La Vérité sur l’Algérie/05/01

Librairie Universelle (p. 69-72).


CHAPITRE PREMIER

Quelques opinions. De Bourmont. Clauzel. Jules Ferry. Étienne. P. Leroy-Beaulleu. Mercier. Reclus.


Dans le livre où j’ai établi ce que le commun croit sur le propos de l’Algérie j’ai montré quelques opinions de gens affirmant que le souci de combattre pour les intérêts supérieurs de la civilisation nous a conduits « en Alger », autant que le devoir d’y punir une insulte.

Il convient d’en ajouter quelques-unes. Vous savez les plaintes de l’Europe contre la piraterie d’Alger, et le coup d’éventail, l’insulte.

Lorsque les troupes du corps expéditionnaire s’embarquèrent, M. de Bourmont leur adressa une proclamation où je lis :


« L’insulte faite au pavillon français vous appelle au delà des mers… Les nations civilisées des deux mondes ont les yeux fixés sur vous ; leurs vœux vous accompagnent ; la cause de la France est celle de l’humanité, montrez-vous dignes de cette noble mission. »


Quelques siècles auparavant la cause de la France était celle de Dieu. Gesta Dei per Francos.

M. Clauzel ajoutait, lui, quelque chose à l’humanité. Dans l’une de ses proclamations de la campagne de la Mouzaïa, je lis :


« Nous allons franchir la première chaîne de l’Atlas, planter le drapeau tricolore dans l’intérieur de l’Afrique et frayer un passage à la civilisation, au commerce et à l’industrie Vous êtes dignes, soldats, d’une si noble entreprise. »


Et depuis, toujours ce fut la même note, la même chanson, le même refrain.

Jules Ferry, dans son discours du 5 novembre 1881 sur les affaires de Tunisie, à la Chambre s’écriait :


« L’expédition de Tunisie, c’est la France qui la faisait, c’est la France qui la voulait et qui l’a acclamée. Elle l’a acclamée, non pas comme une promesse de victoires, de ces victoires faciles du fort contre le faible, mais par un sentiment plus élevé, embrassant à la fois un grand intérêt national à sauvegarder, et cette idée qu’en allant en Tunisie la France faisait un pas de plus vers l’accomplissement de la tâche glorieuse que ses destinées lui confient dans l’Afrique du Nord, le triomphe de la civilisation sur la barbarie, la seule forme de l’esprit de conquête que la morale moderne puisse admettre. »


Verba !

Dans le premier numéro de la Revue franco-musulmane (1902), M. Étienne écrit :


« Charles Martel, saint Louis, Bonaparte, les héros qui en 1830 plantèrent pour jamais notre drapeau dans les États barbaresques, en même temps qu’ils imposent la force de nos armes, établissent le prestige de notre grandeur civilisatrice et morale aux yeux des fervents adeptes du Coran… »

Vous vous dites que des généraux, des avocats, des courtiers versés dans le parlementarisme, c’est excusable de parler ainsi… Voici l’économiste.

Les « destinées » qu’invoque Jules Ferry, l’économiste les voit dans la nature :


« L’audace des deys survivant à leur force amena la France à se saisir d’une terre qui était dévolue par la nature aux nations civilisées de la Méditerranée. »


Ailleurs le même économiste à la nature ajoute les « événements fortuits ». Il dit :


« Ce fut une conquête sans préméditation amenée par des événements fortuits… Une insulte de la part d’un souverain barbare, le refus des réparations exigées, le besoin de détourner l’attention publique des affaires intérieures furent les circonstances minimes et contingentes qui nous amenèrent en Afrique. C’est la seule fois qu’une grande entreprise de colonisation ait eu son origine dans une question de point d’honneur national. »


L’économiste, vous l’avez reconnu, c’est notre Leroy-Beaulieu, l’augure, le dieu…

La série n’est pas complète. Nous venons de voir : la punition de l’insulte, la cause de l’humanité, la destinée glorieuse, le dévolu de la nature, l’événement fortuit. J’ai trouvé dans les livres de M. Mercier la « conquête providentielle » et dans Reclus, qui ne croit pas à la Providence, la « force des choses ».

On peut négliger M. Mercier. Mais Reclus !… Est-il admissible qu’un grand savant nous dise que la conquête de l’Algérie jusqu’au Sud « se fit par la force même des choses, malgré les incertitudes de plan, les changements de politique, les reculs temporaires ?… »

La force des choses ? Qu’est-ce que cette fatalité nouvelle, que cette providence des matérialistes ? L’engrenage dont parlent les fonctionnaires irresponsables… je sais… mais l’engrenage se met-il seul en action, marche-t-il sans moteur ? Non. Dans toute cette histoire de la conquête algérienne, de la prise d’Alger à celle d’Insalah, qui est d’hier, à celle des forts marocains qui sera de demain, il y eut, mettant nos machines politiques, parlementaires, gouvernementales, militaires en action, des volontés absolument conscientes, sinon du but d’intérêt général, au moins des résultats d’intérêts particuliers. Cherchons-les.