La Vague rouge/chap.III,2.


La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 432-460).
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3e partie


II


Les terrassiers et les ouvriers du bâtiment s’organisaient avec une ténacité calme. Jamais le sabotage et le « ralentissement » n’avaient été discutés avec plus de méthode et mis en pratique avec plus de discipline. Chez les maçons, comme chez les terrassiers, comme chez les ravaleurs, le travail assidu devint une honte. Tout homme qui accomplissait une tâche normale manquait de cœur et de dignité ; c’était un inconscient ou un esclave. Ces idées s’emboîtaient parfaitement dans la tête des remueurs de terre et des gâcheurs de plâtre.

C’est surtout dans le truquage qu’ils devenaient extraordinaires. Les habiles connaissaient à fond l’art de tourner la difficulté. Chaque tâche était précédée d’ingénieux préliminaires, exécutée avec une lenteur savante, entrecoupée de pauses pendant lesquelles l’artisan examinait, cherchait, tâtait, réfléchissait et semblait résoudre de subtils problèmes. Les individus gauches ou lourds se fatiguaient par le simulacre même, par la nécessité de défaire ce qu’ils avaient, imprudemment, fait de trop.


En somme le résultat fut appréciable. Partout le travail diminuait dans une proportion encourageante. La C. G. T. ne tarissait pas d’éloges. Ses agents se pâmaient : enfin commençait la vraie guerre des classes qui ne devait finir qu’avec l’expropriation bourgeoise.

François Rougemont y voyait une phase fatale de l’évolution syndicaliste ; il lui semblait évident que si les ouvriers ne dépassaient pas un peu le but, ils n’aboutiraient jamais. Et toute arme n’est-elle pas bonne qui, sans nuire au prolétaire, fera fléchir le capital ?

Il se montrait inquiet, le capital ! Depuis longtemps, les entrepreneurs souffraient du ralentissement et du sabotage. Ils avaient pu se rattraper par une tonte plus minutieuse de la clientèle, mais la tonte a ses limites et la fortune de Paris, non plus que celle de la France, ne permettaient une production si coûteuse. Rougemont ne s’en inquiétait pas, persuadé que les conditions de l’échange se transformeraient par l’accroissement des salaires et un travail moins déprimant.

Et comme Thomas dit Castaigne s’en allait disant aux maçons, aux ravaleurs et aux terrassiers que les patrons ne pourraient pas tenir le coup, François le prit à partie, à l’heure du casse-croûte, aux abords d’un chantier où travaillait Isidore Pouraille.

— Il doit nous être tout à fait indifférent que quelques patrons tiennent ou ne tiennent pas le coup. Ils seront éliminés. Ce sera un bien. Soyez sûr qu’il n’y en aura pas un sur cent qui succombera dans la lutte ; ils ont plus d’un tour dans la gibecière. Ceux qui déposent leur bilan l’auraient déposé quand même. Allez, vieux Thomas, vous ne voyez pas plus loin que la pièce de cent sous. Elle n’est qu’un emblème. La réalité, c’est la mise en œuvre des énergies qui dorment au sein de notre vieille société. C’est tout ce que la science a découvert et peut découvrir au premier signal. Ce sont d’extraordinaires ressources où nous n’aurions pour ainsi dire qu’à puiser. Notre fortune ? Mais elle est ce que nous voudrons qu’elle soit. En attendant que le prolétariat ait saisi les instruments de la production, il n’y a qu’un moyen de réveiller les richesses engourdies et de les multiplier par leur usage même. Ce moyen, c’est l’échange. Que la consommation soit doublée et triplée, du même coup, les objets consommables iront se triplant et se quadruplant. Vieux Thomas, chaque fois que l’on augmente le salaire d’un travailleur, on crée un débouché. Si tous les travailleurs de France avaient de quoi acheter deux fois davantage, il y aurait un renouvellement prodigieux de l’industrie et du commerce : avant cinq ans, nous aurions enfoncé les Anglais et les Allemands.

— Non ! non ! répondait Thomas avec un mouvement acharné de la tête, il n’y aura pas plus d’échange ! Les objets seront plus chers. Et qu’est-ce que cela me fait d’être augmenté de cinquante centimes, si les provisions coûtent onze sous de plus à la ménagère ?

— Vous n’êtes pas juste, Castaigne ! Les provisions n’augmenteront pas de vingt sous quand les ouvriers auront vingt sous de plus. Elles augmenteront, c’est inévitable, puisque la goule bourgeoise est là, prête à sucer dès qu’elle sent la chair fraîche… ou même la charogne. Mais elles n’augmenteront pas en proportion des salaires. Ce sera surtout la consommation qui augmentera, et avec elle l’échange.

Thomas dit Castaigne avait fait, dans la dernière année, de sérieuses lectures. Sa tête ressemblait davantage à celle du père Socrate. Il levait son nez court, il grattait sa barbe qui, vivant libre, massive et drue, en devenait agressive ; les gamins chantaient sur son passage :


Castaigne avec sa barb’ d’chiendent,
N’a pas besoin de brosse à dents !


Il répondait finement, en balançant l’index :

— Il n’y a que la consommation de l’absinthe, de la bière et du vin qui a augmenté, et peut-être un peu celle des habits. Le pire, c’est que ça n’a servi qu’à faire pousser la graine de troquets, sans même enrichir ces bons citoyens : ils se font une concurrence dévorante. Quand je vais de ma turne jusqu’à la place d’Italie, j’en compte cinquante-neuf. Presque tous finissent par faire faillite ou par revendre leur trou à une poire. Il faut voir bâiller le garçon devant les tables vides ! Quant aux habits d’ouvriers, ah ! mes petits gosses, c’est fait par des malheureux et des malheureuses qui claquent de faim comme des Arabes sur une moisson mangée par la sauterelle. Les ouvriers et leurs dames « ralent » sur les frusques que c’en est dégoûtant, vu qu’il leur faut le perroquet et le caf-conce. Camarade Rougemont, tu parles bien, tu as la platine doublée à l’or « Fix », mais de me dire que les patrons peuvent continuer le train que leur fait danser la C. G. T., c’est du maboulisme ! La richesse ne se développe pas comme des lapins qu’on lâche dans une île déserte. C’est plus compliqué. C’est beaucoup plus compliqué ! Pour vous suivre dans votre petit jeu de l’augmentation des salaires produisant l’augmentation des échanges, et de celle-ci faisant naître la richesse à l’infini, il faudrait que tous, patrons et ouvriers, nous soyons beaucoup plus intelligents et de bien meilleure volonté. Les patrons, mon Dieu, pas par nature, mais par situation, sont plus dégourdis que les ouvriers, juste assez pour être patrons, mais ce ne sont pas des génies. Quant à leur bonne volonté… c’est des hommes comme les autres : il n’y a qu’à nous regarder entre camarades pour voir que notre bonne volonté, ça ne pèse pas des cent et des mille. Dans ces conditions, les patrons suffisent à leur tâche mieux que n’y suffiraient les prolétaires… pas très bien tout de même. Et lorsqu’il se présente du nouveau, ils sont estomaqués, ils retardent. Il leur faut une évolution, quoi ! De croire que cette évolution va se faire comme ça, à la fourchette, parce qu’on décrétera de plus hauts gains, moins d’heures de travail, et aussi moins de travail à l’heure, j’aime autant croire les propos de mon curé. Si on lui demande trop, le gros patron ne saura plus où donner de la tête, et le petit fermera boutique. Il faut toujours tenir compte de la concurrence étrangère, même quand elle n’a pas l’air de nous concurrencer directement. Si le Français payait par trop cher tout ce qu’il consomme, par rapport aux Allemands ou aux Anglais, il finirait par y avoir une réaction. C’est inévitable !

— Et alors, il ne faut pas d’augmentation de salaires ? L’ouvrier travaillera au même prix et abattra la même quantité d’ouvrage jusqu’à la crevaison définitive ?

— Pas du tout ! s’écria Castaigne en tournant son bras droit comme s’il maniait une fronde. Je veux l’amélioration du sort des travailleurs, camarade Rougemont. Seulement, il y a la manière. Et la manière, c’est de demander ce que les patrons et l’accroissement de la richesse peuvent donner. Même je tiendrai compte d’un accroissement de la consommation avec l’augmentation des salaires… le jour où les suppléments n’iront plus chez les bistros et au beuglant. Mais pour ça, il faut que l’ouvrier apprenne à consommer moins bêtement. En attendant, le Parisien, je parle de celui qui a déjà les hauts salaires, car les pauvres bougres et les pauvres bougresses des bas métiers me font mal au cœur… en attendant, je dis, l’ouvrier parisien en demande trop. Comme les patrons ne peuvent plus le suivre, gare les machines. Ça va être comme en Angleterre. On maintiendra les prix, oui, mais on remplacera des cent et des cent mille hommes par la mécanique. C’est alors, mes amis, que vous verrez de chouettes chômages. Là-bas, il en rôde des troupeaux… les « vorkhaouses » ne peuvent plus depuis longtemps les contenir !

— Parce qu’ils n’ont pas su combiner la question du salaire avec celle de la diminution du travail, répliqua sévèrement Rougemont. À chaque intervention d’une nouvelle machine, tous les travailleurs du corps de métier menacé doivent répondre par une diminution correspondante du rendement.

— Et avec ça ? ricana Castaigne. Quand on peut produire à la machine cent mille clous avec trois minutes de travail, alors qu’à la main-d’œuvre il faudrait deux semaines ? Je vois d’ici l’ouvrier répondant par la diminution du travail. Il ne ficherait plus une heure de présence. Ce serait le cas de le laisser cuire dans son jus et de faire venir n’importe qui, des Arabes, des Chinois, des nègres… des gorilles !

— Castaigne, vous vous emballez ! riposta Rougemont, sur qui l’argument portait plus qu’il ne voulait se l’avouer. Vous prenez un cas invraisemblable. À part quelques exceptions, cela ne se présente pas ainsi. Il y a des transitions. Il naît de nouvelles industries et de nouveaux débouchés, à cause des machines mêmes. On a le temps de se retourner. Et la preuve, vous la trouvez dans la société actuelle, comparée à celle du dix-huitième siècle. Nos machines font à elles seules six, sept, peut-être dix fois le travail des gens de cette dernière époque. Est-ce qu’on a cessé d’avoir besoin de l’effort humain ? Ne voyons-nous pas, comme par le passé, des millions d’ouvriers dans les villes et d’autres millions dans les campagnes ?

« Pourquoi cependant sont-ils misérables ? Uniquement parce que les patrons ont réussi à les rouler, parce qu’on leur a volé leur part de tant de richesses nouvelles, parce que l’échange se fait mal, parce que la consommation de la foule n’a pas suivi la progression des forces disponibles. Cela serait-il arrivé si les travailleurs avaient mieux connu leur intérêt, s’ils ne s’étaient pas laissé leurrer par les révolutionnaires bourgeois de 89, massacrer pour le petit chapeau de Napoléon, abrutir par la prêtraille de la Restauration, berner par les politicards de Louis-Philippe, éblouir par les blagueurs de 1848, écraser par Badinguet, enfin bafouer par les sinistres polichinelles de la Chambre ? Allez, Castaigne, s’ils avaient organisé leurs syndicats, réduit leurs heures et leurs quantités de travail, accru moins lentement leurs salaires, aujourd’hui le revenu de la France serait triple, aucun ouvrier ne souffrirait de la misère et du surmenage, et notre pays ne serait pas devenu la patrie de la tuberculose !

Thomas voulut répondre, mais Rougemont avait emporté les enthousiasmes. Le chantier hurlait en chœur :

Ouvrier, prends la machine !

— C’est égal ! grommela Castaigne, avec son sourire socratique, vous avez un beau coup de platine, camarade Rougemont, mais c’est toujours les si et les que, avec quoi on met le prolétaire en bouteille. Vous n’avez oublié qu’une chose, c’est qu’on ne monte pas sur ses propres épaules, et que les hommes de 1830, de 1848 et de la troisième République ont tout juste fait ce qu’ils étaient capables de faire… Les syndicalistes feront de même !

Personne n’entendait seulement sa voix, et Pouraille, juché sur un échafaudage du haut duquel il brandissait un litre, annonçait avec allégresse :

— On aura leur peau !


À part les pituites du matin, dont l’intensité s’accroissait, jamais le brave homme n’avait été plus heureux. Dans ce travail qui était une grève ou cette grève qui était du travail, il vivait comme une grenouille dans sa mare. Nul mieux que lui ne connaissait l’art de remuer doucement la terre ou de férir sournoisement du pic. Il y mettait de la religion ; c’était son honneur et c’était sa gloire. Le soir venu, il se tapait le sternum, roulait ses yeux soufrés de bile, poussait de l’avant sa barbe sablonneuse et clabaudait :

— J’en ai pas f… six noyaux de prune. Ceux autres qui esquintent leur viande pour le capital, c’est pas mes semblables, c’est cheval, bourrique et compagnie. Un homme libre n’a pas le droit de s’abîmer le tempérament. La fatigue est une saleté. On a le droit de vivre, pas ? Eh bien ! le docteur Mèchenikove a découvert qu’on peut vivre deux cents ans, seulement faut pas se dépiauter et faut boire un bon verre pour chasser les microbes. Qu’est-ce qu’il a fait jusqu’ici, l’exploiteur ? Il a fait claquer le terrassier avant cinquante ans. C’est-y vrai ? Quelqu’un oserait-il me contredire ? Je le lui défends, au nom de la statistique. Je dis et je répète que le terrassier ne vit pas le quart de son temps, vu les miasses et l’éreintement… Si tu f… le cintième de ce qu’ont fait tes pauvres bougres de pères et de grands-pères, as pas peur, le coffre-fort s’enrichira tout de même. Y connaît l’art, le coffre-fort, y sait faire de la monnaie avec chaque goutte de ta sueur… Alors quoi ! Ceux qui s’éreintent sont des cochons et des vendus et puis des imbéciles.

Il décrivait un signe de croix avec son perroquet :

— Contre les microbes, contre la fatigue, pour les trois-huit, ainsi soit-il !

Les compagnons de Pouraille appréciaient le charme de cette religion. Ils attribuaient au jeu de leurs muscles une valeur incalculable. Une pelletée de terre, un coup de pic, la moindre sueur devenaient des choses précieuses et vénérables. Peu doutaient que leur travail symbolisât toute la puissance et tout le génie social…

Pourtant, le chantier comptait des hérétiques. De faire un sort à chacun de leurs gestes et de passer la moitié du temps à considérer le prochain, les gênait et les inquiétait. Ils ne pouvaient croire qu’un travail aussi réduit représentât, à la fin de l’heure, douze et quatorze sous. Et lorsqu’ils n’étaient pas surveillés par les camarades, d’instinct ils allaient plus vite. On les dénonçait, on les accusait de « remplir le coffre-fort » ; l’invective, la raillerie, le mépris leur tombaient dessus en averse. Pouraille mêlait les cris d’un prophète de mannezingue aux injures d’un Bruant « attrapant » sa clientèle.

Le plus malheureux était Bardoufle. L’art de travailler sans rien faire le désolait, le désemparait et lui fatiguait terriblement la cervelle. Il en avait mal aux tempes, il « suait d’embêtement ». Non qu’il détestât le repos : il aimait à se visser sur une chaise, il y demeurait immobile avec béatitude. Mais à la manœuvre, sa nature lui commandait d’agir avec lenteur, puissance et continuité. Chacun de ses coups en valait deux ; sa pelletée était profonde et pleine ; il abattait plus de besogne qu’aucun autre, sans fatigue, comme une machine bien pourvue, bien graissée. Certes, il aurait voulu travailler moins d’heures, mais lorsqu’il était en train, un instinct le poussait, qui ne lui était pas désagréable. Et il prenait le temps de souffler, largement. Quand il crut devoir lésiner sur chaque effort, interrompre au hasard, il n’eut plus aucun goût à la besogne. Accoutumé au franc jeu, il avait honte s’il trompait sur la marchandise. Et malgré tout, le malheureux abattait trois fois autant de travail qu’Isidore, lequel l’agonisait.

— Tu nous trahis, tu marches avec les renards, avec les sarrazins, avec les ministres ! Et tu abuses de ta force. Oui, c’est comme si tu tapais sur un vieux ou sur un infirme. Est-ce que tu crois qu’il y en a un seul ici qui pourrait faire seulement la moitié de ta sale ouvrage ? Quand on a une poigne comme la tienne, on a pitié des camarades, on se fait pardonner à force de solidarité et la solidarité ousque nous en sommes, c’est de n’en pas f… une datte. Écoute, Bardoufle, t’es mon ami ; on t’aime bien, mais si tu continues comme ça, on sera forcé de te fiche à l’index comme un sale exploiteur. Je ne te l’envoie pas dire !…

Bardoufle levait son torse énorme et sa tête de granit. Une lente colère luisait au fond de ses prunelles. Et voyant la réprobation sur les faces, il poussait un soupir d’ours :

— J’fais ce que je peux ! Je me massacre à ne rien faire !

— Alors, t’as qu’à défaire ! Une supposition que tu creuses… Bon ! Tu tires dix pelles et tu en ref… sept dans la tranchée.

Une telle idée ne pouvait se faire jour dans la tête de Bardoufle ; autant emporter des moellons, des briques ou des planches pour les revendre ! Il essayait pourtant. Sa tête résonnait comme un tambour, la honte suait à chaque racine de ses cheveux. Lorsqu’il voyait paraître la face d’un patron, il avait la « trouille ». Il y renonça ; il préféra consacrer une grosse part de son salaire à offrir des tournées propitiatoires chez le mastroquet, au grand dam de sa maîtresse, la dame au profil de Napoléon.

Cependant les entrepreneurs annonçaient la fin du monde. Impuissants et furibonds, ils en appelaient aux journaux, au gouvernement, à la justice immanente. Quelque chose était devant eux qui déconcertait leur expérience et accablait leur logique. Les exhortations, les promesses et les menaces se heurtant à une inertie implacable, ils ne savaient qui frapper, car tous les prolétaires étaient coupables, ni à qui parler, car chacun se dérobait.

La chambre patronale de la maçonnerie se révolta la première. Il parut de hautes affiches, où les patrons informaient le public de la conduite des travailleurs et offraient une augmentation de vingt pour cent sur les prix payés avant la grève de 1906 : les maçons recevraient dix-huit sous l’heure, les limousinants quinze sous, les garçons maçons douze, les tailleurs de pierre dix-neuf, les ravaleurs un franc et trente centimes, les tapissiers un franc, les briqueteurs dix-neuf sous, les garçons briqueteurs onze sous, les tourneurs de treuil treize sous, les bardeurs quatorze sous et demi, les pinceurs quatre-vingt-cinq centimes, les poseurs dix-neuf sous. Le repos hebdomadaire serait donné le dimanche, sauf pour douze dimanches précédés d’un jour de fête dans le cours de la semaine. La journée de travail s’élèverait à dix heures de mars en octobre, à neuf heures en novembre, à huit heures en décembre et janvier. Les artisans s’engageraient à renoncer au sabotage.

Les délégués ouvriers rejetèrent ces conditions. Ils exigèrent en moyenne un sou de plus par heure et la journée de neuf heures, ils refusèrent le travail en commun avec les non syndiqués : ceux-ci opéreraient séparément, dans des chantiers spéciaux.

Après quelques nouveaux pourparlers, les entrepreneurs décrétèrent le lock-out. Les ouvriers l’accueillirent avec flegme et déployèrent, pendant le chômage, la même force d’inertie que sur les chantiers. Ceux que n’atteignait pas le lock-out continuaient le travail, en vertu du mot d’ordre : « Pas de grève ! »

— Pas de grève ! s’en allaient criant les bons drilles qui vagabondaient délicieusement des mannezingues aux chantiers, et des chantiers aux réunions de la Bourse du travail. Les patrons veulent nous acculer à la grève, donc c’est un piège. Nous n’y tomberons pas. « Tant » qu’au lock-out, y se décollera de lui-même.

La Voix du peuple publiait un article de tête : Déclaration de guerre, et un manifeste aux travailleurs de province : Paris à l’index. Les soupes populaires s’organisaient, dont maintes furent joyeuses ; les « lock-outés » processionnaient en bandes pacifiques ou goguenardes autour des chantiers gardés par la police et les municipaux ; le flux labial coulait à pleins bords dans les estaminets.

Surtout la force d’inertie était inquiétante. On sentait chez ces travailleurs une confiance sourde, une volonté passive, une haine flegmatique. Tous devaient réintégrer les chantiers au premier signal des entrepreneurs, beaucoup étaient prêts à signer des contrats qu’au fond de l’âme ils se juraient de ne pas observer, et les Limousins, par surcroît, connaissaient la résistance invincible de leur sobriété et de leurs économies.

Pour la première fois, peut-être, dans l’histoire sociale française, les travailleurs agirent avec la détermination froide d’industriels et de négociants. Ils virent dans le lock-out un combat d’avant-garde dont le résultat ne pouvait engager l’avenir.

Cette situation passionnait François. Bien plus qu’une grève triomphante, elle décelait le nouvel esprit révolutionnaire. Les hommes agissaient, non plus par fièvre ou par fureur, mais par un esprit de lutte continu, attentif, conscient. Ainsi la grande guerre sociale devenait possible. Une génération croissait qui mêlerait intimement le travail et la révolte, pour qui les mots cesseraient d’avoir ce sens grandiose, décevant et vide qui intoxique les âmes.

Il s’en allait, presque silencieux, aux cuisines syndicalistes, aux assemblées, aux chantiers, dans les rues et les cabarets, interroger ces hommes, souvent déconcerté par leurs cervelles rudimentaires, mais ragaillardi par la moindre parole sage, et se répétant qu’ils étaient à la période où l’instinct est plus sûr que la raison, où une conscience simpliste, mais ferme, précède une conscience plus élaborée.

Le lock-out ne dura guère. Les patrons se trouvaient devant le vide et l’énigme. La résistance était dans les cœurs, non dans les discours. Le lock-out lui-même n’était-il pas un succès pour les ouvriers ? Ne comportait-il pas, automatiquement, une augmentation de salaires ? Tous réintégreraient donc les chantiers, au premier signe, et par la patience, par l’inertie, ils obtiendraient de nouveaux avantages.

Vers la fin d’avril, la plupart des chômeurs avaient repris leurs places sur les murailles et les échafaudages. Beaucoup signaient le nouveau règlement, sûrs de n’en tenir compte que dans les limites assignées par la prudence ou par les tactiques syndicales.

Les patrons, ignorant s’ils avaient remporté une victoire ou subi une défaite, prévoyaient des luttes sinistres et s’y préparaient avec inquiétude ; ils concevaient que le machinisme seul pouvait vaincre. La guerre des classes serait une guerre de mort et de famine.


Après un 1er mai morne, ce fut le tour des terrassiers. Leur jeu était sûr, à cause des vastes travaux du Métropolitain, qui absorbaient la masse flottante des chômeurs. La province, contenue par la C. G. T. et par les fédérations régionales, limitait son émigration.

Exaspérés par le sabotage, les patrons rêvaient, depuis longtemps, un coup de force. Mais la bataille indécise de la maçonnerie les démoralisa. Par ailleurs, sur quelques chantiers du Métropolitain, malgré un long lock-out, les terrassiers résistaient opiniâtrement. Soudain la lutte qui, jusqu’alors, intéressait surtout les grands travaux, gagna l’industrie privée. On vit les hommes de Marsolleau et Fargel, dont les attelages comportaient mille chevaux, organiser la grève en quelques heures. Leur exemple déchaîna la tourmente. Ce fut un mois de fièvre et de colères, pendant lequel le syndicat rédigeait les revendications. Isidore, après les joies du sabotage, connut les délices de la grève.

Il attirait d’innombrables camarades aux Enfants de la Rochelle, se saoulait au bruit des gueulements et des chants de victoire, organisait des processions auxquels la présence de Dutilleul et des Six Hommes, d’Alfred le Rouge et de la Trompette de Jéricho donnait une allure déconcertante ; il sollicitait des conférences de François Rougemont qui ébahissaient les nouveaux venus. Chargés de flanc et mettant leur dernière espérance dans une entente, les entrepreneurs cédèrent successivement, lorsque Marsolleau et Fargel eurent donné l’exemple. Les revendications étaient sévères. Les terrassiers exigeaient soixante-dix centimes l’heure, les puisatiers, les mineurs, quatre-vingt-cinq, les chefs de chantier dix-huit sous ; de plus, le syndicat décréta que ces derniers seraient choisis par les camarades et il l’obtint chez un grand nombre d’entrepreneurs.

Isidore Pouraille fit, pour le jour de la rentrée, l’acquisition d’une vieille trompette. S’étant raboté les entrailles avec trois verres de fil en quatre, il franchit les clôtures du chantier en soufflant la Casquette du père Bugeaud, qu’il intitulait la Veste patronale. Trente drilles dansaient en rond tandis qu’un gros terrassier battait du tambour sur son ventre.

— Halte ! cria le bancroche en déposant sa trompette. V’là l’ouvrage qui repique. D’abord, n’oublions pas que c’est nous qui nomme le chef de chantier.

Il tourna vers Bardoufle une face où le rire faisait frétiller la barbe :

— C’est toi, que je propose !

L’homme aux vastes fémurs le regarda, béant :

— Oui, toi, ricana Pouraille. T’auras la grosse paye de dix-huit sous l’heure, ce qui fait que tu ne regarderas pas à nous payer un litre. T’es pas chien, on te connaît. Tu n’as qu’un défaut, et c’est pour celui-là qu’on te fait chef. Attendu que ça te le coupe, ton défaut !

Il dirigeait vers les camarades un clin d’œil énorme. Deux ou trois seulement grommelèrent — qui, eux-mêmes, guignaient le poste, mais les autres, saisissant le truc, croassaient en cadence :

— Ça y est, bourdonna Isidore, t’es not’ chef et tu sais, on te respectera, à condition que tu nous respectes. Un coup de trompette !

— Le singe ! grommela un « mousse » qui veillait à la clôture.

Effectivement, le patron, Eugène Lehoudeaux, faisait son entrée. Il avait pris son meilleur visage, il dirigeait vers les hommes un sourire de bon prince qui redoute son peuple. Et il déclara :

— Mes amis, nous voilà de nouveau ensemble. J’espère que ce sera pour longtemps. Je ne vous cache pas que j’ai fait d’énormes sacrifices et que je m’attends à perdre de l’argent. Mais je compte sur vous, car si l’entreprise ne marche pas, il n’y aura plus d’ouvrage pour personne. Patron et ouvriers seront logés à la même enseigne, l’enseigne de sous les ponts et de l’hospitalité de nuit. Enfin, j’espère que vous êtes contents !

— Pour le moment, on ne se plaint pas ! répliqua Isidore. Faut un commencement à tout. On vient de nommer notre chef de chantier.

L’entrepreneur fronça les sourcils, inquiet, plein d’une rage sourde.

— Ça sera Bardoufle ! continua le bancroche.

Les traits de Lehoudeaux se dilatèrent. Sachant que l’homme, par nature, ne boudait pas à l’ouvrage, il envoya à Bardoufle un sourire presque tendre :

— Mes félicitations au camarade Bardoufle !

— J’te crois, sifflota Isidore.

Pour mieux amadouer les travailleurs, Lehoudeaux ne s’éternisa point. Il se borna à donner les instructions utiles et laissa le chantier se débrouiller.

— Bon voyage ! grommela un terrassier à la nuque renflée et à la gueule de loup.

— Au turbin ! goguenarda un autre.

— Et doucement, foutre ! repartit Isidore en saisissant sa pelle.

Bardoufle tenait déjà la sienne prête. La tradition de la « terrasse » veut que le chef de chantier, taillé en force, soit en même temps un entraîneur. L’homme aux lourds fémurs, plus qu’aucun autre, était apte à cette tâche. Il commença par donner une énorme bêchée, une bêchée d’honneur.

— Ah ! ben, ricana Pouraille, à ce compte, l’ouvrage, elle serait vite bouffée. Mon vieux, ous qu’est ta dignité de chef ? T’as donc du plâtre dans l’œil ou du mastic dans l’oreille ? Le syndicat a décidé que les chefs de chantier n’en f…traient plus une prune !

De saisissement, Bardoufle faillit lâcher sa pelletée :

— Mais on m’a porté à dix-huit sous de l’heure !

— Justement ! On t’a augmenté pour que tu te reposes. T’es un quinze mille balles, quoi ! Subséquemment, tu n’as plus qu’à flâner et à nous surveiller. Celui qui fera trop d’ouvrage, tu lui flanqueras une pelle dans le trou de balle.

Bardoufle ne pouvait s’évader de son ahurissement. Il avait la bouche béante, les bras morts ; il bégayait :

— Voyons, dix-huit sous ! Y a pas de raison… ces pattes-là, c’est fait pour la besogne.

— Tu tapes dans le mille. C’est parce que t’es trop bâti ! Quand tu tiens l’outil, c’est plus fort que toi, tu ne mets que du café. Allons, vieux berlingot, t’as assez travaillé pour le coffre-fort ! On te pensionne ; tu vas pas chialer, peut-être ?

Bardoufle se résigna. Il promena par le chantier sa masse dandinante. Ses yeux lents examinaient avec tristesse et dégoût le travail des camarades. Il essayait de se persuader que c’était de bonne guerre, mais tout son instinct se révoltait. Plus encore que les pauses innombrables, il exécrait les mouvements qui singent l’activité, cette contre-besogne qui était comme un croc-en-jambe à la besogne utile. Et il soupirait, le cœur gros, se demandant si la révolution demeurerait aussi sournoise, si le devoir du travailleur continuerait à ressembler à l’action d’un marchand qui fraude sur le poids ou la qualité de la marchandise…

Vers dix heures, Eugène Lehoudeaux reparut. Cette fois, estimant qu’il avait abondamment fait preuve de bonhomie, il apportait l’œil du maître. Il sut s’introduire à l’improviste. Le cœur lui creva : d’un coup d’œil, il constatait la « flemme » des hommes et que leur production n’était guère plus abondante qu’avant la grève. Comme il passait à travers les groupes, consterné et hostile, il vit Bardoufle qui « inspectait ». Ce fut le coup de couteau. L’entrepreneur s’arrêta, les oreilles brûlantes, considéra le chef, de haut en bas et de bas en haut :

— Alors, tu ne fiches rien ! cria-t-il.

Bardoufle, rouge jusqu’au fond de la nuque, dirigea vers le patron un œil humilié et bafouilla :

— Je surveille, m’sieu Eugène.

— Ah ! tu surveilles, hurla l’autre, dont les orbites semblaient prêtes à cracher les yeux. Tu as passé de treize à dix-huit sous l’heure, tu te feras chaque jour neuf beaux francs… et tu surveilles et tu laisses pousser un poil gros comme un câble dans tes pattes !

Le vaste Bardoufle aurait préféré recevoir une gifle sans la rendre. Il tournait vers Lehoudeaux de bons yeux de chien, il sentait ses pieds coller au sol et ses fémurs peser comme des meules :

— Dans la terrasse, tonnait le patron, le chef de chantier donne l’exemple, c’est lui qui porte les meilleurs coups. Bâti comme tu l’es, il n’y en a pas un seul, de Grenelle à Ménilmontant, qui est capable de te faire la pige !

— Pardon, excuse, intervint l’homme à gueule de loup. C’est le règlement du syndicat.

— Je m’en f…! rauqua l’entrepreneur.

— Faudrait aller le leur dire, fit sournoisement Isidore, vu que vous avez accepté le règlement. Si Bardoufle mettait la main à l’ouvrage, ça serait notre devoir de nous y opposer, pas, camarades ?

Les camarades, selon leur tempérament, éjaculèrent un : « Pour sûr ! » persifleur ou crachèrent un « oui » oblique. La rage et l’impuissance enflaient Lehoudeaux ; il fit le geste de les chasser tous : haletant, rauque, saisi d’une telle haine qu’il les aurait envoyés à l’échafaud, il s’éloigna.

— Il a son baluchon ! fit l’homme à tête de loup.

— Il le gardera sur les reins ! appuya Isidore.

Une vaste rigolade secouait les faces pesantes.


À la sortie, François Rougemont se montra. Les terrassiers l’acclamèrent ; leur victoire lui fut douce. Il voulait voir en eux ces « conscients » dont la Voix du peuple chantait l’âme nouvelle :

— N’oubliez pas, camarades, que le succès d’aujourd’hui n’est qu’un tout petit commencement. Que personne ne désarme. La lutte ne doit plus jamais cesser, ou du moins elle ne doit cesser que le jour où disparaîtra le dernier exploiteur.

— Pas peur ! s’ébroua Pouraille. Nous connaissons la valeur de nos os !

Tous ricanaient de béatitude ; il y eut une magistrale levée d’absinthes chez le mastroquet ; le seul Bardoufle gardait sa mélancolie. Et comme François l’interrogeait :

— J’en peux plus ! soupira-t-il. D’avoir gagné la croûte à ne rien faire, ça me fiche la guigne.

— Vous ne savez pas ! s’esclaffait l’homme à tête de loup, il avait trop de poigne. Alors, on l’a fait chef de chantier. Il faut qu’il paye une tournée !


Dans le crépuscule naissant, François s’en revenait avec Bardoufle. Il consolait, presque tendrement, le pauvre colosse mangé par les scrupules :

— Je vous comprends bien, ami… je vous en estime davantage. Et si nous pouvions retourner aux siècles passés, je vous approuverais. Car il n’y a pas de doute : jadis l’homme qui ne travaillait pas ferme gagnait mal son pain. La terre était ingrate et dure, le moindre confort coûtait des luttes terribles. Mais n’oubliez jamais, Bardoufle, que de nos jours, les machines nous permettraient, si l’organisation était humaine, de vivre, presque luxueusement, avec un travail modéré de deux ou trois heures. Quand on exige dix heures d’efforts, on nous vole abominablement !

— C’est que je n’ai pas même donné un coup de pelle, gémit le terrassier.

— Et combien en avez-vous donné de trop dans votre existence ? Combien de milliers de fois avez-vous reçu cent sous pour un travail qui valait vingt francs ? Allez ! vous ne devez rien à la société actuelle. Elle vous exploite depuis le jour où vous avez commencé votre apprentissage. Vous en avez fait assez pour vivre inoccupé jusqu’à l’heure de votre mort. Puis, il ne s’agit pas seulement de vous. Il s’agit des autres. Si le chef de chantier travaille, c’est autant de pris aux camarades, c’est du pain enlevé de la bouche des chômeurs. Soyez fraternel, Bardoufle ! Dites-vous que vous défendez la cause de tous ceux qui souffrent et qui peinent, dites-vous que vous avancez l’heure où l’homme cessera d’être la proie de l’homme, où les ateliers, les usines et les chantiers cesseront d’être des bagnes…

La lourde machine de Bardoufle s’exaltait avec lenteur. À la voix de Rougemont s’évanouissaient remords et scrupules ; elle montrait clairement le devoir ; elle remplaçait la honte par la fierté et l’abattement par la ferveur. Levant ses pinces opaques, le terrassier murmurait :

— Alors, c’est sûr, je peux gagner cet argent sans rien faire ?

— Vous le devez, mon ami, au nom de la justice et de la solidarité sociales !

— Puisque vous le dites, c’est que c’est comme ça ! cria Bardoufle d’une voix tremblante.


Comme ils approchaient des Enfants de la Rochelle, François aperçut Alfred le Géant rouge attablé devant un byrrh et Berguin-sous-Presse, qui triturait pharmaceutiquement son absinthe. Tous deux décelaient de la fièvre. Alfred grattait la table par intervalles et montrait des pommettes écarlates ; Berguin-sous-Presse suait abondamment et roulait des prunelles saugrenues. À la vue du propagandiste, tous deux sursautèrent :

— Ça y est ! déclara Berguin d’un air sinistre.

Mais Berguin n’avait aucune autorité. Rougemont tourna un visage interrogateur vers le colosse, qui dit, avec un faux flegme :

— Nous sommes prêts.

Le meneur devint pâle. Depuis trois mois qu’il préparait la grève des ateliers Delaborde, toujours une angoisse secrète se mêlait à ses objurgations. C’était tantôt une hâte passionnée, tantôt le sentiment que cette grève serait inutile et presque nuisible. Malgré la puissance que sa parole exerçait sur lui-même, François savait qu’il y mettait trop de rancune, et tout son dépit et toute sa jalousie. Aussi avait-il mené une propagande confuse, chaotique, intermittente… Que de fois, la colère tombée, il avait souhaité ne pas réussir — et dans sa colère même ne désirait-il pas un autre dénouement, une de ces circonstances illogiques par quoi le sort désarme la vanité de notre raison et de nos actes ?…

Et voilà qu’il avait réussi. Il n’était plus en son pouvoir de retenir cette grève énigmatique et redoutable.

— Quand marcherez-vous ? fit-il d’une voix soudain lasse.

— Après-demain, répondit Alfred avec un ricanement. Demain, les délégués iront poser les conditions. Pas d’erreur : elles seront refusées !

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûr ! La Jaunisse est au cœur de la place.

Rougemont baissa la tête. La jalousie lui tordait le foie. Et des images ardentes le poussèrent à la bataille :

— Eh bien ! on exterminera la Jaunisse ! s’exclama-t-il. Les camarades viendront ce soir ?

— En masse !

— J’y serai.

Il se dirigeait vers la rue de Tolbiac, lorsqu’il aperçut trois compagnons qui longeaient un terrain vague. Il reconnut Auguste Semail, Jacques Lamotte et Pierre Barrault dit Hareng, les trois meneurs des forges d’Arcueil. Auguste Semail portait un torse de bœuf sur des jambes en vilebrequin. Toute la force de cet homme résidait dans les bras et les pectoraux, mais ses pieds flasques le portaient mal, une sciatique lui rongeait la cuisse. Il était sombre et menaçant, avec une pointe de férocité. Jacques Lamotte, un « rouquin » dont les cheveux aplatis et tassés luisaient ainsi qu’une plaque de cuivre rouge, l’œil jaune, la paupière joyeuse, toute ridée par la fréquence du rire, parlait du coin de la bouche et développait un long corps gesticulant. Barrault dit Hareng, très petit homme, avec des bras courts dont la résistance était surprenante, des épaules si charnues qu’elles formaient deux bosses, une barbe d’escarbilles, ouvrait des yeux en losange, dont l’écarquillement doublait le volume et qui passaient rapidement du bleu éteint au vert phosphorescent. Hareng avait une voix de casserole, il ne pouvait prononcer ni les f ni les v, mais il disait les choses au meilleur moment et attisait merveilleusement ses camarades. C’est lui qui se dirigea d’abord vers François Rougemont :

— Les porges sont minées, fit-il d’un air mystérieux.

François regarda les trois hommes avec stupéfaction. Depuis longtemps, il « cuisinait » les ouvriers des forges. Il avait réussi à convertir un certain nombre de jaunes, mais ces hommes demeuraient craintifs ; d’autres biaisaient devant la propagande. Rougemont, malgré son optimisme, n’espérait aucune grève prochaine. Cependant, dans les derniers mois, une fermentation s’était produite. Les conversions se multipliaient, en sourdine. On pressentait une de ces mutations brusques qui surprennent les meneurs eux-mêmes. Si François ne l’ignorait pas, il était loin d’en connaître l’envergure, et les affirmations de Barrault le frappaient à l’improviste :

— Êtes-vous sûr ? insista-t-il.

— Je vous le promets ! fit le sombre Semail. Hanotteau et Barjac ont lâché les écluses en faisant la nique à la jaunisse.

— Et y z’entraînent quarante camarades, jubila Lamotte. Avec eux autres, ça fait la rue Michel. Ce qui a définitivement décroché l’affaire, c’est qu’on a un tuyau sur les commandes. Ils vont avoir de l’ouvrage jusqu’à plus soif. Ils n’auront pas le temps de se retourner ; en une semaine, on les fera toucher des épaules.

— Bu, affirma Hareng, que non seulement ils ont besoin de tout leur personnel, mais qu’il leur paudra embaucher plusieurs équipes si y beulent paire pace à leurs appaires ! Que la C. G. T. nous soutienne et nous bouppons la boutique !

Rougemont remonta pensif dans l’interminable crépuscule. Un four se creusait au couchant et dévorait la Tombe-Issoire ; trois pieuvres de cuivre rouge allongeaient leurs tentacules sur la Butte-aux-Cailles, une haleine infiniment tendre se roulait parmi les usines et les masures. Le triomphe et l’inquiétude serraient François à la gorge. Il entrevit des scènes de fièvre et de démence ; il calcula les paroles et les actes qui apaiseraient les instincts primitifs.

Recru de fatigue et de chaleur, il monta chez les Garrigues. Devant la soupe chaude et le pain clair, il eut sa lueur de béatitude. Le geai ricanait entre la salière et la carafe ; Charles collait des coupures dans un grand cahier de papier brun, et le petit Antoine rempaillait des chaises illusoires. C’était l’oasis, le coin du monde où les songes croissent tièdes, drus et consolants. Le meneur y a vu passer l’hôte joyeux qui se pose au hasard, n’attend pas l’heure des hommes et se dérobe aux circonstances. Comme il y pensait, la grillade de bœuf et le gâteau aux pommes de terre prirent une saveur incomparable. Il connut une fois de plus qu’il fait bon avoir la bouche gourmande et l’estomac solide ; l’odeur du café frais, qu’Antoinette préparait dans la cuisine, fut l’odeur même de l’éden :

— Elles ont du poil aux pattes ! grinça le geai.

Et, s’étant penché pour piquer une miette, il sauta sur l’épaule de François, il lui pinça l’oreille. Déjà Antoinette versait le café, et les trois adultes, en silence, aspiraient l’arôme magnifique. C’était un long souvenir, une jouissance presque parfaite et une mystérieuse promesse. Antoinette n’en concevait pas la privation. Depuis quarante ans, elle ne pouvait moudre la fève et verser l’eau bouillante sans un frisson pieux ; même les jours de migraine, elle y trouvait une aide généreuse et une caresse subtile. Élevés par elle, François et Charles partageaient son culte.

Quand le propagandiste eut vidé sa tasse, il annonça :

— Nous allons avoir une grève chez Delaborde, et chez ces insolents maîtres de forges d’Arcueil.

— Chez Delaborde ! fit Antoinette, contristée, c’est dommage !

— Pourquoi ? Jamais il n’a gagné autant d’argent. C’est l’heure ou jamais de donner quelque chose à ceux qui triment…

— Cela fera beaucoup de peine à Christine.

Ces mots tombèrent sur François comme une pelletée de glaise. Ses joues se figèrent ; une sensation de vie manquée appesantit ses os. Et, songeant à ces soirs où la rumeur ailée des jupes emplissait la chambre, il se sentait chavirer de tendresse et de désespoir. Pourquoi avait-il parlé ? Il aurait dû cacher son amour comme un forfait. Christine ne l’évitait point, elle serait peut-être là ce soir même… et sa présence seule, ah ! mon Dieu !… Les jours, les mois, les saisons allaient passer. Il ne connaîtrait plus ces minutes où la destinée devient innombrable…

Comme il plongeait au rêve, le timbre de l’entrée jeta son appel. Et tandis que le geai bredouillait : « Qui est là ? » la porte s’était ouverte. François entendit un froissement de jupes ; la grande chevelure brilla, qu’il voyait déferler au fond des souvenirs. Une émotion formidable ploya l’échine du malheureux.


Christine s’était assise, avec le petit Antoine contre ses épaules, comme par les soirs fabuleux de jadis ; elle répondait vaguement à quelque question d’Antoinette. Ses yeux luisaient ; une agitation crispait ses doigts, et elle finit par dire, tournée vers le meneur

— Est-ce vrai qu’il va y avoir une grève chez M. Delaborde ?

— C’est vrai.

Il sentit une menace étrange et insupportable. Posant la main sur les cheveux du petit Antoine et secouant la tête d’un air chagrin, Christine demanda :

— Pourquoi ? Cette grève ne serait pas seulement injuste, ce qui n’est rien, elle serait absurde. Nulle part les ouvriers ne sont aussi bien traités que chez M. Delaborde et nulle part on ne les traitera aussi bien. Leur grève doit échouer.

Il écoutait, engourdi d’amour. Toute combativité était morte. Chacune de ses fibres voulait vivre la présence de Christine. Il murmura d’une voix lointaine :

— Il est facile pourtant de les satisfaire ! Ils céderaient sur la promesse de ne plus embaucher aucun Jaune et sur une réduction de travail d’une demi-heure.

— Ce serait une lâcheté et une trahison ! M.  Delaborde ne peut céder ni pour lui-même, ce serait déchoir, ni à cause du mauvais exemple. D’ailleurs, il a promis de ne pas le faire !

— À qui ? s’écria François, brûlé par une jalousie brusque.

— Aux autres imprimeurs.

— Il vous l’a dit ?

— Non, mais je le sais.

Rougemont était sorti de sa torpeur. La silhouette du vieil homme se mêlait à la présence de Christine. Dans une buée de détresse, il revoyait le visage violet, les joues pendantes, là-bas, au long des fortifications, parmi les herbes usées, les arbres cancéreux et la fumée rance du train de ceinture. C’est pour lui qu’elle était venue ! Il le savait. Il en était sûr. Un sang mauvais sifflait dans ses oreilles.

— Jamais il n’a fait de plus beaux bénéfices ! Pourquoi ne donnerait-il pas quelques miettes à ceux qui les lui gagnent ?

— Il le fait ! Non seulement il donne les salaires complets aux malades, mais il acquitte leurs dettes. Il leur accorde, à chaque instant, de petites vacances — payées ; — il est toujours prêt à faire quelque chose pour leurs enfants. Plus tard, quand ce ne sera pas une trahison, il acceptera sans doute une réduction des heures de travail. Quant aux jaunes, pourquoi s’engagerait-il à n’en plus prendre ? Il n’a aucune raison pour les persécuter. Ce serait aussi injuste que couard !

À chaque parole, il sentait quelque chose qui lui vrillait le diaphragme. Et quand elle s’arrêta, il murmura méchamment :

— Pourquoi me dites-vous cela ? Que m’importent les bontés de ce monsieur qui gagne autant à lui seul que tous ses travailleurs ?

Elle le regarda bien en face :

— Vous pouvez encore arrêter la grève.

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûre. Ce serait une action courageuse et généreuse. Car chacun souffrira, les grévistes surtout : leur défaite est sûre.

— Qu’importe à leur exploiteur ? Il aura le plaisir de vaincre.

— Ce ne sera pas un plaisir, ce sera une grande amertume. M. Delaborde est malade…

— Alors, c’est pour lui que vous venez ?

Elle continuait à le regarder en face. Le feu de ses yeux était franc, net et pur. Mais François n’y voyait qu’équivoque et dissimulation.

— Oui, répondit-elle à mi-voix. Il a besoin de ménagements : des émotions trop vives peuvent le contraindre à abandonner son imprimerie. Que deviendront alors ceux qu’il emploie ? Ou il se rencontrera un homme capable de mener cette affaire et les ouvriers auront un maître bien moins indulgent, peut-être dur et rapace. Ou les ateliers péricliteront et ce sera du chômage. S’il est vrai que je pense surtout à M. Delaborde, vous voyez bien que son intérêt se confond avec celui de ses hommes !

Il ne répond plus. Elle voit passer dans les yeux sincères une rancune dont elle n’a pas le secret. L’idée qu’il est jaloux, et jaloux du vieil homme, est la dernière qui puisse l’effleurer. Elle croit que la rancune est pour elle et conçoit que sa démarche est vaine. Cette démarche, elle l’a méditée et voulue, sachant bien que la chance de convaincre Rougemont était presque négligeable. Elle existait pourtant. Il fallait la tenter. Et maintenant qu’elle l’a tentée et qu’elle connaît son échec, un poids de tristesse courbe son épaule. Elle est pleine de pitié pour Delaborde, dont le cœur est malade et qui supportera mal les agitations de la grève, mais elle n’est point irritée contre François ; elle sent le regret profond, presque un remords, d’être par sa seule existence le trouble d’une autre existence. Ah ! qu’y faire ? Dans la mêlée des êtres, où chaque geste attise des joies et des peines — et combien plus souvent les peines ! — il faut aussi meurtrir des âmes parce qu’elles vous aiment ! Ce sont les trophées, les drapeaux conquis, les scalps de la guerre des sexes. Plus d’une en fait le meilleur de sa destinée amoureuse et danse autour du poteau. Âpre lutteuse, Christine déteste pourtant qu’on souffre pour l’amour d’elle ; elle ne ménagera pas l’ennemi, mais elle veut le bien des alliés. Lesquels plus sûrs que Delaborde, qui lui donnerait toute chose, et que ce Rougemont qui courrait au feu pour elle ?

D’une voix qui s’est détendue, elle murmure :

— Vous ne répondez pas ?

Les bras de l’homme ont frémi. Toute sa peau est endolorie, glaciale et ardente ; dans sa poitrine, une bête farouche étouffe. L’envie l’emplit de la plus mauvaise illusion. Comme d’autres se forgent le faux bonheur, ivres de foi auprès d’une femme qui les trompe, lui se crée un drame misérable et dérisoire : les yeux qui le regardent, aussi francs que les siens, demeurent illisibles. Il est dans ce monde étrange de l’homme, que la parole et l’écriture ont construit à travers les temps, où l’histoire des peuples et l’histoire des individus se noie dans la fable. Il imagine qu’il veut bien perdre toute espérance, mais pas comme cela ! Dans cette minute où chaque nerf s’affole, la pire horreur est qu’elle soit là, auprès de lui, François Rougemont, pour sauver le vieil homme. C’est la seule, l’inexpiable trahison, et l’injure suprême ! Ah ! si la grève n’était pas résolue, il la déchaînerait, parce que Christine est venue !

— Que pourrais-je répondre ? fait-il d’une voix qui sombre. Je ne suis pas le maître de l’heure. Et quand je le serais ? Vous le savez bien, mademoiselle, que nos raisons ne peuvent se rejoindre. Vous croyez à je ne sais quelle entente de l’exploiteur et de l’exploité. Je ne crois qu’à leur inimitié immortelle, je ne veux entre eux que la guerre. Vous dites que M. Delaborde est moins mauvais que d’autres ? C’est une ruse, une manière de faire prévaloir sa puissance. En attendant, il n’en empoche pas moins trois cent mille francs par année… de quoi nourrir cent cinquante ménages d’artisans ! Allez ! il n’y a rien de commun entre lui et ceux qui peinent pour sa caisse ! Cette grève sera bonne.

— Même si elle échoue ?

— Même si elle échoue !

Elle secoua sa tête brillante. Résignée aux forces fatales, et dans une sorte d’attente vide, l’attente des choses qui ne peuvent ni ne doivent venir, elle détournait les yeux. Elle songeait que la structure saine de François, faite pour répandre la vie, aurait pu partager son destin. Il était à elle. Elle n’avait qu’un mot à dire, qu’elle ne dirait jamais. Ainsi des événements innombrables avortaient, dans les possibles du sort. C’était, en quelque sorte, ces événements abolis d’avance qu’elle attendait…

Elle se leva enfin, elle tendit la main à Rougemont. Quand il sentit la petite paume flexible, son cœur se déchira. Lui aussi voyait cet avenir innombrable qui ne serait pas. Ah ! qu’elle promît seulement de n’être jamais la femme du vieil homme. Qu’il aurait voulu le lui demander ! Mais des obstacles le lui défendaient, légers, ténus et plus infranchissables que des abîmes.

Quand elle fut partie, il demeura longtemps la tête appuyée aux coudes. La vieille Antoinette seule devinait sa peine.