La Valeur de la Science/Chapitre XI. La science et la réalité

Flammarion (p. 248-276).

CHAPITRE XI


La Science et la Réalité.

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§ 5. — CONTINGENCE ET DETERMINISME


Je n’ai pas l’intention de traiter ici la question de la contingence des lois de la nature, qui est évidemment insoluble, et sur laquelle on a déjà tant écrit.

Je voudrais seulement faire remarquer que de sens différents on a donné à ce mot de contingence et combien il serait utile de les distinguer.

Si nous envisageons une loi particulière quelconque, nous pouvons être certains d’avance qu’elle ne peut être qu’approximative. Elle est, en effet, déduite de vérifications expérimentales et ces vérifications n’étaient et ne pouvaient être qu’approchées. On doit toujours s’attendre à ce que des mesures plus précises nous obligent à ajouter de nouveaux termes à nos formules ; c’est ce qui est arrivé par exemple pour la loi de Mariotte.

De plus l’énoncé d’une loi quelconque est forcément incomplet. Cet énoncé devrait comprendre l’énumération de tous les antécédents en vertu desquels un conséquent donné pourra se produire. Je devrais d’abord décrire toutes les conditions de l’expérience à faire et la loi s’énoncerait alors : si toutes les conditions sont remplies tel phénomène aura lieu.

Mais on ne sera sûr de n’avoir oublié aucune de ces conditions, que quand on aura décrit l’état de l’univers tout entier à l’instant t ; toutes les parties de cet univers peuvent en effet exercer une influence plus ou moins grande sur le phénomène qui doit se produire à l’instant t + dt.

Or il est clair qu’une pareille description ne saurait se trouver dans l’énoncé de la loi ; si on la faisait d’ailleurs, la loi deviendrait inapplicable ; si on exigeait à la fois tant de conditions, il y aurait bien peu de chance pour qu’à aucun moment elles fussent jamais toutes réalisées.

Alors comme on ne sera jamais certain de n’avoir pas oublié quelque condition essentielle, on ne pourra pas dire : si telles et telles conditions sont réalisées, tel phénomène se produira ; on pourra dire seulement : si telles et telles conditions sont réalisées, il est probable que tel phénomène se produira à peu près.

Prenons la loi de la gravitation qui est la moins imparfaite de toutes les lois connues. Elle nous permet de prévoir les mouvements des planètes. Quand je m’en sers par exemple pour calculer l’orbite de Saturne, je néglige l’action des étoiles, et en agissant ainsi, je suis certain de ne pas me tromper, car je sais que ces étoiles sont trop éloignées pour que leur action soit sensible.

J’annonce alors avec une quasi-certitude que les coordonnées de Saturne à telle heure seront comprises entre telles et telles limites. Cette certitude cependant est-elle absolue ?

Ne pourrait-il exister dans l’univers quelque masse gigantesque, beaucoup plus grande que celle de tous les astres connus et dont l’action pourrait se faire sentir à de grandes distances ? Cette masse serait animée d’une vitesse colossale et après avoir circulé de tout temps à de telles distances que son influence soit restée jusqu’ici insensible pour nous, elle viendrait tout à coup passer près de nous. À coup sûr, elle produirait dans notre système solaire des perturbations énormes que nous n’aurions pu prévoir. Tout ce qu’on peut dire c’est qu’une pareille éventualité est tout à fait invraisemblable, et alors, au lieu de dire : Saturne sera près de tel point du ciel, nous devrons nous borner à dire : Saturne sera probablement près de tel point du ciel. Bien que cette probabilité soit pratiquement équivalente à la certitude, ce n’est qu’une probabilité.

Pour toutes ces raisons, aucune loi particulière ne sera jamais qu’approchée et probable. Les savants n’ont jamais méconnu cette vérité ; seulement ils croient, à tort ou à raison, que toute loi pourra être remplacée par une autre plus approchée et plus probable, que cette loi nouvelle ne sera elle-même que provisoire, mais que le même mouvement pourra continuer indéfiniment, de sorte que la science en progressant possédera des lois de plus en plus probables, que l’approximation finira par différer aussi peu que l’on veut de l’exactitude et la probabilité de la certitude.

Si les savants qui pensent ainsi avaient raison, devrait-on dire encore que les lois de la nature sont contingentes, bien que chaque loi, prise en particulier, puisse être qualifiée de contingente ?

Ou bien devra-t-on exiger, avant de conclure à la contingence des lois naturelles, que ce progrès ait un terme, que le savant finisse un jour par être arrêté dans sa recherche d’une approximation de plus en plus grande et qu’au-delà d’une certaine limite, il ne rencontre plus dans la Nature que le caprice ?

Dans la conception dont je viens de parler (et que j’appellerai la conception scientifique), toute loi n’est qu’un énoncé imparfait et provisoire, mais elle doit être remplacée un jour par une autre loi supérieure, dont elle n’est qu’une image grossière. Il ne reste donc pas de place pour l’intervention d’une volonté libre.

Il me semble que la théorie cinétique des gaz va nous fournir un exemple frappant.

On sait que dans cette théorie, on explique toutes les propriétés des gaz par une hypothèse simple ; on suppose que toutes les molécules gazeuses se meuvent en tous sens avec de grandes vitesses et qu’elles suivent des trajectoires rectilignes qui ne sont troublées que quand une molécule passe très près des parois du vase ou d’une autre molécule. Les effets que nos sens grossiers nous permettent d’observer sont les effets moyens, et dans ces moyennes, les grands écarts se compensent, ou tout au moins il est très improbable qu’ils ne se compensent pas ; de sorte que les phénomènes observables suivent des lois simples, telles que celle de Mariotte ou de Gay-Lussac. Mais cette compensation des écarts n’est que probable. Les molécules changent incessamment de place et dans ces déplacements continuels, les figures qu’elles forment passent successivement par toutes les combinaisons possibles. Seulement ces combinaisons sont très nombreuses, presque toutes sont conformes à la loi de Mariotte, quelques-unes seulement s’en écartent. Celles-là aussi se réaliseront, seulement il faudrait les attendre longtemps ; si l’on observait un gaz pendant un temps assez long, on finirait certainement par le voir s’écarter, pendant un temps très court, de la loi de Mariotte. Combien de temps faudrait-il attendre ? Si on voulait calculer le nombre d’années probable, on trouverait que ce nombre est tellement grand que pour écrire seulement le nombre de ses chiffres, il faudrait encore une dizaine de chiffres. Peu importe, il nous suffit qu’il soit fini.

Je ne veux pas discuter ici la valeur de cette théorie. Il est clair que si on l’adopte, la loi de Mariotte ne nous apparaîtra plus que comme contingente, puisqu’il viendra un jour où elle ne sera plus vraie. Et pourtant croit-on que les partisans de la théorie cinétique soient des adversaires du déterminisme ? Loin de là, ce sont les plus intransigeants des mécanistes. Leurs molécules suivent des trajectoires rigides, dont elles ne s’écartent que sous l’influence de forces qui varient avec la distance suivant une loi parfaitement déterminée. Il ne reste pas dans leur système la plus petite place, ni pour la liberté, ni pour un facteur évolutif proprement dit, ni pour n’importe quoi qu’on puisse appeler contingence. J’ajoute, pour éviter une confusion, qu’il n’y a pas là non plus une évolution de la loi de Mariotte elle-même ; elle cesse d’être vraie, après je ne sais combien de siècles ; mais au bout d’une fraction de seconde, elle redevient vraie et cela pour un nombre incalculable de siècles.

Et puisque j’ai prononcé ce mot d’évolution, dissipons encore un malentendu. On dit souvent : qui sait si les lois n’évoluent pas et si on ne découvrira pas un jour qu’elles n’étaient pas à l’époque carbonifère ce qu’elles sont aujourd’hui ? Qu’entend-on par là ? Ce que nous croyons savoir de l’état passé de notre globe, nous le déduisons de son état présent. Et comment se fait cette déduction, c’est par le moyen des lois supposées connues. La loi étant une relation entre l’antécédent et le conséquent, nous permet également bien de déduire le conséquent de l’antécédent, c’est-à-dire de prévoir l’avenir et de déduire l’antécédent du conséquent, c’est-à-dire de conclure du présent au passé. L’astronome qui connaît la situation actuelle des astres, peut en déduire leur situation future par la loi de Newton, et c’est ce qu’il fait quand il construit des éphémérides ; et il peut également en déduire leur situation passée. Les calculs qu’il pourra faire ainsi ne pourront pas lui enseigner que la loi de Newton cessera d’être vraie dans l’avenir, puisque cette loi est précisément son point de départ ; ils ne pourront pas davantage lui apprendre qu’elle n’était pas vraie dans le passé. Encore en ce qui concerne l’avenir, ses éphémérides pourront être un jour contrôlées et nos descendants reconnaîtront peut-être qu’elles étaient fausses. Mais en ce qui concerne le passé, le passé géologique qui n’a pas eu de témoins, les résultats de son calcul, comme ceux de toutes les spéculations où nous cherchons à déduire le passé du présent, échappent par leur nature même à toute espèce de contrôle. De sorte que si les lois de la nature n’étaient pas les mêmes à l’âge carbonifère qu’à l’époque actuelle, nous ne pourrons jamais le savoir, puisque nous ne pouvons rien savoir de cet âge que ce que nous déduisons de l’hypothèse de la permanence de ces lois.

On dira peut-être que cette hypothèse pourrait conduire à des résultats contradictoires et qu’on sera obligé de l’abandonner. Ainsi, en ce qui concerne l’origine de la vie, on peut conclure qu’il y a toujours eu des êtres vivants, puisque le monde actuel nous montre toujours la vie sortant de la vie ; et on peut conclure aussi qu’il n’y en a pas toujours eu, puisque l’application des lois actuelles de la physique à l’état présent de notre globe nous enseigne qu’il y a eu un temps où ce globe était tellement chaud que la vie y était impossible. Mais les contradictions de ce genre peuvent toujours se lever de deux manières : on peut supposer que les lois actuelles de la nature ne sont pas exactement celles que nous avons admises ; ou bien on peut supposer que les lois de la nature sont actuellement celles que nous avons admises, mais qu’il n’en a pas toujours été ainsi.

Il est clair que les lois actuelles ne seront jamais assez bien connues pour qu’on ne puisse adopter la première de ces deux solutions et qu’on soit contraint de conclure à l’évolution des lois naturelles.

D’autre part supposons une pareille évolution ; admettons, si l’on veut, que l’humanité dure assez pour que cette évolution puisse avoir des témoins. Le même antécédent produira par exemple des conséquents différents à l’époque carbonifère et à l’époque quaternaire. Cela veut dire évidemment que les antécédents sont à peu près pareils ; si toutes les circonstances étaient identiques, l’époque carbonifère deviendrait indiscernable de l’époque quaternaire. Évidemment ce n’est pas là ce que l’on suppose. Ce qui reste, c’est que tel antécédent, accompagné de telle circonstance accessoire, produit tel conséquent ; et que le même antécédent, accompagné de telle autre circonstance accessoire, produit tel autre conséquent. Le temps ne fait rien à l’affaire.

La loi, telle que la science mal informée l’aurait énoncée, et qui aurait affirmé que cet antécédent produit toujours ce conséquent, sans tenir compte des circonstances accessoires ; cette loi, dis-je, qui n’était qu’approchée et probable, doit être remplacée par une autre loi plus approchée et plus probable qui fait intervenir ces circonstances accessoires. Nous retombons donc toujours sur ce même processus que nous avons analysé plus haut, et si l’humanité venait à découvrir quelque chose dans ce genre, elle ne dirait pas que ce sont les lois qui ont évolué, mais les circonstances qui se sont modifiées.

Voilà donc bien des sens différents du mot contingence. M. Le Roy les retient tous et il ne les distingue pas suffisamment, mais il en introduit un nouveau. Les lois expérimentales ne sont qu’approchées, et si quelques-unes nous apparaissent comme exactes, c’est que nous les avons artificiellement transformées en ce que j’ai appelé plus haut un principe. Cette transformation, nous l’avons faite librement, et comme le caprice qui nous a déterminés à la faire est quelque chose d’éminemment contingent, nous avons communiqué cette contingence à la loi elle-même. C’est en ce sens que nous avons le droit de dire que le déterminisme suppose la liberté, puisque c’est librement que nous devenons déterministes. Peut-être trouvera-t-on que c’est là faire la part bien large au nominalisme et que l’introduction de ce sens nouveau du mot contingence n’aidera pas beaucoup à résoudre toutes ces questions qui se posent naturellement et dont nous venons de dire quelques mots.

Je ne veux nullement rechercher ici les fondements du principe d’induction ; je sais fort bien que je n’y réussirai pas ; il est aussi difficile de justifier ce principe que de s’en passer. Je veux seulement montrer comme les savants l’appliquent et sont forcés de l’appliquer.

Quand le même antécédent se reproduit, le même conséquent doit se reproduire également ; tel est l’énoncé ordinaire. Mais réduit à ces termes ce principe ne pourrait servir à rien. Pour qu’on pût dire que le même antécédent s’est reproduit, il faudrait que les circonstances se fussent toutes reproduites, puisqu’aucune n’est absolument indifférente, et qu’elles se fussent exactement reproduites. Et, comme cela n’arrivera jamais, le principe ne pourra recevoir aucune application.

Nous devons donc modifier l’énoncé et dire : si un antécédent A a produit une fois un conséquent B, un antécédent A' peu différent de A, produira un conséquent B' peu différent de B. Mais comment reconnaîtrons-nous que les antécédents A et A' sont « peu différents » ? Si quelqu’une des circonstances peut s’exprimer par un nombre, et que ce nombre ait dans les deux cas des valeurs très voisines, le sens du mot « peu différent » est relativement clair ; le principe signifie alors que le conséquent est une fonction continue de l’antécédent. Et comme règle pratique, nous arrivons à cette conclusion que l’on a le droit d’interpoler. C’est en effet ce que les savants font tous les jours et sans l’interpolation toute science serait impossible.

Observons toutefois une chose. La loi cherchée peut se représenter par une courbe. L’expérience nous a fait connaître certains points de cette courbe. En vertu du principe que nous venons d’énoncer nous croyons que ces points peuvent être reliés par un trait continu. Nous traçons ce trait à l’œil. De nouvelles expériences nous fourniront de nouveaux points de la courbe. Si ces points sont en dehors du trait tracé d’avance, nous aurons à modifier notre courbe, mais non pas à abandonner notre principe. Par des points quelconques, si nombreux qu’ils soient, on peut toujours faire passer une courbe continue. Sans doute, si cette courbe est trop capricieuse, nous serons choqués (et même nous soupçonnerons des erreurs d’expérience), mais le principe ne sera pas directement mis en défaut.

De plus, parmi les circonstances d’un phénomène, il y en a que nous regardons comme négligeables, et nous considérerons A et A' comme peu différents, s’ils ne diffèrent que par ces circonstances accessoires. Par exemple, j’ai constaté que l’hydrogène s’unissait à l’oxygène sous l’influence de l’étincelle, et je suis certain que ces deux gaz s’uniront de nouveau, bien que la longitude de Jupiter ait changé considérablement dans l’intervalle. Nous admettons par exemple que l’état des corps éloignés ne peut avoir d’influence sensible sur les phénomènes terrestres, et cela en effet semble s’imposer, mais il est des cas où le choix de ces circonstances pratiquement indifférentes comporte plus d’arbitraire ou, si l’on veut, exige plus de flair.

Une remarque encore : le principe d’induction serait inapplicable, s’il n’existait dans la nature une grande quantité de corps semblables entre eux, ou à peu près semblables, et si l’on ne pouvait conclure par exemple d’un morceau de phosphore à un autre morceau de phosphore.

Si nous réfléchissons à ces considérations, le problème du déterminisme et de la contingence nous apparaîtra sous un jour nouveau.

Supposons que nous puissions embrasser la série de tous les phénomènes de l’univers dans toute la suite des temps. Nous pourrions envisager ce que l’on pourrait appeler les séquences, je veux dire des relations entre antécédent et conséquent. Je ne veux pas parler de relations constantes ou de lois, j’envisage séparément (individuellement pour ainsi dire) les diverses séquences réalisées.

Nous reconnaîtrions alors que parmi ces séquences il n’y en a pas deux qui soient tout à fait pareilles. Mais, si le principe d’induction tel que nous venons de l’énoncer est vrai, il y en aura qui seront à peu près pareilles et qu’on pourra classer les unes à côté des autres. En d’autres termes, il est possible de faire une classification des séquences.

C’est à la possibilité et à la légitimité d’une pareille classification que se réduit en fin de compte le déterminisme. C’est tout ce que l’analyse précédente en laisse subsister. Peut-être sous cette forme modeste semblera-t-il moins effrayant au moraliste.

On dira sans doute que c’est revenir par un détour à la conclusion de M. le Roy que tout à l’heure nous semblions rejeter : c’est librement qu’on est déterministe. Et en effet toute classification suppose l’intervention active du classificateur. J’en conviens, cela peut se soutenir, mais il me semble que ce détour n’aura pas été inutile et aura contribué à nous éclairer un peu.


§ 6. — OBJECTIVITÉ DE LA SCIENCE


J’arrive à la question posée par le titre de cet article : Quelle est la valeur objective de la science ? Et d’abord que devons-nous entendre par objectivité ?

Ce qui nous garantit l’objectivité du monde dans lequel nous vivons, c’est que ce monde nous est commun avec d’autres êtres pensants. Par les communications que nous avons avec les autres hommes, nous recevons d’eux des raisonnements tout faits ; nous savons que ces raisonnements ne viennent pas de nous et en même temps nous y reconnaissons l’œuvre d’êtres raisonnables comme nous. Et comme ces raisonnements paraissent s’appliquer au monde de nos sensations, nous croyons pouvoir conclure que ces êtres raisonnables ont vu la même chose que nous ; c’est comme cela que nous savons que nous n’avons pas fait un rêve.

Telle est donc la première condition de l’objectivité : ce qui est objectif doit être commun à plusieurs esprits, et par conséquent pouvoir être transmis de l’un à l’autre, et comme cette transmission ne peut se faire que par ce « discours » qui inspire tant de défiance à M. le Roy, nous sommes bien forcés de conclure : Pas de discours, pas d’objectivité.

Les sensations d’autrui seront pour nous un monde éternellement fermé. La sensation que j’appelle rouge est-elle la même que celle que mon voisin appelle rouge, nous n’avons aucun moyen de le vérifier.

Supposons qu’une cerise et un coquelicot produisent sur moi la sensation A et sur lui la sensation B et qu’au contraire une feuille produise sur moi la sensation B et sur lui la sensation A. Il est clair que nous n’en saurons jamais rien ; puisque j’appellerai rouge la sensation A et vert la sensation B, tandis que lui appellera la première vert et la seconde rouge. En revanche ce que nous pourrons constater c’est que, pour lui comme pour moi, la cerise et le coquelicot produisent la même sensation, puisqu’il donne le même nom aux sensations qu’il éprouve et que je fais de même.

Les sensations sont donc intransmissibles, ou plutôt tout ce qui est qualité pure en elles est intransmissible et à jamais impénétrable. Mais il n’en est pas de même des relations entre ces sensations.

À ce point de vue, tout ce qui est objectif est dépourvu de toute qualité et n’est que relation pure. Je n’irai certes pas jusqu’à dire que l’objectivité ne soit que quantité pure (ce serait trop particulariser la nature des relations en question), mais on comprend que je ne sais plus qui se soit laissé entraîner à dire que le monde n’est qu’une équation différentielle.

Tout en faisant des réserves sur cette proposition paradoxale, nous devons néanmoins admettre que rien n’est objectif qui ne soit transmissible, et par conséquent que les relations entre les sensations peuvent seules avoir une valeur objective.

On dira peut-être que l’émotion esthétique, qui est commune à tous les hommes, est la preuve que les qualités de nos sensations sont aussi les mêmes pour tous les hommes et par là sont objectives. Mais si l’on y réfléchit, on verra que la preuve n’est pas faite ; ce qui est prouvé, c’est que cette émotion est provoquée chez Jean comme chez Pierre par les sensations auxquelles Jean et Pierre donnent le même nom ou par les combinaisons correspondantes de ces sensations ; soit que cette émotion soit associée chez Jean à la sensation A que Jean appelle rouge, tandis que parallèlement elle est associée chez Pierre à la sensation B que Pierre appelle rouge ; soit mieux parce que cette émotion est provoquée, non par les qualités mêmes des sensations, mais par l’harmonieuse combinaison de leurs relations dont nous subissons l’impression inconsciente.

Telle sensation est belle, non parce qu’elle possède telle qualité, mais parce qu’elle occupe telle place dans la trame de nos associations d’idées, de sorte qu’on ne peut l’exciter sans mettre en mouvement le « récepteur » qui est à l’autre bout du fil et qui correspond à l’émotion artistique.

Qu’on se place au point de vue moral, esthétique ou scientifique, c’est toujours la même chose. Rien n’est objectif que ce qui est identique pour tous ; or on ne peut parler d’une pareille identité que si une comparaison est possible, et peut être traduite en une « monnaie d’échange » pouvant se transmettre d’un esprit à l’autre. Rien n’aura donc de valeur objective que ce qui sera transmissible par le « discours », c’est-à-dire intelligible.

Mais ce n’est là qu’un côté de la question. Un ensemble absolument désordonné ne saurait avoir de valeur objective puisqu’il serait inintelligible, mais un ensemble bien ordonné peut n’en avoir non plus aucune, s’il ne correspond pas à des sensations effectivement éprouvées. Il me semble superflu de rappeler cette condition et je n’y aurais pas songé si on n’avait soutenu dernièrement que la physique n’est pas une science expérimentale. Bien que cette opinion n’ait aucune chance d’être adoptée ni par les physiciens, ni par les philosophes, il est bon d’être averti, afin de ne pas se laisser glisser sur la pente qui y mènerait. On a donc deux conditions à remplir, et si la première sépare la réalité[1] du rêve, la seconde la distingue du roman.

Maintenant qu’est-ce que la science ? Je l’ai expliqué au § précédent, c’est avant tout une classification, une façon de rapprocher des faits que les apparences séparaient, bien qu’ils fussent liés par quelque parenté naturelle et cachée. La science, en d’autres termes, est un système de relations. Or nous venons de le dire, c’est dans les relations seulement que l’objectivité doit être cherchée ; il serait vain de la chercher dans les êtres considérés comme isolés les uns des autres.

Dire que la science ne peut avoir de valeur objective parce qu’elle ne nous fait connaître que des rapports, c’est raisonner à rebours, puisque précisément ce sont les rapports seuls qui peuvent être regardés comme objectifs.

Les objets extérieurs, par exemple, pour lesquels le mot objet a été inventé, sont justement des objets et non des apparences fuyantes et insaisissables parce que ce ne sont pas seulement des groupes de sensations, mais des groupes cimentés par un lien constant. C’est ce lien, et ce lien seul qui est objet en eux, et ce lien c’est un rapport.

Donc quand nous demandons quelle est la valeur objective de la science, cela ne veut pas dire : la science nous fait-elle connaître la véritable nature des choses ? mais cela veut dire ; nous fait-elle connaître les véritables rapports des choses ?

À la première question, personne n’hésiterait à répondre, non ; mais je crois qu’on peut aller plus loin : non seulement la science ne peut nous faire connaître la nature des choses ; mais rien n’est capable de nous la faire connaître et si quelque dieu la connaissait, il ne pourrait trouver de mots pour l’exprimer. Non seulement nous ne pouvons deviner la réponse, mais si on nous la donnait, nous n’y pourrions rien comprendre ; je me demande même si nous comprenons bien la question.

Quand donc une théorie scientifique prétend nous apprendre ce qu’est la chaleur, ou que l’électricité, ou que la vie, elle est condamnée d’avance ; tout ce qu’elle peut nous donner, ce n’est qu’une image grossière. Elle est donc provisoire et caduque.

La première question étant hors de cause, reste la seconde. La science peut-elle nous faire connaître les véritables rapports des choses ? Ce qu’elle rapproche devrait-il être séparé, ce qu’elle sépare devrait-il être rapproché ?

Pour comprendre le sens de cette nouvelle question, il faut se reporter à ce que nous avons dit plus haut sur les conditions de l’objectivité. Ces rapports ont-ils une valeur objective ? cela veut dire : ces rapports sont-ils les mêmes pour tous ? seront-ils encore les mêmes pour ceux qui viendront après nous ?

Il est clair qu’ils ne sont pas les mêmes pour le savant et pour l’ignorant. Mais peu importe, car si l’ignorant ne les voit pas tout de suite, le savant peut arriver à les lui faire voir par une série d’expériences et de raisonnements. L’essentiel est qu’il y a des points sur lesquels tous ceux qui sont au courant des expériences faites peuvent se mettre d’accord.

La question est de savoir si cet accord sera durable et s’il persistera chez nos successeurs. On peut se demander si les rapprochements que fait la science d’aujourd’hui seront confirmés par la science de demain. On ne peut pour affirmer qu’il en sera ainsi invoquer aucune raison à priori ; mais c’est une question de fait, et la science a déjà assez vécu pour qu’en interrogeant son histoire, on puisse savoir si les édifices qu’elle élève résistent à l’épreuve du temps ou s’ils ne sont que des constructions éphémères.

Or que voyons-nous ? Au premier abord il nous semble que les théories ne durent qu’un jour et que les ruines s’accumulent sur les ruines. Un jour elles naissent, le lendemain elles sont à la mode, le surlendemain elles sont classiques, le troisième jour elles sont surannées et le quatrième elles sont oubliées. Mais si l’on y regarde de plus près, on voit que ce qui succombe ainsi, ce sont les théories proprement dites, celles qui prétendent nous apprendre ce que sont les choses. Mais il y a en elles quelque chose qui le plus souvent survit. Si l’une d’elles nous a fait connaître un rapport vrai, ce rapport est définitivement acquis et on le retrouvera sous un déguisement nouveau dans les autres théories qui viendront successivement régner à sa place.

Ne prenons qu’un exemple : la théorie des ondulations de l’éther nous enseignait que la lumière est un mouvement ; aujourd’hui la mode favorise la théorie électro-magnétique qui nous enseigne que la lumière est un courant. N’examinons pas si on pourrait les concilier et dire que la lumière est un courant, et que ce courant est un mouvement ? Comme il est probable en tout cas que ce mouvement ne serait pas identique à celui qu’admettaient les partisans de l’ancienne théorie, on pourrait se croire fondé à dire que cette ancienne théorie est détrônée. Et pourtant, il en reste quelque chose, puisque entre les courants hypothétiques qu’admet Maxwell, il y a les mêmes relations qu’entre les mouvements hypothétiques qu’admettait Fresnel. Il y a donc quelque chose qui reste debout et ce quelque chose est l’essentiel. C’est ce qui explique comment on voit les physiciens actuels passer sans aucune gêne du langage de Fresnel à celui de Maxwell.

Sans doute bien des rapprochements qu’on croyait bien établis ont été abandonnés, mais le plus grand nombre subsiste et paraît devoir subsister. Et pour ceux-là alors, quelle est la mesure de leur objectivité ?

Eh bien, elle est précisément la même que pour notre croyance aux objets extérieurs. Ces derniers sont réels en ce que les sensations qu’ils nous font éprouver nous apparaissent comme unies entre elles par je ne sais quel ciment indestructible et non par un hasard d’un jour. De même la science nous révèle entre les phénomènes d’autres liens plus ténus mais non moins solides ; ce sont des fils si déliés qu’ils sont restés longtemps inaperçus mais dès qu’on les a remarqués, il n’y a plus moyen de ne pas les voir ; ils ne sont donc pas moins réels que ceux qui donnent leur réalité aux objets extérieurs ; peu importe qu’ils soient plus récemment connus puisque les uns ne doivent pas périr avant les autres.

On peut dire par exemple que l’éther n’a pas moins de réalité qu’un corps extérieur quelconque ; dire que ce corps existe, c’est dire qu’il y a entre la couleur de ce corps, sa saveur, son odeur, un lien intime, solide et persistant, dire que l’éther existe, c’est dire qu’il y a une parenté naturelle entre tous les phénomènes optiques, et les deux propositions n’ont évidemment pas moins de valeur l’une que l’autre.

Et même les synthèses scientifiques ont en un sens plus de réalité que celles du sens commun, puisqu’elles embrassent plus de termes et tendent à absorber en elles les synthèses partielles.

On dira que la science n’est qu’une classification et qu’une classification ne peut être vraie, mais commode. Mais il est vrai qu’elle est commode, il est vrai qu’elle l’est non seulement pour moi, mais pour tous les hommes ; il est vrai qu’elle restera commode pour nos descendants ; il est vrai enfin que cela ne peut pas être par hasard.

En résumé, la seule réalité objective, ce sont les rapports des choses d’où résulte l’harmonie universelle. Sans doute ces rapports, cette harmonie ne sauraient être conçus en dehors d’un esprit qui les conçoit ou qui les sent. Mais ils sont néanmoins objectifs parce qu’ils sont, deviendront, ou resteront communs à tous les êtres pensants.

Cela va nous permettre de revenir sur la question de la rotation de la Terre ce qui nous fournira en même temps l’occasion d’éclaircir ce qui précède par un exemple.


7. — LA ROTATION DE LA TERRE.


« … Dès lors, ai-je dit dans Science et Hypothèse, cette affirmation la Terre tourne n’a aucun sens… ou plutôt ces deux propositions, la Terre tourne, et, il est plus commode de supposer que la Terre tourne, ont un seul et même sens. »

Ces paroles, ont donné lieu aux interprétations les plus étranges. On a cru y voir la réhabilitation du système de Ptolémée, et peut-être la justification de la condamnation de Galilée.

Ceux qui avaient lu attentivement le volume tout entier ne pouvaient cependant s’y tromper. Cette vérité, la Terre tourne, se trouvait mise sur le même pied que le postulatum d’Euclide par exemple ; était-ce là la rejeter. Mais il y a mieux ; dans le même langage on dira très bien : ces deux propositions, le monde extérieur existe, ou, il est plus commode de supposer qu’il existe, ont un seul et même sens. Ainsi l’hypothèse de la rotation de la Terre conserverait le même degré de certitude que l’existence même des objets extérieurs.

Mais après ce que nous venons d’expliquer dans la quatrième partie, nous pouvons aller plus loin. Une théorie physique, avons-nous dit, est d’autant plus vraie, qu’elle met en évidence plus de rapports vrais. À la lumière de ce nouveau principe, examinons la question qui nous occupe.

Non, il n’y a pas d’espace absolu ; ces deux propositions contradictoires : « la Terre tourne » et « la terre ne tourne pas » ne sont donc pas cinématiquement plus vraies l’une que l’autre. Affirmer l’une, en niant l’autre, au sens cinématique, ce serait admettre l’existence de l’espace absolu.

Mais si l’une nous révèle des rapports vrais que l’autre nous dissimule, on pourra néanmoins la regarder comme physiquement plus vraie que l’autre, puisqu’elle a un contenu plus riche. Or à cet égard aucun doute n’est possible.

Voilà le mouvement diurne apparent des étoiles, et le mouvement diurne des autres corps célestes, et d’autre part l’aplatissement de la Terre, la rotation du pendule de Foucault, la giration des cyclones, les vents alizés, que sais-je encore ? Pour le Ptoléméien, tous ces phénomènes n’ont entre eux aucun lien ; pour le Copernicien, ils sont engendrés par une même cause. En disant, la Terre tourne, j’affirme que tous ces phénomènes ont un rapport intime, et cela est vrai, et cela reste vrai bien qu’il n’y ait pas et qu’il ne puisse y avoir d’espace absolu.

Voilà pour la rotation de la Terre sur elle-même ; que dire de sa révolution autour du Soleil. Ici encore, nous avons trois phénomènes qui pour le Ptoléméien sont absolument indépendants et qui pour le Copernicien sont rapportés à la même origine ; ce sont les déplacements apparents des planètes sur la sphère céleste, l’aberration des étoiles fixes, la parallaxe de ces mêmes étoiles. Est-ce par hasard que toutes les planètes admettent une inégalité dont la période est d’un an, et que cette période est précisément égale à celle de l’aberration, précisément égale encore à celle de la parallaxe ? Adopter le système de Ptolémée, c’est répondre oui ; adopter celui de Copernic c’est répondre non ; c’est affirmer qu’il y a un lien entre les trois phénomènes et cela encore est vrai bien qu’il n’y ait pas d’espace absolu.

Dans le système de Ptolémée, les mouvements des corps célestes ne peuvent s’expliquer par l’action de forces centrales, la Mécanique Céleste est impossible. Les rapports intimes que la Mécanique Céleste nous révèle entre tous les phénomènes célestes sont des rapports vrais ; affirmer l’immobilité de la Terre, ce serait nier ces rapports, ce serait donc se tromper.

La vérité, pour laquelle Galilée a souffert, reste donc la vérité, encore qu’elle n’ait pas tout à fait le même sens que pour le vulgaire, et que son vrai sens soit bien plus subtil, plus profond et plus riche.


§ 8. — LA SCIENCE POUR LA SCIENCE


Ce n’est pas contre M. Le Roy que je veux défendre la Science pour la Science ; c’est peut-être ce qu’il condamne, mais c’est ce qu’il cultive, puisqu’il aime et recherche la vérité et qu’il ne saurait vivre sans elle. Mais j’ai quelques réflexions à faire.

Nous ne pouvons connaître tous les faits et il faut choisir ceux qui sont dignes d’être connus. Si l’on en croyait Tolstoï, les savants feraient ce choix au hasard, au lieu de le faire, ce qui serait raisonnable, en vue des applications pratiques. Les savants, au contraire, croient que certains faits sont plus intéressants que d’autres, parce qu’ils complètent une harmonie inachevée, ou parce qu’ils font prévoir un grand nombre d’autres faits. S’ils ont tort, si cette hiérarchie des faits qu’ils postulent implicitement, n’est qu’une illusion vaine, il ne saurait y avoir de Science pour la Science, et par conséquent il ne saurait y avoir de Science. Quant à moi, je crois qu’ils ont raison, et, par exemple, j’ai montré plus haut quelle est la haute valeur des faits astronomiques, non parce qu’ils sont susceptibles d’applications pratiques, mais parce qu’ils sont les plus instructifs de tous.

Ce n’est que par la Science et par l’Art que valent les civilisations. On s’est étonné de cette formule : la Science pour la Science ; et pourtant cela vaut bien la vie pour la vie, si la vie n’est que misère ; et même le bonheur pour le bonheur, si l’on ne croit pas que tous les plaisirs sont de même qualité, si l’on ne veut pas admettre que le but de la civilisation soit de fournir de l’alcool aux gens qui aiment à boire.

Toute action doit avoir un but. Nous devons souffrir, nous devons travailler, nous devons payer notre place au spectacle, mais c’est pour voir ; ou tout au moins pour que d’autres voient un jour.

Tout ce qui n’est pas pensée est le pur néant ; puisque nous ne pouvons penser que la pensée et que tous les mots dont nous disposons pour parler des choses ne peuvent exprimer que des pensées ; dire qu’il y a autre chose que la pensée, c’est donc une affirmation qui ne peut avoir de sens.

Et cependant — étrange contradiction pour ceux qui croient au temps — l’histoire géologique nous montre que la vie n’est qu’un court épisode entre deux éternités de mort, et que, dans cet épisode même, la pensée consciente n’a duré et ne durera qu’un moment. La pensée n’est qu’un éclair au milieu d’une longue nuit.

Mais c’est cet éclair qui est tout.

  1. J’emploie ici le mot réel comme synonyme d’objectif ; je me conforme ainsi à l’usage commun ; j’ai peut-être tort, nos rêves sont réels, mais ils ne sont pas objectifs.