La Vague rouge/chap.II,2.


La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 368-403).
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2e partie


II


Quelques semaines avant le 1er mai, de brillantes nouvelles réjouirent les syndicalistes. Il était devenu, ce 1er mai, par la force de traditions encore jeunes, une réalité étrange, un pôle de foi et d’espérance ; chaque année, les prolétaires en attendaient quelque miracle et la bourgeoisie subissait du malaise, de l’anxiété ou de la terreur. La C. G. T. laissa entendre que la révolution allait franchir une belle étape ; la Voix du peuple multiplia les airs de bravoure ; dans l’atmosphère des syndicats luisait cette flamme rouge et fumeuse, retentissaient ces discours messianiques dont on faisait reproche aux vieilles barbes et même aux hommes de la Commune. Le peuple ouvrier se retrouvait saisi par la foi, par les dogmes, par les mystères, par le besoin des accomplissements foudroyants et des réformes triomphantes.

On allait avoir la Grève Générale.

Ainsi que le 1er mai, celle-ci devenait une réalité mystique. Elle avait d’abord paru lointaine. Les sages ne l’envisageaient pas comme un événement unique, mais comme une suite de batailles livrées pour les salaires, pour les huit heures, pour des expropriations graduelles : ils concevaient ainsi cent grèves générales, marquant chacune une victoire du prolétariat. La dernière, la Grève Suprême, ne deviendrait possible qu’au jour où les disciplines et les lois organiques seraient, sinon parfaites, du moins fortement tracées.

Une telle conception paraissait pusillanime à de notables théoriciens. Pourquoi ne pas accorder une part plus large à l’imprévu ? Sans doute, les cadres syndicaux ne s’ajusteraient pas providentiellement aux circonstances, mais ils possédaient des éléments d’adaptation préférables aux règles trop rigides et trop prévoyantes. Cette affirmation ramenait le vague ; elle accéléra, cette année, une poussée de mysticisme. Les gens de la C. G. T. n’annonçaient qu’une campagne pour la journée de huit heures, mais leur langage était sybillin ; tout autour d’eux s’agitait un propagandisme nébuleux. Le trésor bourgeois redevint infini ; il recéla tous les possibles du bonheur ; dès qu’il aurait passé dans les mains du peuple, la misère s’évanouirait comme la lèpre ou la petite vérole. Ce fut la foi de 1848, entée sur une faible discipline syndicaliste : cette justice qu’ils se proposaient naguère de conquérir par étapes, les hommes-enfants l’exigèrent avec l’intensité des « envies de femme », et tout de suite le partage, le bien-être, le repos… le bonheur !

Alors, il sembla que la C. G. T., munie de forces mystérieuses, fût à l’œuvre depuis des temps immenses et qu’elle eût découvert enfin la loi définitive, la formule de transmutation sociale. La mollesse du gouvernement, le relâchement de la discipline, les événements de Brest et de l’Yonne, décelaient l’anémie bourgeoise : beaucoup de journaux modérés l’avouaient eux-mêmes. Le verbiage régna. Il enivra le peuple, qui n’écoutait qu’à contre-cœur le rude et précis catéchisme corporatif. À la fin de mars, une littérature emphatique envahit les journaux et se répandit en brochures ; il y eut une poussée de propagande qui semblait organisée et qui n’était faite que de fermentations anonymes. La multitude y voyait l’action de la C. G. T. ; la C. G. T., pauvre en ressources, comptait sur les retentissements de l’apostolat, sur l’autonomie syndicale, sur la logique immanente des contingences. Au fond, elle n’espérait qu’un succès relatif.

L’attitude des bourgeois servait efficacement l’agitation. Une veulerie sénile, une couardise dérisoire caractérisèrent la classe moyenne à Paris et dans les grandes villes : la légende de l’Organisation formidable, des immenses ressources de la C. G. T. rencontrait chez elle plus de crédit que dans le peuple même.


Le souffle révolutionnaire réjouissait les Enfants de la Rochelle, le groupe des Études syndicales et la Jeunesse antimilitariste. Rougemont et ses néophytes menèrent une campagne tumultueuse. À mesure que levait la semence d’illusion, le meneur s’illusionnait lui-même. Depuis longtemps, il n’avait connu cette douceur optimiste, ce flottement dans la nuée, ces rêves où l’Icarie communiste se profile ainsi que jadis le royaume de Dieu. Dans les averses et les giboulées, il se transportait joyeusement parmi ses néophytes ; on le voyait à tous les détours des terrains vagues, à l’entrée des usines et des fabriques, aux abords des chantiers, à la sortie des artisans, aux enterrements des camarades syndiqués, aux réunions et aux banquets, même à des répétitions de chorales ou de fanfares.

Les Enfants de la Rochelle et leurs annexes ne pouvaient plus contenir la foule ; le patron avait loué une deuxième baraque, vouée aux démolitions prochaines. La pluie entrait par les fissures, le vent soufflait autour des lampes, une odeur de vieux terreau se mélangeait aux effluves des hommes ; la fraternité coulait à pleins verres parmi les palabres, les chansons et les clameurs, chacun partageant des richesses aussi abondantes que la lumière et des conforts distribués comme l’eau, le gaz et l’électricité.

L’Effort allait enfin disparaître. Maître d’énergies incalculables et merveilleusement souples, l’ouvrier se bornerait à ouvrir des robinets, à tourner des manettes, à surveiller des compteurs. Son génie naturel, équilibré par le bien-être et stimulé par le loisir, se développerait sans limites ; ses découvertes rendraient toute fatigue musculaire inutile ; l’inventeur bourgeois disparaîtrait avec le capitaliste, l’industriel et le militaire : comme ceux-ci, n’avait-il pas été un produit de l’exploitation des hommes par les hommes ? Car le laboratoire n’est qu’un atelier alimenté par les fortunes individuelles ou les subsides gouvernementaux ; des myriades d’ouvriers meurent obscurs, qui auraient égalé les Pasteur, les Berthelot, les Curie. Demain, les hommes inventeront avec aisance et modestie, comme le menuisier rabote sa planche, comme le maréchal ferre un cheval : à son tour, l’invention cessera d’être un privilège et une manière commode de se faire déifier.

Cette question faisait renaître celle de l’égalité fondamentale des intelligences. Elle excitait surtout Dutilleul, Gourjat, Armand Bossange, Anselme Perregault, Isidore et Émile Pouraille, le mécanicien Goulard, Haneuse Clarinette, l’Empereur du jeu de bouchon, Vacheron, l’Acacia, Baraque, Margueraux, Filâtre, Vagrel et Piston.

Un soir d’avril, où Rougemont devait venir tard, ils discutèrent la thèse avec acharnement. Dutilleul avait jeté le brandon. Il venait de lire une anecdote sur Sauvage, « l’inventeur de l’hélice » ; il en demeurait hérissé :

— Les trois quarts des inventions sont volées à de pauvres bougres ! meuglait-il en tirant sa demi-oreille. Les ouvriers sont les vrais inventeurs.

Ses yeux jaunes tournaient comme des phares.

— Pour sûr, appuya Pouraille, si les ouverriers avaient le temps et les laboratoires, on verrait ce qu’y z’ont dans la balle. Ainsi, moi, vous croyez peut-être que j’ai jamais songé à une drague ?… Je vous fous mon billet que ma drague aurait valu un peu mieux que celles d’Amérique.

La Trompette de Jéricho, Antoine Gachot, le mécanicien Goulard, Anselme Perregault, avaient des idées plein la tête. Ils en distribuaient des fragments, en clabaudant tous ensemble.

— L’invention, c’est rien… c’est une foutaise, criait Goulard. Qu’on me donne de la galette et j’invente tout ce qu’on veut.

Il passait ses doigts dans sa belle barbe ; à chaque mouvement, il exhalait une fine odeur de bergamote. Une vanité pacifique luisait en sa prunelle : combien son élégance et ses goûts délicats étaient supérieurs à la télégraphie sans fils ou au phonographe !

— C’est rien ! appuya-t-il avec un doux sourire. Il faut seulement être débrouillard et avoir de la patience. Ben ! ça ne manque pas plus parmi les prolétaires que parmi les exploiteurs…

— Je ne vais pas aussi loin, interrompit Perregault, les inventions ne se ramassent pas comme du crottin de cheval ; je dis seulement que tout homme qui a une bonne caboche peut y arriver.

— C’est forcé qu’il y arrive ! aboya Dutilleul. L’invention sort des instruments et les instruments ont été construits par les ouvriers depuis les siècles des siècles… donc l’invention sort des ouvriers.

Cette démonstration lui plut ; il la répéta à trois reprises, d’un air féroce. Le père Meulière se mit à rire. Quoiqu’il continuât à nier la révolution, il subissait l’attrait des parlottes ; tout au fond de son âme, il concevait la possibilité d’un monde meilleur.

— C’est toujours la même répétition ! ricana-t-il. Tous les bossus se figurent que leur bosse est un petit accident, et tous les imbéciles se croient malins… On est comme on est. V’là Bardoufle. Essayez un peu vos pinces contre les siennes… vous verrez si vous pourrez en sortir.

Bardoufle, d’instinct, se dressa sur ses fémurs :

— Et v’là Alfred le Rouge, continua le ferblantier, est-ce que je ne serais pas une fichue bête, si je me croyais aussi fort que lui ? C’est pour la force comme pour l’esprit. Bardoufle mangerait M. Rougemont, mais pour sûr, il ne se croit pas aussi intelligent que lui.

— Ni moi ni personne ! gronda caverneusement Bardoufle.

— C’est l’Homme ! appuya Dutilleul.

Les joues de Perregault flambèrent :

— Moi, je ne donne pas ma tête pour la sienne !

Un orgueil dur et sec éclatait dans toute sa structure ; il regardait avec mépris ces révolutionnaires, prêt à les lâcher au premier coup de chance.

— On sort du sujet, reprit Dutilleul. Sûrement qu’il y a des différences, mais qu’est-ce que ça prouve ? Bardoufle est plus fort que moi, mais je suis plus leste. Avec une bonne trique, je fais sa partie !

— Alors, t’es différent mais égal à Rougemont ? reprit malicieusement le ferblantier.

Cette question énervait Dutilleul, car il conciliait mal son admiration pour le meneur et sa thèse égalitaire.

— T’es un type dans le genre des taons ! riposta-t-il. Je ne refuse pas de te répondre, mais il faut d’abord rentrer dans le sujet. Il s’agit des inventions.

— Bon ! goguenarda le père Meulière… je vas y rentrer en plein. V’là par exemple le même Bardoufle, puis le garçon Béquillard et la mère Bihourd : tu crois qu’ils auraient pu inventer le téléphone ?

Le garçon Béquillard ne put s’empêcher de dire :

— Pourquoi pas ?

— Oui, pourquoi pas, fit Dutilleul, s’ils avaient été dans la partie ?

Mais lui-même sentait la faiblesse de sa réponse : il jugeait Bardoufle et Béquillard incapables d’enventer le plus modeste jouet mécanique. Les autres, au tréfonds, partageaient cet avis. Néanmoins, sauf Taupin, Meulière, Fallandres, ils avaient fini par se persuader que l’invention était une forme de l’exploitation et de la rouerie bourgeoises. Hypnotisés par le principe, ils s’achoppaient aux objections de détail :

— Tu n’en es pas sûr ? reprit Meulière… Si tu vas au fond de toi et si tu dis la vérité, tu ne crois pas du tout que Jules Béquillard aurait pu découvrir le téléphone.

Dutilleul fit mine de se précipiter sur le père Meulière :

— Bon ! fit l’autre, pas la peine de faire le fendant, je suis sûr que tu me flanquerais une pile et ça serait encore une fois la répétition de l’inégalité des hommes.

Le petit Taupin, qui avait écouté en silence, eut un aboiement joyeux :

— Pour sûr, qu’on est pas égaux… et pour sûr aussi que les bourgeois sont plus malins que les ouverriers !

Dutilleul s’était calmé. Un mot de Rougemont lui remonta à la mémoire ; il le lança à tour de bras, comme une pierre de fronde :

— On n’est pas égaux, peut-être, on est équivalents — et c’est la même chose.

— Je ne comprends pas ! fit l’obstiné Meulière.

— Ça veut dire qu’on a chacun ses qualités. Celui qui n’est pas inventeur se rattrape sur autre chose. On peut être un médecin épatant et n’avoir rien inventé, ou être un très mauvais médecin et avoir trouvé le remède au croup. L’un vaut l’autre.

— C’est une farce ! Y a des tas de mauvais médecins qui ne sont pas fichus d’inventer quelque chose. Tu connais comme moi des types qui n’ont rien du tout pour eux, et puis rien. Ils sont faibles, soulards, bêtes, paresseux, mauvais comme teigne et gale. Ça commence depuis qu’ils sont gosses… Tu as pourtant été à la primaire.

Cette argumentation de fait démontait Dutilleul. Il se remit en colère :

— C’est la faute à la société !

— C’est le capitalisme et le militarisme qui ont détérioré la marchandise ! hurla Isidore, dressé sur ses pattes bancroches.

Le mécanicien Goulard, lissant sa barbe avec amour, déclara :

— L’intelligence c’est une affaire d’instruction. Quand on saura s’y prendre, tout le monde sera intelligent… La seule chose à quoi on ne peut rien faire, c’est que les uns sont beaux et les autres laids.

— Tu ne te donnes pas de coups de pied dans le trou de balle ! fit doucement Taupin.

Perregault se rangea subitement du côté de Meulière :

— Pour l’invention, elle passera aux ouvriers, mais l’intelligence et puis le courage et la volonté, il n’y en aura jamais que pour un petit nombre d’hommes.

Des faces velues houlèrent, ivres d’égalité. La Trompette de Jéricho s’enfla dans un rugissement de lion, suivi d’une aboyade de molosses ; Isidore Pouraille frappait la table de son verre, avec méthode et fureur ; Armand et Marcel Bossange, le petit Meulière, Émile, clamaient la déchéance du privilège intellectuel ; Goulard rythmait sa foi de la main et de la barbe ; Jules dit Béquillard, blessé dans sa dignité par les propos de Meulière, bégayait qu’un garçon de salle vaut un ingénieur ; Vagrel, Bollacq, Alfred le Rouge, Vérieulx, Piston dit la Tomate, Baraque, Vacheron l’Acacia, Boulland, Cambrésy, Filâtre, Pignarre, Lévesque, Fourru, Mangueraux, Haneuse Clarinette niaient énergiquement toute l’élite naturelle. Le hourvari régna, la joie de faire danser les tables et de vomir des injures énormes. Tous en revenaient, avec des mimiques furibondes, à cet axiome que l’injustice avait créé à la fois des inégalités morales et l’inégalité des fortunes.

Les jeunes Bossange, hissés sur une table, exécutaient une bourrée parmi les verres, ivres de nivellement, et les instincts aristocratiques, qui grouillaient dans chaque fibre d’Armand, contribuaient à rendre son enthousiasme plus incandescent.

— Camarades ! cria-t-il d’un air extatique… le problème a été mal posé !

Son attitude intéressa la Trompette de Jéricho qui, curieux de savoir ce qu’il voulait dire, prit sa voix de ventre, bourdonnante comme une grosse caisse :

— Faut écouter le jeune coq !

Il imita le bruit d’une sonnette avec une telle maëstria qu’il obtint le silence. Et Armand, plein de son idée, répétait :

— Le problème a été mal posé !

— Eh bien ! pose-le ton double six ! ricana Pouraille.

Le jeune homme devint très rouge en voyant tant de barbes dressées vers son visage glabre. Puis il déclara :

— Dans la société actuelle, il faut tenir compte des dégénérés !

— C’est ceusses qui boivent de l’eau ! s’égaya Isidore.

— C’est les Auvergnats ! fit Haneuse Clarinette.

— C’est les gourdes comme toi ! riposta un citoyen de Saint-Flour.

— Ce sont les bourgeois ! fit Goulard d’une voix pateline.

— La vérité sort de la bouche des enfants, riposta Dutilleul que la barbe de Goulard agaçait.

— Camarades, reprenait Armand, il est vrai que les dégénérés se trouvent en plus grand nombre parmi les bourgeois, mais ne nous aveuglons point, il y en a beaucoup parmi les travailleurs. C’est le résultat de l’exploitation humaine, et si cette exploitation continuait, on peut être sûr que le nombre des dégénérés ne cesserait de s’accroître. La classe des dirigeants en serait la principale victime : la dégénérescence a toujours décimé les vainqueurs. Elle peut même finir par être comme qui dirait une justice : c’est ainsi qu’à la veille de 1789, la noblesse était pourrie ; il n’y avait plus qu’à la toucher du doigt pour la faire tomber ; et nous voyons nos maîtres actuels, plus névrosés, plus faibles, plus lâches, plus déséquilibrés de génération en génération. La dégénérescence pourrait ainsi être considérée comme une sorte de nivellement naturel, et satisfaire nos instincts de revanche. Mais elle présente d’effrayants dangers pour le peuple même.


Les barbes écoutaient avec stupeur. Ils s’étaient apprêtés à rire ; ils reconnaissaient obscurément, dans ce jeune homme maigre, quelque chose qui les dépassait. Il y avait déjà de l’éloquence dans la manière de lancer les paroles, il y avait aussi quelque chose d’abstrait, qui ne plaisait qu’à demi aux auditeurs, et ils retrouvaient encore cette sincérité, ces yeux convaincus qui les charmaient chez François Rougemont :

— Y parle bien, le gosse ! cria Haneuse.

— Continue à poser ton double six ! goguenarda Pouraille.

Armand, qui bégayait au début de sa harangue, tournait maintenant ses phrases avec une facilité qui le surprenait lui-même ; sa parole était plus claire que sa pensée :

— En effet, continua-t-il avec une autorité

croissante, la dégénérescence atteint les prolétaires non seulement en eux-mêmes, mais aussi par les déchets aristocratiques et bourgeois qui font retour à la masse : nous connaissons tous des familles bourgeoises que la ruine a rejetées parmi les ouvriers… je suis moi-même, camarades, le produit d’une de ces familles. La dégénérescence accumule donc les individus mal venus, les tarés, les malingres, les imbéciles. Or, comme je l’ai déjà dit, elle est le produit naturel de l’inégalité sociale. Car l’inégalité sociale crée d’une part des misères qui dépriment, et d’autre part des luxes, des jouissances, des excès qui pourrissent. C’est comme une double série de maladies qui finiraient par ronger l’humanité entière, si le communisme ne venait y mettre bon ordre. Le rôle du communisme n’est pas seulement d’établir la justice, il est encore d’assainir les hommes, gangrenés par trois sales civilisations successives : la civilisation de l’esclavage, qui a dégradé les anciens ; la civilisation féodale et royale, qui a débilité l’Occident ; la civilisation industrielle, qui est en train de ruiner complètement nos santés. Camarades ! le communisme nettoyera les écuries ! Il inaugurera le régime solidaire et, en même temps, celui de l’hygiène physique et morale que l’iniquité rend impossible ; il redressera les corps et il redressera les esprits : c’est alors seulement qu’il y aura équivalence de droits et de facultés. Osons le dire, camarades, si étrange que cela puisse d’abord paraître, il n’y a pas de justice sans salubrité, il n’y a pas de salubrité sans justice.

Quelques barbes applaudirent ; d’autres oscillaient, partagées entre l’admiration et un mécontentement obscur. Mais le jeune homme était lancé ; il se reconnaissait les dons de l’orateur, il s’adressait à la foule avec la même sécurité que s’il eût parlé au petit Meulière ou aux camarades du Cercle antimilitariste :

— Quand la justice et la salubrité auront duré pendant quelques générations, le type humain commencera à produire des individus de même valeur. Sans doute, il y aura tout de même quelques inégalités. Pas plus que les facultés ne seront uniformes, pas plus ne seront-elles strictement égales ni même équivalentes. Mais ce sera bien peu de choses, camarades. D’abord, la plupart du temps, la légère infériorité d’un homme doué à peu près des mêmes qualités qu’un autre sera compensée par quelque petit avantage dans un autre genre. Il deviendra ainsi très difficile de décider si Pierre est réellement supérieur à Paul : c’est tout ce qu’il faut pour établir l’égalité véritable des droits et des devoirs, la jouissance de conforts et de luxes divers mais à peu près de même valeur. Le grand homme, ce reste intellectuel des temps barbares, disparaîtra complètement. Il n’y aura plus de Victor Hugo et de Pasteur, pas plus qu’il n’y aura de Napoléon, de Gambetta, de Rockefeller, ni même de Blanqui et de Jaurès ; il n’y aura plus de demi-dieux, des quarts ni des huitièmes de dieux, il n’y aura plus de héros ni même d’hommes notoires. La raison en est simple : le nombre des individus capables de faire ce qu’on appelle de grandes choses sera presque illimité. La société aura à sa disposition des légions de philosophes, de savants, d’inventeurs, de poètes, de littérateurs, de peintres et de musiciens. L’art et la science donneront des fleurs merveilleuses ainsi que dans ces parterres hollandais où ne poussent que d’admirables tulipes. Alors à quoi bon glorifier ou déifier une créature ? La gloire paraîtra je ne sais quelle folie, quelle misérable conception d’hommes encore à demi sauvages : il suffira à chacun de se développer selon ses goûts et ses énergies, dans la plénitude de sa dignité, dans le sentiment fraternel des droits du prochain. Et d’appartenir au genre humain suffira pour obtenir toute la sécurité, toute l’aide, tout le bonheur dont disposera l’organisme social, mille fois plus fort, plus subtil, plus ingénieux que de nos jours.

Cette fois, tous applaudirent. À l’idée qu’il n’y aurait plus de grand homme ni même d’homme notoire, une allégresse souleva ces âmes avides de nivellement. La Trompette donna le signal d’un vaste hourvari, et la Tomate qui était perclus, Clarinette à qui un bégayement donnait l’air imbécile, Cambrésy qui n’avait jamais pu apprendre la multiplication et pour qui la division restait un mystère, Boulland qui tentait depuis dix ans de parler en public et qui s’enlisait chaque fois dans un bredouillement, Bollacq qui, mécanicien inepte, demeurait asservi aux basses besognes, Vacheron l’Acacia, qui était battu par sa femme, Mangueraux, qui avait trois fois monté un petit bar et trois fois vu péricliter son entreprise, Vagrel, furieux d’avoir échoué dans ses examens pour le brevet élémentaire, tous acclamaient avec fièvre l’ère où les hommes cesseraient d’être humiliés par la supériorité ou la chance du prochain. Mais Gourjat, Fallandres, Isidore Pouraille, Dutilleul, le petit Meulière, Bardoufle, Alfred le Rouge, Vérieulx, Filâtre, Pignarre, Lévesque, Fourru, d’autres encore, obéissaient à des sentiments plus mystiques : sans faire complètement abstraction de leur vanité, et sans être étrangers à l’envie, leurs cœurs s’échauffaient pour de généreux symboles.

— Un ban pour le gosse ! cria cordialement Alfred le Rouge, il a bien envoyé ça !

— Un ban ! sonna la Trompette.

Les barbes consentirent ; le ban clapota au long de la baraque moisie ; Armand mordit, enflé d’orgueil, à ce gâteau de la renommée qu’il venait de proscrire des sociétés futures. On vit s’esclaffer le père Meulière :

— Tu ris, vieux singe. N’empêche que le petit t’a joliment collé ! cria Dutilleul.

— C’est toujours la même répétition !… S’il m’a collé, c’est qu’il parle mieux que moi, et ça ne prouve pas l’égalité. Et vous le savez bien, puisque vous l’avez applaudi… même qu’il dresse la crête comme un coq sur son fumier…

Perregault considérait avec malveillance ce neveu qui se permettait d’être éloquent en présence de son oncle ; il lui eût volontiers rabattu le caquet d’une solide mornifle. Quant au petit Taupin, il avait claqué des mains comme les autres, avec méthode et conviction. Il expliqua son applaudissement :

— C’est pas les idées que j’approuve… elles ne valent pas les quatre fers d’un chien, c’est le type. Marquez ce que je vous dis, ce petit-là sera député, et peut-être minisse. Comme ça, y prouvera que les hommes sont égaux.

Il ricana avec douceur et se remit à fumer sa pipe, heureux de vivre et de boire son bock, de sentir toute sa personne pleine d’aise, de santé et de force.


Avril accroissait sa chair verte, la fleur d’espérance riait au cœur des révolutionnaires. Les vastes théories cédèrent à une sentimentalité aiguë. Les syndicats connurent la fièvre ; les cercles d’étude s’assemblaient pour proférer des résolutions turbulentes : incertains des projets de la C. G. T., les orateurs se bornaient à des anecdotes, des objurgations, des oracles. Cependant, les vœux étaient unanimes ; ils convergeaient vers le grand mythe de l’heure : la grève générale. Les enthousiasmes s’y heurtaient comme des oiseaux migrateurs au phare. À Paris, quelques corps de métier se préparaient avec constance. Les terrassiers, les ouvriers du bâtiment, les boulangers, les peintres, les mécaniciens encombraient la Bourse du Travail. Leurs réunions étaient ensemble tumultueuses et énigmatiques, leurs résolutions forcenées.

En même temps, croissait la terreur bourgeoise. Le massacre et la famine, tour à tour, obsédaient les imaginations ; le prolétariat et son état-major, la C. G. T., prirent la figure de hordes barbares, avec quelque chose de plus mystérieux, car l’invasion devait surgir du terroir même, entr’ouvrir le sol, tel un tremblement de terre, se répandre ainsi que des laves, ou, plus subtile encore, engourdir, empoisonner et capturer la puissance sociale. À quelques jours du 1er mai, l’idée de famine prédomina. Des bandes de capitalistes et même de petits rentiers émigrèrent. Ils eussent été suivis par d’innombrables congénères sans l’instinct rapace de la propriété et la nouvelle que le gouvernement empilait des troupes dans les casernes.

La peur d’être assassiné ou même pillé s’atténua. Celle de mourir d’inanition prit des proportions fabuleuses. La ruée de l’approvisionnement commença. On vit s’agiter les ménagères en files de fourmis, s’accroître les fournées des boulangeries, l’épicerie écouler d’un jet le stock des vieilles conserves ; les pâtes, les macaronis, les fromages, les confitures, le sucre, le chocolat s’accumuler aux garde-manger et aux armoires. Il y eut le vieux monsieur qui fait charger deux fiacres de jambons ; la famille qui remplace son linge par des piles de porc salé, celle qui transforme en poulailler la moitié d’un appartement. La folie du jour se décela aux postes de police par l’apparition d’inventeurs de comestibles ; un multiplicateur de vivres se présenta à l’Élysée ; un citoyen, appréhendé rue Croix-des-Petits-Champs, se proclamait ministre de l’approvisionnement public.

L’exaltation croissait d’heure en heure aux Terrains-Vagues. Isidore Pouraille annonçait la journée de deux heures et proférait d’obscures menaces contre le comte de Cullont ; Dutilleul, suivi des Six Hommes, promenait une trique éperdue du pont de Tolbiac jusqu’à la place des Quatre-Chemins ; Gourjat circulait avec des clameurs inouïes, dont il prétendait dépeindre la joie du prolétariat délivré ; l’Homme frileux, sa houppelande au vent, errait plein d’une fraternité mystérieuse ; Alfred le Rouge ne cessait de tâter ses biceps ; Vérieulx, dès le matin, était contraint de marcher le long des murailles ; Jules Béquillard avait triplé la casse ; Bardoufle escomptait des prodiges et s’arrêtait au milieu de son travail, pour balancer ses pinces et souffler d’enthousiasme ; Piston la Tomate, Baraque, Cambrésy, Margueraux, Haneuse, Clarinette, Vacheron l’Acacia, Bollacq, Vagrel, Levesque, Filâtre, Fourru, vingt autres, patrouillaient du boulevard Jourdan jusqu’aux contreforts de la Butte-aux-Cailles. Les femmes s’en mêlaient ; elles oscillaient entre la crainte du désordre, des payes fondues chez le mastroquet et l’espérance des trésors déterrés au fond des caves, des usines et des banques : en voyant la terreur bourgeoise et la bonhomie du gouvernement, elles commençaient à croire à la viande obligatoire et au pain gratuit.

Malgré qu’elles eussent, pour la plupart, le goût de la hiérarchie et le respect de la force, elles prirent alors la maladie de leurs hommes, elles la répandirent par la vertu d’un verbe abondant et de gestes épidémiques. On les voyait sur les seuils craquelés, devant la boucherie Malenboucq, dans l’épicerie mi-souterraine de Pellavoine, aux confins des jardins pouilleux, dans les terrains bosselés de tessons et de ferraille. Là, elles s’abandonnaient au plaisir divin des vaticinations. Elles se réunissaient aussi chez elles, devant du café fleurant la « mauvaise fève » et fangeux de chicorée, du pain aigre, du beurre salé où se dissimulent les suifs et les axonges…

La parole coule au sein d’une délicieuse veulerie, la vie du prochain se transmue en chaotiques légendes, l’espérance vagabonde, entretenue par la cartomancie et par la clef des songes. Entre ces femmes aux tignasses appauvries, peignées en un tour de démêloir, ces faces grisonnantes et ces bouches vermoulues, ces jupes remontées sur le ventre, marinées de ragoûts, de graisse et de sueur, passe la bonne aventure, — l’occulte, le mystère, les esprits propices et néfastes, une féerie que la vie des villes et la mort des dogmes a faite uniforme, vermiculaire, mais où se retrouve l’essentiel de ce qui, depuis le premier fétiche, soutient les misères de la bête humaine…

Et les femmes aperçoivent la révolution comme une fête débonnaire, arrosée de cafés, pendant que les hommes organiseront une existence sûre et brillante.


Une exaltation pareille animait les ouvrières des usines et des ateliers. Brocheuses, brunisseuses, polisseuses, couturières, lingères, lavandières, vendeuses, plumassières, cardeuses sentaient l’approche d’une heure solennelle. À l’atelier Delaborde les deux sexes fraternisaient, dans une ivresse comparable à celle qui précède les vacances aux lycées ou la libération de la classe aux casernes. Quoique le patron eût une bonne fiche dans la franc-maçonnerie prolétarienne, on l’accusait de gaspiller d’exorbitants bénéfices, dans des restaurants chics, avec de somptueuses Otéros ou de mousseuses cabotines : on lui ferait la « reprise » en douceur, on lui garderait une place confortable.

La plupart narguaient sourdement Deslandes dont la rigidité croissait à mesure : sa presse était mauvaise et l’on se proposait de le condamner aux travaux bas ou ridicules. Quelques lurons jugeaient expédient de lui casser plus ou moins la gueule. Les partisans de la « purge », estimaient sa suppression désirable, en même temps que celle de trois ou quatre cent mille de ses congénères. Beaucoup de camarades, d’ailleurs, partisans de la bénévolence en bloc, rêvaient leurs petites vengeances secrètes.


Au club des jeunes antimilitaristes, Armand Bossange apportait une énergie accrue par le succès. Son mysticisme hypnotisait ces mentalités neuves. Tous attendaient, à date fixe, la métamorphose du vieux monde. Par des soirs mêlés d’astres et de nuages, au fond du jardin vague, dans l’annexe titubante des Enfants de la Rochelle, ils vécurent une semaine admirable. En vain usaient-ils d’un verbiage saturé de termes positifs, ces termes se revêtaient d’espérance occulte et de foi miraculeuse. Ils élevaient vers l’expropriation bourgeoise, vers l’Organisation communiste, la même âme extasiée qu’un Arabe de l’Hégire vers le ciel d’Allah ; et tandis qu’ils brûlaient les images, d’autres images naissaient interminablement dans leurs cervelles. Ivres de rites, de symboles, de vieux songes transfusés, ils postulaient, avec une confiance éperdue, la puissance insaisissable qui magnifiait leurs désirs.

Le grand jour se leva. Des nues moutonneuses virevoltaient au-dessus des usines et des terrains vagues, une faible haleine frôlait les fortifications et coulait vers la Butte-aux-Cailles. La lumière était fine et tendre, les herbes, les chardons, les giroflées, les linaires, les plantains, les arbres valétudinaires et les arbustes plaintifs se hâtaient de faire un peu de chair verte. La légion des cheminées était morte ; l’usine Caillebote, la fabrique Fauvel, la teinturerie de Fritz, les établissements de Mirvalet-Constant, oubliaient d’infecter le terroir de leurs haleines carboniques, sulfurées ou oléagineuses. C’était la paix d’un profond dimanche ; les enfants mêmes désertaient la primaire, les chiens frétillaient et multipliaient leurs jeux obscènes, excités par le grouillement des hommes.

D’abord, ce fut une vaste attente.

Pouraille, en bras de chemise, pérorait sur le calcaire crevassé de son seuil, avec le maçon Pirart et le charpentier Vaneresse, pendant que Victorine et Fifine épiaient l’étendue, la mère comme une vieille poule échappée aux casseroles, Fifine, avec ses yeux gris de cendre : toutes deux redoutaient sourdement la venue du peuple et craignaient que leur pécule, célé dans la muraille, ne fût confisqué par la C. G. T. Leurs âmes chétives haïssaient les propos d’Isidore. Fifine, par surcroît, craignait d’être violée…

Depuis l’aurore, Émile promenait une structure cahotante et une tête éberluée ; il hurlait par intervalles et annonçait, selon les sautes de son humeur, la béatitude universelle ou de calamiteuses charcuteries.

— Ça va chauffer ! disait Isidore au maçon Pirart ; à l’heure où je parle, les faubourgs s’apprêtent à marcher sur la Bourse du travail. C’est place de la République que le balayage commencera ! Moi, je file à neuf heures sonnantes. Clemenceau doit être en train de faire ses malles.

La chaleur de trois amers excitant déjà sa mécanique, il apercevait distinctement la frousse des ministres, la fraternisation des soldats et du populaire. Tandis qu’il vaticinait, on vit survenir le mécanicien Goulard, Bardoufle et la Tomate.

Goulard portait un complet marron, exactement adapté à sa structure ; une cravate vert cornichon s’ornait d’une épingle d’escarboucle, la barbe embaumait l’héliotrope et les mains, lavées à outrance, décelaient des ongles coupés de frais, décrassés par une main patiente. Le mécanicien recevait avec dignité les regards ravis des commères ; il en tirait toute sa gloire, sans que sa vertu fût atteinte, car cet homme, qui aurait pu se faire un harem, gardait sa force amoureuse pour la seule Amélie. Il attendait la révolution comme les autres, bien résolu à ne pas abîmer son complet dans les bagarres : pourtant, si son intervention devenait nécessaire, il mettrait des culottes de toile et une salopette. Mais il n’augurait que de bénignes bourrades : la C. G. T. avait cuisiné la troupe, à peine si quelques fusils cracheraient sur le peuple. À côté de lui, piété sur ses pattes percluses, avec un visage suant de crédulité, la Tomate écoutait Isidore :

— Et à quelle heure crois-tu qu’on mènera la danse ? demanda-t-il, quand le bancroche eut révélé que le Central télégraphique s’apprêtait à répandre, par toute la France, les ordres révolutionnaires.

— L’heure exacte, faudrait la demander au citoyen Rougemont, qui la tient de Griffuelhes. Seulement, y te la dirait pas ! Tout ce qu’on peut savoir, c’est que ça tombera l’après-midi.

C’était l’avis de Goulard. Il tenait qu’avant sept heures, la révolution envahirait les ministères, occuperait les casernes et ferait jouer le télégraphe. Bardoufle n’attachait aucune importance aux propos de Pouraille, mais François, ayant fait, la veille encore, un appel aux courages, l’homme aux gros fémurs attendait le déclenchement des circonstances. Cependant, chassés de leurs tanières par une curiosité identique, d’autres camarades gagnaient la porte de Pouraille. Il y eut Baraque, Cambrésy, Vacheron l’Acacia, Filâtre, Pignarre et Haneuse. Quoiqu’ils tinssent Isidore pour une tourte, ils s’hypnotisaient à ses allégations. Castaigne dit Thomas passa en compagnie de Tarmouche le Jaune. Entendant prophétiser, Castaigne ne put s’empêcher de dire :

— Des patates !… Il y a quarante mille hommes dans les casernes.

— Y lèveront la crosse ! certifia Isidore.

— Ils ne lèveront seulement pas la patte ! riposta Tarmouche. On a de la bonne troupe, bien commandée, bien encadrée. D’ailleurs, tout le monde compte sur son voisin. Il y aura tout au plus des engueulades, et des fournées de bonnes gens au bloc ! Qu’est-ce que tu paries ? Je mets dix francs contre vingt sous.

Cela jeta un froid. Puis Isidore clignant de l’œil gauche, tandis que l’œil droit s’ouvrait rond, goguenard et péremptoire :

— Tu joues ta partie, vieux lard ! Ils sont quelques milliers comme ça, en route pour décourager le peuple. On sait qui te paye, la C. G. T. a l’œil sur toi et le bon !… Seulement faut pas nous prendre pour des andouilles.

À ces mots, tous connaissant que Tarmouche et Castaigne étaient soudoyés par un pouvoir ennemi, il s’éleva une huée :

— À bas les Jaunes ! hurla Vacheron l’Acacia.

La menace grimaça sous les masques, pendant que Tarmouche ânonnait :

— Moi, ça m’est égal ! Vous pouvez bien croire ce que vous voulez et aller faire du pétard place de la Grosse Femme. La police vous f… une conduite de Grenoble.

— Tu es vendu à ceusses qui nous sucent la moelle ! claironna Isidore.

— Hein ? De quoi ? Où sont-ils les vendus ? Qu’on leur décolle la peau et qu’on leur tisonne les tripes avec un fer rouge !

C’était Dutilleul, avec trois des Six Hommes. Depuis l’aube, il vivait sur un rythme frénétique. Son âme, oscillant selon les sauts d’un cerveau trop agile, entre de fabuleuses espérances et des soupçons sans nombre, tantôt il douait la C. G. T. de la toute-puissance, tantôt il apercevait distinctement la tactique d’ennemis noirs, subtils, insaisissables : ils rongeaient comme des termites, empoisonnaient comme des crotales, engourdissaient comme des vampires. Il les signalait à des amis invisibles ; son visage s’échauffait au point qu’il dut le tremper, plus de dix fois, dans l’eau froide.

À huit heures, n’y tenant plus, il se mit à la recherche des Six Hommes, résolu à casser des gueules et à exposer la sienne propre. Déjà, il tenait trois de ses acolytes et, parvenu à la hauteur de Pouraille, il ouït un lambeau de phrase. La barbe hérissée, les lèvres spumeuses, ses yeux tournant de toutes parts leurs étincelles, il leva le gourdin des beaux jours et dansa de fureur :

— Oui… où sont-ils ? Paris est truffé de traîtres, les casernes en sont bourrées, les rues en regorgent : on les sciera entre deux planches, comme ce salaud d’Isaïe !

Tarmouche et Castaigne, concevant que l’exaltation du groupe pourrait croître, et peu enclins à se mesurer deux contre vingt, disparurent derrière la maison Perregault.

Les paroles fermentaient en Dutilleul, si tumultueuses qu’il ne pouvait les éjaculer en bon ordre ; il haletait :

— Toutes les forces de la réaction bourgeoise nous guettent dans l’ombre. Compagnons ! C’est aujourd’hui ou jamais ! Le choc de deux mondes !… Le lion prolétaire va se heurter aux panthères, aux serpents et aux chacals de la bourgeoisie. Prenez garde, nos ennemis ont le guet-apens et le croc-en-jambes. Obéissons aveuglément aux ordres de la C. G. T. et cassons cent mille gueules, nom de Dieu !

Soulignant ce « gaspacho » d’un huit de canne, que répétèrent ses acolytes, il se précipita à l’aventure. Le groupe continuait à grossir. Tous commentaient ces ordres mystérieux dont avait parlé Dutilleul. Comme aucun n’en avait reçu, ils conjecturaient une milice mystérieuse, une franc-maçonnerie du chambardement qui jaillirait de l’inconnu et que les masses n’auraient qu’à suivre. Isidore usait sa salive à l’affirmer :

— C’est réglé comme ma montre ! s’exclamait-il en tirant une toquante ancestrale et en faisant constater qu’elle marquait la même heure que le cadran de l’usine Caillebotte. Soyons seulement tous, à partir de quatre heures, aux environs de la Bourse du Travail ! La Grange aux Belles aura turbiné, je ne vous dis que ça !

Une voix tonna et parut escalader les fortifications, les tours de Sainte-Anne, la Butte-aux-Cailles : c’était la Trompette de Jéricho.

Nègre de l’usine,
Forçat de la mine,
Ilote du champ,
Lève-toi, peuple puissant :
Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan !

En passant par ce formidable organe, dans la clarté du matin, le chant parut immense, écrasant, irrésistible. Tous beuglèrent, électrisés :

Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan !

Il y eut une pause, où ils se regardaient, les poils frémissants : leur foi écumait comme un vin de vendange. Et Gourjat certifiait :

— La braise est au four… ça va chauffer !

Il allait poursuivre, lorsqu’on vit s’arrondir son œil et vaciller ses joues : sa femme venait d’apparaître. Elle avançait son nez pointu ; un sarcasme amer retroussait ses babines :

— Qu’est-ce que tu fais ici, voyou ! fit-elle, avec un grincement de lime. Qui est-ce qui va chauffer, jobard ? Est-ce qu’il y a un four assez grand pour y cuire ta bêtise ? Ah ! tu chauffes tes pieds à courir, comme si tes chaussettes n’étaient pas assez pourries, et tu fatigues ton haleine afin qu’elle rancisse un peu plus le beurre !

Gourjat devint blême comme le plâtre de la façade ; ses membres flageolèrent ; la honte le couvrait d’une sueur froide : c’était la première fois que Philippine le poursuivait dans la rue. À la vue des têtes ahuries, dont quelques-unes commençaient à rire, il conçut la révolte, sa voix s’éleva, chevrotante :

— Mes chaussettes ne sont pas pourries… et jamais mon haleine n’a ranci le beurre.

Dans son désespoir, il déboutonna une de ses bottines ; son pied apparut, vêtu d’une chaussette rayée de vert et de jaune. Il le présentait au nez des assistants, il bégayait :

— Tenez, sentez-le ! Tâtez-le. Vous verrez qu’il est sec et qu’il n’a pas d’odeur.

— Parce qu’il a pris un bain de pieds et mis des chaussettes propres ! glapit l’astucieuse Philippine.

— C’est faux ! c’est faux ! se lamenta la Trompette, ce sont des chaussettes de trois jours, je le jure, et même je n’ai pas lavé mes pieds depuis une semaine.

Tous avançaient la narine avec des grimaces rieuses, tandis que Philippine gloussait :

— Après-demain, ces chaussettes seront plus pourries qu’un vieux camembert ! Qu’est-ce qu’on peut attendre d’un homme qui n’a qu’un poumon et qui est incapable d’avoir des enfants ?

— Je suis capable d’avoir des enfants ! riposta lamentablement Hippolyte.

— Alors, ce serait moi qui ne serais pas capable d’en d’avoir ? Et tu oses me dire ça devant le peuple, ventriloque de bas étage… Va ! tu casseras des cailloux et tu crèveras dans un dépôt de mendiants, comme ton oncle Antoine. Ouste ! à la maison !

Gourjat avait remis sa bottine ; il écoutait, d’un air morne, cette voix de vrille qui le torturait depuis tant d’années ; il songeait à Mlle Félicie Pasquerault, la fille du maître tanneur, fraîche, gentille, d’humeur égale, avec qui il aurait été si heureux. Ah ! madame Giraud, qu’avez-vous fait ?

— À la maison ! réitéra la mégère.

Faute de concevoir l’influence de la foule, la suggestion de faces ricanantes et de propos joviaux, elle avait dépassé la mesure. Cet humble Hippolyte se redressa sous les fourches caudines, il regarda Philippine bien en face. Son art prenant une forme inattendue, il poussa le cri rauque de la dinde et les clameurs ahuries de la pintade. Puis, il fila à travers les terrains vagues avec de tels miaou, que tous les chiens du terroir aboyèrent, et que les ménagères, penchées à leurs fenêtres ou surgies des corridors, crurent ouïr la première clameur révolutionnaire.

Chez les Bossange, la mère avait tressauté :

— Ils viennent ! déclara-t-elle avec certitude. Pourvu qu’on ne coupe la tête à personne ; ça me renverserait les sangs !

Malgré les explications cent fois répétées de ses fils, elle n’imaginait pas la révolution sans guillotine et sans pendaisons. Lorsqu’elle rencontrait Tarmouche, Castaigne dit Thomas, Théodore ou Pierre Caillebotte, le curé de Sainte-Anne, Christine ou Marcel Deslandes, elle les voyait nettement hissés à une lanterne, la corde au cou, ou la tête passée dans la lunette à Deibler. Elle craignait aussi pour son mari, Adrien Bossange, qui s’obstinait à exécrer le communisme et à mépriser le peuple : quand Armand discourait sur la justice, son père l’interrompait d’un ton chagrin ou se retirait dans la chambre voisine. La joie de voir ses enfants rejeter l’outil du prolétaire, était empoisonnée par ces manies socialistes. Il observait ses fils avec des prunelles mornes. Lorsqu’il les entendait vitupérer contre les exploiteurs ou flétrir l’avilissement militaire, une telle amertume envahissait son vieux cœur, qu’il en aurait pleuré.

Ce matin-là, levé de bonne heure, à son habitude, la jaquette bleu de roi, le pantalon gris méticuleusement brossés, la cravate de satin noir nouée selon un rite immuable, le col et la chemise bien clairs, il sentait en lui les éléments du bonheur et considérait le soleil avec une petite palpitation de jeunesse. Qu’il eût été doux d’emmener ses fils au bois de Verrières, de sentir en eux la suite de sa race et l’espérance d’un relèvement. Hélas ! c’était le 1er mai, une fête pour eux, d’odieuses saturnales pour lui… tout le jour, leurs âmes vivraient en discordance. Pendant qu’il s’astiquait dans le logis malodorant, où bondissaient les puces, où pullulaient les mouches, Adèle avait passé une jupe de finette, couverte de taches larges comme des écus de cinq francs. Un cambouis de pommade et d’ordures ménagères poissait sa chevelure, ses orteils trouaient les pantoufles ; son visage, huilé par le sommeil, s’éclairait de prunelles joviales, crédules, imprévoyantes, soupiraux d’une âme où la vie avait passé comme dans l’âme d’un chien.

Elle préparait grossièrement, avec du café moulu d’avance chez l’épicier Pastrulle, le petit déjeuner ; et tandis que le breuvage exhalait son arôme, elle disposa sur la table du beurre rance, une miche de quatre livres, du lait bleu, des jattes fleurant l’eau de vaisselle.

L’employé épiait ces préparatifs avec mélancolie. Ils eussent pu lui paraître aimables, car il appréciait la douceur des repas en famille. Mais vingt ans de désordre et de crasse n’avaient pu l’habituer à se repaître comme une bête. Ah ! la table et la vaisselle claires, une odeur saine, des mets préparés par une main propre, ah ! la séduction d’une intimité faite d’ordre, de vigilance, d’hygiène et de politesse !… Il n’y osait plus même penser. Détournant la tête avec un long soupir, le cœur recru de fatigue, il considéra les terrains vagues, les usines et la Butte-aux-Cailles estompée dans le matin de mai..

Lorsque les fils survinrent, Adrien dirigea vers eux sa face flétrie, avec un sursaut de tendresse. Armand apparaissait peigné, le visage, les oreilles et le cou lavés avec soin, les vêtements brossés ; ces signes d’une hérédité bourgeoise tirèrent à l’employé un sourire. Pour Marcel, il exhibait une chevelure éparse, des joues encore sales, un pantalon moucheté : la tradition d’Adèle. Tous deux aimaient le père et quand ils vinrent l’embrasser, d’un geste d’enfant, il se réjouit en son cœur. Cette jolie minute ne dura guère : les jeunes gens ne songeaient qu’au 1er mai. Afin de ne pas contrarier le père, ils se contraignaient à n’en rien dire ; mais, de-ci de-là, un mot décelait l’orientation de leurs âmes. Cette réserve finit par être plus pénible qu’une discussion ; Adrien murmura, en beurrant prudemment sa tartine :

— Il y aura certainement des désordres.

Les yeux d’Armand scintillèrent :

— Oh ! des désordres ! Ce ne serait pas la peine.

— Comment pas la peine ! se récria Adrien… que te faut-il donc ?

— La révolution ! cria impétueusement Marcel.

— Et qu’en feriez-vous, pauvres petits ? Une révolution ne pourrait apporter que la misère.

— Pas celle-ci ! certifia l’aîné d’une voix ardente. Nous ne sommes plus au temps où les révolutions se faisaient au hasard ; maintenant nous connaissons les vraies ressources du pays ; les syndicats sauraient s’en servir.

— Tu crois ça ! fit le père en haussant les épaules. Si les ouvriers connaissaient les ressources du pays, ils seraient pris de terreur, ils sauraient qu’il n’y en a vraiment pas assez pour tout le monde, et qu’à une société composée de riches et de pauvres, ils ne pourraient substituer qu’une société de crève-la-faim.

— La France peut nourrir cent millions d’hommes, protesta Armand. Il suffira de l’organiser. Nous sommes prêts.

— Ah ! vous êtes prêts, ricana mélancoliquement Bossange. Et comment ? Où ça se passe-t-il ? Qui a dressé les plans ? Et les connais-tu, ces plans ?… Mon cher garçon, tu en sais, sur ce point, juste autant que moi. Tu fais partie d’un club antimilitariste et tu fréquentes un cercle révolutionnaire. Ça s’arrête là ! Ton cercle et ton club ne seraient pas seulement capables de diriger l’usine Caillebotte ni les ateliers Delaborde.

— Non, mais les ouvriers de Caillebotte et ceux de Delaborde en seraient aussi capables que les exploiteurs actuels. Ils sont organisés ; ils appartiennent presque tous à des syndicats.

— Organisés ! soupira le père, organisés pour faire une grève, pour réclamer vingt sous d’augmentation de salaire ou la réduction des heures de travail, organisés pour clabauder, pour menacer, pour aller au cabaret et applaudir les bavards. Mais qu’ils reprennent l’usine Caillebotte ou les ateliers Delaborde, avant six mois, il leur faudra fermer boutique.

— Oui, s’ils sont isolés dans un monde bourgeois, boycottés par de mortels ennemis, non, s’ils luttent et travaillent dans une société fraternelle.

— Et qu’en sais-tu ? Y as-tu vécu dans une société fraternelle ? Avec quoi la fera-t-on ? Avec des hommes, de sales bêtes envieuses et jalouses ! Tu rêves, tu es dans la lune, tout comme les révolutionnaires du vieux temps.

— Nous ne rêvons pas, s’exalta le jeune homme, pâle de mysticisme. Le prolétariat a fait des pas de géant. Il a rompu avec le passé politique, il a compris les lois positives de l’association, il a couvert la France de syndicats solidaires, qui font trembler la bourgeoisie ; il a fondé cette Fédération générale du travail qui n’a aucun équivalent chez nos adversaires, qui nous permet de coordonner et de centraliser nos efforts, qui dirige et prévoit nos destinées sociales bien mieux que le gouvernement ne dirige et ne prévoit les destinées politiques. Le quatrième État, après avoir été si longtemps un idéal, est devenu une réalité solide, il est prêt à l’action, il n’a plus qu’un geste à faire pour s’emparer de la fortune nationale…

— Tu vois, fit le père avec amertume. Je te demande des explications positives et tu me sers un discours. Tu ne parles pas mal, mon enfant, tu auras de l’éloquence, mais ce n’est pas avec de l’éloquence qu’on réglera la question sociale, c’est avec des chiffres !

Le visage d’Adrien décelait un tel dégoût, que le jeune homme n’osa continuer. Il se tut, plein d’une indulgence dédaigneuse pour les idées du vieillard qui, sentant trop bien cette indulgence, soupira :

— Oui, mon cher petit, tu es jeune, tu découvres l’Amérique !

Le déjeuner finissait. Adrien n’osa proposer une promenade : il savait que ses fils s’ennuieraient, que toute leur âme se porterait vers la ville, le Château-d’Eau, la place de la République, vers le mystérieux repaire de la Grange-aux-Belles. Avec un chiffon de soie, chauffé aux braises de la cuisine, il polit son haut de forme et s’en fut, humilié, voir la chair verte des prairies, des emblaves et des bois.

Son départ libéra les langues. Armand et Marcel laissèrent flamber leur espérance ; Adèle, heureuse de leurs bonnes « platines », enfournait pêle-mêle les phrases. Elles évoquaient ses notions propres, une ratatouille d’événements, un hochepot d’images, cependant qu’en sa manière, elle mettait un peu d’ordre dans le ménage, chassant les bottines à coups de pied, donnant un revers de torchon ou promenant sur le sol un balai hasardeux. Elle ne s’obstina point. Dès qu’elle jugea les rites accomplis, elle concéda au logement sa crasse et son chaos.

Pour honorer le 1er mai, elle se disposait à donner un petit quart d’heure à sa toilette, lorsque éclata le miaulement de la Trompette : la révolution était venue ! Elle la voyait. D’abord une légion d’hommes brandissant des sabres, des barres de fer, des fusils démesurés, et chantant la Carmagnole : leur costume est déguenillé, mais pittoresque ; ils portent des chapeaux pointus, des casquettes rabattues ou des bonnets phrygiens ; derrière, sur un char de bœuf gras, une dame corpulente qu’environnent des messieurs très bien, en redingote et haut de forme ; puis beaucoup de femmes qui vocifèrent : « À la lanterne ! » suivies d’un groupe noir et d’une guillotine.

Le spectacle présentait quelques variantes, selon l’état d’âme d’Adèle ou de récentes palabres. Ce matin, elle concevait le groupe de la C. G. T. avec une interminable banderolle, bourrée de devises et de mots historiques, et M. Griffuelhes, sur un cheval blanc, suivi d’hommes rangés en bon ordre, la boutonnière rougie d’une églantine et clamant terriblement l’Internationale.

— Ils arrivent ! Ils arrivent ! cria-t-elle, en se jetant vers la fenêtre.

Quoiqu’une action sérieuse leur parût invraisemblable, à cette heure et dans ce terroir, les garçons suivirent Adèle : toutes les façades laissaient surgir des têtes de commères, toutes les portes vomissaient des hommes.

— C’est toujours la même répétition ! grinçait le père Meulière, penché sur le ruisseau.

Il était un peu pâle. Perregault, la main en visière, épiait l’étendue, avec un visage morose, car maintenant qu’il l’estimait possible, il exécrait la révolution. Pêle-mêle, Mme Meulière, Mme Gachot, la femme au visage de Napoléon, Georgette et Eulalie, Mme Haneuse, Fallandres, Goulard, Berguin, avaient surgi ; des silhouettes se profilaient au bord des ruelles ou longeaient les clôtures. Enfin, la vérité se décela : un rire énorme secouait encore le rassemblement Pouraille. Philippine tendait le poing vers une forme fuyante en qui chacun reconnut Gourjat.

— C’est pas la révolution ! gémit Adèle.

Car la crainte de voir pendre des voisins ayant disparu, elle se connut déçue.

— La révolution ne peut pas éclater dans ce quartier vague ! assura Marcel.

— Alors, faudra aller la voir en ville ?

— Il vaut mieux que les femmes n’y aillent pas ! fit l’adolescent avec autorité.

Adèle jeta sur ses fils un regard où l’admiration s’assombrissait d’inquiétude :

— À cause ? Est-ce qu’on va se massacrer ? Je ne veux pas que vous y alliez !

Jusqu’alors, elle s’était mis en tête que la révolution éclaterait d’un bloc et que seuls les adversaires courraient des dangers. Maintenant elle voyait les barricades de 1848 et le siège de la Commune :

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! répéta-t-elle. Ou alors j’irai avec vous !

Une émotion grotesque, incoordonnée et touchante, brouillait son visage.

— Allons, maman, intervint l’aîné, en l’étreignant aux épaules, il n’y a rien à craindre. Tout est préparé pour une révolution pacifique. Marcel veut dire que la présence des femmes ferait tort à la discipline…

Si les plus sages propos d’Adrien passaient à travers la cervelle de Mme Bossange comme à travers un tamis, elle subissait l’ascendant de son fils.

— Les capitalistes n’oseront pas sortir ? demanda-t-elle. Et les soldats ?

— Les capitalistes se garderont bien de montrer le bout de leur nez. Quant aux soldats, ils lèveront la crosse.

Il n’en était pas sûr ; il craignait une courte résistance.

— L’armée est convertie, ajouta-t-il, la propagande antimilitariste a fait son œuvre : les soldats savent que l’ennemi n’est plus aux frontières.

— Ce soir, tous les officiers seront dans le coffre, clama Marcel, en exécutant une pyrrhique. Les plus méchants auront la hure truffée de balles ! On sort, Armand ?

— On sort.

Marcel se débarbouilla au galop et parut dans un costume où se prélassaient des brindilles de zostère, des filaments, des mouchetures, des îlots de graisse, tandis que son frère, prolongeant la tradition paternelle, revêtait un complet bleu, nettoyé à la benzine et au fiel de bœuf, des bottines cirées avec vigilance, un chapeau à qui douze mois d’usage laissaient de la fraîcheur.

— Tu as des manies de capitaliste ! gouailla le cadet. Faut s’habiller comme le peuple.

— Pas du tout ! Il faut que le peuple se nourrisse, se loge et s’habille comme les bourgeois. C’est son droit et son devoir !

— Son droit, si tu veux, mais mince de devoir ! Dans la collectivité, on s’habillera comme on veut. Moi, ça sera en Romanichel !

Dehors, ils trouvèrent le petit Meulière, Émile Pouraille, Bachelet, Rivière, Charbonneau, Chrestien, Mirabel et Micheton qui rôdaient avec impatience. Parfois, l’un ou l’autre s’arrêtait, l’œil tourné vers le quartier Saint-Jacques ou le quartier d’Italie.

— Est-ce qu’on n’ira pas voir ?

Le groupe Pouraille s’était dispersé ; les hommes s’aggloméraient aux Enfants de la Rochelle ; Mme Meulière, devant une fenêtre ouverte, consultait le marc et annonçait des événements prodigieux ; les commères foisonnaient. Cependant, tout le monde sentait un grand vide. Il était dû à l’absence de Rougemont. Quoiqu’il s’en fût défendu, on lui attribuait une mission secrète, on attendait le mot d’ordre ou du moins un signal. Cette ombre qui planait sur les plans de la C. G. T., lui seul pouvait la dissiper : il ne le ferait qu’au moment décisif, mais il semblait impossible qu’il ne le fît point. L’énigme agitait pareillement les hommes assemblés aux Enfants de la Rochelle et les jeunes antimilitaristes qui cheminaient autour de l’usine Caillebotte :

— Est-ce qu’on n’ira pas voir ? geignit pour la troisième fois Paul Micheton, qui s’impatientait plus que les autres.

— On ne verrait probablement rien, fit Armand, hypnotisé par le rêve d’une explosion brusque, à heure fixe, dans l’après-midi :

— Si pourtant elle éclatait le matin ? insista Micheton. Puisque personne ne sait l’heure, pourquoi pas ?

— Tu vois bien qu’on n’a pas convoqué les fédérations. Il n’y a qu’à regarder autour de soi…

— C’est pourtant vrai ! Et sans les fédérations, qu’est-ce qu’on pourrait faire ?

Il y eut un silence ; de nouveaux antimilitaristes se montrèrent ; instinctivement, on se dirigeait vers les Enfants de la Rochelle. Toutes les tables de la terrasse fourmillaient de verres et de soucoupes ; on faisait une installation de fortune dans le jardin. Dutilleul avait enfin réuni les Six Hommes. Armés du gourdin et la poche garnie d’un revolver, ils se pressaient autour d’une table rouilleuse ; leurs voix s’élevaient, par intervalles, comme un aboiement de meute. Alfred le Rouge occupait une encoignure avec Vérieulx, Edmond Seffens et Bardoufle. On apercevait Fallandres, le petit Taupin, Isidore Pouraille, Berguin-Sous-Presse, Haneuse-Clarinette, Bousquet la Trogne, Vagrel, Piston, Gourjat, revenu par la venelle, Perregault, goguenard et acrimonieux, Auguste Vanneraud, Bollacq, Filâtre, Cambrésy, Levesque, trois maréchaux ferrants, issus de la Râpée, deux vidangeurs descendus de la Butte-aux-Cailles, le père Meulière, Boirot Cosaque et Félicien Canard, l’empereur du jeu de bouchon.

— Qu’est-ce qu’on attend ? cria Filâtre d’une voix de tête, vrillante et acide. On est ici comme des trous du c… Faut qu’on marche !

— On marchera ! meuglèrent Dutilleul et les Six Hommes.

— Et après ? goguenarda le petit Taupin. Y aura rien ! Les syndicats ne bougent pas. À preuve !

Son doigt désigna circulairement les syndiqués grouillant autour des tables. Cette observation jeta un froid. Dutilleul affirma, comminatoire :

— Le mot d’ordre viendra à son heure !

— D’où donc que j’y coure ?

— Le citoyen Rougemont te le dira ! fit aigrement Pouraille.

L’alcool ruisselait généreusement par ses méninges : ses vues, toujours plus vastes, embrassaient Paris, la France et le vague univers déposé en lui, au hasard des parlottes. Il frotta ses mains sur son ventre :

— Tu crois que la Confédération irait confier son secret à un tas de poires qui le raconteraient à leurs fumelles ? En sorte que les capitalistes et les jésuites auraient le temps de se défiler. Le mot d’ordre est au chaud ! Quand il sortira, les bourgeois seront cuits.

Gourjat fit entendre son résonateur :

— C’est justement pour ça que le camarade Rougemont n’est pas ici. Il n’agira qu’au bon moment !

Gourjat n’était pas aussi persuadé qu’Isidore, mais, en affirmant, il se réhabilitait, il réagissait contre l’humiliation encore cuisante. Au reste, ses propos prirent la forme d’une vérité. La foule écoutait, ravie de croire que Rougemont obéissait à des raisons supérieures et que la C. G. T., après avoir tout réglé avec les troupes, ne demanderait au peuple qu’à paraître et à acclamer la Grève Générale.

Dutilleul sonnait l’hallali. Il voyait, dans la lueur rouge du Grand Soir, s’enfuir la bête bourgeoise ; les Six Hommes menaient une meute incommensurable ; les os craquaient comme des charpentes ; le sang coulait sur les trottoirs, avec le bruit joyeux des pluies d’équinoxe.

— Allons faire une reconnaissance ! proposa Alfred le Rouge.

— Ça ne servira à rien, puisqu’il n’y aura rien avant ce tantôt.

— Allons voir tout de même ; il y a toujours la hure des bourgeois !

Déjà Dutilleul et les Six Hommes étaient debout ; leurs gourdins cliquetèrent :

— Ah ! non, fit Alfred, à quoi que ça servirait de faire du potin ? Vous attraperiez la police dans les fesses et vous ne pourriez pas assister à la grande fête.

L’argument porta. Dutilleul, transi à l’idée qu’il serait au bloc pendant que se déchaînerait la tempête, abaissa sa trique et s’efforça de prendre un air pacifique.

— On se divisera par groupes. Les uns fileront par la rue Bobillot, par les Gobelins et par la rue Monge. Les autres passeront par le quartier Saint-Jacques ; une troisième fournée ira par le Lion et le boulevard Raspail. On pourra encore se diviser en route et se donner un rendez-vous général.

— Pas la peine ! intervint Bollacq, le rendez-vous à la soupe, chacun chez soi. Pour marcher en masse, on verra après le déjeuner.

Dutilleul prit la tête, avec les Six Hommes. Alfred le Rouge conduisait les typographes et les mécaniciens. Isidore Pouraille tanguait entre Bardoufle et l’Empereur du jeu de bouchon, les trois maréchaux ferrants marchaient bras à bras, suivis des vidangeurs, de Filâtre, de Cambrésy, Berguin-sous-Presse, Boirot dit Cosaque, Félicien Canard, Gourjat, Baraque, Vacheron l’Acacia, Pignarre, Haneuse et vingt autres. Les jeunes antimilitaristes hésitaient entre le peloton des Six Hommes et la troupe d’Alfred le Rouge. Le premier les séduisait par son allure martiale, l’autre les attirait par la stature du typographe et une gaieté gauloise.

Un grand charme éclaira le départ. Entre ces hommes légèrement fouettés d’alcool, il se fit une communion de force et de douceur ; ils eurent l’âme des sectes, confiants, agressifs et altruistes. Le bruit de leurs pas les grisait, une horripilation picotait leur épiderme, avec des visions de bataille et de chasse, mêlées d’une insouciance généreuse. Rue de Tolbiac, ils demeurèrent en tas, pleins du regret de s’éparpiller. Dutilleul donna le signal :

— On se retrouvera !

Et il entraîna son groupe, chantant :


Y en a qu’aiment pas la sauc’ blanche
Ni les escargots ;
Moi, j’m’en bats l’œil, mais en r’vanche
J’ n’aim’ pas les sergots.