La Vache tachetée (recueil)/Le Petit Gardeur de vaches


Le petit gardeur de vaches


Messieurs les jurés,

Durant les longs mois de ma pénible détention dans la prison de C…, j’ai acquis la certitude que les juges d’instruction, les procureurs de la République, et, en général, tous les magistrats qui ont sur les hommes charge de vie et charge de mort, se font une effroyable et très fausse idée des actions humaines. Leur intelligence du crime ne va pas au delà de certains faits classiques, de certaines conceptions arbitraires auxquelles ils rattachent, avec un odieux et mécanique entêtement, tous les crimes qu’ils ont mission d’élucider et de punir. Dans les crimes, que j’appellerai philosophiques, ils ne tiennent compte de rien, ni de la sensibilité particulière à chaque individu, ni des raisons morales, naturelles, éternelles, supérieures, par leur immuabilité, aux lois — à la Loi, si vous aimez mieux, capricieuse et vaine, qui change avec le temps, avec les gouvernements, avec les majorités parlementaires, avec le diable sait quoi ! Les magistrats sont bornés, ignorants, routiniers, essentiellement romantiques et féroces, par indifférence, quand ils ne le sont pas par tempérament. Ils sont magistrats, enfin. D’ailleurs, je ne puis admettre qu’un homme ait osé se dire, à un moment quelconque de sa vie : « Je serai juge ! » Cela m’épouvante. Ou cet homme a conscience de la responsabilité effrayante qu’il assume, et, dans ce cas, c’est un monstre ; ou il n’en a pas conscience, et dans ce cas, c’est un imbécile. Imbéciles et monstres, voilà par qui nous sommes jugés, depuis qu’il existe des tribunaux ! Et voyez si je me trompe.

J’ai tué un petit gardeur de vaches dans les circonstances claires, évidentes, forcées, que je vais vous raconter. Car méconnaissant le droit des juges, et dédaignant la protection rapetissante des avocats, encore faut-il que je vous construise des faits qui m’amènent devant votre justice. J’ai tué ce petit gardeur de vaches, parce que cela était juste, parce que cela était nécessaire. Or, le juge, à qui était confiée l’instruction de mon procès, voulait absolument que j’eusse tué le petit gardeur de vaches pour le voler. Par quelle suite de raisonnements bizarres, par quelles saugrenues déductions cette idée avait-elle pénétré le cerveau de ce juge ? Je l’ignore. En vain, je lui expliquai l’absurdité de cette supposition ; en vain je lui représentai que j’étais riche de soixante mille francs de rente, que le petit gardeur de vaches ne possédait vraisemblablement que les pauvres guenilles qu’il portait sur son dos, quand je le tuai. Il insista, s’entêta, et cela dura deux mois. Il me faisait venir à son cabinet, entre deux gendarmes, ou bien lui-même me visitait dans ma cellule. Et chaque fois il me disait, en arrondissant la bouche :

— Avouez que vous l’avez tué pour le voler ?

Je répondais agacé :

— Voler quoi ?… Mais quoi ? quoi ?… quoi ?

Alors il me regardait, presque suppliant :

— Avouez !… Il y va de votre tête… Pourquoi n’avouez-vous pas ? La cour vous tiendra compte de votre franchise. Avouez donc !

Je répliquais :

— C’est de la folie, de la folie, de la folie !… Comment l’aurais-je volé ? Et qu’aurais-je pu lui voler, je vous le demande ?

Enfin, obsédé, énervé et pour couper court à des visites qui me répugnaient fort, un matin je dis au juge :

— Eh bien ! j’avoue… C’était pour le voler, vous entendez, pour le voler… Je pensais, je croyais que le petit gardeur de vaches avait sur lui des bijoux, une montre en or, un portefeuille bourré de billets de banque, des actions de chemins de fer, des…

Le juge m’interrompit et poliment il prononça :

— Cela suffit…

Puis se tournant vers le greffier qui curait ses oreilles, et rongeait ensuite ses ongles avec obstination :

— Écrivez, commanda-t-il… J’avoue que c’était pour le voler que j’ai assassiné le petit gardeur de vaches…

Le lendemain, les journaux qui, jusque-là, avaient parlé avec colère de mon endurcissement, louèrent, en termes ineffables, le juge de sa merveilleuse sagacité.

Messieurs les jurés, je m’adresse à vous qui êtes des âmes simples, à vous qui n’avez pas été élevés dans les couloirs sombres des geôles, et dans les louches réduits des palais de justice. Je vous raconterai, sans phrases, naïvement, sincèrement, comment je tuai le petit gardeur de vaches, et vous me jugerez ensuite, selon mes œuvres et selon votre conscience.

Encore un mot.

Quelques honnêtes gens, grands défenseurs de l’autorité et de ses symboles, partisans imperturbables des hiérarchies sociales, s’étonneront de voir un magistrat prendre ouvertement parti en faveur de l’être infime qu’était le petit gardeur de vaches, contre un homme riche, jouissant d’une haute position dans le monde, tel que je suis, et ils concluront de cette anomalie à ma triple culpabilité. Je leur dirai seulement que je suis l’auteur d’un livre intitulé : la Réforme judiciaire, dans lequel, au nom de la morale, au nom de la philosophie, au nom de l’humanité, je m’élève contre la puissance monstrueuse, laissée, sans contrôle, sans justice, aux mains indifférentes des juges. On pardonne une infamie aux gens de ma sorte ; on ferme les yeux sur un crime… Mais ça, voyez-vous, ça ?… la guillotine !

Mon récit sera court.

La propriété que j’habite est entourée de larges fossés et fermée d’une grille. Pour empêcher les escalades nocturnes, les piliers de la grille sont pourvus jusqu’en bas de piques de fer qui s’enchevêtrent, se recourbent, dardant leurs pointes en tous sens, sous un épais feuillage de vignes vierges, de lierre et d’aristoloches… Un matin, franchissant la grille, j’entendis un miaulement douloureux et prolongé, et j’aperçus, cloué à l’un des piquants de fer, par la patte, un pauvre petit chat, au pelage fauve, rayé de noir. Il devait être là depuis longtemps, car sur les feuilles emmêlées, je découvris des coulées de sang séché et noirâtre. Sa patte, traversée par la tige de fer, était cassée en deux endroits, et la peau arrachée laissait une partie de sa cuisse à vif. Je détachai le chat que je reconnus pour être celui d’une ferme voisine. Il faisait pitié à voir et à entendre, et je fus ému, je vous assure, comme devant une souffrance humaine. Je pensai d’abord à le tuer, mais je réfléchis qu’il ne m’appartenait pas, et j’allai le porter à son maître.

— Ah ben !… ah ben ! s’écria celui-ci… C’est le petit gardeur de vaches qui aura fait le coup, pour s’amuser… Y ne se plaît qu’à agacer les bêtes, c’ gamin-là !… Y ne sait quoi inventer !

— Votre chat est perdu, dis-je… Il est inutile de le faire souffrir davantage… Je vous engage à le tuer… Ce sera mieux ainsi.

— Ben oui, ben oui ! je l’ tuerons à nuit.

Et là-dessus, je m’en allai. Comme je rentrais chez moi, je vis le petit gardeur de vaches, appuyé contre un arbre, qui me regardait, en dessous, l’air tout drôle. Il sifflotait un refrain paysan et il affectait de tailler une gaule de châtaignier, fraîchement coupée. Il ne me salua pas. Ce jour-là, je le rencontrai partout sur ma route. Il me suivait ainsi qu’une mauvaise pensée. Sur un talus, brusquement, sa petite figure sournoise et cruelle se levait ; elle apparaissait, entre les feuillées des arbres, dans le bois, au bord des allées. Je ne pouvais faire vingt pas, qu’elle ne se dressât devant moi, ironique, irritante, épouvantable. Le soir, le petit gardeur de vaches chanta longtemps, autour de la maison, il chanta à plein gosier, et sa voix se mêla aux cris des orfraies. M’étant mis à la fenêtre, il me sembla — effet de l’hallucination — voir ses yeux luire dans l’ombre, à la cime d’un hêtre.

Huit jours après, je me promenais dans les champs, longeant une haie large dont la douve est plantée de trognes de charmes et de jeunes châtaigniers. Et tout à coup, dans l’épaisseur de la haie, je vis le petit gardeur de vaches. Le bruit que faisaient deux grosses vaches, en broutant les pousses fraîches, l’avait empêché de m’entendre venir. Je l’examinai. Et véritablement, j’eus peur, un frisson me secoua de la tête aux pieds. Accroupi dans les feuilles, parmi les ronces, il s’amusait à maltraiter le pauvre chat que j’avais détaché de la grille et que je croyais mort. Il lui enfonçait des épines dans les yeux, avivait les plaies de sa cuisse en les frottant sur un caillou ; puis il lui serrait la gorge entre les doigts et le secouait dans l’air, en hurlant avec une joie féroce. À torturer le pitoyable animal, il prenait un plaisir monstrueux ; cela se lisait dans ses yeux, où flambait une lueur sinistre, un effroyable regard d’assassin. Oh ! ces yeux ! comment les oublier jamais ? ces yeux inexprimables qui avaient la couleur et la forme d’un coup de couteau !… La colère me saisit ; d’un bond je fus près de lui, dans la haie.

— Que fais-tu là, petit misérable ? criai-je.

Il ne parut pas s’étonner beaucoup, et ne répondit point.

— Lève-toi, commandai-je.

Il ne bougea pas.

— Veux-tu bien te lever ?

Rien. Pas un mot, pas un geste. Rien que ses yeux hallucinants qui entraient en moi, me pénétraient, comme une lame de surin.

Alors, je me jetai sur lui, et de mes poings convulsés, je lui broyai la gorge.

— Assassin ! assassin ! assassin ! criai-je.

Il essaya de se débattre, de me déchirer les bras avec ses ongles. Puis, peu à peu, ses membres se détendirent ; ils eurent quelques contractions de spasmes, et retombèrent inertes, au long de son corps. Comme il remuait encore sur l’herbe où je l’avais étendu, je l’achevai d’un coup de soulier, sur le crâne. Voilà tout.