La Vérité sur l’Algérie/06/14


CHAPITRE XIV

Pour que l’individu vive. Manger. Boire. Gourmandise. Ivrognerie.


Nous avons noté les modifications dues à la manière dont la « nouvelle race » a été installée dans le pays. Voyons celles qui tiennent au fait de l’effort pour vivre dans le pays nouveau en essayant de s’y adapter. J’ai brièvement indiqué déjà au chapitre des modifications physiques l’influence de la suractivité imposée aux fonctions de nutrition et de génération. Voyons sur ce propos les modifications de mentalité, celles qui dépendent du manger, du boire, la gourmandise, l’ivrognerie.

Leur « manger » m’a impressionné vivement. Mon carnet de voyage de 1903 a cette longue note que je ne corrige pas. Je transcris.

Le nomade arrivant du désert, où il aura crevé de faim des mois, n’a point la voracité que les gens bien élevés et du régime repu ont ici devant les tables « cher ». Elle m’effraie, leur animalité sur la langouste et le bifteck. Ils en portent la livrée. Ils ont bajoues, panses, graisses, qu’ils méprisent chez le Turc, mais qu’ils ne voient pas sur eux. « Cochon de Turc » est leur mot lorsqu’ils voient le Maure promener en lente majesté son ventre que les burnous rendent noble. Ils ne veulent pas voir que leur panse, à eux, ballotte sous un veston sans noblesse.

« La sobriété méridionale est une légende. Voyez Marseille. Les gens y sont maigres quand ils n’ont pas le sou. Mais, comme les Turcs, dès qu’ils ont « de quoi » ils prennent du ventre… et le remplissent du mieux qu’ils peuvent.

Cependant à Marseille, en Italie du Nord, sur la Riviera, sur les bords méditerranéens en contact avec les terres froides, la goinfrerie conserve quelque grâce. Elle a bonne humeur, légèreté même. Il y a des panses marseillaises qui sont sveltes. Les bajoues du courtier qui se remplit de « pieds paquets » et bave de sauces lourdes ne sont pas ignobles ; l’œil bon enfant qui les éclaire ne permet pas qu’on les prenne au tragique ; et l’effroyable labeur des bouches énormes aux dents brillantes, qui broient les os des petits oiseaux, les arêtes des poissons, qui déchirent les viandes, qui hachent, triturent, mastiquent, engloutissent, toute cette mécanique où sont en jeu les forces des bêtes carnassières, de celles qui rongent, de celles qui ruminent et de celles qui happent, lapent et lèchent, tout cela disparaît sous le bon sourire des lèvres rouges ; on ne voit plus l’entonnoir, le gouffre, mais la musiquette à mots aimables, gras quelquefois, gais toujours. La voracité du mangeur n’est point la répugnante animalité de la bête affamée, c’est le bon appétit de France… un peu exagéré… comme les bonnes histoires de Marseille… et voilà tout.

En Alger, sur l’autre rive méditerranéenne.

Sur celle qui touche au sud les déserts où les êtres ont toujours faim, où les félins poursuivent des semaines la proie qui fuit, rare, où les fauves courent des jours et des nuits de la source boueuse à l’herbe maigre ;

Sur la rive en contact au nord avec la mer apporteuse d’émigrants aux dents longues, épaves d’Espagne, épaves d’Italie, épaves de Malte, épaves de partout, épaves humaines plus maigres que les bêtes du désert ;

Sur cette terre algérienne, quand l’affamé trouve la table servie… alors c’est bien le remplissage. Et le vrai.

Cet homme qui « engloutit », pourquoi sa hâte à vider assiettes, plats et saucières… pourquoi ? Ce n’est pas lui qu’il nourrit ; c’est toute une lignée de malheureux qui vécurent squelettes dans les Espagnes et dans les cimetières caillouteux des sierras ne rendirent à leur terre sèche que des os maigres. Et cet autre, et ces autres, ce qu’ils vengent en mangeant avec rage c’est toutes les misères des milliers de pouilleux qui n’eurent en des siècles que des poux à se mettre sous les dents pour faire gras dans les Pouilles.

C’est toutes les famines séculaires de la Méditerranée que la vieille mer en son reflux hispanique et latin, et grec, et syriaque, et maltais, et mahonnais jette sur Alger avec ses écumes…

Le Français dont les aïeux eurent moins faim, porté par sa destinée sur les mêmes rives, perdu en cette marée qui monte, comme les affamés de Catane ou de Valence, lui aussi croit qu’au lieu de manger il doit s’empiffrer… et le pauvre y perd ses dents, y perd son estomac… voyez Vichy… voyez la fortune du dentiste en Alger.

Il y a quelque chose de pareil aux États-Unis d’Amérique. La race nouvelle y part aussi de la gueule pour avoir trop vite rempli sa faim.

Boire. Une bonne part de « l’échauffement » algérien — ce que les orateurs parlementaires disent l’ardeur impétueuse du jeune peuple — tient à l’alcool. M. Cambon me disait un jour que toutes les fois que les Algériens font de la politique bruyante il faut songer à l’alcool bu, aux absinthes, à l’anisado. Tout le monde boit. Tout le monde veut de l’alcool. On dirait que l’Européen en sa crise de transplantation devine, sent qu’il faut à ses nerfs inquiets un secours. Et il ne le demande pas aux toniques des nerfs comme le vin Mariani, mais à l’alcool violent, aux apéritifs tueurs.

L’assommoir tient une place énorme, dans la vie algérienne. Il est une institution politique. En France également. C’est vrai. Mais beaucoup moins qu’en Algérie dans la « nouvelle race » qui exagère nos défauts, nos vices, avec un tel entrain qu’il ne lui en reste plus lorsque c’est nos qualités qui sont en jeu. En tout cas je ne crois pas que des grandes assemblées françaises discuteraient la question cabaret comme elle fut discutée cette année aux Délégations financières algériennes.

M. Grosclaude y dit (Compte rendu, 2e volume, 2e partie, page 87) :


« … Dans beaucoup de villages dont la population ne dépasse pas 300 habitants, il ne peut, aux termes de la loi, être ouvert qu’un seul débit. Or, dans ces petits centres, il y a généralement deux çofs, et la situation actuelle est une source continuelle de disputes. Au conseil général d’Oran, nous avions adopté un vœu tendant à ce que, par exception, dans ces petits villages, deux débits puissent être ouverts. Je vous prie de vous associer à ce vœu qui me paraît très légitime. »


Et M. Tedeschi :


« Il faudra encore que l’administration ait le soin de choisir un débitant dans chaque çof. »


La mairie, l’élection cantonale, l’élection départementale, l’élection législative, l’élection sénatoriale ne peuvent nourrir tous les électeurs d’Algérie ; c’est pour cela qu’il y a deux çofs. Le çof qui possède le pouvoir nourricier et celui qui le convoite. Mais manger et vouloir manger donne à tous également soif, et c’est pour cela que, s’il n’y a qu’une seule mairie où mangent alternativement les çofs, il faut deux cabarets où les deux çofs puissent boire simultanément.

Dans ce délicieux pays qui fait tant de vin, où les distilleries « personnelles » ne peuvent se compter, on a importé suivant la statistique officielle pour l’année 1902 :

22.453 hectolitres de vins divers ;
3.021.400 hectolitres de bière ;
67.228 hectolitres d’alcool pur.

L’Algérie a bu pour 6.376.000 francs de liquide importé… sans compter ce qu’elle produit, et ce dont personne ne peut donner l’évaluation.

Il y aurait bien, dans la statistique, à comparer les vins récoltés et ceux exportés : mais les totaux seraient : récolte 4.353.827 hectolitres et, pour l’exportation, 4.444.827 hectolitres. Et alors c’est difficile à concilier, car il faudrait admettre que l’Algérie importe des vins pour les réexporter… Plus tard, quand les statistiques seront bien faites, on pourra dire exactement ce que boit l’Algérien. Pour le moment nous savons seulement qu’il boit… beaucoup. Et que l’alcoolisme, lequel ne nous épargne pas en France, ne l’épargne pas davantage, plus dangereux, plus pernicieux encore là-bas qu’ici. Et que cet alcoolisme explique l’agitation, les violences, les incohérences, les versatilités d’humeur chez les uns, les idées fixes chez les autres, et dans la masse cette extraordinaire faculté d’oubli qui fait que les crimes de la veille sont de bonne foi niés le lendemain parce que personne ne s’en souvient plus. En 1900, M. Max Régis avait toute la population d’Alger pour complice. En 1904, personne ne se souvenait de l’avoir connu.

L’Algérie « consomme » 789.131 kilogr. de « gobeletterie verre et cristal » et 3.187.002 bouteilles. Voilà pour le contenant. Imaginez ce qu’il y passe de contenu !

Et cela motive une importation de 1.747 kilogr. d’iodures et d’iodoforme… On sait que la population indigène n’est pas encore faite aux médicaments européens… qu’elle ne consomme pour ainsi dire que ceux dont on lui fait cadeau ?… alors… oui !… Une importation de 65.630 kilogr. de bicarbonate de soude. L’Arabe n’en consomme pas. Le « pataouette » non plus. Réduisez. Puis essayez de vous représenter la collection de gastrites qu’il y a derrière ce chiffre de douaniers… et que, s’ils mangent tous, beaucoup ne digèrent pas… La race s’acclimate.

Quant aux bromures, si vous voulez un chiffre de comparaison, voici celui des éponges importées : 1.498 kilogr. d’éponges (y compris celles d’industrie) pour 1.747 kilogr. de bromures.

Et encore réfléchissez. Cela n’est pas des phrases, n’est pas des impressions de touriste.