aime mieux mes arbres, mes bouquins et mes bonshommes en bois vermoulu…

Après un court silence, le baron, taquinant sa barbe et regardant autour de lui, ajouta :

— Je puis aussi vous donner des nouvelles de votre fils.

— Ah ! vous avez des nouvelles…

— Oui, je l’ai rencontré, aux Folies-Bergère…

— Ah ! aux Folies-Bergère.

— Il n’était pas seul…

— Ah ! il n’était pas seul ?…

Jérôme haussait les épaules, gêné et, sans s’en douter, répétait les mots à la façon de la tante Anna. Malard toussait par contenance. Ils n’étaient bavards ni l’un ni l’autre ; tout de même, le baron était surpris du laconisme de Jérôme.

— Et sa femme ? demanda-t-il.

— Le mieux du monde !

À cette réponse banale, l’étonnement de Malard s’accrut. Jérôme, les lunettes quittées, se frottait le visage, pétrissait le globe de ses yeux clos. Peut-être cherchait-il quelque chose à dire, quelque détail à donner sur la fugue de son fils, sur l’état de Marthe ; mais rien ne venait. Tout à coup, ses mains tombèrent et découvrirent sa face altérée. Comme il avait changé en quelques jours ! Malard eut envie de lui crier : « Qu’est-ce que vous avez ? Vous êtes malade ? » Il se retint. D’ailleurs Jérôme, après ces minutes d’égarement, retrouvait ses esprits :

— Venez voir où nous en sommes, dit-il. Ah ! nous n’avons pas perdu notre temps ici, malgré les syndicalistes, anarchistes et autres fumistes… Les sous-sols sont achevés. Nous avons posé les poutres et les solives. Ça ne se raconte pas. Venez sur les lieux.

Et Jérôme Baroney entraîna le baron Malard vers le château… Le baron hésita un instant, puis les poings dans ses poches, comme un homme qui renonce momentanément à ses projets, il emboîta le pas rapide de son architecte.

Certes, il brûlait de revoir les travaux. Mais le lendemain, il ne parut pas sur le chantier. Il alla d’abord à Filaine. Jérôme l’inquiétait. Cette indifférence à l’égard des siens, ce regard mort, n’étaient pas naturels.

— Ces ravages ne m’ont pas échappé, dit Gabriel. Sa froideur n’est qu’en surface. La vérité est qu’il n’est pas habitué à cumuler les soucis de nature aussi différente. Et comme il n’a jamais employé qu’un moyen de se consoler et de conjurer le sort contraire : travailler davantage ; alors, il se tue. Il veille tous les soirs. Il met les bouchées triples. Il se laisse de plus en plus reprendre par son cabinet de Paris.

— Il faudrait le lui faire céder.

— Travaillons-y, mais ce sera d’autant plus malaisé qu’il nous jettera son devoir dans les jambes. La clientèle de La Châtre, que j’avais fait miroiter à ses yeux, continue à le bouder.

— Il peut bien s’en passer. Il a de quoi faire ici, que diable !

Puis ils échangèrent d’aigres propos au sujet de Maxime :

— Ah ! c’est du joli.

— Il ira loin, de ce pas-là !

De Filaine, Malard se fit conduire à La Châtre. Il avait absolument besoin de voir Marthe, de lui dire son opinion sur la fugue de son mari. Dès qu’ils furent seuls, dans le petit salon où se tenait la jeune femme, Marthe fondit en larmes, et Malard, troublé, ne savait plus pourquoi il s’était résolu à faire cette démarche. Mais il comprit bientôt que Marthe ne pleurait pas seulement de chagrin, mais aussi, un peu, d’anxiété et presque de joie. N’était-il pas l’homme qui pouvait avoir vu son mari, l’homme qui lui avait peut-être parlé ?

— M. Jérôme, madame, m’a dit que vous étiez forte et brave.

— Je ne sais pas, monsieur. Le présent est affreux, mais il y a l’avenir.

Le baron Malard n’était pas un grand clerc en condoléances, ni en encouragement. Il regardait cette jeune femme vêtue d’un kimono bleu à grands ramages, entourée d’objets futiles, grès, statuettes, tableautins d’humoristes, et qu’on avait abandonnée, qui vivait toute seule sans perdre l’espoir. Et il songeait à son amie, à lui, à Suzanne Miroir qui avait dû souffrir elle aussi, qu’il avait été sur le point de « planter là, » et qui avait en lui toute confiance.

« Lâcheté, lâcheté, » murmurait-il, et il revoyait le beau Maxime, en habit, la boutonnière fleurie, le chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles, dans une loge de concert, tournant le dos à la scène et savourant du bout d’une paille une boisson glacée, tandis que sa compagne, une danseuse de bouis-bouis, commune, mais célèbre, bavardait avec de jeunes fêtards, installés dans la loge voisine. Les quelques mots grossiers qu’il avait entendus au passage avaient suffi à sa curiosité. « Lâcheté ! »

Marthe, à cet instant, pensa aussi à Maxime. Elle ne pouvait plus ne pas en parler.

— Vous avez vu mon mari ? demanda-t-elle.

— Oui, je l’ai vu.

— Il allait bien ?

— Il allait bien.

Que pouvait-il dire de plus, le pauvre Malard ?

— Et Rolande ? Comment va-t-elle ?

— Très bien.

— Vous deviez rentrer plus tard.

— Oui, je me suis tout à coup ravisé. Cette arrivée de Maxime à Paris… Nous sommes des gens de province, nous autres, la ville ne nous vaut rien. C’est une vraie chance que vous habitiez en Berry. A Paris, vous seriez deux fois plus malheureuse.

— Je vous remercie, monsieur Malard, dit Marthe, les yeux toujours brouillés de pleurs. Vous êtes bon, vous.

— Oh ! je suis bon, je suis bon, ronchonna le baron. Ce n’est pas encore démontré. J’ai bien failli commettre une vilaine action.

— Oh !

— Oui, madame, oui.

Alors à l’aide de petites phrases hachées, — il n’était pas bon avocat surtout de ses propres causes, — il raconta sa liaison avec Suzanne Miroir, son arrangement égoïste : Suzanne continuant sa vie médiocre et lui se prélassant dans sa grande maison. Soudain, l’arrivée de Rolande, sa cavalière franchise qui le met à l’aise, l’enthousiasme de la jeune fille pour le château, et puis, pourquoi ne pas l’avouer ? ses avances non douteuses… Enfin, il est épris ! Et il part pour Paris, il mène trois semaines « une vie idiote au milieu de pantins qui le stupéfient. » Et comme conclusion, l’arrivée de Maxime…

— Ah ! nous sommes de jolis cocos, nous autres, les hommes. Nous arrangeons notre vie, avec l’une, avec l’autre…

Et la colère, mêlée à sa timidité naturelle, congestionnait son visage. Marthe, les mains jointes, considérait cet homme qu’elle connaissait à peine et qui lui faisait en ce moment tant de mal et tant de bien. Les mains jointes, elle laissait tomber par moment une larme qui faisait une tache sombre sur son clair costume.

— Oui, oui, de jolis cocos ! Les femmes sont meilleures que nous…

Et l’on sentait que, dans son ressentiment, il pensait autant à Maxime qu’à lui-même. Il n’avait trouvé que cela pour exprimer sa sympathie : se montrer à Marthe dans un rôle d’une vilenie égale à celle de Maxime, et puis tout à coup faire éclater son repentir comme s’il était avant-coureur de celui du mari volage.

— Oui, madame, voilà quelle a été ma vie à moi, pas bien propre comme vous voyez. Mais, Dieu merci, tout a une fin. Je n’épouserai pas Rolande. De ce pas, je vais demander à Suzanne Miroir si elle veut être ma femme, oui, ma femme. Et ce sera une bonne femme, vous verrez !…


VIII. — LE PRINTEMPS DANS LA VALLÉE BLEUE

Marthe avait donné à sa fille le nom de Marie-Paule, en souvenir de son père et de sa mère. Tout s’était normalement passé, sauf que Maxime n’avait assisté ni à la naissance, ni au baptême. Mme Jérôme Baroney et Rolande, après trois jours passés près de la jeune femme, étaient reparties enthousiasmées par la toute petite.

Marthe avait quitté La Châtre. Sa chambre de jeune fille lui avait été rendue. Il n’y avait eu qu’à ajouter un berceau.

Les rideaux du lit et des fenêtres, le papier, les chaises, tout était uniformément de cretonne blanche à minuscules et innombrables bouquets bleus noués d’une faveur. Le tapis était une moquette à fond bleu. Une étagère d’acajou supportait une rangée de livres à couverture rouge : les prix de Marthe. Sur la cheminée, quelques menus objets en peluche, des coquillages, la photographie de Mme Bourin, et au milieu, sous un globe, une douzaine d’oiseaux des îles, empaillés, les uns en sage brochette, les autres le bec ouvert, comme figés en plein chant.

Aux murs, étaient accrochées quelques gravures sentimentales : « la mort du canari, » « la veuve du marin, » et un portrait à l’aquarelle de la grand’mère de Marthe qui ressemblait à l’impératrice Eugénie.

Marthe avait retrouvé le calme dans cette solitude et dans tout ce doux passé qu’évoquaient autour d’elle les objets et les images. Elle était redevenue Marthe Bourin. Dans un lit de mousseline blanche dormait sa nouvelle poupée. Quel sommeil calme ! Comme les cheveux à petites boucles dorées étaient fins et les sourcils bien dessinés ! Marthe adorait sa nouvelle poupée, cette gentille Marie-Paule, « Paulette, Paulinette, Linette, Nénette, » qui bientôt aura un an.

Un an déjà ! Quel grand personnage ce sera dans six semaines. Marthe souriait à sa chambre de jeune fille, aux oiseaux des îles, aux fleurettes bleues qui l’entouraient, à sa mignonne fillette dont les petits poings à fossettes faisaient deux taches roses sur la couverture de laine blanche. Elle souriait et cependant un souvenir tout à coup lui traversait l’esprit, le souvenir de la Grande Salle où, de génération en génération, les Baroney de Filaine élevaient leurs enfans, la Grande Salle imposante avec le lit monté sur l’estrade, avec les vastes fenêtres sur le parc et sur la vallée. Ce n’était pas Étienne seulement qu’elle évoquait dans ce décor, mais Gabriel Baroney, Madeleine, tous les enfans. Comme elle aurait été choyée, entourée, aimée ! on se serait disputé pour la relayer près de sa fille. Étienne eût été bon, Madeleine prévoyante, Gabriel gai. Les petites Solange et Brielle auraient dit, l’une :

— Alors, Paulinette est notre nièce, à nous, bien à nous. Comme c’est amusant !

Et l’autre :

— Il me semble que j’aime encore plus Marthe depuis que, grâce à elle, nous sommes des petites tantines.

À cette évocation, des larmes brouillèrent les yeux de Marthe et elle ne vit plus rien, ni la Grande Salle de Filaine, ni sa chambre de jeune fille, tapissée de cretonne, elle ne vit plus que son abandon.

Mais, vite, elle essuya ses larmes ; elle entendait son père qui montait. Maître Bourin n’avait pas changé. Il avait toujours ses cheveux de jais, son teint bistré et son assurance. Ce fut du moins ainsi qu’il se présenta devant sa fille ; mais on sentait que sa démarche et son sourire étaient un peu contraints. Sous son masque professionnel, maître Bourin avait tout de même vieilli :

— Bonjour, mes petites filles !

— Bonjour, papa.

On sait que M. Bourin n’est point loquace ; il se retirerait donc après avoir embrassé sa fille sur le front et fait, en se penchant sur le berceau, une courte grimace sympathique, s’il n’avait quelque chose à savoir. Il y a deux jours, Marthe a reçu une lettre de Maxime. Une sorte de pudeur mêlée de sourde inquiétude l’avait empêché de s’informer de son contenu. Aujourd’hui, il avait besoin de savoir. Il convenait que Marthe le comprit. Elle n’y manqua pas. Elle savait si bien déchiffrer le grimoire des attitudes de son père !

— C’est toujours la même chose, tu sais, du côté de Maxime, dit-elle simplement.

— Ah !

— Oui. Son dernier billet, en réponse à une longue lettre de moi, disait simplement que sa cure n’était pas terminée, qu’il avait encore besoin de quelques mois de traitement.

— Quelques mois ! Ah ! ah !

— C’est son expression habituelle. Je compte par jour, par minute ! lui, il compte par mois. Quinze mois, déjà, qu’il nous a quittés…

— Il ne doit plus savoir comment revenir… Tu verras qu’il faudra qu’on aille le chercher ?

— Je suis prête !

— Non ! pas de nouvelles émotions. L’enfant a été sauvé, il s’agit de ne plus compromettre sa santé… Ton mari reviendra quand bon lui semblera.

Et maître Bourin songeait qu’en France on a beau faire tous les matins une loi nouvelle, la morale s’y trouve de moins en moins protégée. Ah ! s’il disposait du pouvoir ! Me Bourin serait le plus froid, le plus rigide des tyrans. Il y aurait moins de lois, elles seraient très simples, mais personne ne s’y pourrait soustraire impunément. On s’habituerait vite à obéir à ce code-là ! La fugue de Maxime aurait été impossible. Et tout le monde s’en porterait mieux, à commencer par le coupable, en train de se ruiner la santé…

C’était la vérité. Maxime se surmenait. Sa situation fausse avait éloigné de lui les amis de son père et jusqu’aux prêteurs auxquels il avait eu si souvent recours. Me Bourin en savait, sur ce sujet, plus long qu’il n’en disait à Marthe. Il avait sa police.

Profondément émue de l’abandon de la jeune maman et de la pauvre petite, Mme Jérôme, — ou plutôt Rolande qui menait désormais la barque, — avait signifié à Maxime d’avoir à se préoccuper de son logement et de ses repas. Rolande ne voulait plus vivre auprès d’un « tel être. »

Maxime avait pris son parti de sa mise en quarantaine. La vie de famille, d’ailleurs, le « rasait » de plus en plus. Il envoya à sa sœur une carte de remerciement et loua une élégante garçonnière meublée, en rez-de-chaussée, rue Cardinet, près du parc Monceau, dans la maison même de Liane des Étangs, la danseuse excentrique qu’il avait aidé jadis à lancer, et qu’après son année d’exil, il avait retrouvée quasi célèbre et solidement entretenue… Maxime n’était point de ces « empaillés » qui se verraient déshonorés s’ils profitaient des bonnes grâces d’une jolie femme dont ils ne payent pas le loyer et le couturier. Mais s’il ne se croyait pas obligé de subvenir aux besoins de son amie, il lui fallait tout de même faire figure. Devant les difficultés imprévues des emprunts, il se mit à jouer avec frénésie, ce qui n’avança pas ses affaires. Tout à fait mis à sec un après-midi d’Auteuil, il alla voir un de ses amis, directeur commercial d’une maison d’automobiles qui l’embaucha sur l’heure, avec ce double rôle à remplir : parler et faire parler de la marque à tous propos, dans les salons, les journaux, les romans ; puis négocier des achats, dans le monde qu’il pouvait fréquenter, au théâtre et au pesage. Un grand journal d’informations photographiques s’étant fondé, il y entra comme reporter mondain et déploya tout de suite une rare adresse pour dénicher les potins sensationnels, recueillir et amplifier les opinions des gens notoires sur les événemens de la veille. Dans ces deux « métiers » bien modernes, il subit de cuisantes rebuffades qui assouplirent un peu son caractère. Et il passait l’éponge sur ses petites misères et sur les graves inconséquences de sa vie en se disant fièrement : « Je travaille ! »

Travailler, pour lui, c’était, avant tout, se remuer, passer d’un milieu dans un autre, parler, rire, s’élancer vers un but qui fuit sans cesse, et il n’y a qu’à Paris qu’on puisse trouver à travailler de la sorte !

Me Bourin, qui connaissait cette évolution, en eût peut-être bien auguré pour l’avenir, pour le lointain avenir, s’il n’avait senti en même temps tout ce que cette existence comportait de factice. Maxime avait cessé d’être un oisif parce qu’il lui fallait quelque argent, mais cet argent, il le gagnait sans ordre, par à-coups. Son labeur n’avait ni grandeur, ni noblesse. Même en « travaillant » il restait un irrégulier, un amateur.

Et de plus, il s’éreintait. Il n’était plus que l’ombre du beau Maxime de jadis, mais une ombre élégante, raffinée même et qui ne passait nulle part inaperçue.

Son père, — et c’est tout dire, — en fut frappé pendant le voyage qu’il fit à Paris, au printemps de cette nouvelle année, pour régler définitivement la cession de son cabinet. Et Jérôme en informa Gabriel sur le quai même de la gare de La Châtre.

— Il a une sale mine.

— Ah ! s’il pouvait tomber malade, s’écria Gabriel, il serait peut-être sauvé.

— Il n’en est pas là. Il s’use, simplement.

— Et il ne t’a rien dit de particulier ?

— Non. Il était pressé. Il avait trente-six choses à faire dans sa matinée. Nous avons causé en taxi-auto.

— En taxi-auto ! Ah ! pauvres pères d’aujourd’hui qui sont obligés de faire des scènes à leurs enfans en taxi-auto.

Les deux Baroney étaient sur la place de la gare. Ils hésitèrent un instant devant une des voitures de ville.

— Allons à pied jusque chez Descosses ? proposa Gabriel, puisque le baron doit t’y prendre.

— Si tu veux.

Il n’avait pas été facile de décider Jérôme à vendre son cabinet : il avait résisté pendant des mois et chaque fois qu’il allait à Paris, Gabriel et Malard craignaient qu’il ne revînt pas. Malard, qui s’attachait de plus en plus à Jérôme (il n’avait pas épousé sa fille, mais il était devenu un peu son fils tout de même), imagina de le mettre au pied du mur en lui faisant signer un traité en règle l’attachant pour dix ans à Épirange. Gabriel vint à la rescousse et démontra magistralement que la vente de son cabinet de Paris lui procurerait un capital qu’il avait tort de laisser mutiler d’année en année. Jérôme ne répondit rien et partit. C’était de ce voyage-là qu’il revenait.

Gabriel passa son bras dans le bras de Jérôme et ils descendirent l’avenue de la gare. Jérôme était plus grand, mais il se voûtait et paraissait de la même taille que Gabriel, bien campé sur ses jambes nerveuses, le torse droit, la tête plantée d’aplomb. Plusieurs fois des passans les saluèrent. Gabriel répondait, de la main ou d’un bonjour familier. Jérôme, engoncé dans son pardessus, soulevait son chapeau, machinalement, ne voyait rien, n’entendait rien.

Ils passèrent ainsi devant la maison baroque sans que son architecte y prit garde. Mais Gabriel y jeta un regard à la dérobée. Ah ! le lamentable spectacle ! Les échafaudages l’entouraient toujours, longues perches fichées en terre avec une figure d’arbres morts. Dans le jardin qui n’avait pu être tracé, ce n’était que plâtras, gravats, pierres inemployées, tas de terre et vieilles planches. Les vitres des fenêtres n’avaient jamais été débarbouillées de leurs souillures. A la place du perron, qui n’avait point été construit, l’escalier provisoire, en bois, s’était écroulé, et les liserons commençaient de grimper entre les décombres pour en atténuer la désolation. Si bien que cette maison aux vives couleurs et sans seuil avait l’air d’une folle qui agite des oripeaux et ne sait plus parler, ou encore de quelqu’une de ces vieilles femmes si laborieusement fardées qu’on ne voit plus d’elles que le fard. La jeunesse même de la maison avait l’air truquée.

« Les choses comme les gens doivent savoir vieillir, se disait Gabriel Baroney. Qu’est-ce donc que ces constructions d’aujourd’hui qui prétendent à l’éternelle jeunesse et au rire quotidien. La maison, c’est le vêtement de la famille. Elle doit se plier à toutes les réjouissances, certes, et ne pas montrer un front trop morose ; mais elle doit savoir pleurer aussi. C’est notre amie : jamais elle ne reste indifférente. La maison imaginée par Maxime n’a pas d’âme : c’est à cause d’elle que les cliens que j’avais annoncés à Jérôme se sont enfuis.

Jérôme avait un pas lourd, fatigué. Sans le vouloir, sans même qu’il s’en aperçût, il s’appuyait sur le bras de son cadet. Gabriel en fut tout à coup ému. Qu’avait-il donc comme cela à philosopher tandis que son frère souffrait ?

— Et toi, Jérôme. Tes affaires ? Où en es-tu ?

— C’est fini. J’ai tout vendu.

— Tu n’as pas l’air content. Voyons, c’est pourtant ce que tu désirais ?

— Sans doute.

— Ça n’a pas été tout seul ?

— Si ! oh ! si. Seulement, je me suis fait rouler. Et par deux blancs-becs encore ! Deux petits messieurs à qui j’ai tout appris, sauf l’usage de la reconnaissance. Sous prétexte que je ne suis plus sur place pour garder la clientèle, ils me dépouillent.

— C’est une façon de parler ?

— Ils m’ont offert exactement la moitié de ce que valait mon cabinet. Ah ! on sait faire, aujourd’hui, et même refaire ! Il est vrai que ce n’est pas un bien joli cadeau que je leur abandonne… Ah ! le sale métier !…

Jérôme avait de la rancune dans la voix. On sentait qu’il ne disait pas tout ce qu’il avait sur le cœur.

— Allons, allons, lui dit son frère doucement, tout ça, c’est mort, Dieu merci ! quand, au contraire, cela aurait pu te tuer.

— Je n’en vaux guère mieux.

— Ce n’est pas l’avis de Malard. Il me disait, encore hier, combien tu avais changé, et à ton avantage, depuis un an. Des nuances, qu’il a très bien saisies.

— C’est un brave garçon, et que j’aime bien.

— Et maintenant que te voilà débarrassé de la correspondance de Paris, tu vas rajeunir tous les matins.

— Non. Je suis au bout de mon rouleau !

— Quelle idée !

— Et puis, quoi ! c’est parfait. J’ai rempli mon rôle. J’ai subvenu aux besoins d’une femme : un grand flémard de fils m’a tiré des carottes jusqu’à vingt-cinq ans ; et j’ai doté ma fille. De la vente de mon cabinet, je n’ai pas gardé un sou pour moi. Pour avoir la paix, je leur ai tout laissé, ainsi d’ailleurs que tout ce que je possédais d’argent et de titres. Je suis liquidé. Des honoraires d’Épirange, je ferai deux parts : l’une payera ma pension chez Anna ; je placerai l’autre sur la tête de ma petite-fille. Jusqu’à ma dernière minute, je travaillerai pour les autres. C’est notre devoir à nous, et je ne me plains pas de cela. Il est plus agréable de donner que de recevoir… Ah ! je t’assure qu’on n’a rien fait pour me retenir à Paris ! Je suis au rancart ! Est-ce qu’on garde les vieilles coques de noix quand on les a vidées ? Fanny, elle, est restée en otage. Rolande a encore besoin d’elle pour quelques mois ou quelques années… Et puis ce sera son tour d’aller crever dans son coin… C’est charmant, la vie !

Jérôme se tut. Gabriel laissa passer quelques instans, puis :

— Pauvre vieux ! Tu es fatigué de ton voyage. Demain, tu verras moins triste. Et qui sait ? ce soir peut-être ! Nous voici arrivés. Tu auras à faire toute la journée, probablement. A cinq heures, je t’enverrai la jument. Tu viendras diner à Filaine. C’est dit ? Moi, je vais rentrer par les prés et les champs pour voir si nous aurons du perdreau cette année. J’ai bien peur que les pluies de février n’aient gâté les couvées…

Si février est le réveil de la terre, avril est sa splendide renaissance. Ici, ce sont les légumes : les carottes aux feuilles en dentelle, les salades toujours pressées d’être bonnes à manger, les choux si fiers d’élever sur un piédestal le trésor bleu de leurs robustes feuilles, les oignons, les poireaux à la silhouette exotique, l’ail, l’échalote poussent à qui mieux mieux. Les artichauts ressuscitent. Et voilà les blés qui verdissent. Il est temps de les sarcler, d’enlever de leur beau domaine, qui doit être exempt de toute tache, les chardons gourmands. Les avoines déjà cachent le sol. On sème les betteraves. On plante les pommes de terre.

Des beuglemens plaintifs partent d’une ferme. Gabriel hocha la tête :

— On est en retard chez les Pâcault.

C’est qu’à Filaine on a depuis huit jours lâché les bêtes. Il ne reste sous le toit que les mères vaches avec les tout jeunes veaux qui ont besoin d’une nourriture plus substantielle et qui craignent le froid du matin et les giboulées. Mais toute la jeunesse des étables est partie pour les prairies. Quel étonnement d’abord pour les nouveaux venus et, vite, quelle joie ! Quelles gambades, quelles courses folles, quelles lourdes cabrioles sur ce merveilleux tapis vert ! Et ce jeune soleil qui les salue ! Et ce grand air qui les enivre. Eh oui ! vraiment, avril est un beau mois pour les herbes, pour les bêtes…

« Et pour les gens, donc ! ajoute Gabriel Baroney serrant dans son poing son bâton à lanière de cuir ! Vive Dieu ! l’année s’annonce bien. La terre, notre grande nourrice, a les mamelles gonflées. Quel beau lait pour ses poupons les hommes ! On a beau lui être infidèle, elle ne connaît pas la rancune. Toujours la première au rendez-vous, elle absout, elle sourit et se donne. Qu’il fait bon vivre ! »

Il était maintenant sur Filaine. Penché sur une barrière, il assista aux manœuvres des jeunes poulains. Ils se mettent en tas d’un côté du pré et tout à coup, comme à un signal, ils piquent une charge jusqu’à l’autre bout.

— Des jarrets, mes petits, faites-vous des jarrets.

Mais voici qu’il fronce le sourcil. A gauche sous le chêne, quelle est cette grande tache brune ? N’est-ce pas une des jumens du domaine ? Gabriel pousse le « barreau, » le cœur battant, s’approche de Ragotte, car c’est Ragotte, il la reconnaît à son pied blanc ; Ragotte ou son cadavre… Il n’est plus qu’à dix pas. Ragotte est étendue sur le flanc les pattes raides, le cou tendu. Le maître de Filaine s’arrête. Il frappe du talon. Aussitôt l’oreille de Ragotte remue doucement. Ragotte ne se lève pas, mais Ragotte écoute. Eh ! parbleu ! elle n’est point morte ! au contraire, elle est si heureuse d’être vautrée dans l’herbe que même de sentir son maitre tout près d’elle ne l’émeut pas. D’ailleurs Gabriel Baroney n’insiste point, il est rassuré. Il retourne sur ses pas en sifflotant une marche joyeuse…

Il va s’engager dans la large « traîne » qui borde le domaine au couchant, lorsqu’une jeune voix qui chante attire son attention. Il se tient coi un moment, cherchant à deviner qui s’avance ainsi à sa rencontre. La voix est jolie, fraîche avec un fond de mélancolie qui se devine au rythme plus lent qu’il ne conviendrait. L’air, une chanson de nourrice, dévoile que c’est une maman qui promène son enfant. Un petit grincement se fait entendre : la maman pousse une voiture de bébé. D’ailleurs tout l’équipage débouche là-bas du chemin qui vient de Saint-Chartier. C’est Marthe Baroney seule avec sa petite Marie-Paule. Les paroles maintenant sont plus distinctes :


Quand ils furent sur la colline
Mes agneaux voulurent danser.

Au son, au son, d’la cornemuse
Ils se mirent à danser.

Ils se sont pris par la patte
Et se sont mis à danser,

n’y eut qu’la mère moutonnière
Qui ne voulut pas danser.


Gabriel est resté caché. Bien lui en a pris, car voici un autre personnage. Il surgit du chemin d’en face qui dévale de Filaine : Étienne, un Étienne surpris, hésitant, timide, mais qui tout de même aborde Marthe, qui lui tend la main.

Gabriel Baroney se retire à reculons, singulièrement ému : « Les pauvres enfans ! prononce-t-il tout bas. Est-ce moi qui les ai séparés ? Est-ce par ma faute qu’ils sont malheureux ? En voulant faire le bien si l’on cause du chagrin, est-on responsable ? Mais si l’on jugeait ses actes par leur résultat, on n’oserait plus faire le moindre geste ! Heureux celui qui dessine le présent d’après une claire vision de l’avenir ! Qui peut se vanter de tout prévoir ? Nous n’avons qu’un guide : la ligne droite. Il faut marcher la tête haute avec le ferme désir de tout améliorer. C’est ainsi que nous conduisons notre vie, et puis, la vie, à son tour, à sa guise, nous façonne : tantôt elle nous sourit pour l’avoir aidée, tantôt elle ricane de nos erreurs… Il y a deux réalités : celle qu’on voit, celle qu’on sent. Je vois la douleur persistante d’Étienne et la courageuse résignation de Marthe, et cependant ma conscience ne me reproche aucune légèreté : je ne me sens pas coupable. Pouvais-je rester indifférent devant l’extrême fatigue de Jérôme, devant la sotte conduite de Maxime et l’insouciance de tous les siens ? Non. Était-il naturel et sage de les convier tous à la campagne, de recommander mon frère au baron Malard ? Oui. Mon pouvoir, hélas ! s’arrêta là. J’avais tiré tous ces malheureux jusqu’au faite du coteau où je pensais qu’ils auraient la révélation nécessaire. J’ai desserré les mains… Et puis, je n’ai plus entendu que le mauvais rire de ma chimère. »

La chanson de nourrice s’était tue. Gabriel ne chercha pas à se rendre témoin de la scène qui se préparait. Il fit un détour et regagna Filaine où l’attendait à quatre heures son fils René pour la leçon de latin.

La rencontre de Marthe et d’Étienne n’était pas concertée ; le hasard, ou la Providence, avait guidé leurs pas. Ils s’étaient vus, salués quelquefois, jamais ils ne s’étaient abordés depuis la scène du kiosque. Mais chacun d’eux connaissait la vie de l’autre. Cette longue année les avait l’un et l’autre armés contre eux-mêmes. Ils savaient mieux ce qu’ils voulaient, où ils allaient. Leur courte poignée de main fut très franche, indulgente au passé, résignée à l’avenir.

— Bonjour, monsieur Étienne.

— Bonjour, madame… Bonjour, Marthe.

— Il fait si bon cet après-midi que je me suis laissée aller à rouler jusqu’ici ma petite Paulette…

Étienne se pencha au-dessus de la voiture :

— Comme elle est jolie ! Tiens, elle est blonde.

— Oui, je voudrais bien qu’elle le restât…

— Mais elle a vos yeux… Bonjour, mademoiselle Paule… Voulez-vous me permettre d’embrasser votre menotte… Oh ! comme vous êtes aimable !… Ce sourire est pour moi, vraiment ?

Étienne est troublé par ce sourire où il retrouve Marthe et qui lui remémore ses premiers émois. Son cœur est gonflé. Il est heureux et il sent des larmes venir. Son pauvre roman d’amour, dont les premières pages se sont si vite envolées au vent du mauvais destin, l’a rendu plus renfermé que jamais. Pour tout ce qui regarde le domaine, il est plein de zèle, d’une activité infatigable qui émerveille son père. Il est devenu vraiment le meilleur cultivateur de la contrée. Il a l’œil à tout. Gabriel peut s’en rapporter à lui. Rien ne cloche nulle part, et plusieurs améliorations, auxquelles Gabriel n’avait pas songé, ont été réalisées par Étienne. Il a fait ses preuves. Aussi, à la ferme, on lui obéit comme à son père. Ce qu’il demande est toujours juste… Mais pour tout ce qui concerne ses sentimens, il reste impénétrable. Sa mère ayant tenté de l’interroger sur l’avenir, il a tout de suite coupé court l’entretien ébauché :

— Laisse donc, mère, laisse donc, j’ai bien le temps ! Le plus tard sera le mieux !

Garderait-il l’espérance de reconquérir Marthe ? Madeleine Baroney en a peur. Étienne, à la vérité, n’a pas d’espoirs si précis. Sa rude déception l’a détourné pour un temps des préoccupations amoureuses, voilà tout. Il n’y pense pas. Il croit qu’il n’y pense plus. Son mutisme est là qui prouve le contraire. Son secret (le connaît-il lui-même ?) est sa persistante fidélité, moins peut-être à Marthe elle-même, qu’à l’amour qu’il lui avait voué. Étienne était un amant déçu et constant, pour sa vie entière peut-être. Mais jamais il n’eût osé chercher à revoir Marthe. Elle avait maintenant sa vie à elle qu’il devait respecter. Sa délicatesse de campagnard timide s’exprimait par le silence et par l’éloignement discret.

— Vous allez bien, Marthe ? Vous avez bonne mine.

— Une nourrice se doit à son nourrisson.

— Il vous fait honneur !

— N’est-ce pas ? Pauvre petite…

— Oui… pauvre petite !

Et tous deux en même temps pensèrent à Maxime, mari ingrat, père insensible, insensé ! C’était peut-être maladroit, grossier, mais Étienne ne put s’empêcher de poser la question qui lui vint à la gorge :

— Est-ce qu’il viendra, cette année ?

Marthe, loin d’être choquée, leva ses yeux vers Étienne et gravement répondit :

— Oui, je le crois, je l’espère !

Ce ne fut qu’un regard après lequel Marthe baissa les yeux. Les paroles n’ajoutèrent rien, Étienne était renseigné. Marthe aimait toujours Maxime. Il s’en doutait. Maintenant, il en était certain. Marthe aimait Maxime. Marthe aimait Maxime ! Les mots scintillaient dans son cerveau. Il les avait sur le bout des lèvres. Il faillit les prononcer tout haut pour que tout le monde désormais le sût : pour que le chemin, les arbres, les bêtes, les gens, toute la vallée en fussent informés. Marthe aimait Maxime ! Elle l’avait aimé dès son apparition à Filaine. Il était venu et il l’avait conquise, à jamais…

Marthe reprit sa promenade dans le chemin. Étienne se mit à marcher près d’elle simplement. Cette présence atténuait délicieusement sa peine. Ils allaient l’un près de l’autre, sans échanger une parole. Étienne n’était point jaloux des pensées de Marthe. N’avait-il pas la jeune femme à lui pour quelques précieux instans ? Pourquoi les gâter par de vilains sentimens ? Quant à Marthe, elle se sentait en sécurité auprès d’Étienne et elle cherchait comment le lui dire. Ce besoin n’était-il pas plus qu’un accord entre parens, plus que de la camaraderie,… de l’amitié véritable ?

Dans la voiturette, ses petites mains tendues vers le ciel, vers les rameaux des arbres, vers les oiseaux qui traversaient ses regards, Marie-Paule gazouillait, s’agitait sur ses coussins, riait de tout de son cœur. On eût dit qu’elle avait conscience de la splendeur de tout ce qui l’entourait et que paraissaient ne pas voir ses compagnons.

La Vallée Bleue, en avril, est un émerveillement. Les chênes n’ont pas encore daigné revêtir leur costume nouveau. Ce sont les rois des arbres et toute la nature se fait belle pour assister à leur petit lever. Les ormes, les frênes, les noisetiers sont en habits vert tendre ; les pruniers et les cerisiers en robe blanche. Les chemins d’herbe se constellent de pâquerettes au cœur d’or, les fossés de renoncules jaunes. C’est partout la fête de la jeunesse et du renouveau. On dirait que l’air est plus pur ; sous leur toit de paille, couronné de lances d’iris, les chaumines les plus pauvres sourient au soleil revenu.

La gaieté de la fillette est à l’unisson. Les abeilles bourdonnent, les moineaux piaillent, les poulains hennissent. C’est le printemps. Une autre vie commence.

— Une autre vie commence ! prononce Marthe en regardant sa fille.

— Oui, une autre vie commence, répète Étienne Baroney qui sent autour de lui la montée de toutes les sèves printanières.

A l’accent dont il a prononcé ces mots, Marthe comprend sa peine secrète. Il ne faut pas qu’Étienne soit malheureux un tel jour, où toute la terre est en joie et où elle-même se livre entière à la nouvelle espérance.

— Monsieur Étienne, dit-elle très bas, il faut que je vous dise, il faut que vous me pardonniez… Si vous saviez combien j’ai souffert et quelle est encore aujourd’hui ma pauvre vie…

— Oh ! Marthe, s’écrie Étienne, il y a longtemps que je vous ai pardonné, et depuis ce jour-là, je n’ai cessé de vous plaindre.

— Il ne faut plus me plaindre. Votre père m’avait averti. Je savais où j’allais… Maintenant, j’ai ma fille, je puis attendre…

— Attendre ? Toujours attendre…

— Mais vous, mon ami, il faut fixer votre vie… Ne me punissez pas si longtemps. Cherchez une bonne femme et fondez votre famille. Vous êtes fait pour être heureux. Je n’étais pas digne de votre amour…

— Oh ! si, si.

— Non. C’est le malheur qui m’a amendée. J’avais besoin de souffrir. Aujourd’hui, vous pouvez m’accorder votre amitié…

— Marthe ! Marthe !

Étienne ne sut pas mieux remercier, mais ses yeux, ses mains dans celles de la jeune femme, parlèrent pour lui. Il lui sembla qu’il avait reconquis le droit au bonheur. Les paroles de Marthe qu’il attendait depuis tant de mois avaient été le plus efficace des baumes. Il était guéri. Il serait l’ami de Marthe. Marthe aurait encore besoin de lui. Il serait là, dans l’ombre, toujours prêt au moindre appel.

— Au revoir, Étienne.

— Au revoir, Marthe.

Et ils se séparèrent dans le printemps. Ils n’étaient point faits pour suivre la même voie, mais leurs chemins désormais pourraient se croiser. Ils ne se feraient plus de mal.

Et bientôt, en sourdine, la chanson reprend :


Quand ils furent sur la colline,
Mes agneaux voulurent danser !



Jérôme vint diner à Filaine, comme il l’avait promis. Cette journée parmi ses ouvriers, sur son chantier, l’avait reposé :

— Ah ! mon cher Gabriel, que c’est bon de travailler sans arrière-pensée, de travailler pour travailler, de travailler parce que nous sommes faits pour cela. Le baron toujours parfait… Il se marie ces jours-ci. Il a enfin décidé Suzanne Miroir. J’ai cru qu’il en ferait une maladie. Elle ne voulait rien savoir. Elle sera baronne. Eh ! parbleu, elle en vaudra bien d’autres…

Les deux Baroney marchaient à pas lents dans une allée du jardin de Filaine. La soirée était d’une douceur émouvante. Jérôme se détendait. Il sentait comme une trêve dans sa vie. Il était heureux du bonheur de Malard. Son frère le surprit qui regardait les étoiles.

« Tout de même, se dit Gabriel, au milieu de cette débâcle, je lui aurai sauvé les yeux. C’est bien quelque chose. »

Gabriel souriait à la satisfaction de son aîné. Il souriait à sa femme qu’il apercevait par la fenêtre éclairée du premier étage. Elle couchait les petites. On avait de bonnes nouvelles des absens. Il souriait à tous ses enfans. Il avait lu dans les yeux d’Étienne un bonheur nouveau, exempt de souillure. Gabriel souriait à sa maison, qui avait dans la nuit la discrète silhouette qui convient, à sa maison simple, vivante, harmonieuse, à sa maison qui avait de la race, de la solide et bonne race bourgeoise. Gabriel souriait à sa pipe, à son bel arbre argenté, à sa chère vallée, à son domaine…

Ses narines frémissaient. Il appuya doucement la main sur le bras de son frère, puis humant profondément l’air autour de lui :

— Comme cela sent bon, la terre que l’on cultive !


Jacques des Gachons.

  1. Copyright by Jacques des Gachons, 1912.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 août et du 1er septembre.