La Vérité sur l’Algérie/05/07


CHAPITRE VII

Sur le mobile « affaires particulières » dans notre extension au Sud.


Dans cet ordre de faits il faudrait des volumes pour le détail. Mes notes font un amas. Données toutes, ce ne serait que répétitions fastidieuses. Je ne peux, je ne veux prendre ici que les faits principaux, les événements typiques, les idées maîtresses. Mon but n’est point de vous donner la chronique, les annales de l’Algérie, mais de vous apporter la lumière qui, sur le propos de l’Algérie, vous permettra de voir les réalités de notre action coloniale et de les comprendre.

Vous avez vu l’affaire de début. Vous savez qu’il n’y avait là rien de civilisateur. Vous savez aussi que dans la suite de nos moyens d’action les considérations d’humanité furent toujours négligées ; qu’il n’y eut aucun progrès moral dans l’emploi de nos moyens « pacificateurs » ; que le seul progrès fut dans l’efficacité de nos instruments de destruction. In-R’har qui est d’hier pointe le record. 1.200 personnes, de tout âge, hommes, femmes, enfants montrant peu d’empressement à recevoir notre civilisation, notre libération, notre protection, pour être bien sûrs qu’ils n’y échapperont pas, on en tue 1.038. C’est de l’ouvrage propre et rapide. À navrer les mânes de Rovigo, de Pélissier… et d’Attila.

Par ces procédés le drapeau qui, en 1830, fut planté blanc sur les murs d’Alger, soixante-dix ans après fut hissé tricolore au-dessus des palmiers du Touat.

Vous penserez qu’avec tout le sang, celui du conquérant et celui du conquis, ce drapeau ne devait être que rouge. Mettons que le blanc qui reste c’est la candeur du peuple qui a supporté cela, que le bleu c’est le reflet non d’un céleste azur mais du papier, des billets de toutes les affaires. Oui, c’est bien cela. Cruauté sanguinaire des exécuteurs ; bénéfices des lanceurs ; candeur du peuple qui sans jamais se lasser paie les uns et les autres. Car le beau, le superbe en toute la suite des affaires d’Algérie c’est qu’en fin de compte elles sont payées non par l’Algérie, par le pays conquis, mais par la France, par le pays conquérant.

Le mécanisme de cette suite ? Excessivement simple.

C’est la prise d’Alger. Immédiatement les spéculations immobilières, l’agio sur les propriétés volées met en goût. Il faut s’étendre. Par sécurité ? Pour garder ce qu’on a ? Du tout. On n’avait pas fait la guerre aux Arabes, on ne l’avait faite qu’aux janissaires. Les Turcs vaincus, chassés, pour en garder le domaine conquis le moyen le plus simple c’était de vivre en paix avec les Arabes qui ne demandaient que cela.

Mais tous les conquérants n’étaient point nantis. Il en venait d’autres. La fortune des premiers arrivés faisait saliver les suivants. Marche, France… marche ! Tu devais donner de la terre aux fils qui t’en demandaient… Si encore il n’y avait eu que des Français !… Pour la donner, la prendre. Pour la prendre, faire la guerre. Pour en assurer la possession à qui la recevait, occuper. Prendre et occuper aux frais du budget métropolitain.

Notre occupation du Sud qui est aujourd’hui sur la route de Tombouctou s’est faite ainsi, magnifiquement « vissée » à la métropole. Quand le Parlement est consulté, c’est pour payer. Il clame, il réclame, il grogne, ronchonne, mais paie,… nous fait payer.

Ne protestez point quand je dis que c’est l’unique souci de protéger les affaires particulières qui nous poussa dans le Sud, nous mit dans l’engrenage où, grâce au régime des responsabilités dispersées, atténuées, annihilées qui est celui de notre République nous sommes condamnés à demeurer jusqu’au bout du rouleau… Trivial mon langage, je le sais… mais l’ordure poisse aux mains qui la traitent. Parler de ces sales choses empoisonne le langage. Ne protestez pas, ai-je dit, quand j’attribue le mobile affaires à notre pénétration dans le Sud, car ce n’est point ma parole méprisable de pamphlétaire haineux, bouffon (Voir la suite dans les publications coloniales) que vous mettriez en suspicion, en doute, c’est les affirmations respectables d’un honorable général, de M. Saussier.

J’ai publié cela dans mon livre sur la Question du Maroc, avec tous détails. Les voici résumés dans un article de l’Aurore que j’intitulais le Pourquoi de Figuig.

Ce pourquoi est celui de l’action militaire dans le Sud algérien, dans le Sahara, dans le désert où, en 1845, lorsque nous avons négocié le traité de paix avec le Maroc, nul homme sérieux ne pouvait prévoir que la France aurait moins de sagesse que Carthage, que Rome, que les Vandales, que les Turcs et irait, à grands sacrifices, conquérir du caillou.

Ce traité de 1845, dont on parle beaucoup, toujours dans la presse quotidienne, sans le citer, et qu’en dehors des « spécialistes » peu de gens lisent, dit, en ce qui concerne le Sud :

« Art. 4. — Dans le Sahara, il n’y a pas de limite territoriale à établir entre les deux pays, puisque la terre ne se laboure pas et qu’elle sert seulement de passage aux Arabes des deux Empires qui viennent y camper pour y trouver les pâturages et les eaux qui leur sont nécessaires. Les deux souverains exerceront de la manière qu’ils l’entendront toute la plénitude de leurs droits sur leurs sujets respectifs…

« Art. 5. — … Les ksour qui appartiennent au Maroc sont ceux de Yiche et de Figuig…

« Art. 6. — Quant au pays qui est au sud des ksour des deux gouvernements, comme il n’y a pas d’eau, qu’il est inhabitable et que c’est le désert proprement dit, la délimitation en serait superflue. »


On ne parlait pas du Touat en ce traité, pas plus d’ailleurs que de Tombouctou, où s’exerçait l’autorité du Maroc, parce que ces régions étaient séparées de l’Algérie par le désert comme par une mer et que jamais les Turcs, dont la France prenait la succession dans le traité de 1845, n’avaient songé à ces pays d’au delà le désert.

L’idée de tout le monde alors (et, si quelqu’un avait osé faire prévoir ce qui se passe aujourd’hui, la nouvelle conquête aurait été abandonnée sous une poussée de l’opinion publique, en ce temps plus puissante qu’aujourd’hui), l’idée admise c’était que l’occupation de l’Algérie serait bornée par l’étendue des terres fertiles ; qu’on imiterait l’exemple du Turc ; qu’on resterait comme lui dans la zone marine ; qu’à peine on aborderait la zone montagneuse ; que jamais on ne se risquerait sur les Hauts Plateaux ; encore moins dans le Sahara.

C’était l’idée raisonnable.

Pourquoi l’a-t-on abandonnée ? Pourquoi s’est-on avancé dans le Sud ?

Ce ne pouvait être pour y chercher de nouvelles terres de colonisation. La montagne ne peut nourrir plus d’indigènes que ceux qui alors y habitaient. Le climat et le sol des Hauts Plateaux ne permettent pas qu’on y fasse autre chose que ce qu’y faisaient alors les indigènes, c’est-à-dire faire paître quelques troupeaux transhumant du Nord au Sud et réciproquement, suivant la saison. Cela on le savait. Et, si on ne le savait pas, il était facile de s’en rendre compte.

Est-ce par raison politique et pour empêcher les gens des Hauts Plateaux, les Sahariens, de menacer nos bonnes terres de colonisation ?

Le général Chanzy écrivait en 1870 :


« Placées aux deux extrémités de deux États impuissants à les maintenir, les tribus de la zone frontière… étaient satisfaites d’une vie de troubles… préférable pour elles à un ordre de choses régulier qui eût pu porter atteinte à leur indépendance. Toutefois, ces querelles… étaient, pour ainsi dire, locales, et l’un ou l’autre des gouvernements intéressés ne pouvait y voir aucune menace pour la tranquillité générale. »


Ainsi, un général, qu’on ne saurait cependant accuser d’avoir été un ennemi systématique des expéditions militaires, affirme que rien ne nous forçait à aller nous occuper des querelles endémiques chez les tribus que nous venons de saluer à la mélinite.

En 1874, un diplomate, M. Bourée, ministre de France à Tanger, disait sur le même propos :


« Dans le Sud, le fusil est le dernier et quelquefois le premier argument. Là errent les tribus qui peuplent le Sahara algérien et le Sahara marocain… Ces tribus s’arrangent entre elles ; si, au lieu de s’arranger, elles se battent, l’empereur du Maroc n’y peut rien et nous pas davantage ; là, surtout, il y a des traditions et des besoins plus forts que tous les traités… »


Ces gens qui ne nous menaçaient point, qui étaient habitués à se battre entre eux, est-ce donc par charité chrétienne, puisque nous ne pouvons attendre aucun bénéfice territorial ou militaire de notre action, que nous avons été en soumettre une partie ?

Un rapport du général Saussier, rapport daté de 1882, répond à cette question :


« L’obligation de protéger les Hauts Plateaux, où le gouvernement avait donné d’immenses concessions à la Compagnie franco-algérienne, nous a entraînés dans les ksour avec la résolution d’y être les maîtres. Or cela ne pouvait être qu’à la condition expresse de posséder les montagnes qui les dominent ainsi que les tribus qui les habitent… »


Ce rapport était, je dois le dire, confidentiel et figure dans les archives du gouvernement général d’Algérie.