La Valeur de la Science/Chapitre VII. L’histoire de la physique mathématique

Flammarion (p. 170-179).

CHAPITRE VII

L’Histoire de la Physique mathématique.

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Le Passé et l’Avenir de la Physique — Quel est l’état actuel de la Physique Mathématique ? Quels sont les problèmes qu’elle est amenée à se poser ? Quel est son avenir ? Son orientation est-elle sur le point de se modifier ? Le but et les méthodes de cette science vont-ils apparaître dans dix ans à nos successeurs immédiats sous le même jour qu’à nous-mêmes ; ou au contraire allons-nous assister à une transformation profonde ? Telles sont les questions que nous sommes forcés de soulever, en abordant aujourd’hui notre enquête.

S’il est facile de les poser, il est difficile d’y répondre. Si nous nous sentions tentés de risquer un pronostic, nous résisterions aisément à cette tentation en songeant à toutes les sottises qu’auraient dites les savants les plus éminents d’il y a cent ans, si on leur avait demandé ce que serait la science au XIXe siècle. Ils auraient cru être hardis dans leurs prédictions, et combien, après l’événement, nous les trouverions timides. N’attendez donc de moi aucune prophétie.

Mais si, comme tous les médecins prudents, je répugne à donner un pronostic, je ne puis pourtant me dispenser d’un petit diagnostic ; eh bien, oui, il y a des indices d’une crise sérieuse, comme si nous devions nous attendre à une transformation prochaine. Ne soyons pas toutefois trop inquiets. Nous sommes assurés que la malade n’en mourra pas et même nous pouvons espérer que cette crise sera salutaire, car l’histoire du passé semble nous le garantir. Cette crise en effet n’est pas la première et il importe, pour la comprendre, de se rappeler celles qui l’ont précédée. Pardonnez-moi donc un court historique.

La Physique des forces centrales. — La Physique Mathématique, nous le savons, est née de la Mécanique céleste qui l’a engendrée à la fin du XVIIIe siècle, au moment où elle venait elle-même d’atteindre son complet développement. Dans ses premières années surtout, l’enfant ressemblait à sa mère d’une manière frappante.

L’Univers astronomique est formé de masses, très grandes sans doute, mais séparées par des distances tellement immenses qu’elles ne nous apparaissent que comme des points matériels ; ces points s’attirent en raison inverse du carré des distances et cette attraction est la seule force qui influe sur leurs mouvements. Mais si nos sens étaient assez subtils pour nous montrer tous les détails des corps qu’étudie le physicien, le spectacle que nous y découvririons différerait à peine de celui que contemple l’astronome. Là aussi nous verrions des points matériels séparés les uns des autres par des intervalles énormes par rapport à leurs dimensions et décrivant des orbites suivant des lois régulières. Ces astres infiniment petits, ce sont les atomes. Comme les astres proprement dits, ils s’attirent ou se repoussent, et cette attraction ou cette répulsion, dirigée suivant la droite qui les joint, ne dépend que de la distance. La loi suivant laquelle cette force varie en fonction de la distance n’est peut-être pas la loi de Newton, mais c’est une loi analogue ; au lieu de l’exposant — 2, nous avons probablement un exposant différent, et c’est de ce changement d’exposant que sort tout la diversité des phénomènes physiques, la variété des qualités et des sensations, tout le monde coloré et sonore qui nous entoure, toute la Nature en un mot.

Telle est la conception primitive dans toute sa pureté. Il ne reste plus qu’à chercher dans les différents cas quelle valeur il convient de donner à cet exposant afin de rendre compte de tous les faits. C’est sur ce modèle que Laplace, par exemple, a construit sa belle théorie de la Capillarité ; il ne la regarde que comme un cas particulier de l’attraction, ou, comme il dit, de la pesanteur universelle, et personne ne s’étonne de la trouver au milieu de l’un des cinq volumes de la Mécanique Céleste. Plus récemment, Briot croit avoir pénétré le dernier secret de l’Optique quand il a démontré que les atomes d’éther s’attirent en raison inverse de la 6e puissance de la distance ; et Maxwell, Maxwell lui-même, ne dit-il pas quelque part que les atomes des gaz se repoussent en raison inverse de la 5e puissance de la distance. Nous avons l’exposant — 6, ou — 5 au lieu de l’exposant — 2, mais c’est toujours un exposant.

Parmi les théories de cette époque, une seule fait exception, celle de Fourier, pour la propagation de la chaleur ; il y a bien des atomes, agissant à distance, l’un sur l’autre ; ils s’envoient mutuellement de la chaleur, mais ils ne s’attirent pas, ils ne bougent pas. À ce point de vue, la théorie de Fourier devait apparaître aux yeux de ses contemporains, à ceux de Fourier lui-même, comme imparfaite et provisoire.

Cette conception n’était pas sans grandeur ; elle était séduisante, et beaucoup d’entre nous n’y ont pas définitivement renoncé ; ils savent qu’on n’atteindra les éléments ultimes des choses qu’en débrouillant patiemment l’écheveau compliqué que nous donnent nos sens ; qu’il faut avancer pas à pas en ne négligeant aucun intermédiaire, que nos pères ont eu tort de vouloir brûler les étapes, mais ils croient que quand on arrivera à ces éléments ultimes, on y retrouvera la simplicité majestueuse de la Mécanique Céleste.

Cette conception n’a pas non plus été inutile ; elle nous a rendu un service inappréciable, puisqu’elle a contribué à préciser en nous la notion fondamentale de la loi physique. Je m’explique ; comment les anciens comprenaient-ils la Loi ? C’était pour eux une harmonie interne, statique pour ainsi dire et immuable ; ou bien c’était comme un modèle que la nature s’efforçait d’imiter. Une loi, pour nous, ce n’est plus cela du tout ; c’est une relation constante entre le phénomène d’aujourd’hui et celui de demain ; en un mot, c’est une équation différentielle.

Voilà la forme idéale de la loi physique ; eh bien, c’est la loi de Newton qui l’a revêtue la première. Si ensuite on a acclimaté cette forme en physique, c’est précisément en copiant autant que possible cette loi de Newton, c’est en imitant la Mécanique Céleste. C’est là, d’ailleurs, l’idée que je me suis efforcé de faire ressortir au chapitre VI.


La Physique des principes. — Néanmoins, il est arrivé un jour où la conception des forces centrales n’a plus paru suffisante, et c’est la première de ces crises dont je vous parlais tout à l’heure.

Que fit-on alors ? On renonça à pénétrer dans le détail de la structure de l’univers, à isoler les pièces de ce vaste mécanisme, à analyser une à une les forces qui les mettent en branle et on se contenta de prendre pour guides certains principes généraux qui ont précisément pour objet de nous dispenser de cette étude minutieuse. Comment cela ? Supposons que nous ayons en face de nous une machine quelconque ; le rouage initial et le rouage final sont seuls apparents, mais les transmissions, les rouages intermédiaires par lesquels le mouvement se communique de l’un à l’autre sont cachés à l’intérieur et échappent à notre vue ; nous ignorons si la communication se fait par des engrenages ou par des courroies, par des bielles ou par d’autres dispositifs. Dirons-nous qu’il nous est impossible de rien comprendre à cette machine tant qu’on ne nous permettra pas de la démonter ? Vous savez bien que non et que le principe de la conservation de l’énergie suffit pour nous fixer sur le point le plus intéressant ; nous constatons aisément que la roue finale tourne dix fois moins vite que la roue initiale, puisque ces deux roues sont visibles ; nous pouvons en conclure qu’un couple appliqué à la première fera équilibre à un couple dix fois plus grand appliqué à la seconde. Point n’est besoin pour cela de pénétrer le mécanisme de cet équilibre et de savoir comment les forces se compenseront à l’intérieur de la machine ; c’est assez de s’assurer que cette compensation ne peut pas ne pas se produire.

Eh bien, en présence de l’univers, le principe de la conservation de l’énergie peut nous rendre le même service. C’est aussi une machine beaucoup plus compliquée que toutes celles de l’industrie, et dont presque toutes les parties nous sont profondément cachées ; mais en observant le mouvement de celles que nous pouvons voir, nous pouvons, en nous aidant de ce principe, tirer des conclusions qui resteront vraies quels que soient les détails du mécanisme invisible qui les anime.

Le principe de la conservation de l’énergie, ou principe de Mayer, est certainement le plus important, mais ce n’est pas le seul, il y en a d’autres dont nous pouvons tirer le même parti. Ce sont :

Le principe de Carnot, ou principe de la dégradation de l’énergie ;

Le principe de Newton, ou principe de l’égalité de l’action et de la réaction ;

Le principe de la relativité, d’après lequel les lois des phénomènes physiques doivent être les mêmes, soit pour un observateur fixe, soit pour un observateur entraîné dans un mouvement de translation uniforme ; de sorte que nous n’avons et ne pouvons avoir aucun moyen de discerner si nous sommes, oui ou non, emportés dans un pareil mouvement ;

Le principe de la conservation de la masse, ou principe de Lavoisier ;

J’ajouterai le principe de moindre action.

L’application de ces cinq ou six principes généraux aux différents phénomènes physiques suffit pour nous en apprendre ce que nous pouvons raisonnablement espérer en connaître. Le plus remarquable exemple de cette nouvelle Physique Mathématique est sans contredit la théorie électro-magnétique de la Lumière de Maxwell. Qu’est-ce que l’éther, comment sont disposées ses molécules, s’attirent-elles ou se repoussent-elles ? nous n’en savons rien ; mais nous savons que ce milieu transmet à la fois les perturbations optiques et les perturbations électriques ; nous savons que cette transmission doit se faire conformément aux principes généraux de la Mécanique et cela nous suffit pour établir les équations du champ électro-magnétique.

Ces principes sont des résultats d’expériences fortement généralisés ; mais ils semblent emprunter à leur généralité même un degré éminent de certitude. Plus ils sont généraux, en effet, plus on a fréquemment l’occasion de les contrôler et les vérifications, en se multipliant, en prenant les formes les plus variées et les plus inattendues, finissent par ne plus laisser de place au doute.


Utilité de l’ancienne Physique. — Telle est la seconde phase de l’histoire de la Physique Mathématique et nous n’en sommes pas encore sortis. Dirons-nous que la première a été inutile, que pendant cinquante ans la science a fait fausse route et qu’il n’y a plus qu’à oublier tant d’efforts accumulés qu’une conception vicieuse condamnait d’avance à l’insuccès ? Pas le moins du monde. Croyez-vous que la seconde phase aurait pu exister sans la première ? L’hypothèse des forces centrales contenait tous les principes ; elle les entraînait comme des conséquences nécessaires ; elle entraînait et la conservation de l’énergie, et celle des masses, et l’égalité de l’action et de la réaction, et la loi de moindre action, qui apparaissaient, il est vrai, non comme des vérités expérimentales, mais comme des théorèmes ; et dont l’énoncé avait en même temps je ne sais quoi de plus précis et de moins général que sous leur forme actuelle.

C’est la Physique Mathématique de nos pères qui nous a familiarisés peu à peu avec ces divers principes, qui nous a habitués à les reconnaître sous les différents vêtements dont ils se déguisent. On les a comparés aux données de l’expérience, on a vu comment il fallait en modifier l’énoncé pour les adapter à ces données ; par là on les a élargis et consolidés. On a été conduit ainsi à les regarder comme des vérités expérimentales ; la conception des forces centrales devenait alors un soutien inutile, ou plutôt une gêne, puisqu’elle faisait participer les principes de son caractère hypothétique.

Les cadres ne se sont donc pas brisés parce qu’ils étaient élastiques ; mais ils se sont élargis ; nos pères, qui les avaient établis, n’avaient pas travaillé en vain ; et nous reconnaissons dans la science d’aujourd’hui les traits généraux de l’esquisse qu’ils avaient tracée.