La Vérité sur l’Algérie/06/23

Librairie Universelle (p. 288-334).


CHAPITRE XXIII

Le séparatisme algérien.


On en parla beaucoup l’an dernier. L’esprit français, le bon esprit parisien, le meilleur esprit algérien ont cru que le séparatisme était la propriété de M. Sénac, et comme cet honorable législateur prononce « chéparatisme » la cause fut entendue. Pas de séparatisme. Il n’y en a point. Il n’y en eut, il n’y en aura jamais.

Cependant…

Comme je ne me contente pas d’une affirmation « pure et simple », fût-elle de M. Jonnart que j’aime beaucoup ou de M. Loubet que j’aime davantage, fût-elle des gens que je respecte le plus, j’ai cherché.

A priori, sans étudier l’Algérie, on aurait le droit de dire que l’Algérie est séparatiste.

Turgot a vu dans les colonies des fruits qui, mûrs, tombent de l’arbre.

Avant d’être « mûres » les colonies tiennent à l’arbre, sont forcées d’y tenir sous peine de crever de faim. Mais dans cette union elles voient une dépendance, et elles en sont impatientes. Lorsqu’une métropole et une colonie n’ont pas la même opinion sur une question quelconque cette divergence est accentuée par le séparatisme fatal, réel, public ou latent, avoué ou nié, qui anime logiquement, historiquement toute colonie contre toute métropole.

Cette loi nous l’acceptons pour les autres. Nous y croyons quand nous étudions les colonies anglaises. Nous ne voulons pas y croire quand nous étudions nos colonies. Car nous nous imaginons que nous sommes des êtres en dehors de l’humanité commune.

Nous concevons qu’un colon anglais cesse d’être anglais. Nous ne nous en étonnons point, même il nous semble que cela est heureux, et nous aidons ce colon anglais pour qu’il cesse d’être anglais. Mais nous ne pouvons concevoir qu’un colon français un jour quelconque cesse d’être français. Cela dépasse notre imagination.

La loi du séparatisme colonial existerait pour les autres ; pas pour nous !

C’est pourquoi je ne peux me contenter de l’invoquer pour dire : « L’Algérie est séparatiste parce qu’elle est une colonie. »

Beaucoup d’Algériens croient naïvement qu’on les insulte quand on dit cela. Je conçois leur irritation. Leur instinct apporté ne leur permet pas de voir celui qui naît en eux ; leur sentimentalité mourante, celle qui la remplace. Le phénomène échappe à la perception de la majorité des êtres chez lesquels il se produit ; aussi le nient-ils de bonne foi.

L’ictérique ne voit pas qu’il jaunit. Pas une femme déchue n’a vu le jour où elle devenait une catin.

Pas un homme respectueux des prescriptions du code ne voit l’heure à laquelle il devient gibier de gendarme. Pas un buveur ne distingue le verre qui le rend alcoolique. Pas un citoyen des régions tempérées ne perçoit la limite de temps après laquelle les régions tropicales prendront son existence.

Tous disent : Je suis honnête. Je suis sain. Je suis fort. Je me porte bien… alors qu’ils sont déjà morts à la vertu, à la santé, à la vie.

Aussi les Algériens ont-ils protesté contre ce pauvre M. Sénac… je ne dirai pas, comme eux, avec la dernière énergie, car j’espère bien qu’ils en ont encore…

Peut-être aussi, quand ils protestent si violemment contre les gens qui constatent leur séparatisme, se passe-t-il dans leur esprit quelque chose de semblable à ce qu’on m’a conté sur le propos d’un homme vertueux de Saint-Eugène. C’est assez difficile à répéter. Mais c’est trop algérien pour que je n’essaie point.

Un né natif de Saint-Eugène, citoyen sage et probe, narre à son compère de Mustapha comment au jardin Marengo certain soir il connut un homme de la Cantère, un gars charmant,… qui… que… je vous en supplie comprenez sans plus… nous sommes dans les quartiers de Pepète le Bien-Aimé… bref un compagnon délicieux, qui était « rigolo comme pas un » et avec qui « on était devenu amis comme cochon ». (Je cite mes auteurs algériens.) Puis au récit détaillé des phases de son amitié « comme cochon » avec l’homme de la Cantère, notre citoyen de Saint-Eugène ajoute navré, dolent :

— Ce que c’est tout de même que de nous, maintenant que je pourrai plus le saluer.

— Et pourquoi ?

— Je viens d’apprendre que c’est un pédéraste.

Il y a de cela dans les indignations algériennes sur le séparatisme. On en pratique la réalité, on en repousse le mot. Les sentiments, les actes de séparatisme sont naturels. Le mot seul est odieux ; l’étiquette seule fait rougir.

Aussi laissons l’étiquette, le mot. Voyons les actes, les sentiments manifestés.


§ I

Les précédents historiques.


Dans l’histoire ancienne. Tant que l’Empire fut centralisateur, avec peu de pouvoirs locaux et la domination effective réduite à la zone de culture intensive, l’Empire fut puissant.

Lorsque l’administration directe remplaçant le protectorat poussa la domination effective aux régions de cultures à rendements restreints, aux régions de pâture, et nécessita beaucoup de pouvoirs locaux, l’Empire s’affaiblit.

Il y eut des mouvements séparatistes.

Le comte Boniface était un séparatiste. Et il y en eut beaucoup d’autres… jusqu’au jour de la séparation finale.

Dans l’histoire moderne. Le sultan de Constantinople avait l’Algérie.

Notez que dans la milice il y avait par apport constant de renégats, pour réagir contre l’élément dominateur turc, des éléments de toutes les nations méditerranéennes.

Les Algériens d’alors se séparèrent du sultan de Constantinople.

Notez également que cet apport turco-européen, que ce mélange des races méditerranéennes n’a pas produit une race algérienne. Cependant les observateurs de l’Algérie avant la conquête française ont dit la force, l’acclimatement de ces dominateurs turco-européens. Ces dominateurs croyaient eux-mêmes à leur vitalité. Et nous cherchons en vain leur race dans l’Algérie d’aujourd’hui.

Leur race ne tenait que par un apport constant du sang méditerranéen. Et de même leur force dépendait de Constantinople. Brisé le lien avec la patrie politique, elle décrut progressivement. Elle était mourante en 1830. Nous n’avons fait que lui donner le coup de grâce, au prix d’un effort insignifiant. La résistance vint d’autres éléments : de ceux dont la race a pris et tient sur ce sol.


§ II

La période française avant 1870.


Aussitôt que les colons européens crurent les Arabes soumis, la domination de la métropole française leur parut lourde.

Et l’on parla de self-government.

En 1857, M. Jules Duval écrivait dans les Débats (13 janvier) :


« L’Algérie est trop près de la France pour être une colonie vivant d’une vie propre, sans autre dépendance que le lien de la souveraineté politique à la façon des colonies anglaises.

« Sans méconnaître ce qu’il y a de sève dans les intelligences ou les ambitions locales, en y applaudissant au contraire, que deviendrait, il est permis de le demander, leur élan personnel sevré de l’appui de la France et livré au soutien de leur seul entourage ? ce que devient la greffe séparée du tronc qui la supporte et la vivifie. La prétention au self-government ne saurait donc être accueillie… »


Vous êtes encore trop faibles pour marcher seuls, disait Jules Duval. On verra plus loin que M. Leroy-Beaulieu ne fait pas d’autre objection aux anciennes tendances séparatistes.

Au cours des polémiques de 1857 sur le self-government, le mot séparation fut prononcé. On discuta la séparation. M. Clément Duvernois écrivait dans son livre sur l’Algérie, en 1858 :


« Si l’Algérie est dotée d’institutions différentes des institutions françaises, si elle a en quelque sorte un gouvernement spécial, n’est-il pas à craindre qu’elle ne songe à se séparer de la France ? »


Il disait non, car il voulait déjà à cette époque une Algérie d’un algérianisme comprenant autant, sinon plus d’éléments étrangers que d’éléments français.

Dans une brochure sur les douanes de cette même année 1858, cet écrivain algérien disait :


« L’Algérie est un pays français, éminemment français. Quel que soit son développement, elle restera telle parce que tout l’y invitera, ses sympathies et son intérêt.

« Est-ce à dire que la colonie doive être exclusivement exploitée par des bras et des capitaux français ? Nullement. »


Pour que beaucoup de bras, beaucoup de capitaux étrangers avec beaucoup d’influence étrangère viennent en Algérie, cet Algérien ajoute :


« N’est-il pas utile de faire de l’Algérie une terre de libre échange ? N’est-ce pas un excellent moyen de ménager une transition à l’industrie française que de lui enlever un monopole dont elle a trop abusé ? Évidemment oui.


Vous avez retenu ce qui invite l’Algérie à rester française, des « sympathies, l’intérêt ».

La direction politique de l’élément civil en Algérie appartenait à des gens qui n’aimaient point l’empereur. Et trop souvent, ils confondirent ces deux réalités distinctes : l’Empereur, la France.

Le sentiment particulariste que l’Afrique du Nord toujours a développé dans l’esprit de ses colons, la tendance au séparatisme qui est fatale chez les colons de tous les pays, se trouvait chez les colons de l’Algérie et sans qu’ils en eussent conscience, je veux bien le croire, augmenté, hâté par le fait de leur hostilité contre le régime impérial, que beaucoup se trouvaient amenés à confondre avec le régime français. La vie algérienne rend les gens prudents. On le vit pendant toute la période de l’Empire. Les républicains de la métropole combattaient l’empereur. Ceux d’Algérie — qui d’ailleurs n’avaient pas les mêmes droits politiques — se réservaient. Mais aussi quel élan, quelle force quand l’Empire fut tombé !


§ III

En 1870-71.


Nous avons sur le propos courage, vaillance, héroïsme, déjà vu quelle fut la conduite des Algériens. Ils sauvaient la patrie des attaques de la Prusse en attendant de pied ferme les bataillons allemands dans la Mitidja. Pour se faire la main ils assommaient un vieux général français, M. Walsin-Esterhazy, un vieillard qu’on leur avait donné pour gouverneur.

Assommaient n’est pas ici pour forcer l’image en rhétorique. Ils se livrèrent à des violences réelles sur la personne d’un vieillard désarmé, parce que ce vieillard, qui représentait chez eux non plus l’autorité de l’Empire, mais celle de la France républicaine, était un général.

Les émeutes d’Alger, le mouvement révolutionnaire de l’Algérie, ce fut alors tout à fait différent de ce qui se passait en France. Les républicains renversèrent l’empereur parce qu’il s’était laissé vaincre par les Allemands, et la Commune voulut prendre la place de la République pour lutter à outrance contre l’Allemagne. Ce qui donna tant de soldats à ce qu’on croit être un pur mouvement internationaliste dans la Commune, ce fut le patriotisme des Parisiens.

En Algérie on s’agita… pour se séparer de la France.

La commune d’Alger fut séparatiste.

Il y avait déjà beaucoup d’étrangers.

Non seulement les Algériens chassèrent le gouverneur nommé par la France, mais ils nommèrent eux-mêmes celui qu’ils voulaient. Voilà le fait. Il est de séparatisme au premier chef. Et je me demande comment on y pourrait voir une preuve de loyalisme.

Le 8 novembre 1870, le comité de défense d’Alger, présidé par le citoyen Vuillermoz, nomme ledit citoyen chef de l’Algérie… par intérim c’est vrai, mais en n’avisant le gouvernement de Tours de cette nomination que pour confirmation.

L’arrêté était ainsi libellé :


« Article premier. — Le citoyen Vuillermoz est investi des fonctions de commissaire extraordinaire civil par intérim.

« Art. 2. — Les Comités de défense des villes de l’Algérie seront appelés, sans retard, à ratifier cette résolution.

« Art. 3. — Le présent arrêté sera présenté par télégramme à la confirmation du gouvernement de Tours. »


L’Algérie devait ratifier, la France confirmer.

L’Algérie ratifia, mais la France ne confirma point.

Le citoyen Vuillermoz déclarait bien que l’Algérie « ferait d’elle-même » sans s’inquiéter des réponses de Tours (Dépêche Vuillermoz à maire de Médéah) ; la France n’était pas assez affaiblie pour supporter qu’un Algérien se nommât lui-même « dictateur ». Et voici les dépêches qui furent adressées à « l’usurpateur » :


« Nous recevons une dépêche de Bône dont le conseil municipal refuse de se joindre à la mesure illégale que vous avez prise sans même attendre les décisions des conseils municipaux qui, d’ailleurs, n’ont pas droit de confirmer votre arrêté.

« Sans attendre notre adhésion que notre dépêche vous refuse, nous apprenons que vous faites le dictateur et que vous constituez une commission pour préparer l’organisation du conseil communal.

« Le gouvernement annule cet acte d’usurpation ; il vous engage et au besoin vous ordonne de cesser toutes violations de la loi qu’il ne peut tolérer plus longtemps.

« Faites afficher notre dépêche d’hier ; que la population apprenne par vous que, les pouvoirs que vous avait donnés le conseil municipal n’étant pas agréés par le gouvernement, vous les abdiquez.

« Le ministre de la justice, qui vous connaît, déclare que vous êtes un bon citoyen ; prouvez-nous votre patriotisme.

« Vous aurez, avant dix jours, à Alger, un gouverneur civil.

« En attendant, le pouvoir du gouvernement général militaire est fini, puisque le général Lallemand n’est plus que le commandant des forces de terre et de mer.

« Les membres du Gouvernement de la défense nationale et le vice-amiral ministre de la marine.

« Il est temps d’en finir avec les usurpations que nous ne pouvons pas tolérer plus longtemps.

« Les membres du Gouvernement de la défense nationale. »


M. La Sicotière dans son rapport a dit de ces faits qu’ils constituaient une tendance à la sécession.

Et il ajoute :


« Cette tendance nous paraît caractérisée non seulement par les faits que nous retraçons, mais aussi par le langage de la presse, soit favorable soit hostile aux idées sécessionnistes. Nous croyons que certains témoins n’y ont pas attaché une suffisante importance, lorsque dans leurs dépositions ils n’ont vu dans le mouvement d’Alger qu’un épisode accidentel et de l’ordre pour ainsi dire administratif. »


Et voici quelques extraits significatifs de journaux, de brochures :

Le Zéramna du 18 février 1871 engage ses lecteurs à prendre la « résolution de s’opposer à l’intervention de la France dans les affaires intérieures de la colonie ».

Le Colon du 17 janvier 1871 propose de « prendre soi-même le décret qui unirait tous les Algériens ».

M. Georges Tillier, dans sa brochure intitulée la Coterie Vuillermoz (1871), dit que :

« L’insuffisance, la faiblesse, les sottises du citoyen-maire ont perdu la plus belle situation qui se soit offerte à l’Algérie de rentrer dans la libre disposition d’elle-même. »

On lit dans la France nouvelle du 6 mai 1871 :

« Les séparatistes absolus veulent au chef-lieu de chaque province un conseil et un président élus par le suffrage universel et à Alger une assemblée coloniale de députés des provinces, nommant elle-même son président, ses secrétaires et traitant au besoin de puissance à puissance avec la Chambre des députés de France. »

Dans l’Akhbar du 15 novembre 1870 :

« Que quelques cerveaux brûlés qui n’ont rien à perdre mais tout à gagner dans l’agitation essayent de la tromper en lui parant des utopies de couleurs séduisantes, elle ne se laissera pas prendre à cette glu. Il y a mieux à faire que de rêver à une sécession impossible. »

M. La Sicotière, résumant les brochures de M. de Prébois, du maréchal Randon, la déposition du capitaine Villot, dit :

« Pour d’autres, le régime civil impliquait l’expropriation du sol au profit des colons et l’asservissement de l’indigène par l’Européen… il devait aboutir à la subordination de l’intérêt français à l’intérêt algérien et couvrait une pensée antipatriotique de séparatisme. »

De l’Humoriste, 20 novembre 1871 :

« Pendant que nous avions tous les regards tournés vers la métropole, que nous écoutions l’oreille à terre jusqu’au moindre frémissement de cette pauvre mère en pleurs, il se trouvait là sous nos yeux des hommes assez insensés pour rêver et pour préparer une séparation.

« Si le complot n’a pas abouti, ce n’est ni leur faute ni celle de leurs agents. C’est que Dieu ne veut pas que la fille soit ingrate envers sa mère ; que l’Algérie périsse par la coupable inexpérience de quelques insensés. »

M. Lamy, dans sa brochure les Causes de l’insurrection de 1871, écrit :

« Le conseiller municipal au titre étranger, Crispo, Italien, était en correspondance avec Garibaldi retiré à Caprera dont les soldats errant de divers côtés arrivaient à Alger où on prévoyait les utiliser pour un coup de main. Une délégation demandait à Garibaldi de venir prendre le gouvernement de l’Algérie pour sauver la République en péril. »

Je puis ajouter, moi, d’après mes renseignements personnels, — car j’ai eu l’honneur de causer avec M. Crispo, qui vit encore — je puis ajouter : « et pour faire une République algérienne opposée à la France si celle-ci ne demeurait pas républicaine, mais son alliée dans le cas contraire. » Il faut bien se rappeler que c’était avant l’insurrection de 1871 et que les Algériens considéraient l’Arabe comme définitivement soumis, élément négligeable en leurs calculs séparatistes. La preuve est qu’ils refusaient d’accepter les « capitulards » pour les garder. Beaucoup d’Algériens croyaient qu’avec Garibaldi ils pouvaient se séparer de la France. M. Crispo le croyait et l’avait fait croire.

M. Perron, dans ses récits algériens, accuse les juifs d’avoir « subventionné les feuilles qui se mirent à prêcher l’autonomie de l’Algérie et sa séparation d’avec la mère-patrie ».

Un officier « anonyme », qui a publié en 1871 à Versailles une brochure sur les causes de l’insurrection de 1871, accuse les juifs et les étrangers et les Français qui à ce double contact cessaient d’être Français pour devenir Algériens. Il en disait :

« Ces hommes qui ont réalisé de belles fortunes se croient libres d’obligations vis-à-vis de notre patrie et, pour mettre le comble à leur ingratitude, ils choisissent, pour affirmer leurs théories séparatistes, le moment où la France se courbe sous la dure loi d’un vainqueur impitoyable…

« Nous n’aurions pas poussé plus loin l’étude de ces tendances si nous n’avions lu dans un journal de l’Algérie les lignes suivantes :

« Au moment où vont partir pour Bordeaux nos six représentants de l’Algérie, nous tenons à leur adresser une dernière parole, une recommandation suprême, et en cela nous croyons être l’interprète fidèle de l’immense majorité de nos concitoyens algériens.

« L’Algérie aime la France…

« Si les représentants envoyés par la France à l’Assemblée nationale… votent la République et la guerre à outrance, l’Algérie est indissolublement liée à la France.

« Mais si la mère-patrie reprend ou subit l’ignoble aventurier de Décembre… nous la renions pour notre mère et nous ne voulons plus avoir avec elle que des rapports de voisinage géographique.

« Tout plutôt que d’accepter le sinistre hibou de Décembre qui a voué une haine de Corse à notre colonie, qui l’a condamnée à l’étiolement à perpétuité… Plutôt devenir Chinois ou Turcs, Malgaches ou Cosaques.

« L’Algérie avec ses 150.000 âmes de population française et 80.000 Européens non Français au milieu de deux millions d’Arabes et de Kabyles ne pourrait résister à une armée de bonapartistes qui débarquerait à Sidi-Ferruch. Il nous faut donc un protectorat à l’ombre duquel nous pourrions grandir, ne pas être étouffés au berceau et former un jour une nation nouvelle.

« Que nos représentants s’occupent de cette question. Nous ne voulons du Bonaparte à aucun prix ; et certes plutôt que de subir encore ce chenapan, nous préférerions nous donner à l’Angleterre.

« Sans doute, dans ce cas, nous n’aurions peut-être pas le nom de République, nous serions soumis nominalement à une reine, mais nous aurions effectivement notre autonomie, et la plus grande somme de liberté que nous saurions rêver, ici, même sous la République.

« L’Angleterre a pour principe de donner à toutes ses colonies un conseil électif et législatif, qui vote tous les impôts et en règle l’emploi. Il résulte de ce système une prospérité qui fait contraste avec l’état des colonies françaises.

« Voyez l’Île de France, voyez le Canada, deux colonies françaises cédées à l’Angleterre il y a un demi-siècle et un siècle. Ces colonies sont restées françaises par la langue et par le cœur, par les lois et les institutions. La première a vu tripler sa population pendant que sa voisine, l’Île de la Réunion, qui appartient encore à la France, languit stationnaire. La seconde avait 60.000 âmes quand elle a été cédée : elle a maintenant quatre millions d’âmes, dont un million de Français qui ont leurs députés, leur Parlement, leurs lois françaises d’autrefois et qui jouissent d’une prospérité assez indiquée par l’accroissement de leur population.

« Il en est de même de la Louisiane vendue par le premier Bonaparte aux Anglo-Saxons des États-Unis. Le drapeau britannique flottant à Alger, au-dessus de la maison d’un gouverneur anglais, ce spectacle nous crèverait le cœur, assurément ; mais en définitive, ce serait pour l’Algérie la prospérité, le progrès, un développement inouï de la colonisation. Non seulement les propriétés privées et les droits acquis seraient religieusement respectés, mais ils prendraient une valeur énorme, le travail serait abondant et mieux rétribué ; l’esprit d’entreprise et les capitaux féconderaient un sol que le gouvernement arabophile n’a fait qu’abandonner à la paresse musulmane.

« Mieux vaut cela, nous ne craignons pas de le dire, que d’appartenir à la France restituée à un Bonaparte quelconque, no 4 ou no 5. » (Journal l’Indépendant, 9 février 1871.)

« Quant à la protestation votée par le corps des officiers de la milice, nous l’avons lue, mais nous n’avons pas eu le temps d’en prendre copie.

« Ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’elle est cent fois plus énergique encore que celle du conseil municipal, qu’elle est comminatoire et de nature à donner à réfléchir à ce gouvernement de Versailles qui, foulant aux pieds les légitimes aspirations de nos populations, finirait par exposer l’Algérie aux horreurs de la guerre civile que ses allures réactionnaires ont allumée en France. « La réunion publique a pris de son côté de viriles résolutions que la prudence ne nous permet pas d’indiquer autrement…

« Si les hommes de Versailles avaient été témoins des manifestations provoquées par la seule perspective du rétablissement du pouvoir abhorré, ils comprendraient qu’il est temps de s’arrêter dans une voie dont nous entrevoyons l’issue, car l’Algérie se sent assez forte maintenant pour faire respecter ses droits trop longtemps méconnus, au besoin pour voler de ses propres ailes. » (Indépendant du 4 avril 1871.)


À Constantine on disait « voler de ses propres ailes » ; à Alger, grâce à l’influence de M. Crispo et autres correspondants de Garibaldi le libérateur, on disait : Fara da se. »


§ IV

Après 1871.


Mais lorsque fut venu l’avertissement salutaire donné par les indigènes en leur insurrection de 1871, les révolutionnaires séparatistes d’Algérie comprirent que quelques chemises rouges ne suffisaient pas à la tâche de constituer — avec les Arabes d’un côté, la France de l’autre — une république algérienne gouvernée par les maires d’Alger. Ils mirent en portefeuille leur Fara da se et attendirent, mouillant leur doigt pour sentir d’où venait le vent, sifflant pour le faire venir.

Il vint, non plus séparatiste, autonomiste. Voici la réalité algérienne qu’habille ce mot français autonomie. C’est donner aux corps élus par les citoyens français d’Algérie, avec l’administration et le gouvernement, l’exploitation de quatre millions d’indigènes, maintenus en sujétion par les soldats venus et payés de France, la métropole payant en outre beaucoup d’autres services dont nous verrons, ailleurs, le détail. On hésitait. Car l’administration centrale, aussi bien sous l’Empire que sous la République, a toujours su les réalités algériennes. Quand le gouvernement fit des bêtises, il ne pécha jamais par ignorance, toujours par faiblesse. Or, ce mouvement autonomiste qui emportait l’Algérie, Paris le voyait et l’appréciait comme le voyaient et l’appréciaient les gens les moins « sorciers », quand ils allaient étudier la colonie. Sous l’étiquette d’autonomie, on reconnaissait le parti séparatiste de 1870.

M. Paul Bourde écrivait, en 1879, dans un volume de reportage algérien :


« … pour étouffer dans l’œuf le parti autonomiste, car il existe un parti autonomiste dans notre colonie, un parti qui rêve pour elle une existence à part à côté de celle de la France, un parti qui ne parle pas encore de la séparation, mais qui, inconsciemment, voudrait la préparer.

« Le soleil d’Afrique fait des tempéraments ardents ; les Algériens apportent dans les affaires publiques une propension bien marquée à l’impatience. Si déjà aujourd’hui ils contestaient la compétence du Parlement français dans les matières qui les concernent, que serait-ce si, pour une raison ou pour une autre, ce Parlement rejetait des projets préparés par l’assemblée de leurs élus ? Pour le coup, ils renieraient son autorité. L’opinion française soutiendrait le Parlement français ; l’opinion algérienne soutiendrait le Parlement algérien, et un antagonisme naîtrait entre ces deux pays. Je ne veux même pas songer à ce qui pourrait suivre. »


Aujourd’hui, on n’a pas besoin de « songer » à ce qui pourrait suivre, on n’a qu’à voir ce qui a suivi. On n’a qu’à noter l’état d’esprit de l’Algérie, qui oppose les Délégations financières au Parlement français et au gouverneur chargé de faire appliquer, en Algérie, les lois votées par le Parlement français. Le Parlement algérien, nous allons le voir plus loin, n’admet déjà plus qu’une loi française soit applicable en Algérie sans son autorisation !

C’est cet état d’esprit fatal que les sages prévoyaient, vers 1880, et c’est pour essayer d’en retarder les manifestations que furent signés, en 1881, les décrets de rattachement. Je n’écris pas que ce fut le bon moyen. Je dis simplement, ce qui est vrai, qu’ils furent décidés par essai de réaction contre les progrès de l’idée séparatiste en Algérie. Résultat : ils l’exaspérèrent. Les élections se firent contre l’assimilation et pour l’autonomie. M. Thomson faillit ne pas être élu, parce qu’on l’accusait d’être un assimilateur.

Entre temps, et pendant que l’Algérie s’organisait pour forcer la métropole à lui donner l’autonomie, préparait l’agitation antisémite, une agitation de « chantage » séparatiste, où l’on a visé moins le juif que l’autorité de la métropole (M. Crispo, frère du Crispo de Garibaldi, m’a dit : « Nous n’avons pas voté pour Drumont, nous avons voté contre Lépine ») ; pendant que s’élaborait une véritable rébellion, les écrivains autorisés de la métropole, les savants qui donnent aux hommes politiques des opinions mâchées, écrivaient :

« Depuis 1770, aucune colonie ne s’est séparée de l’Angleterre ; depuis le premier quart du siècle, aucune colonie ne s’est séparée de l’Espagne, quelque vicieuse qu’ait été son administration de l’île de Cuba. Nul fait analogue à la déclaration de Philadelphie ou au succès d’Iturbide et de Bolivar ne s’est plus produit dans le monde colonial européen. L’Algérie prête à moins d’inquiétude qu’aucune autre colonie, bien qu’il y ait, là aussi, tout comme d’ailleurs à Paris, des agités et des rêveurs d’autonomie. Ils n’ignorent pas, cependant, que l’appui de la métropole sera toujours nécessaire, aux colons, pour se maintenir au milieu d’une population indigène sept ou huit fois plus nombreuse que la population européenne. Les Algériens sont fiers de ce nom de Français, qui est leur titre à l’héritage créé par nos victoires : ils mettent leur patriotisme, non pas à créer un État nouveau, mais à étendre la France elle-même jusqu’aux limites du désert. »


L’homme clairvoyant, qui écrivait ces lignes est M. Rambaud. Il les publiait en 1885, dans sa préface à la traduction du volume de Seeley. Les Cubains ont donné à ces affirmations un démenti éclatant. Celui des Australiens est plus discret ; celui des « rêveurs d’autonomie » algériens est incontestable… quoique contesté.


§ V

Le séparatisme dans la rébellion antisémite.


Les autonomistes employèrent d’abord les moyens classiques, l’agitation légale. En 1896, ils n’avaient pas obtenu ce qu’ils voulaient. Ils préparèrent les émeutes. Il fallait montrer à la métropole, qui avait oublié 1870, comment peut travailler la race nouvelle en évolution et comment il est facile de la mettre en révolution. Pour obtenir la charte de 1900, quatre années de rébellion suffirent. De rébellion nettement séparatiste. On voulait l’autonomie… c’est entendu… et on l’eut. Mais on menaçait de la sécession.

Voici ce qui se publiait dans le journal de M. le sénateur Gérente, journal dont M. Cambon possédait pour 75.000 francs d’actions, dans le Télégramme, à la date du 17 octobre 1896.

Ce journal n’était pas rédigé par des agités comme ceux que l’on pousse en avant-garde, en se réservant de les désavouer quand ils ont crié trop violemment les programmes que l’on veut faire accepter.

La sagesse du Télégramme nous paraît, à nous, folie, et le calme de ses rédacteurs une épilepsie. Mais, en Algérie, c’était sagesse et calme. Cette sagesse recommandait :


« … L’autonomie coloniale, que certains traduiront par l’expression plus énergique encore de « Séparation ». L’avenir seul apprendra si ces tendances isolatrices sont favorables à la prospérité de ce pays. Dans tous les cas, les procédés déplorables de la métropole, à l’égard de sa pupille, ont presque légitimé les idées les plus radicales à ce sujet. Il ne faudra pas oublier cela lorsque, plus tard, le moment sera venu d’établir les responsabilités de sécession, si jamais la scission morale, qui se prononce de plus en plus aujourd’hui, faisait arriver les choses jusqu’à ce point. »


Je n’imagine pas, je ne calomnie point. J’ai lu et je cite. Relisez. Et rappelez-vous bien que cela était calculé, pesé, dosé, voulu, pour prévenir la métropole que, si elle ne cédait pas de bon gré, elle céderait de force.

Ce qui s’imprimait à Alger, M. Forcioli le disait à la tribune en ces termes :


« … Il arriverait peut-être un jour où les intérêts de la colonie ne seraient pas d’accord avec les intérêts de la métropole, et alors la désaffection commencerait.

« Il me semble que l’insurrection de la République américaine n’est pas déjà si loin, que nous ayons pu oublier que c’est justement parce que la métropole avait voulu mettre des droits qui paraissaient trop lourds à la colonie, que celle-ci s’est soulevée.

« Je ne dis pas que l’Algérie se désaffectionnera de la France dès la première ou la seconde génération ; non, il y a encore trop de liens entre elle et notre colonie… » (Séance du 7 novembre 1896.)


M. Forcioli annonçait ainsi — dans cette jolie manœuvre de chantage national — que la désaffection commencerait à la troisième génération d’Algériens…

Elle existe, cette génération, prétend un Algérien qui signait Marc Ly une brochure intitulée : le Bilan algérien et publiée en 1897.

En voici le passage caractéristique, et que je vous prie de méditer, comme, d’ailleurs toutes les citations qui font la force de mon livre :

« L’Algérie expie cruellement la lourde faute qu’elle a commise en accordant à ses visiteurs une aussi généreuse hospitalité.

« Chaque visite ministérielle ou parlementaire lui a coûté un nouvel impôt destiné, soit à la création d’écoles arabes-françaises, soit à l’extension de l’administration tutélaire. Le colon, anémié par la fièvre, débilité par la chaleur, et d’autant plus chauvin qu’il est plus loin du sol natal, a bien murmuré, mais il a payé quand même. S’il a peiné davantage, il lui en reste la consolation d’être exproprié par le prêteur, auquel il s’était adressé, pour pouvoir offrir à MM. les ministres, les sénateurs ou les députés le champagne rafraîchissant et les fleurs odorantes.

« Ainsi dépouillé, accablé de charges, le colon a compris. Il a dégagé la morale de cette fantastique histoire et, tout naturellement, il a pris en horreur tous ces administrateurs à distance. Il a pensé, avec quelque raison peut-être, qu’il aurait quelque avantage à être moins connu. Le spectre de l’autonomie a hanté son esprit et, à l’heure présente, le malheureux se demande s’il ne ferait pas œuvre pie en s’opposant désormais au débarquement des envoyés du pouvoir central ou des représentants du pays.

« La menace n’est pas vaine. Elle a un sérieux fondement, peut-être unique dans l’histoire administrative, mais certain dans les annales de l’Algérie. Il y a, en effet, quelques années à peine qu’un gouverneur, fraîchement nommé par le ministre compétent, dut mettre le cap sur le nord, en vue d’Alger, sans avoir pu rejoindre son poste. Il avait entrevu la terre sur laquelle devait s’exercer sa vice-royauté, mais il avait reculé devant le bain de joyeux avènement que lui réservaient ses futurs sujets.

« Avec la logique des esprits simples, le colon a pensé encore que, peut-être, il serait mieux administré s’il s’administrait lui-même, et qu’il connaîtrait ses besoins beaucoup mieux que les fonctionnaires métropolitains dont on se débarrassait, à son profit, pour des causes parfois connues, rarement avouées…

« Le colon originaire, le Français venu de France, a accepté le joug de la métropole en vertu d’habitudes acquises. Mais ses descendants, ses petits-fils, nés dans le pays, n’ont plus de ces préjugés antiques ; le besoin leur a dessillé les yeux. La dure vie sur le sol vierge, l’ardent struggle for life au milieu de populations dissemblables, mais unies par un commun intérêt, ont abattu cet orgueil de suivre aveuglément les pires volontés du pouvoir central. Ils ont constaté les fautes et reconnu que toutes les tentatives des théoriciens les avaient amoindris, qu’elles avaient soulevé des difficultés telles que la vie devenait, pour eux, de plus en plus pénible et qu’ils allaient fatalement à la banqueroute. »


Ces sentiments étaient ceux de la majorité algérienne qui fit de M. Régis, maire d’Alger, son chef.

Le 16 novembre 1898, M. Max Régis adressait au gouverneur général une lettre dans laquelle je souligne une phrase typique :

« Promettez-nous, enfin, de gouverner avec le peuple et non plus avec les lamentables serviteurs des canailleries juives. C’est, d’ailleurs, ce qu’une délégation du nouveau conseil municipal viendra vous demander, monsieur le gouverneur général. Elle viendra vous dire que le peuple républicain d’Alger demande au représentant, chez lui, de la République française de respecter sa volonté, que les hommes de 89 proclamèrent inaliénablement souveraine. »

La volonté souveraine en Algérie n’est pas celle de la République, n’est pas celle du peuple français, c’est celle du peuple d’Alger…

Cette théorie séparatiste que M. Max Régis illustrait en amenant le pavillon de la mairie d’Alger quand arrivait le navire portant le gouverneur, cette théorie était approuvée par la majorité des Algériens qui réélisaient M. Max Régis en 1900.

Le chef des antijuifs parlait très souvent de l’indépendance de l’Algérie.

M. Casteran cite de lui cette phrase prononcée à Paris, au punch de la Ligue antisémite, 24 décembre :

« Devant l’hostilité gouvernementale nous sommes dans l’alternative ou de nous déclarer Français et alors de rester des esclaves soumis, ou de nous déclarer antijuifs et alors d’empêcher la tourbe juive de continuer ses ravages en Algérie. Je voulais me mettre à la tête de ce mouvement d’indépendance de l’Algérie. »

À la même époque on lisait dans le Précurseur, journal hebdomadaire rédigé par M. Dubuc, conseiller municipal nationaliste de Paris :

«  Nos confrères algériens s’étonnent de la façon saugrenue dont sont menées les affaires algériennes. Pour nous, il y a de la part de nos gouvernants plus que de l’incapacité, il y a trahison voulue, préméditée.

« À force de provocations et de mesures idiotes, les juifs, qui ne pardonneront jamais aux Algériens, veulent amener une crise séparatiste qui lancerait tout notre domaine de l’Afrique du Nord dans des aventures terribles. »

M. Drumont publiait aussi sa fameuse lettre au Président :

« Monsieur le Président, vous suivez, comme tous les Français, avec une douloureuse anxiété ce qui se passe à Cuba. Eh bien ! permettez-moi d’attirer votre attention sur ce point, les choses n’ont pas commencé par des insurrections, des fusillades. Cela a commencé par de braves gens comme nous qui sont venus s’adresser à ceux qui représentent l’autorité comme vous la représentez, et qui ont dit : « Prenez garde ! il y a de grands abus à Cuba ; il est encore temps de les guérir, mais il n’est que temps. » On a répondu à ces braves gens en augmentant la police et en envoyant des soldats. Vous voyez le résultat. »

En Algérie, c’était :

« Dans quelques années d’ici il n’y aura plus en Algérie ni Italiens, ni Espagnols, ni Maltais. Il y aura des Algériens. Et ce ne sera pas trop tôt. » (Télégramme, 7 avril 1898.)

M. Morinaud écrivait :

« … Nous députés antijuifs, nous protesterons contre une telle politique, car si elle était consacrée, personne ne pourrait répondre de l’avenir de notre œuvre française en Algérie. On aurait un parti séparatiste. » (Le Républicain, 5 septembre 1898.)

Cela indignait les bons Français d’Algérie comme M. Mesplé, qui protestait dans la Nouvelle Revue, 15 septembre 1898… mais constatait le mal…

À la session de 1898 du conseil général d’Oran, M. Havard était obligé de « relever » les dires et les vœux de M. Vinci et du docteur Mauran.

M. Mauran est un Algérien nouvelle race qui, prévoyant le moment où l’Algérie cessera d’être française, écrivait :

« Je crois qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer tant que cela. Oran ne sera pas plus à l’Espagne que Tunis à l’Italie… l’Algérie-Tunisie… sera elle-même, elle sera à la race algérienne,

« Pour le moment la France a à former par la fusion des trois éléments latins, la race algérienne, la race nord-africaine, qui sera la quatrième des grandes races latines. Quand cette race sera formée, la France devra lui fournir les moyens d’occuper toute son aire, c’est-à-dire toute l’Afrique du Nord où son aïeule la Rome antique a dominé. Et si sa fille est robuste et de belle venue, notre vieille France n’aura pas trop à se plaindre.

« Quand son heure sonnera, elle ne mourra pas tout entière. » (Réveil algérien, 11 novembre 1898.)

Dans ses vœux, M. Mauran avait pour associé M. Vinci, le Vinci dont il fut tant parlé cette année, qui nie ses conversations antifrançaises, mais ne pourra nier ses vœux antifrançais du conseil général d’Oran.

Une hostilité violente et non déguisée animait alors l’Algérie contre la métropole.

La France a le tort de ne pas comprendre que « À bas les juifs ! » c’est un programme suffisant de politique algérienne, M. Lys du Pac l’accuse de « superbe ignorance » et de « passion politique » (Dépêche algérienne, 5 février 1898). La France est ignorante parce qu’elle ne se résout point « à étudier les questions algériennes en compulsant les journaux algériens ». (Dépêche algérienne, 3 février 1898.)

Je les ai « compulsés » tous ces journaux, hélas ! et j’y ai lu :

« Ô naïfs que nous sommes si nous nous imaginons que les représentants des arrondissements de la métropole s’inquiètent de notre politique !

« Notre politique ?

« Ah ! ils s’en soucient bien en vérité ! La plupart, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes l’ignorent absolument. Ce qu’ils savent en réalité, — et leurs journaux nous le disent — c’est que nous concurrençons les produits agricoles de leurs électeurs. Nos vins, nos céréales, nos huiles, nos troupeaux. Les voilà les seuls étrangers qu’il faille combattre pour leur interdire l’accès des marchés du continent ! » (Lys du Pac, Dépêche algérienne, 15 mars 1899.)

Cela plaisait beaucoup aux Algériens, surtout quand on avait déjà écrit en leur nom :

« Sera-t-il dit que la République à sa vingt-huitième année se montre moins déférente aux revendications des Français d’Algérie que la République de M. Thiers ou l’Empire, de funeste mémoire ?

« La question vaut la peine d’être posée. » (Lys du Pac, Dépêche algérienne, 28 janvier 1899.)

C’est manquer de déférence aux revendications de ces gens que de ne point leur livrer l’indigène, pieds et poings liés !



§ VI

L’idée séparatiste dans les assemblées politiques algériennes.


Ce que les Algériens écrivent dans leurs journaux, ils le disent dans leurs assemblées politiques.

M. le sénateur Gérente, à la commission interdépartementale, 11 juin 1897, disait :


« Le Parlement français est profondément incompétent pour toutes les questions touchant à l’organisation générale de la colonie et il y a danger à lui laisser sur ce point le pouvoir exclusif de délibérer. »


Le 12 juin, M. Gérente recommandait les anciennes idées de M. Béhic, dont « le projet ne soumettait pas chaque année le budget à l’examen du Parlement ».

Si alors les collègues de M. Gérente n’osent pas encore réclamer l’autonomie complète, ce n’est point parce qu’ils ne la veulent pas, mais parce qu’ils savent qu’on ne la leur donnera pas.

M. Broussais (en réponse à une question de M. Giraud « se demandant s’il ne serait pas préférable de régler les questions algériennes par des décrets après avis du conseil colonial », par conséquent en dehors du Parlement,) dit :


« C’est peut-être aller trop loin dans la voie de l’autonomie complète ; il est certain qu’un projet conçu dans cet esprit n’aurait aucune chance d’aboutir.

« Dans cette voie de progrès qui s’ouvre devant nous, il s’agit seulement de savoir ce que nous pouvons obtenir de compatible avec nos intérêts immédiats, sans compromettre en les exagérant le résultat de nos revendications, etc., etc. »


Toute cette séance de la commission interdépartementale de 1897 pue le séparatisme. M. Marchal ne veut plus de représentation algérienne au Parlement français, puisqu’il y aura un Parlement algérien… sans indigènes, ajoute M. Fouque, approuvé par M. de Soliers dont le nom était alors écrit Dessoliers.

La commission interdépartementale de 1897 ne prononçait pas le mot séparatisme, ne parlait pas de sécession. Les menaces publiées par le Télégramme et portées à la tribune par M. Forcioli en 1896 reparurent en 1898 au conseil général de Constantine sous le prétexte des impôts.


« À maintes reprises nous avons protesté contre les impôts dont il nous est arrivé d’être injustement et inopinément accablés.

« Or c’est une question d’impôt qui souleva contre l’Angleterre en 1776 ses colonies du Nord de l’Amérique, et c’est une question de privilèges réservés aux Espagnols nés en Espagne — lesquels avaient seuls le droit d’être fonctionnaires — qui souleva contre l’Espagne dans ses colonies sud-américaines les créoles et les Espagnols nés sur le sol de ses colonies, et qui fit perdre à cette puissance, au commencement de ce siècle, à la faveur des guerres napoléoniennes de 1808 à 1813, ses magnifiques territoires de l’Amérique du Sud.

« C’est une question d’autonomie, de libertés âprement revendiquées, qui vient de faire perdre Cuba à l’Espagne ! »


Cela fut dit le 8 octobre 1898 au conseil général de Constantine. Après la menace, naturellement suivaient les protestations du plus absolu dévouement à la France.

J’emploie à dessein le mot menace au lieu de celui d’avertissement. Quand un homme autre qu’un Algérien dit « la mauvaise politique suivie dans la colonie conduit au séparatisme », cela constitue un avertissement. Quand des Algériens disent cela c’est une menace, car c’est eux qui feront ou ne feront pas le séparatisme.

Mais, sans plus discuter, poursuivons nos citations.

Le 26 décembre 1898, aux Délégations financières, M. de Soliers, qui est encore Dessoliers, veut assimiler l’Algérie à un pays étranger sous le protectorat français il est vrai, mais tout de même étranger. Il dit :


« La Tunisie fixe elle-même ses droits de douane comme elle l’entend ; pourquoi, comme on le voulait sous l’Empire, n’en serait-il pas de même pour l’Algérie ? Ce régime fonctionne tout près de nous. Pourquoi ne pas l’adopter ? »


Évidemment…

Et le lendemain notre précieux M. de Peyerimhoff disait :


« Il y a un pas à franchir. C’est celui qui sépare l’autonomie financière d’une véritable autonomie politique. Et rien ne nous permet de croire que la métropole soit aujourd’hui disposée à accorder cela à l’Algérie. »


C’est un fonctionnaire bien français que cet homme annonçant ainsi froidement pour le lendemain l’autonomie politique algérienne après que le premier pas aura été franchi grâce à l’autonomie financière.

Et cela explique pourquoi, malgré la volonté du ministre de l’intérieur et le désir du gouverneur général, ce M. de Peyerimhoff est demeuré en fonction après le départ de M. Revoil. Même l’aventure fut curieuse. M. Jonnart avait prié M. de Peyerimhoff de démissionner. Le bloc algérien tombe sur le gouverneur. — Mais c’est l’ordre du ministre de l’intérieur. — Comme attaché au Conseil d’État, M. de Peyerimhoff ne relève que du ministre de la justice. Comme directeur de l’agriculture algérienne, il ne dépend que du gouverneur… alors… alors M. de Peyerimhoff demeura.

Un des arguments qui furent employés pour obtenir l’autonomie financière de l’Algérie, celui qu’il faut les intéresser aux économies budgétaires, montre que les Algériens ne se considéraient pas Français.

Lisez ces réflexions de M. Le Moigne dans son rapport sur le budget de 1899 :


« L’Algérie a toujours été traitée par la métropole comme un fils de famille à qui les parents paient ses dépenses, non quelquefois sans mauvaise humeur, mais qui, n’ayant pas de ressources propres, sachant la caisse paternelle bien garnie, cherche à se procurer le plus d’argent qu’il peut et n’a guère le souci d’en faire bon usage. Les Algériens n’ont aucun intérêt à voir s’accroître leurs ressources budgétaires ; si la métropole veut leur imposer des taxes nouvelles, ils protestent avec d’autant plus d’énergie qu’ils ne conçoivent aucun rapport direct entre le produit de ces impôts et les crédits que l’on mettra à leur disposition. Ils n’ont aucune raison de chercher à modérer leurs dépenses, puisque les économies réalisées de ce chef ne leur profiteront pas. Aussi est-il facile de constater que certains services fonctionnent surtout en façade, sans utilisation intelligente des sommes dont ils sont dotés. Les fonctionnaires de tout ordre sont naturellement amenés à chercher à tirer de leur situation le meilleur parti possible, sans se préoccuper suffisamment des résultats sérieux qu’il serait de leur devoir d’obtenir. »


M. Le Moigne ni personne d’ailleurs au Parlement français n’a souligné cette mentalité séparatiste qui faisait croire aux Algériens que les économies budgétaires réalisées en Algérie profitant à la France ne leur profitaient point à eux Algériens !…

Le 28 mars 1899 les députés antisémites algériens déposent un projet de loi pour obtenir un « Conseil élu statuant sur toutes les questions relatives à la vie économique, financière, administrative de la colonie… avec commission permanente chargée de contrôler la gestion du gouverneur, de parer aux cas urgents ». Et ils s’étonnent que M. Barthou ait vu là un « spectre » de Parlement algérien, séparatiste !

C’est que M. Barthou voyait comme M. Burdeau. On sait que M. Burdeau affirmait que l’autonomie financière donnée à l’Algérie était l’acheminement vers l’autonomie politique. « Le pas à franchir » signalé plus haut chez M. de Peyerimhoff.


§ VII

Le séparatisme et l’autonomie financière de 1900.


Grâce au chantage de la rébellion antisémite l’Algérie obtint son autonomie financière.

Dès le mois de mai 1900, M. Pourquery de Boisserin en suite de son enquête en Algérie avait dit :


« D’excellents esprits, non les moins clairvoyants, ont vu dans l’autonomie financière le point de départ d’un mouvement fatalement appelé à se compléter, dans un délai plus ou moins éloigné, par l’autonomie politique, le séparatisme pour dire le mot.

« L’objection est grave. L’enquête nous a malheureusement révélé qu’il existait en Algérie les germes d’un esprit particulier, indéniable, avoué. Il est le fruit malsain de bien des causes. Sans danger immédiat il peut devenir un péril.

« Les Français d’origine que les liens d’intérêt de famille attachent à la mère-patrie qu’ils aiment avec le sentiment puissant fait des souffrances, des espérances communes, du souvenir des gloires et des défaites héroïques, de la pensée reportée vers ce coin de terre où les pères ont vécu, sont enserrés au milieu d’une population étrangère prolifique qui ne connaît pas la France. Naturalisés globalement par des lois successives toutes regrettées, ces étrangers qui n’avaient pas sollicité le titre de citoyen français n’en comprennent pas la grandeur ; ils n’en aiment pas les devoirs. Un grand nombre, pour ne pas dire tous, parlent et pensent dans une autre langue. Les souvenirs, les intérêts les écartent de nous, et très lentement viendra l’heure (si même elle doit jamais venir) pour quelques-uns de l’assimilation qui leur donnera l’âme française. »


Mais M. Berthelot répondait le 27 juin 1900 :


« Il nous faut dire un mot d’une objection politique ; bien qu’elle ait à peine été formulée cette fois, parce qu’elle a retardé l’étude de la question ; c’est l’objection du séparatisme. La création d ! un budget spécial de l’Algérie ne va-t-elle pas favoriser des tendances séparatistes, l’autonomie financière apparaissant un premier pas vers l’autonomie politique et l’indépendance totale ? On s’étonne qu’un esprit aussi lucide que Burdeau ait pu s’arrêter à de semblables objections. Pendant bien longtemps encore la population indigène sera la majorité en Algérie, et la sécurité complète n’y pourra être assurée aux Franco-Algériens que par leur union avec la métropole.

« C’est la France qui assure leur défense et sur mer et sur terre ; pour qu’ils y puissent suffire ils devraient s’imposer un effort disproportionné avec leurs forces et avec leurs revenus. Alors même que dans une période évidemment encore lointaine, l’Algérie pourrait contribuer pour sa quote-part à notre budget de défense nationale, il lui faudrait, pour avoir une armée à elle et une flotte à elle, des sacrifices bien plus considérables.

« Que gagnerait-elle à s’isoler de notre empire colonial africain, dont la mise en valeur lui réserve de précieux débouchés et de larges bénéfices ?

« Sans faire intervenir aucune raison morale, le souci de ses intérêts et de sa sécurité préviendra en Algérie toute velléité de se détacher de la France. Il serait profondément injuste de suspecter le patriotisme de nos frères d’Algérie, aussi ardent que celui de toute autre terre française : comme les Bretons, comme les Méridionaux, ils ont un patriotisme local qui ne fait nul tort à l’autre, et des intérêts régionaux à faire valoir. Le respect de ces intérêts légitimes est la meilleure manière d’éviter les malentendus et les froissements.

« C’est en refusant des libertés aux colons, et non pas en les leur accordant, que l’on développe les tendances séparatistes. L’histoire des colonies anglaises et espagnoles d’Amérique l’atteste clairement.

« Nous avons abordé de front cette objection politique du séparatisme en en poussant à l’extrême l’hypothèse, mais ni votre commission du budget, ni son rapporteur n’estiment qu’elle puisse être sérieusement soulevée à l’occasion du budget spécial. Celui-ci n’organise aucunement l’autonomie algérienne ; il n’affaiblit en rien le droit d’initiative et de contrôle des pouvoirs publics. »


Je ne veux point préjuger du fait. Nous verrons plus loin, par le fait, qui avait raison de Burdeau ou de Berthelot, quand nous analyserons ce que les Algériens ont compris de politique dans la gérance de leur budget, aux réunions des Délégations financières de 1903 et de 1904.

Voici une manifestation de séparatisme pratique découverte par M. Le Moigne et signalée en ces termes dans son rapport du 17 mars 1902 :


« On ne peut s’empêcher de constater, parmi quelques membres des assemblées algériennes, une tendance à éliminer plus ou moins complètement l’élément français métropolitain dans le peuplement des villages. On a fait valoir que les Algériens, connaissant mieux le pays et ses procédés de culture spéciaux, permettent d’assurer un peuplement plus rapide et plus efficace que les colons venus de la métropole, et qui souvent abandonnent leur concession. »


§ VIII

Le séparatisme et les incidents de Margueritte.


Les idées séparatistes de 1900 à 1902 ne disparaissaient point. On le voit. Loin de là ! Mais elles tombaient dans le calme. Les incidents de Margueritte les remirent violemment en circulation. Nous étudierons ces incidents dans un ouvrage consacré aux questions indigènes.

Mais voici qui les résume du point de vue séparatisme. Le 5 avril 1903, la Revue nord-africaine publiait :


« Pauvre, pauvre Algérie. Ce pays a vraiment la guigne ! Il est traité en paria par la mère-patrie qui, de tout temps, a été prévenue contre sa colonie ! Ne fut-il pas question, au lendemain de la conquête, d’abandonner cette terre merveilleuse que nos armées triomphantes venaient de nous conquérir ! Et depuis, ces sentiments hostiles de la France vis-à-vis de sa fille aînée n’ont fait que s’accroître. On n’a pas manqué une occasion de dénigrer ses produits, de calomnier ses habitants et il n’y a pas d’injures qui aient été épargnées aux Algériens ! Ce sont des buveurs d’absinthe, des chevaliers d’industrie qui ne vivent que d’expédients et qui tyrannisent les malheureux Arabes placés sous leur coupe ! Tout cela a été dit et écrit et c’est l’opinion que la grosse majorité des Français a sur nous !

« Pourquoi ce discrédit ? Pourquoi ces calomnies imméritées ? Pourquoi ? Les raisons en sont bien faciles à déduire. D’abord parce que le Français, trop casanier, ne se fait pas d’opinion par lui-même et admet comme vérités absolues les élucubrations de ceux qui parlent de l’Algérie sans la connaître ! Ensuite et surtout, parce que la concurrence commerciale qui existe, à raison de la similitude des produits, entre la métropole et la colonie fait des Français du Midi et des Algériens de véritables ennemis au point de vue économique. Et qui sait justement si cette hostilité du viticulteur de l’Hérault à l’encontre du colon d’Algérie ne s’est pas manifestée dans le verdict de Montpellier !

« Ce sont là des raisons principales de la scission de plus en plus profonde qui s’opère entre la France et l’Algérie, et, si les procédés de la mère-patrie continuent à être les mêmes, nous allons tout droit, et à toute vitesse, vers le séparatisme. Ceux qui nient le moment où le fossé qui se creuse de plus en plus entre les deux pays deviendra infranchissable ne veulent pas se rendre à l’évidence.

« Les Français métropolitains viennent de moins en moins en Algérie ; par contre, le nombre des Arabes augmente sans cesse et celui des Espagnols, des Italiens et des Maltais qui s’établissent dans la colonie s’accroît chaque jour. Donc, si la France ne fait pas les plus sérieux efforts pour se faire aimer de cette race nouvelle qui se crée — et elle a toujours fait jusqu’ici tout ce qu’il fallait pour s’aliéner les sympathies — avant un siècle d’ici, l’Algérie sera anglaise, allemande, russe ou américaine, mais elle ne sera plus Française. »

Cela était signé par M. René Garnier, un galant homme par ailleurs, qui a la conscience et l’absolue conviction d’être un excellent Français.

Les « procédés de la mère-patrie » ces procédés causes du séparatisme, c’est « la protection donnée à l’Arabe contre le colon ».

Cela est dit par les gens les plus raisonnables de l’Algérie.

Sur le même propos, on lisait dans les Nouvelles du 15 février 1903 :

« Ce qui nous inquiète le plus, ce n’est pas la crainte de nouveaux massacres de la part des Arabes, car, même dans le cas tout à fait improbable où l’administration faiblirait, nous saurions nous protéger nous-mêmes. Nous l’avons bien démontré en 1871 quand nous allions défendre l’Alma contre les égorgeurs de Palestro, au moment où ils envahissaient la plaine.

« Mais nous avons entendu, de la part de nos jeunes gens, qui, comme nous, ne sont pas quand même et toujours profondément attachés à la mère-patrie, ces paroles que déjà nous avons relevées lors des troubles antisémites : « Ce sera une raison de plus pour nous séparer de la France. »

« Nous n’attachons certes pas à ce propos plus d’importance qu’il n’en mérite.

« Nous le signalons cependant comme un symptôme grave de l’état d’âme des nouvelles générations, qui ne peuvent admettre des erreurs semblables à celle qui a été commise à Montpellier.

« Ce qui nous rassure, c’est que de l’excès du mal sortira certainement le remède. »

Il est inutile de relever la vantardise : « nous saurions nous protéger nous-mêmes » ; ce qui importe c’est la constatation de l’esprit séparatiste par un journal algérien qui nous traite de « rêveurs » lorsque nous faisons la même constatation.


§ IX

L’idée séparatiste aux Délégations financières de 1903.


Si vous en avez le courage lisez tout au long le rapport de M. de Soliers sur le budget étudié dans cette session.

Je vous y engage, ne pouvant, en effet, donner ici que de brèves citations.

Par l’organe de M. de Soliers les Délégations s’affirment « assemblée politique » (page 57).

Elles veulent des pouvoirs administratifs.

Elles trouvent que lorsque le Parlement français touche au budget algérien c’est une « usurpation choquante ».

Elles se plaignent de ce que leur « droit de décision tend à devenir un simple avis que le Parlement n’est pas tenu d’écouter ».

Elles veulent que la souveraineté de la France ne soit que théorique !

Reprenant une phrase de M. Berthelot disant que « la situation de l’Algérie sera celle des départements », M. de Soliers ajoute ceci :


« Pour les départements le droit que les Chambres délèguent de percevoir des revenus dans la limite fixée par elles n’a jamais entraîné en leur faveur celui de réviser un budget départemental.

« L’autorisation donnée n’est jamais qu’une affirmation théorique de souveraineté, un droit nu qui n’engendre aucune conséquence pratique. »


Après avoir morigéné le Parlement en regrettant qu’il n’y ait « aucun moyen de contraindre le législateur au respect des prescriptions qu’il a lui-même édictées » le porte-parole des Délégations financières dit son fait au gouvernement qui « se trompe dans l’usage d’un instrument qu’il a lui-même fabriqué », qui « méconnaît nettement les prérogatives des Délégations ». Le crime du gouvernement ? … Énorme… Il avait abaissé de 5 à 2 centimes la taxe postale des imprimés en Algérie sans y avoir été autorisé par les Délégations financières !…

Mais goûtez ceci :


« Nous ne voulons pas rechercher s’il n’existe pas quelque part un esprit de malveillance, des sentiments d’animosité qui se manifestent en reprenant peu à peu à l’Algérie les prérogatives qui lui ont été concédées.

« Mais il est un fait indéniable sur lequel nous voulons insister, c’est qu’il y a opposition d’intérêts entre le budget de l’État et celui de la colonie qui vient d’en être fraîchement détaché, en ce sens que ce que l’un gagne est nécessairement perdu par l’autre.

« Cette opposition qui apparaît si vive aux métropolitains dans la période de difficultés budgétaires qu’ils sont en train de traverser est à peu près irréductible, mais avec un régime d’administration autonome elle n’aurait pas pour nous les suites fâcheuses qu’elle entraîne aujourd’hui. »


Etc…, etc… Plus que ceci :


« La croissance d’une jeune société comme la nôtre sera certainement pénible, si elle n’est favorisée par les bons offices d’une direction avisée et paternelle ; elle se poursuivra cependant grâce au patriotisme des Délégations financières qui, s’inspirant des circonstances, agiront de leur mieux. Malheureusement les assemblées sont plutôt faites pour délibérer ; elles ne doivent que conseiller et ne peuvent guère agir.

« Sied-il donc à la métropole, insoucieuse de ses prérogatives, de demeurer étrangère à notre développement et de s’en remettre pour son orientation au destin ? »


Agir ! Brave M. de Soliers ! De notre Parlement français il dit que c’est « l’œil du corps politique » (page 68) ; il veut sans doute pouvoir dire de son Parlement d’Alger : œil et bras du corps politique.

Mais pourquoi s’étonner ? M. Laferrière lui-même n’avait-il pas dit (Économiste français, 18 novembre 1899) des Délégations « qu’on peut sans excès voir en elles le germe du futur Parlement algérien » ?


§ X

Le coup de trompette de M. Sénac. Les protestations.


M. Sénac qui avait étudié cette question et savait ce qu’on en vient de lire voulut y fixer l’attention du Parlement français. Il avait raison de signaler le séparatisme algérien, mais il eut le tort d’en faire un argument de discussion dans une question économique comme celle de la réforme des chemins de fer algériens.

M. Thomson protesta au nom de l’Algérie :


« L’Algérie ne songe nullement, elle n’a jamais songé à se séparer de la mère-patrie, et si elle avait jamais cette pensée impie, aucun million ne pourrait payer ce lambeau arraché au patrimoine national, mais le courant tel qu’on nous le représente n’existe pas et nous protestons au nom des sentiments de patriotisme qui existent en Algérie et devant lesquels se sont inclinés tous ceux qui n’ont pas arrêté leur enquête aux façades de la colonie et qui ont été voir les indigènes et les colons chez eux.

« … Il y a un lien puissant entre l’Algérie et la métropole ; ce lien est fait de sentiments intimes, de souvenirs communs, de douleurs et aussi d’espérances communes… Mais, en dehors de ce lion puissant, le plus solide de tous, ce serait un acte de folie de supposer que l’Algérie puisse jamais songer à se séparer de la métropole. Il y a l’attache même des intérêts économiques, les relations de chaque jour… »


M. Jonnart protesta également.

Il dit avec beaucoup de raison :


« Quand, en matière de chemins de fer et pour le plus grand bien de la colonie, vous aurez corrigé un système d’administration reconnu défectueux ; quand vous aurez apporté d’heureuses réformes à un régime que personne n’ose défendre ; quand vous aurez, non pas séparé les intérêts algériens, mais assuré une meilleure administration de ces intérêts, vous aurez imprimé un nouvel élan à la vigueur et à la prospérité de l’Algérie ; et je ne vois pas en quoi, avec toutes les précautions dont vous entourez l’opération, vous aurez détendu les liens qui unissent la métropole et la colonie.

« Plus j’y réfléchis, moins j’aperçois en quoi l’opération qui vous est aujourd’hui proposée, la remise à l’Algérie de la gestion de ses chemins de fer, risque plus que l’opération précédente, la remise des ports et des routes, d’altérer profondément la foi patriotique des Algériens et leur fidélité au drapeau. Je n’imagine pas comment leur loyalisme pourrait être désagréablement impressionné par ce fait que désormais ils auront des chemins de fer dont ils pourront se servir, qu’ils pourront utiliser pour eux et leurs produits, qu’ils ne seront plus tributaires de la diligence et du roulage, par ce fait qu’à l’inertie de quelques bureaux ministériels — M. le ministre des finances et M. le ministre des travaux publics voudront bien m’excuser — vous aurez consenti à substituer la vigilance certainement plus éclairée, plus attentive, plus experte de l’administration et des assemblées locales, s’appuyant sur les vœux des chambres de commerce et d’agriculture, pour essayer, sous votre contrôle et sous la surveillance du gouvernement, d’approprier aux exigences de la colonisation le chemin de fer, c’est-à-dire l’outil par excellence du progrès économique. Je ne conçois pas pourquoi, dès que vous aurez multiplié là-bas les transports et les échanges, dès que vous aurez donné aux Algériens cette grande satisfaction d’avoir des trains, commodes et des tarifs réduits et simplifiés, ils s’empresseront de mordre la main qui les aura comblés. »


Je ne sais pas si les Algériens mordront la main qui les aura comblés, mais je sais qu’ils ont de suite essayé de mordre celle de M. Jonnart.

À la séance du 28 mars 1904 des Délégations algériennes réunies en assemblée plénière à laquelle assistait le gouverneur, le président de la commission des finances fit la déclaration suivante :

« Après avoir étudié au point de vue financier la remise des chemins de fer à la colonie,

« La commission des finances

« Estime qu’il est de son devoir de ne pas se montrer par trop optimiste.

« Elle croit indispensable, afin de prévenir toute équivoque et toute déception ultérieure, de signaler à l’attention des Délégations la possible éventualité de nouveaux impôts. »


Il y avait en outre dans le rapport de M. de Soliers sur le budget, pour l’examen des dépenses, après un exposé de la méthode suivie par les Chambres françaises, le joli morceau que voici :


« Les Chambres ont, à de tels agissements, une excuse que vous ne pourriez invoquer. Ce sont des hommes de la majorité, des personnes de leur choix qui occupent les fonctions exécutives ; elles peuvent donc à la rigueur avoir confiance en elles et leur délivrer par avance un blanc-seing. Mais, en Algérie, les agents supérieurs de l’exécutif ne sont pas choisis par vous, ils sont nommés par la métropole ou au nom de la métropole, et sans qu’il soit nécessaire de leur manifester a priori une méfiance qu’ils ne méritent certainement pas, vous ne pouvez pas cependant les considérer comme des mandataires sûrs dont les actes doivent être approuvés les yeux fermés. »


Nous verrons tantôt que M. de Soliers va jusqu’à donner de l’autocrate au gouverneur général.

Revenons maintenant à M. Jonnart et à ses protestations contre les blasphèmes de M. Sénac. Il avait raison de dire que la question séparatisme n’avait rien à faire dans la réforme des voies ferrées algériennes. Mais il avait tort de chercher un effet de tribune en disant :


« Combien je déplore l’imprudence de ces écrivains mal informés qui ont peur des mots et qui, bien légèrement, je vous assure, jettent dans la circulation ces accusations impies, redoutables, de détachement, de particularisme — pourquoi ne pas dire tout de suite de haute trahison ? — qui retentissent douloureusement de l’autre côté de la Méditerranée, que rien, absolument rien ne justifie — je défie qu’on cite un acte ou une parole — et contre lesquelles je suis vraiment très attristé et un peu honteux d’être obligé de protester.

« Je me suis souvent demandé, messieurs, en lisant ce qui s’est écrit depuis quelque temps, comment l’esprit de dénigrement systématique et le pessimisme le plus désolant pouvaient s’acclimater si aisément dans notre pays de France, pays de soleil, pays de lumière et de clarté ! »


J’ai la plus grande affection pour M. Jonnart, surtout depuis que je le vois si maltraité par les Délégations financières, mais on ne saurait accepter qu’il appelle « dénigrement systématique et pessimisme » la constatation du séparatisme algérien qui est une réalité. Nier les questions n’est point les résoudre. Il défie qu’on cite un acte, une parole de séparatisme, c’est imprudent, car ce défi est trop facile à relever. Tout ce chapitre le montre.


§ XI

L’idée séparatiste aux Délégations financières algériennes (session de 1904).


Nous venons d’en voir une manifestation dans le regret exprimé par M. de Soliers que les Délégations ne pussent nommer elles-mêmes les « exécuteurs » du budget, c’est-à-dire le gouvernement et les fonctionnaires de l’Algérie. Mais il y en a d’autres. C’est l’esprit séparatiste qui anime les débats de cette assemblée. Certes, pour protester contre l’accusation sacrilège, impie, elle nomme président de la délégation des non-colons M. Vinci, lequel oubliant ses vœux au conseil général d’Oran, mis en cause dans les polémiques suscitées par M. Sénac, avait juré son loyalisme. Mais il ne suffit pas de jurer. Il faut prouver.

Ils ont « prouvé » dans leurs discussions sur la question des chemins de fer à la date du 14 mars 1904. C’est une question qui, solutionnée par la Chambre, soumise au Sénat, dépendait essentiellement de la souveraineté française.

M. Vinci dit : « Il faut arrêter une attitude dans cette question.

« Certes la souveraineté nationale a le droit de nous imposer ce qu’elle veut, mais encore… »

Le commissaire du gouvernement fait observer que les Délégations financières ne sont pas instituées pour réviser les votes de la Chambre des députés.


M. Vinci en est « extrêmement étonné. Nous sommes résolus à parler assez net et assez clair pour que la métropole sache si nous sommes heureux de la réforme qu’elle prépare ou si, jusqu’à un certain point, nous la déplorons…

« Ce n’est pas avec une joie complète que l’Algérie accueille le nouveau régime des chemins de fer. »


Certes M. Vinci a le droit de trouver insuffisant le cadeau de la métropole et il a le droit de le dire partout où il voudra. Mais il n’a pas le droit, délégué financier, d’ouvrir aux Délégations financière un débat sur un vote de la Chambre des députés. Cela est non seulement une naïve récrimination, mais c’est une manifestation séparatiste. C’est un fait de séparatisme.

Comme ce qu’a dit M. de Soliers :


« Nous nous étions imaginés précédemment que l’Algérie étant personne morale avait le droit de contracter avec la France.

« Nous ne pouvons pas en ce moment avoir l’air de nous mettre en rébellion contre les pouvoirs publics et le Parlement… »

Il est regrettable que le leader de l’Algérie libre, car M. de Soliers a publié un volume qui a pour titre cet outrage à la France, ne nous ait point dit à quel moment il pourra avoir l’air de se mettre en rébellion et quand il pourra s’y mettre.

Pour maintenant il avoue qu’il ne peut pas.

« Nous nous trouvons en présence d’un acte de souveraineté. La métropole nous impose de sa volonté telle et telle obligation et nous n’avons pas voix au chapitre. »

Que sont alors les députés et les sénateurs algériens qui participent aux votes du Parlement ?

Les idées de M. de Soliers sont quelquefois curieusement exprimées. Je lis dans son rapport de 1904 :

« Le Parlement, pouvoir souverain qui ne trouve de limites que dans sa propre continence, en s’associant à nos attributions entraîne dans son orbite les assemblées algériennes qui ne seront bientôt plus que des inutiles satellites. »

Il y a mieux :

« Nous aboutissons à un soi-disant partage entre le Parlement et les conseils locaux, partage dans lequel, si l’on voit bien ce qu’il y a pour nous à perdre, on ne distingue nullement ce que nous pouvons gagner. On comprend en effet qu’entre les observations présentées par la commission du budget de la métropole et celles émanant des assemblées algériennes le gouvernement n’hésitera pas dans son choix et qu’il ne prendra en considération que celles présentées par la commission du budget de la métropole, puisque c’est devant le Parlement et non devant les Délégations financières qu’il est responsable…

« Dépouiller ainsi les assemblées algériennes du droit d’initiative pour le remettre aux Chambres, des mains desquelles il glisse insensiblement aux mains du gouvernement local, c’est aller manifestement à l’encontre de la volonté du législateur qui a tenu à ce que les vœux des populations fussent débattus entre les élus et le gouvernement local et non point autocratiquement interprétés par ce dernier tout seul.

« … On ne peut pas dire que le Sénat nous exproprie de notre droit d’initiative en s’y associant ; mais en revanche, ce qui est tout aussi dommageable, il empiète sur notre contrôle financier qu’il annihile. »


Cela ne vous suffit encore pas… Vous ne voyez pas encore assez nettement traduit l’esprit séparatiste des Délégations financières, voici mieux, toujours mieux :


« Le Parlement n’a pas à connaître du budget algérien qui est un acte administratif…

« Le budget algérien se suffit à lui-même sans qu’il ait besoin d’être vivifié par une intervention étrangère. Vis-à-vis de lui les Chambres n’ont qu’un seul droit qui regarde seulement la recette et non la dépense ; ce droit… ne peut comprendre celui d’imprimer une orientation politique algérienne ou de remanier notre budget, c’est là une vérité indiscutable » (Pages 10 et 11.)


Il n’est pas possible d’affirmer plus clairement l’idée séparatiste qu’en disant : le Parlement n’a pas le droit d’imprimer une orientation à la politique algérienne.

Comme toujours le rebelle ajoute l’insulte à sa révolte, M. de Soliers a subi cette loi, car il a dit :


« Enfin est-il bien sûr que nos successeurs bénéficieront seulement des économies que la métropole nous convie à amasser ? » (Page 29.)


De quel droit cet Algérien met-il ainsi en suspicion l’honnêteté de la métropole ?

N’est-elle pas aussi d’un clair séparatisme, cette déclaration du délégué Pinelli :


« La suppression des préfets s’impose, car ce sont des fonctionnaires de la métropole payés par le budget de la colonie qui, s’occupant de politique générale, empêchent la plupart du temps l’unité administrative de l’Algérie. » (Dél. financ., 1er vol., 2e partie, p. 338.)


Et le vœu de remplacer la gendarmerie par une police rurale… aux mains des maires ?

Et le vœu qui montre l’assemblée s’occupant des mesures militaires à prendre dans le Sud oranais ?

Et toute la discussion relative à la Banque de l’Algérie ?

Et ce M. Joly qui pose cette question de principe :


« Une loi métropolitaine, un arrêté ministériel ou un décret sont-ils de plein droit applicables à l’Algérie quand ils ont une répercussion budgétaire ? »


Et ce M. Jourdan qui répond :


« Il est impossible d’établir un budget si à un moment donné la métropole peut le bouleverser. »


Et ce M. Vinci qui corrige :


« Heureusement nous avons un Parlement très sage. »


Et ce M. Bouché qui insiste pour faire affirmer le principe…

Et ce M. Aymes qui veut savoir :


« Il faut que nous soyons certains qu’une loi ou un décret à répercussion budgétaire ne peuvent pas nous être appliqués contre notre gré. »


Si cela n’est pas du séparatisme, que faut-il donc… l’émeute comme sous M. Vuillermoz… que le drapeau national soit amené comme sous M. Régis ?…

D’ailleurs, je ne suis pas le seul à constater cela et malgré son optimisme de fonction, de commande, lorsque M. Loubet reçut eu Algérie la harangue de M. Bertrand, président des Délégations financières, il ne put s’empêcher de lui dire :


« L’Assemblée que vous présidez est une marque éclatante de la confiance de la métropole envers l’Algérie.

« Par votre sagesse, par votre modération, par l’usage pondéré que vous ferez de vos attributions, vous prouverez que ce que vous espériez était légitime, et j’espère que vous ne ferez jamais regretter à la France de vous l’avoir accordé. Par le bon usage que vous en ferez, vous nous convaincrez que vous êtes dans la bonne voie.

« Vous avez parlé d’un passé irrémédiablement condamné ; vous avez sans doute fait allusion au système des rattachements. Je le crois et je désire comme vous que ce système soit condamné, mais il ne faudrait pas abuser des institutions nouvelles pour les faire regretter.

« Je suis certain que vous n’en abuserez pas, que vous n’en userez que pour la prospérité du pays et pour la grandeur de la République. »

Eh bien ! ils abusent et il serait grand temps qu’on leur rappelât que l’Algérie, c’est toujours la France, que le Parlement français a le droit d’en orienter la politique et qu’une loi française, quelle qu’elle soit, du moment que c’est une loi, ne saurait plus être soumise à l’approbation d’une assemblée quelconque, provinciale ou coloniale.


§ XII

La réalité du séparatisme algérien constatée,
niée, excusée, expliquée.


La preuve est faite.

Qu’on donne au séparatisme algérien le nom que l’on voudra, la réalité en est prouvée. Elle est.

M. Leroy-Beaulieu, qui l’a constatée, nous dit que c’est l’autonomie et qu’elle est ridicule.

« En vérité le mot autonomie invoqué par nos colons est trop ridicule quand les aspirants autonomes seraient, si on les abandonnait à eux seuls, 1 contre 15 dans notre possession d’Afrique. »


L’idée qui vient logiquement aux hommes raisonnables quand ils n’ont pas étudié l’esprit algérien, les sentiments algériens traduits par les écrits et les faits algériens, c’est que le séparatisme n’existe point parce que, incapables de vivre séparés de la métropole, les Algériens ne sauraient avoir le désir de s’en séparer.

C’est ainsi que je lis dans la thèse pour le doctorat en droit de M. Le Doré :


« Il est certain que si l’Algérie pouvait équilibrer son budget à l’aide de ses seules ressources, que si toute liberté lui était laissée dans la gestion de ses finances, des tendances séparatistes se feraient probablement jour. La colonie arrivée à un état de prospérité semblable à celui de l’Australie serait peut-être tentée de secouer la tutelle de la métropole qui constituerait une charge sans compensation. Mais telle n’est pas la situation de notre grande possession africaine. Elle ne pourra d’ici un long temps se passer de l’aide de la France. »


On ne doit pas se contenter de croire qu’un sentiment n’existe point simplement parce que ce sentiment serait ridicule, fou, s’il existait ; on doit chercher s’il existe. C’est ce que j’ai fait. Et j’ai trouvé qu’il existait en 1870 et qu’il existe encore en 1904.

Mes preuves montrent qu’il ne s’agit point d’une légende, comme le disait il y a quelques mois. M. Bertrand remerciant M. Jonnart en ces termes :


« Vous avez proclamé bien haut qu’il n’y avait en Algérie que de bons Français. Vous en avez fini avec la légende du séparatisme. Au nom de mes collègues des Délégations je vous en remercie. »


Mes preuves montrent aussi qu’il ne s’agit point d’une chose ancienne, à jamais disparue, comme l’affirmait M. Casteran, écrivant dans un article du Sémaphore : « L’Algérie de 1904 ne ressemble pas à celle de 1898. Elle a opéré une évolution complète. » L’esprit des hommes — fussent-ils Algériens — ne change pas en six ans ; même celui du fameux invalide à la tête de bois, car, si mes souvenirs sont exacts, la chanson qui nous en égayait jadis affirmait que le tourneur, à chaque fois, n’en modifiait que la bouche aux fins d’en rajeunir la sensibilité aux liqueurs fortes, mais en respectait le cerveau. Quelques années suffisent peut-être aux Algériens pour qu’ils prennent le goût d’une nouvelle marque d’anisette ou d’absinthe ; mais la mentalité d’un groupe d’hommes ne change pas si vite. Je n’ai pas besoin de dire : ce changement ne saurait être. J’ai montré qu’il n’est pas.

Le sentiment séparatiste existe en Algérie :

1o En vertu des lois qui régissent l’évolution normale des sociétés humaines et rendent les colonies installées au loin de la métropole comparables à des filles établies hors de la maison de leur mère ;

2o En résultat de mobiles particuliers à l’Algérie. Ces mobiles sont que :

— L’élément français qui a dirigé la politique intérieure de l’Algérie était un élément d’origine hostile au gouvernement de la métropole. Seeley a montré le dissentiment religieux de l’origine des colonies anglaises de l’Amérique du Nord agissant dans la sécession. J’ai dit plus haut le dissentiment politique de l’origine du peuplement français d’Algérie. Il agit dans le séparatisme d’aujourd’hui.

— L’élément qui domine le peuplement européen et influence violemment le peuplement français d’Algérie est étranger.

Le caractère du séparatisme algérien diffère de celui des séparatismes que l’on peut étudier dans l’histoire de presque toutes les sécessions.

M. de Lanessan nous dit que :

« L’esprit local est toujours avivé et transformé en tendance révolutionnaire et séparatiste par les maladresses et les abus de pouvoir de la métropole. Préoccupée avant tout de ses intérêts particuliers, celle-ci impose à ses colonies des obligations qui lèsent leurs intérêts, blesse les colons et finit par provoquer leur rébellion et la proclamation de leur indépendance. »

Rien de tout cela en Algérie. Les Français d’Algérie ont payé moins d’impôt que ceux de la métropole. On leur a donné des terres. La métropole les a nourris de la circulation des cinq milliards de francs dépensés, en surplus de ses recettes, pendant 70 ans dans la colonie. Jamais sous l’Empire les intérêts des Algériens ne furent lésés par la métropole ; depuis la République ni leurs droits ni leurs intérêts n’eurent à souffrir.

Les sentiments séparatistes qui mettent généralement en révolte les colons proviennent d’une réaction contre l’oppression, contre la tyrannie, contre l’exploitation des métropoles. On vit cependant les colons des États du Sud, lors de la guerre de Sécession, essayer de briser pour une cause immorale le lien qui les unissait aux États du Nord. C’est un phénomène de même genre et aussi odieux que les séparatistes algériens offrent à nos études. C’est parce que la France ne leur donne pas toute liberté dans l’exploitation de l’indigène qu’ils pensent, écrivent et agissent en séparatistes. J’en ai donné plus d’une preuve au cours des chapitres qui précèdent ; on en verra d’autres encore dans mon ouvrage sur la question indigène.

Un phénomène que l’on doit noter également dans cet ordre de faits du séparatisme est celui-ci :

L’influence du pays, du climat, du fractionnement géographique des régions, de la « loi du travail local » a toujours agi sur les habitants de l’Afrique du Nord en « fractionnant » les peuples, en les « particularisant ». Les auteurs en constatant ce phénomène dans le peuplement arabe en ont même tiré cette conclusion que le musulman n’avait pas l’idée de patrie, etc., etc…

Lisez cette coupure du Colon oranais, avril 1903 :


« L’émotion qui, dit-on, s’est emparée de la population algérienne en apprenant la démission de M. Revoil nous semblerait fort compréhensible. L’ex-gouverneur avait, en effet, pour le département d’Alger des tendresses de père. Il lui aurait sacrifié, sans aucun scrupule et jusqu’à la dernière prérogative, les intérêts les plus sacrés des deux autres départements si ceux-ci n’avaient fait bonne garde et montré les dents. Le défunt gouverneur était — ce n’est un secret pour personne — centralisateur à outrance.

« On comprendra que, dans ces conditions, nous éprouvions quelques hésitations à mêler nos regrets à ceux des Algérois et à nous associer à la douleur qu’exprime si éloquemment, en leur nom, la Dépêche algérienne. »


J’en pourrais reproduire des milliers qui montrent le même esprit particulariste sur tout propos. Quelques semaines en Algérie suffisent à l’observateur pour qu’il sache voir les manifestations de cet esprit particulariste qui ajoute un nouveau ridicule au sentiment séparatiste.

Les Algériens sont unis comme « race nouvelle » et contre la métropole et contre l’indigène.

Mais laissés « entre eux » leur union cesse, il n’y a plus d’Algériens. Il y a des Algérois, des Oranais, des Constantinois, etc., il y a des quantités de groupes locaux, particularistes à l’excès.