La Vague rouge/chap.I,10.


La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 244-257).
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1re partie


X


François descendait le boulevard de la Gare. Tout était vaste et très proche ; l’orbe de la lune roulait parmi des étoiles étrangement blêmes, la chair bleue du ciel semblait absorber les toitures ; des dames furtives, au larynx rouillé par les petits verres, offraient aux passants leurs corps redoutables et leur expérience mélancolique. On entendait bruire une guinguette, les vitres des mastroquets dardaient leurs lueurs de phares ; le faubourg était vieux, branlant, fuligineux, plein d’une humanité recuite, mais dès qu’on levait les yeux, on apercevait la fraîcheur du monde, la jeune nature prête à faire de cette terre souillée une forêt, une savane, une jungle, un abîme d’herbes, de ramures et de fauves.


La Seine parut ; toute la misère et la caducité du faubourg s’abolirent. Les quais durs qui l’enserrent, les ponts qui l’enjambent, les piles de métaux et de ciments n’ont pu détruire la liberté de l’eau vagabonde : elle court, elle palpite, comme ses sœurs de la solitude ; source de toute vie, elle redouble l’image des choses ; le firmament et la ville, les astres et les réverbères, rejaillissant sur sa face brillante, semblent y puiser une deuxième existence, plus neuve, plus douce, plus tendre.

Elle est le cœur d’un paysage formidable. La tour des heures, dressée sur le Paris-Lyon-Méditerranée, la forteresse schisteuse de la gare d’Orléans, la métropole des vins, les ponts que franchissent deux lignes du Métropolitain, les débarcadères flottant comme des radeaux à l’ancre, les grues patibulaires ; les rudes cheminées d’usine, les tours de Notre-Dame noyées dans une vapeur de nacre, les hordes des tonnes, les pyramides de moellons, de cailloux et de briques, les tertres de fourrages et les claires-voies de poutres, les sacs, les ballots, les caisses, les barges goudronneuses, les chalands roux, les bateaux élevant leurs futaies d’antennes, les remorqueurs aux profils de morses, les usines et les dépôts, les masures et les casernes des prolétaires — partout la guerre des hommes, le choc des vaillants et des résignés, des voraces et des pitoyables, des rudes et des ingénieux, des impétueux et des pertinaces…

C’est le privilège des sites, comme de la musique, qu’ils s’ajustent à nos émotions. François associait à l’image de Christine la nuit, le fleuve et le faubourg, comme il y eût associé les jardins de Versailles, une prairie close de peupliers, une colline, une fontaine, une clairière. Elle enchantait les quais noirs, l’argenture des flots, les barges pesantes. C’était le grand soir où il souffrait d’elle, l’amour s’élevait comme une fête et comme une catastrophe ; les énergies qui dorment au fond de nous, si bien que nous pouvons les croire mortes, se déchaînaient aux abîmes de l’être. Sur les digues effondrées, la crue montait, la fièvre de sève, la vie immense, l’instinct innombrable. L’espace s’emplissait de genèses.

Il se blâmait d’éprouver un amour où il ne discernait que souffrance, abdication et désordre. Les qualités de Christine apparaissaient plus menaçantes que les défauts des autres femmes : indomptable, elle n’abandonnerait aucune des convictions qui s’accordaient avec sa nature, elle ne souffrirait pas que des révolutionnaires parussent dans sa demeure, elle exécrerait l’œuvre d’un compagnon étranger à ses goûts et ses dégoûts. Aussi bien, ne croyait-il pas qu’elle pût l’aimer. Étrangère à ces passions qui se lèvent comme les ouragans d’équinoxe, elle ne céderait qu’à la tendresse choisie et préparée par elle-même. Alors, sans doute, serait-elle capable d’un amour durable et même ardent.

Rougemont devinait aussi que la volonté de Christine serait supérieure à la sienne. Il n’était aucunement fait pour les luttes d’être à être. Son énergie entière se portait à l’entraînement des foules. Dans la vie individuelle, il se sauvait par une certaine insouciance, par son instinct vagabond, par la crainte des cohabitations avec la femme et surtout par l’intuition qui le poussait à préférer celles qui, comme lui, étaient d’humeur errante. Il était celui qui aime le troupeau, l’action en bande, la pensée collective et qui s’inquiète lorsqu’il lui faut, trop longtemps, accepter le tête-à-tête. Avec les femmes, ce sentiment était plus marqué encore qu’avec les hommes : elles s’orientent irrésistiblement vers la vie exclusive. Devant leur appétit d’actions restreintes et d’anecdotes immédiates, il ressentait une étrange mélancolie et presque du dégoût. Et l’idée du nid le terrifiait. Celui où il avait été élevé, où il retrouvait ses souvenirs de jeunesse, était, si l’on peut dire, un nid hétérogène : une aïeule y représentait la femme ; Charles était veuf ; le petit Antoine n’avait plus de mère. Ainsi offrait-il un aspect disparate, qui devenait presque phalanstérien lorsque François y reprenait sa place.

« Je suis positivement nomade, se disait le meneur, en remontant vers le pont de Tolbiac. Je ne me souviens d’aucune amitié jalouse. Toujours j’ai recherché les groupes, jamais je n’ai fait grise mine aux amis de mes amis… Quant à une famille… des gens qui ont l’air de vivre sur un îlot, qui mettent des barrières jusque dans leurs gestes, non, je ne réussis pas à comprendre !

Plus d’une fois pourtant, songeant à Christine, il avait compris. Il se souvint de ce soir où l’idée d’une race issue d’elle lui avait paru belle et profonde. Aujourd’hui, c’était pire. L’esprit de jalousie rongeait son âme et cette jalousie n’était pas même restreinte, elle s’élevait contre tous les êtres. Il concevait qu’on pût opposer l’amour de cette fille à l’humanité entière et cesser, pour elle, d’errer au gré des circonstances.

Par-dessus tout, il se sentait un pauvre  homme solitaire, qui avait une grande peine au cœur et qui ne devait compter sur personne pour le guérir.

— Ou sur le temps, murmura-t-il. Il suffira d’attendre !

Mais l’idée du lendemain a-t-elle jamais apaisé une émotion violente ? Dans nos grandes crises, on dirait que la prévoyance s’abolit et même qu’elle nous devient ennemie. Nous sommes ressaisis par l’urgence primitive, où toute sécurité est bannie, et nous ne voulons pas guérir.

Rougemont le savait bien, tandis qu’il s’avançait au long du fleuve. L’image de Christine fut la réalité victorieuse, devant laquelle toute chose s’efface ou se subordonne.

« Pourtant, se disait-il, ce soir même, quand je parlais devant elle, elle était encore supportable ! Ah ! pourquoi ? »

Il éprouvait avec naïveté le miracle des circonstances, ainsi qu’il arrive aux hommes qui s’occupent plutôt du maniement d’autrui que du leur propre. Pas plus qu’il ne s’attardait à se regarder au miroir, ne s’attardait-il à scruter le jeu de ses impressions : il en connaissait le gros et, pour le détail, restait d’une ignorance surprenante. Si de petits événements internes, après s’être longtemps accumulés, révélaient soudain leur force, il en était invariablement ébahi. Comme il avait mal suivi la séduction douce qui cheminait en lui, il semblait presque que son amour fût né ce soir. Et la vie d’avant était une eau dormante.

Près du pont de Tolbiac, il fut tiré de son rêve par l’apparition de deux silhouettes. C’étaient de maigres drilles, à l’ossature crapuleuse, aux faces flasques, et qui suaient la gouape. Leurs yeux exprimaient une sauvagerie indolente, où la vigilance étincelait par éclairs, une cruauté molle, une certaine jovialité et des impulsions rugueuses. Ils figuraient à la fois des barbares et d’étranges résidus, des machines ébauchées ou caduques. La peau qui les revêtait était presque une peau de vieillard, leurs dents pourrissaient, leurs lèvres avaient la couleur du foie mort, l’un d’eux larmoyait ; ils montraient des mains énormes et faibles, leurs jambes se décelaient mal jointées, les omoplates saillaient en assiettes et ils avançaient la tête, d’un mouvement brutal, sur un cou tendineux. Seuls, les cheveux poussaient drus, solides, pleins de sève. La mort d’un homme devait leur être aussi indifférente que celle d’un cheval.

— Fous-nous la galette ! fit le plus long d’une voix creuse. Et pas de rouspétance ou je te colle mon lingue au ventre.

François avait bondi en arrière. Il serrait la canne de chêne dont il ne se séparait en aucune circonstance ; comme il en connaissait le maniement, il lui fit décrire un huit énergique. Et il fut content de lui-même, car, après une saute du cœur, il se sentait plein de bravoure insouciante :

— Camarades, répondit-il, je connais l’existence, je sais qu’elle n’est pas toujours facile. Mais l’attaque nocturne ne mène à rien. Ce n’est pas malin et c’est dangereux. Je crois devoir vous avertir que j’ai une bonne voix et que je sais me servir de mon bâton. S’il y a des flics à deux kilomètres, ils m’entendront : seulement c’est pas la peine. Je ne vous veux aucun mal. Nous allons arranger ça à la coule.


Les brutes l’écoutaient, fascinées par son accent et la netteté de sa parole dans ce moment difficile. Lui, voyant passer sur leur visage quelque chose de l’expression des foules, s’enhardit encore :

— Nous sommes des hommes, et nous allons agir en frères… Voyons ma fortune.

Il mit la main à son gousset et en retira trois écus de cinq francs, plus quelque monnaie :

— Voilà ! C’est tout ce que j’ai en poche, et vrai, il faudrait que nous soyons trois fameux imbéciles, vous pour risquer les coups de ma trique et les sergots, moi pour risquer un coup de couteau.

— Savoir si c’est tout ce que t’as ! rauqua l’un des apaches.

— Regardez-moi dans les yeux : je n’ai que ça, avec ma montre en acier, dont aucun receleur ne donnerait plus de trois francs… et que voici !

Il avait un tel air de sincérité que les bandits sentirent se dissiper leurs doutes :

— Ben ! ça va… aboule et tu seras quitte !

— Vous ne parlez pas bien, camarade ! Il faut me laisser la montre et la menue monnaie.

— À cause ?

— À cause que ça me fera plaisir de vous quitter sans rancune ! Les trois thunes, je vous les donne de bon cœur, mais si vous me demandez aussi la montre et la monnaie, je vous considérerai comme de mauvais bougres.

Il y eut un petit silence. Les trois hommes se regardaient fixement ; ce fut une minute farouche.

— Eh bien ! t’as pas tort, reprit le plus long avec une vague bienveillance. Faut vivre, on peut pas se la caler avec des briques, mais les gonsses comme toi, on leur z’y en veut pas…

Rougemont jeta les trois écus. Tandis que les rôdeurs ramassaient le butin, il conclut :

— C’est égal ! L’attaque nocturne n’est pas un bon truc. L’argent que vous allez emporter est de l’argent gagné par le travail… j’aurais pu en avoir besoin. Si vous voulez absolument voler, arrangez-vous pour le faire sans violence, et adressez-vous aux bourgeois. Vous gagnerez plus et vous courrez moins de risques.

Déjà les bandits s’éloignaient, silhouettes de fauves rogneux, dont on ne pouvait dire s’ils étaient d’ultimes déchets, bons à jeter au pourrissoir, ou des organismes flexibles, dépositaires de quelque mystérieux grain d’avenir. Le meneur secoua la tête et grommela :

— Une des lèpres du capitalisme !

Il y rêva une minute. Le petit frisson du danger rétrospectif passa sur ses épaules. Il ne s’y attarda guère : outre qu’il était naturellement brave, il avait, dans ses pérégrinations à travers des routes perdues et dans les bagarres, trempé son âme aux aventures.

« J’en ai vu d’autres, » se disait-il.

L’image de Christine le ressaisit. Il tourna par la rue de Tolbiac, il parvint à ce pont de fer qui domine les quais de marchandises du chemin de fer d’Orléans. C’est un lieu fantastique. Les fanaux verts, rouges ou topaze parlent la langue qui guide les monstres de fonte et de feu, sur les routes fines des rails. François les aimait. Il les regardait s’allumer et s’éteindre, comme de grands lampyres, parmi les brusques fulgurations des locomotives, les lanternes clignotantes et les lampes éparses. Une hutte de verre, hissée là-haut, par-dessus les fils frissonnants et les câbles noirs, semblait la caverne aérienne d’un enchanteur. La lune éclairait un chaos de sacs, de bois à brûler, de planches, de poutres, de troncs d’arbres, de futailles, de rouleaux téléphoniques, de moellons, de ballots, de caisses, de bûches, de blocs calcaires, de ferraille, de sables, une cité de houille, un faubourg de briquettes, des bourgades de wagons, perdus dans les pénombres, jusqu’aux confins de l’horizon. On rêvait des villes abattues par un tremblement de terre ou fauchées par l’incendie ; la halte d’une peuplade de forains ; des galeries de mines, des carrières, des collines calcinées, des moraines, des tourbières. Malgré la lueur lunaire, les phares, les réverbères, les signaux d’aigue marine ou de rubis, c’était plein de trous d’ombre, de grottes, de cavernes, de pertuis, de chemins creux, d’embuscades.

Parfois, un train surgissait des profondeurs, longue demeure roulante que traînait une bête aux prunelles énormes, aux rauquements saccadés.

François Rougemont considérait avec admiration et colère ce paysage de l’homme ; la force l’en exaltait, et le génie opiniâtre ; mais par l’injustice et la haine, par l’avidité des uns, la lâcheté des autres, la sottise de tous, cette vie magnifique semait plus de misères que de joies.

Comme il s’attardait à suivre l’évolution d’un convoi de marchandises, il entendit des voix fraîches et, se tournant, il aperçut Armand Bossange avec le petit Meulière. Ils le contemplaient du regard dont un soldat de la Grande Armée aurait contemplé Bonaparte. Armand s’exaltait de le voir là, tout seul, dans la nuit de fer et de feu :

— Que faites-vous si tard dans ce vilain coin ? demanda le propagandiste. À votre âge, rien ne vaut le sommeil !

— Mais pas toujours, monsieur, fit timidement le jeune Bossange. Nous aurions mal dormi, et puis, est-ce qu’il n’y a pas des moments où il est bon de voir ça ?

Il étendait la main vers les rails, vers le fleuve, vers les cheminées de l’usine électrique, vers le faubourg noir et caverneux.

— C’est vrai ! répondit Rougemont, attendri de tout ce que la jeune voix décelait de fraîcheur, de confiance, d’espoirs sans bornes, de passion pour la vie. Ça vaut la peine de sacrifier quelques heures de sommeil. Je ne connais rien de plus beau, de plus profond et de plus terrible. J’ai passé la nuit dans des forêts, parmi des marécages, sur des lacs ; j’ai grimpé dans les Alpes, j’ai navigué sur l’Atlantique, et j’ai vu que l’œuvre des hommes est aussi grandiose que celle de la nature… ou plutôt je ne sépare pas l’une de l’autre. Je vois dans l’humanité un produit des énergies inépuisables qui font rouler la terre, se tasser les montagnes, pousser les chênes et hurler l’ouragan. Ce morceau de Paris, où s’entasse la grandeur de nos semblables, doit faire palpiter les artistes autant que la chute du Rhin à Schaffouse.


Il s’animait, heureux d’exalter ces cœurs neufs. Ses mots s’enfonçaient dans le cerveau de Bossange avec des retentissements de tonnerre et des douceurs d’avrillée ; ils y prenaient une qualité supérieure, plus fine, plus brillante, transfigurés par une mentalité de poète.

— N’est-ce pas ? N’est-ce pas ? s’écriait le jeune homme. Quelque chose ici mérite de faire battre nos cœurs, quelque chose de très triste et de très grand, un effort dont la puissance et la mélancolie doivent nous remplir de respect. Vous venez de me faire comprendre ce que je n’arrivais pas à m’exprimer à moi-même !

— Bien ça, camarade ! fit le meneur en mettant la main sur l’épaule d’Armand, qui trembla d’orgueil. La grandeur et la tristesse, c’est la vraie signification de ce paysage… La grandeur de l’effort et du génie, une synthèse de ce que notre vieille humanité a fait hier et aujourd’hui, je ne sais quel pressentiment de ce qu’elle fera demain ! Et la tristesse de terribles besognes sans récompense. Avant d’aboutir ici, j’ai suivi les quais de la Seine. Vous savez quelle étonnante puissance s’y développe du pont d’Austerlitz aux limites de Bercy, entre les gares du P.-L.-M. et d’Orléans, sous les lignes légères du métropolitain, sur l’antique chemin d’eau où pullulent les richesses arrachées aux plaines, aux coteaux, aux forêts, aux mines, aux forges. Ah ! le magnifique pays des hommes ! Mais pour que l’impression soit parfaite, il faut passer par où nous sommes. Alors, cela devient toute l’histoire moderne, sauvage et ordonnée, brutale et délicate, formidable et pacifique, pleine de monstres qui écrabouilleraient comme des insectes le lion de Némée ou le Béhémoth biblique !… Mais quel écrasement de créatures, quelles misères, quelles détresses, quels désespoirs ! Nulle part on ne perçoit mieux la condition des prolétaires recrus de fatigue et dévorés par la phtisie, mal vêtus, mal nourris, mal logés, nulle part on n’est plus accablé par l’étrange fatalité qui veut, qu’ayant à sa disposition le moyen de produire vingt fois autant que l’esclave antique, notre travailleur reste à peu près aussi misérable que les misérables de tous les siècles ! J’ai beau avoir creusé mille fois ce problème, lorsque je me trouve devant un spectacle comme celui-ci, ma stupeur, ma révolte, mon accablement renaissent comme au premier jour.

Il s’interrompit, avec sur le visage cet accablement dont il parlait, mais la masse des prolétaires flottait dans une brume, tandis que le visage de Christine éclairait l’étendue. Et voyant quelle émotion son discours suscitait chez les jeunes hommes, il en conçut un peu de honte, comme d’une fraude. Car s’il était trop orateur pour ne pas charger ses phrases d’artifices et en remplir les vides au petit bonheur, il restait sincère par la ferveur socialiste. Ce soir, il semblait qu’il parlât de choses étrangères à sa nature. Il se le reprochait, devant le petit Bossange, éperdu d’admiration. Les pupilles dilatées, la bouche tremblante de ce jeune homme exprimaient l’étrange excitation qui, de tout temps, entraîna notre espèce vers des buts vagues et chimériques. Par elle se sont faites les extraordinaires synthèses dont la folie et la puissance nous étonnent, et qui font que la foule humaine semble avoir, de tout temps, poursuivi les mirages plutôt que les réalités. Pour Armand, cette heure quelconque figura un moment suprême… Il s’ébahissait d’être là, avec ce Rougemont en qui il incarnait tous les rénovateurs ; chacune des circonstances revêtait le caractère des bonheurs sacrés et des coïncidences merveilleuses.

Tant d’exaltation embarrassant François, il voulut donner un tour plus familier à l’entrevue :

— Comment va le club antimilitariste ? demanda-t-il.

Le jeune homme demeura quelques secondes sans répondre ; son rêve se déclenchait ; mais l’accent cordial du propagandiste adoucissait la transition. Il balbutia :

— Très bien, monsieur. Nous avons plus de trente adhérents. Nous nous réunissons deux fois par semaine.

— J’assisterai à l’une de vos réunions. Tout me passionne dans l’action de la jeunesse. Quoique ma génération soit dans sa force, je sais trop qu’elle ne peut qu’ébaucher. C’est vous qui verrez commencer la société nouvelle. Vous aurez ou aboli l’armée, ou créé une armée neutre qui, en aucun cas, ne se laissera conduire contre le peuple. Alors seulement les grandes choses deviendront possibles !

— Avant dix ans, les syndicats ne seront-ils pas de force à dompter les patrons ?

— Je ne leur demande que d’obtenir la journée de huit heures. S’ils l’obtiennent en dix ans, ce sera une admirable victoire. Pourtant, ils ne seront pas encore de force à dompter les patrons : ceux-ci, connaissant le danger, vont nous servir du machinisme à haute dose et jeter sur le pavé des myriades de chômeurs. Le chômage, camarade, est l’arme la plus terrible des exploiteurs : croyez qu’ils ne l’ignorent point.

— Dix ans rien que pour obtenir les huit heures ! soupira Armand Bossange.

Rougemont se mit à rire gentiment :

— Vous parlez comme les vieilles barbes. Et je vous comprends, allez ! Que de fois je me suis senti malade d’impatience. Mais c’est contre l’impatience que nous avons institué la nouvelle tactique. Il nous faut gagner la révolution comme nous gagnons le pain quotidien, par un travail lent, âpre, indomptable. L’heure du miracle est finie. Nous avons payé assez cher l’illusion des barricades. Désormais, la barricade sera en nous-mêmes — perpétuelle. Jeunes hommes, si vous semez la graine antimilitariste, sans trêve, sans merci, vous aurez rendu plus de services à la cause prolétarienne que ceux qui se levèrent en juin 1848 et en mars 1871. Je ne me lasserai pas de le répéter : le jour où l’armée sera résolue à ne pas combattre le peuple, ce jour-là, nous verrons commencer les réformes décisives…

Ils avançaient à travers les voies taciturnes. Et le quartier continuait la farouche légende, avec le hérissement des tours d’usine, les dômes des gazomètres, les chantiers de houille, les dépôts du chemin de fer de ceinture, les longues avenues bitumineuses et les rues qui sentent le fauve.

— Oh ! je tâcherai de faire tout mon devoir ! s’exclamait fiévreusement le jeune homme.

— Sans violence inutile, dit François en lui posant la main sur l’épaule. Il ne faut pas que nos amis usent de l’indiscipline à tort et à travers. Cela ne les conduirait qu’à Biribi. Non ! Sauf le cas où l’on ordonnerait aux troupiers de tirer sur leurs frères, qu’ils se gardent à carreau. Ils obéiront donc… d’une façon aussi inefficace que possible ! Avec la force d’inertie, l’entente sourde, le sabotage habile, ils fatigueront et démoraliseront les galonnés ; ils leur feront comprendre qu’il y aurait péril pour eux à vouloir trop exiger de leurs hommes.

Armand aurait préféré une politique plus hardie, des actes glorieux et rudes. Mais il subissait l’entraînement de la nouvelle philosophie révolutionnaire. Lorsqu’elle se manifestait par la parole de Rougemont, elle lui semblait revêtir une énergie mystérieuse, où le stoïcisme se substituait à l’éclat héroïque. Alors, une ardeur plus humble, plus patiente, plus industrieuse, fermentait dans sa cervelle ; les petits gestes quotidiens prenaient figure de rites.

— C’est vrai ! répondit-il. Si je suis trop jeune pour ne pas y succomber quelquefois, je sens bien la faiblesse de l’impatience !

— Toutefois, ne soyons pas trop patients non plus ! conclut le propagandiste. Répartissons sur chacun de nos jours l’exaltation qui entraînait les vieilles barbes sur la barricade.

Les Terrains Vagues étaient là ; tous trois s’arrêtèrent. Pour Armand et le petit Meulière, ce site excentrique résumait les ères saisissantes de la destinée. Ils y avaient rôdé comme de jeunes bêtes par la jungle et la brousse, ils y avaient connu le mystère de croître et de porter en soi un monde d’aventures, ils y avaient mêlé les héros de leurs livres et le trouble divin de l’adolescence. Rien que de voir la Butte-aux-Cailles, les clôtures, les tas d’escarbilles, de poteries et de loques, les herbes malades et les arbustes souffreteux, l’univers entier palpitait dans leurs poitrines…François n’y aurait placé qu’un des épisodes de sa vie nomade, moins enivrant que ceux de son périple à travers les premiers tumultes syndicaux et par les villages exaltés de l’Yonne. Mais Christine y vivait qui, dès le premier soir, avait apporté son éclat, son énigme et sa démarche émouvante… Le regard dont il balayait les pénombres fut aussi attendri que celui des jeunes hommes.

— À bientôt ! fit-il en leur tendant la main.

Tandis qu’il montait la rue Bobillot, le cœur plein de faiblesse, ses rêves de révolutionnaire vaincus par un rêve de femme, eux descendaient par la sinistre rue Brillat-Savarin, frémissants de mysticisme, et se figurant que leur force s’était accrue pour avoir reçu un peu de la force plus haute et plus sûre de François Rougemont.