La Vérité délivre - Chronique de 1916

La Vérité délivre - Chronique de 1916
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 721-757).
LA VÉRITÉ DÉLIVRE [1]
(CHRONIQUE DE 1916)


PERSONNAGES
PIERRE VAUCROIX.
RICHARD LABRUNIE.
BERNARDINE VAUCROIX.
JULIE D’HESPELLES.
Un Domestique.
La scène est à Paris, en février 1916

Le cabinet de travail de Vaucroix. Livres. Objets d’art. Tableaux. Impression d’un luxe sobre. Dix heures et demie du matin.

SCÈNE PREMIÈRE
PIERRE VAUCROIX, RICHARD LABRUNIE

Tous deux sont en uniforme d’officiers. Labrunie, amputé du bras gauche, entre en tendant la droite à Vaucroix.

LABRUNIE.

Bonjour, Vaucroix. Comment as-tu dormi, pour ta première nuit de Paris ? On est tout de même mieux avenue Marceau que dans une forteresse d’Allemagne. Pas vrai ?

VAUCROIX.

Je n’y crois pas encore. Pense donc. L’autre samedi, — ça fait neuf jours, — je ne savais pas que j’allais être échangé... Je ferme mes yeux. Je suis là-bas, dans mon cachot. Je les rouvre. Je vois mes livres, mes tableaux, toi, mon vieux Labrunie… Je rêve. Un sous-officier boche va entrer et me dire : « Comment allez-fous, lieutenant ? Foulez-fous un chournal bour afoir la févité ?… » Et il me tendait la Gazette des Ardennes, et je lisais, malgré moi. (il se passe les mains sur les yeux.) Ah ! ces derniers mois, ceux de l’internement, quel cauchemar ! Les autres, — toute une année à l’hôpital pourtant, — ça n’était rien. Souffrir dans sa chair occupe. Mais ces cinquante-cinq jours à Spandau, à fiévreusement attendre l’évacuation ! Se rendre compte qu’à douze heures de chemin de fer, l’existence même de votre pays est en train de se jouer ! On va tour à tour de l’extrémité de la crainte à l’extrémité de l’espérance. Mais c’est l’espérance qui domine. Quel coup, quand j’ai appris à la frontière suisse que la guerre avait à peine bougé depuis la Marne !

LABRUNIE.

Évidemment, nous attendions mieux dans nos tranchées devant Ypres. Tout de même, les Allemands ne sont pas à Paris. Ils n’y viendront pas. Nous tenons le bon bout. Le vrai chagrin, vois-tu, c’est de ne pas être du coup de chien. Si mon bras était tout à fait guéri seulement ! Puisque c’est le gauche… (Il esquisse avec son bras droit le geste de lever l’épée.) J’ai encore eu plus de chance que toi : je n’ai pas été prisonnier, et le bras, ce n’est pas la poitrine. Hier, je n’ai rien osé te demander devant ta femme. Entre nous, où en es-tu ?

VAUCROIX. Il va vers la cheminée et prend un objet dans une coupe.

Voici ma balle de shrapnell. Regarde.

LABRUNIE.

Tu as eu ce bijou-là dans le poumon ?

VAUCROIX.

Oui, et toute la séquelle. Vous ne vous trompiez pas beaucoup quand vous m’avez cru mort : hémorragie, cœur dévié, pleurésie, opération sur opération…

LABRUNIE.

Et maintenant ?

VAUCROIX.

Maintenant, avec des précautions... Dame ! il ne me faudrait pas sortir par cette neige, (il montre la fenêtre.) Quand même, je ne désespère pas de me remettre assez pour en être, moi aussi, du coup de chien... Mais, dis-moi, puisque tu m’as cru mort, tu as envoyé ma lettre ?

LABRUNIE.

Non. (Il tire une enveloppe de sa poche.) Et justement, si je reviens ce matin, c’est pour te la rapporter. Elle ne m’a pas quitté depuis te jour où tu me l’as remise avant de partir pour cette reconnaissance d’où tu n’es rentré que d’hier. Elle est salie et froissée. Mais, tu vois, la double enveloppe est intacte. C’est même à cause de cette double enveloppe que je ne l’ai pas envoyée.

VAUCROIX, prenant la lettre.

Pourquoi ?

LABRUNIE.

Je me suis dit : « Si Vaucroix m’a remis une lettre à faire tenir, en cas de malheur, c’est que le ou la destinataire joue un grand rôle dans sa vie. Il a pris soin de mettre l’enveloppe sur laquelle il y a l’adresse, sous une autre enveloppe qui n’a pas d’adresse. Donc il désire que, lui vivant, je ne connaisse pas un certain nom. Je ne suis pas absolument sûr qu’il soit mort. J’obéis à sa volonté en ne déchirant pas l’enveloppe blanche et en n’apprenant pas le certain nom. »

VAUCROIX, lui serrant la main.

Il n’y a que le soudard, comme nous t’appelions au collège, pour avoir de ces délicatesses, (il jette la lettre dans le feu, tout en parlant.)

LABRUNIE.

Tu brûles cette lettre ? Ça me fait bien plaisir, Pierre. C’est donc fini ?

VAUCROIX.

Que veux-tu dire ? Qu’est-ce qui est fini ?

LABRUNIE.

C’est juste. Ton secret t’appartient, et je n’ai pas le droit de t’en parler.

VAUCROIX.

Si, au contraire. Parle-m’en. Je te l’ai donné ce droit, le jour où je t’ai demandé ce service. Et puis tu me feras du bien. Tu m’aideras peut-être à y voir clair en moi. Qu’est-ce que tu penses ?

LABRUNIE.

Tu le veux ?... Je pense que cette lettre était pour une femme, que cette femme n’est pas ta femme, que cette femme a une situation à ménager. La double enveloppe le prouve. Je conclus que tu as, ou que tu avais, une liaison, très probablement dans le monde, et, du moment que tu as brûlé ce papier, je conclus encore qu’elle est rompue. Sinon, tu aurais gardé ta lettre, pour la montrer et te faire dire : « Cet adieu, à moi, avant d’aller à la mort ! Comme tu m’aimes ! »

VAUCROIX.

C’est logique. Telle a été ma première idée, en effet, quand tu m’as rendu l’enveloppe tout à l’heure. Et puis je l’ai brûlée. Ces deux mouvemens, le premier vers une reprise du passé, le second vers une rupture, c’est tout moi à cette heure-ci. Oui, Richard, quand je suis parti pour la guerre, au mois d’août 1914, j’étais engagé depuis un an dans une passion pour laquelle j’ai marché sur tous mes devoirs. La personne qui en était l’objet n’a pas cessé, durant ma captivité, de me prouver, comme elle a pu, qu’elle m’aimait toujours. C’est moi qui ne sais plus si je l’aime.

LABRUNIE.

J’avais donc raison. Va. Quand on ne sait plus si l’on aime, on n’aime plus.

VAUCROIX.

Ce n’est pas si simple. Voyons, Labrunie, pense à toi-même. Rappelle-toi ce que tu étais au commencement de ce mois d’août 1914, tes goûts, tes plaisirs, j’irai plus loin, tes sentimens, tes idées. La guerre a passé là-dessus. Elle ne t’a pas changé ?

LABRUNIE.

Ça dépend du sens que tu attaches au mot. Enfant, vous me plaisantiez sur ma passion de l’armée. C’est que d’instinct d’abord, puis par réflexion, j’ai trouvé que le meilleur emploi de la vie était de servir. Je pensais cela, avant la guerre, je dirai presque : légèrement, joyeusement. Je le pense aujourd’hui plus gravement, tragiquement. Mais c’est bien la même pensée, la même foi.

VAUCROIX.

Que je t’envie ! Moi, avant la guerre, servir était le dernier de mes soucis. Nous nous sommes trop peu vus entre le lycée et la tranchée pour que nous ayons jamais causé à fond, comme maintenant. Tu n’as connu de ma vie que ses dehors. Ils sont très bourgeois. Un père grand industriel qui meurt en laissant une grosse affaire. Un fils qui liquide cette affaire à sa majorité, pour vivre tranquillement avec ses cent mille livres de rente. Une mère qui veut que ce fils soit occupé, mais dans une carrière décorative et sans surcharge. Elle le dirige vers la diplomatie. Ce fils se laisse faire. Il se laisse marier, toujours sous l’influence de la mère. Cette mère meurt à son tour, emportant avec elle tous les motifs que ce fils avait eus d’arranger sa vie de cette façon. Il n’aime pas son métier. Il démissionne. Il n’aime pas sa femme, mais, comme il a deux enfans, il patiente et il s’ennuie !...

LABRUNIE.

Connu. C’est le cafard des civils. Alors, pour se désennuyer, on prend une bonne amie. On trouve ça très agréable pendant quelque temps. Puis, quand on veut la mener perdre, elle se rebiffe, et l’on est sorti de l’ennui pour tomber dans les embêtemens. C’est le vrai fond de ton histoire, hein ?

VAUCROIX.

Pas précisément. Le jour où je dirai à ma maîtresse : « Je ne vous aime plus, » je suis persuadé, entends-tu, qu’elle n’aura pas une plainte, pas un reproche, et moi, pas le plus petit incident désagréable dans mon existence.

LABRUNIE.

Mes complimens.

VAUCROIX.

Ne plaisante pas. C’est un drame que je traverse. Oh ! un très petit drame, à côté de celui de la France. Mais c’est mon drame, et qui fait un peu partie de l’autre. Réponds-moi d’homme à homme, Richard : tu ne m’estimes pas d’avoir cette liaison.

LABRUNIE. Il hésite.

Avec mes idées... Pas trop.

VAUCROIX.

Moi non plus. Hé bien ! Quand je suis parti, au mois d’août 1914, je m’en estimais, je m’en admirais. Pour moi, à cette époque, la vie n’avait qu’un but, qu’une réalité : sentir. J’aimais cet amour, dont je ne peux pas te raconter les épisodes, pour ses émotions poignantes et ravissantes, pour son ardeur, pour son mystère, pour ses remords. Cette double vie m’en donnait bien un peu. Ce n’était qu’un aiguillon de plus à ma passion. Je l’aimais, cette vie, parce qu’elle était double, comme si, de disputer mon bonheur à mon devoir, en avivait, en approfondissait l’ivresse...

LABRUNIE.

Et c’est ça que tu emportais sur ton cœur dans la tranchée ? C’est avec ça que tu aurais paru devant Dieu, si tu avais été tué ? Pauvre petit !

VAUCROIX.

Mais si j’avais cru à l’au-delà, j’aurais trouvé une joie de plus à me damner pour ma maîtresse ! Et, tout bonnement, je n’y pensais pas, à cet au-delà. C’est plus tard que j’y ai pensé, dans mon hôpital, et à tant d’autres choses ! Tu as connu ça, toi aussi, ces longues heures d’immobilité brûlante, quand on a devant soi, au pied de son lit, cette pancarte suspendue, la photographie de votre fièvre, avec ces petites hachures qui se maintiennent dans la région des 40... Alors, des demi-hallucinations vous viennent : on revoit la boue du champ de bataille, le sang épais qui se caille, la face blême des morts. On voudrait être tué comme les autres, reposer dans la terre fraîche, ne plus entendre le tumulte du combat, toujours, toujours, qui remplit ce dortoir où l’on est prisonnier. Ne plus souffrir, que ce serait doux ! Ne plus penser ! Dormir avec ses hommes dans la bonne terre de France ! Tu as connu ça ?

LABRUNIE.

Certes. Mais cette lassitude d’endurer, ce morbide attrait de la mort, c’est de la lâcheté. J’ai toujours réagi là contre, en évoquant le souvenir de mon vieux père et de ma vieille mère, qui ont besoin de moi, tout simplement.

VAUCROIX.

Moi, j’essayais, pour exorciser le cauchemar, d’évoquer ma maîtresse, comme si souvent, auprès de toi, dans la tranchée. Ah ! dans la tranchée, son image venait toujours. Elle m’apparaissait, avec ses yeux où il y avait de l’esprit et de l’ardeur, sa longue bouche aux coins si aigus, ses tempes blanches, son oreille menue, ses cheveux noirs, sa taille mince, irritante de maigreur et de souplesse, ses fines mains nerveuses, aux ongles étroits et brillans, et, autour d’elle, c’était le décor de son petit salon, où nous avons passé tant d’heures, les murs tendus d’un bleu cendré de crépuscule, l’abat-jour orangé de la lampe éclairant des violettes de Parme, ses fleurs préférées, et elle était là, toujours à la même place, habillée pour moi dans celle de ses robes que je préférais, rayonnante, les prunelles rieuses, ses deux mains tendues pour m’accueillir, si chaudes, si délicates, si vivantes, que je croyais, en les serrant dans les miennes, étreindre un oiseau... Tiens, en ce moment, pendant que je te parle, elle est là, de nouveau. Le croirais-tu ? Au chevet de mon lit d’hôpital, elle n’y était jamais.

LABRUNIE.

Je connais ça encore : ce noir soudain sur l’œil intérieur. On peut bien se souvenir de quelqu’un. On ne peut pas le voir. C’est le grand signe des déclins d’amour ou de haine. Tu commençais à guérir d’elle.

VAUCROIX.

Non. Mais il y avait un contraste trop fort entre ce que représentait cet hôpital, et sa façon de comprendre l’existence, — qui avait été la mienne. Mes voisins râlaient ou gémissaient, des officiers comme moi, blessés comme moi, prisonniers comme moi, comme moi ayant, un jour, une heure, tout sacrifié, tout donné. Je les regardais, ces compagnons de souffrance et de captivité, leurs prunelles de fièvre, leurs joues creusées, leurs lèvres séchées. Ces visages de martyrs me disaient, me criaient que l’homme n’est pas fait pour lui-même, mais pour quelque chose de plus grand que lui. Ils me disaient que l’on n’entre dans la vraie vie qu’autant que l’on se renonce. Des émotions de mon récent passé, une seule renaissait en moi comme valant la peine d’être regrettée, et pas celle de mon coupable bonheur, celle des veilles d’assaut, avec cette plénitude, cette forte paix, ce silence où chacun se recueille avant que l’effrayant travail ne commence. L’étrange exaltation de ces heures-là me révélait un ordre de sentimens si nouveaux, si différens, si supérieurs ! Je me rendais compte que la guerre avait créé en moi un autre être dont je ne pourrais pas communiquer l’intimité à cette femme. Se renoncer ? Se sacrifier ? Elle qui est toute volupté, toute ardeur, toute passion ! Elle ne comprendrait pas.

LABRUNIE.

J’ai quelque idée que ta femme, elle, comprendrait ?

VAUCROIX.

Peut-être, et c’est tout mon drame. Dans ces jours d’hôpital, que de fois une vision, qui n’était pas celle que je voulais, me montrait la salle d’études de mes enfans, et leur mère auprès d’eux, telle que je l’ai trouvée si souvent, au retour de mes rendez-vous cachés, avec son beau regard calme, ce visage clair d’une âme qui n’a jamais vécu que pour le devoir. Ce fantôme hantait ma fièvre. J’évoquais l’autre, cette maîtresse à laquelle j’étais lié par tant de souvenirs, tant de promesses d’amour, et c’était toujours Bernardine qui venait.

LABRUNIE.

Et tu ne comprends pas que celle que tu aimes, c’est ta femme ?

VAUCROIX.

Est-ce que je sais ce que je sens ? Tiens. Je ne suis à Paris que depuis hier. Je ne l’ai pas encore revue, cette maîtresse à qui j’écrivais cette lettre que j’ai brûlée. A de certains momens, je me dis que, si elle entrait, je la prendrais dans mes bras avec la passion d’autrefois, encore accrue de ce que j’ai souffert. A d’autres, il me semble que je lui dirais brutalement : « Que venez-vous faire ici ? Allez-vous-en. » Où en suis-je vis-à-vis d’elle ? Je l’ignore. C’est comme pour ma femme. J’étais si troublé de rentrer, hier au soir ! Une fois en face l’un de l’autre, je me suis trouvé paralysé, par elle d’abord, par cette tranquillité presque déconcertante qui donne l’impression qu’elle est en dehors, au-dessus de la vie, par cette espèce d’automatisme qui fait qu’elle agit toujours comme elle doit agir, sans spontanéité, sans trouble, sans chaleur. Tout ici était admirablement préparé pour me recevoir, le confortable le plus exquis, les enfans merveilleusement tenus, comme la maison. Rien ne manquait à cet accueil, rien, que la fusion de nos deux cœurs, le sien parce qu’il ne connaît pas l’élan, le mien... Voilà le second motif pour lequel je ne peux pas refaire ma vie sentimentale dans mon mariage, Richard. Même quand j’étais fidèle à Bernardine, nous ne vivions pas cœur à cœur. C’est de ce cœur à cœur cependant que j’aurais besoin pour trouver en moi l’énergie de rompre avec l’autre. Si je romps, je serai bien malheureux. Si je ne romps pas, — c’est en cela que j’ai changé, — j’ai peur de tant me mépriser ! Pourquoi m’en cacher ? — Toi, tu ne me trouveras pas stupide. — Toutes ces idées qui n’étaient pour moi que des abstractions : le foyer, la famille, l’action sociale, sont devenues des réalités vivantes. Je l’ai compris, je l’ai senti : la Patrie est faite de cela, et tous ces gens que j’ai vus souffrir pour elle, mourir pour elle, dans la tranchée, dans le bled, à l’hôpital, me demandent, m’ordonnent de vivre mieux.

LABRUNIE.

Écoute-les, mon ami.... Mais que cherches-tu ?

VAUCROIX, qui est allé à la cheminée.

Je regarde la pendule. Il va être dix heures et demie. Il faut que je te demande de me quitter, et tout de suite.

LABRUNIE.

Tu l’attends ?

VAUCROIX.

Oui, et veux-tu savoir les gentillesses de la double vie ? C’est à ma femme qu’elle a téléphoné, dès hier soir. Elle est censée se trouver à Paris, par hasard, — elle passe l’hiver dans le Midi, — avoir appris mon retour, par hasard. Quelle misère !... Mentir ! Toujours mentir ! Et c’est si bon d’être vrai ! Je viens encore de le sentir en causant avec toi. Il faut que je te revoie et vite. Où déjeunes-tu ce matin ?

LABRUNIE.

Où je serai. J’ai des courses à faire.

VAUCROIX.

Fais tes courses et reviens déjeuner, (ironiquement.) Je te promets que la cuisine sera bonne. Il y a une parfaite ménagère ici. Tu n’as pas à craindre un coup de fusil.

LABRUNIE, mettant son doigt sur sa bouche .

Chut !... J’entends ta femme.


SCÈNE DEUXIÈME
BERNARDINE, VAUCROIX, LABRUNIE.


BERNARDINE, derrière la porte et parlant aux enfans.

Allons, mes trésors, remontez à votre travail. Ce n’est pas une raison parce que votre papa est revenu pour que vous vous appliquiez moins. Au contraire. Vous l’avez vu ce matin, vous le verrez à déjeuner. Jean, tu aideras Robert à commencer sa page de calcul. Mais remontez, c’est l’heure. Je vous rejoins dans cinq minutes.

VAUCROIX, à Labrunie.

Tu vois. La vie au métronome ! (A Bernardine qui entre, et pendant que Labrunie la salue.) Chère amie, accourez à mon secours. Richard est venu si gentiment savoir comment j’allais ce matin. Je lui demande de déjeuner avec nous...

BERNARDINE.

Et il hésite ?...

LABRUNIE.

C’est que Vaucroix est arrivé d’hier, et...

BERNARDINE.

Justement. Il a tant besoin d’avoir des nouvelles de France, de l’armée, de vos camarades, de tout et de tous ! Moi, je suis une sauvage, et je ne peux guère lui en donner. Acceptez, capitaine. Vous lui ferez du bien.

LABRUNIE.

Alors, j’accepte.

VAUCROIX.

Finis vite les courses dont tu m’as parlé, et rapplique vers midi. N’aie pas peur d’être en retard. Nous t’attendrons.

LABRUNIE, saluant Bernardine.

Madame... A tout à l’heure, Pierre.


SCÈNE TROISIÈME
BERNARDINE, PIERRE VAUCROIX.
VAUCROIX.

Cela ne vous contrarie pas que j’aie prié Labrunie pour notre premier déjeuner en famille ?

BERNARDINE.

Non. Ce que je lui ai dit, je le pense. Après ces quatorze mois d’exil, c’est si naturel que vous ayez besoin de reprendre contact avec le monde ! Et puis, j’ai vu combien il vous aimait, dans ses visites pour demander de vos nouvelles.

VAUCROIX.

Ah ! c’est la fidélité même. J’avais bien des torts envers lui. Dix ans passés sans lui écrire, quand au collège nous étions intimes, deux frères ! Mais voilà : il était dans sa garnison, moi à l’étranger, puis dans ce Paris où l’on n’a le temps de rien... Ça vous prend le cœur, un ami que l’on retrouve après ces négligences, exactement le même, qui n’a pas un mot de reproche, par une arrière-pensée.

BERNARDINE.

Quelle pitié qu’un homme tel que celui-là ait été blessé de la sorte, qu’il soit un infirme !

VAUCROIX.

Tout manchot qu’il est, vous savez qu’il compte reprendre du service.

BERNARDINE.

Je songeais à sa vie intime.

VAUCROIX.

Il vous a fait des confidences ?

BERNARDINE.

Oh ! non. Mais j’ai su qu’avant la guerre ses parens avaient pour lui un projet de mariage.

VAUCROIX.

Et ce projet ne tient plus ?

BERNARDINE.

C’est lui qui ne veut pas en entendre parler. Il considère qu’étant un mutilé, sa vie sentimentale est finie.

VAUCROIX.

Ce scrupule lui ressemble. Mais si la jeune fille en question l’aime, elle saura bien l’en faire revenir.

BERNARDINE.

Je le souhaite pour lui, et pour elle. (Profondément.) Une âme de cette noblesse, de cette sûreté, quel appui ! (Silence.) J’ai reçu la réponse du docteur Louvet. Je vous l’apportais. Il propose deux rendez-vous à votre choix : cet après-midi, à trois heures chez lui, ou demain ici, à onze heures. Que décidez-vous ?

VAUCROIX.

Vous tenez donc beaucoup à cette consultation ?

BERNARDINE.

Beaucoup.

VAUCROIX.

Je sais d’avance sa prescription. Il m’enverra quelque part au soleil, sur la Côte d’Azur.

BERNARDINE.

Mais si le Midi doit achever de vous guérir ?

VAUCROIX.

Louvet ne m’empêchera tout de même pas de respirer un peu l’air de Paris. (On entend un timbre.) On sonne. (Il regarde la pendule.) Dix heures et demie tapantes, (ii rit !) Ah ! Mme d’Hespelles n’aura pas perdu une minute pour voir la bête curieuse. Un grand blessé rentré d’Allemagne, voilà de quoi bavarder dans des thés.

BERNARDINE.

Vous n’êtes guère indulgent ni juste. Entre la Julie que vous avez connue et la Julie que vous allez revoir, il y a eu pourtant la guerre.

VAUCROIX.

En êtes-vous très sûre ?

SCÈNE QUATRIÈME
BERNARDINE, JULIE, VAUCROIX.


JULIE, embrassant Bernardine.

Ah ! ma chérie, que tu dois être heureuse ! Et vous, Pierre ! (A Bernardine : ) Tu permets ? (Elle embrasse Pierre.) En ai-je une chance d’avoir dû rentrer de Biarritz, précisément hier, pour ma vente. (A Pierre : ) Nous n’oublions pas ceux qui se battent, Vous savez. (A Bernardine : ) Si elle réussit comme la dernière... Tu te rappelles ? Nous avons fait trois mille francs pour l’hôpital... Mais je vous parle de moi. (Montrant Pierre.) C’est de lui qu’il faut parler. Il a belle mine.

BERNARDINE.

Il est encore bien pâle.

JULIE.

Mais non. Mais non. Seulement maigri.

VAUCROIX.

Remontez-la donc un peu, chère amie. Je suis guéri, et très guéri.

BERNARDINE.

Ça ne vous rendra pas plus malade d’avoir l’avis de Louvet, et moi, ça me rassurera. (A Julie : ) Imagine-toi qu’il ne voulait même pas consulter.

JULIE.

Ça, par exemple 1 Quand je pense à son insistance pour que je le fisse venir, son Louvet, lorsque j’avais ce pauvre petit rhume, l’hiver avant la guerre. Est-ce loin ! On était si heureux, si tranquille !

BERNARDINE, un peu nerveuse.

Enfin, que faut-il que je réponde au docteur ?

VAUCROIX.

Que je serai chez lui cet après-midi, à trois heures.

BERNARDINE.

Alors je lui téléphone. Tu m’excuseras, Julie. Cette réponse est pressée. Je te dis adieu. Les enfans m’attendent là-haut pour répéter leurs leçons.

JULIE.

Je te reverrai avant mon départ ?

BERNARDINE.

Quand retournes-tu à Biarritz ?

JULIE.

Oh ! pas tout de suite. Mon mari se tire très bien d’affaire tout seul dans notre hôpital. Moi, je trouve les séances de pansement un peu longues. Si nous avions imaginé que la guerre durerait, durerait... Enfin !... Veux-tu que nous prenions rendez-vous ?

BERNARDINE.

Ce n’est pas la peine. Tu connais mes journées. Demain, après-demain, tu me trouveras toujours chez moi aux mêmes heures. Tu sais, je ne suis pas la femme de l’imprévu. (A Vaucroix : ) C’est bien entendu pour Louvet, trois heures ? (Geste de Vaucroix.) Je vous laisse. Encore toutes mes excuses, Julie.


SCÈNE CINQUIÈME
JULIE, VAUCROIX.
JULIE. Elle marche vers Pierre, dès que la porte est refermée et le prend dans ses bras.

Ah ! je t’ai retrouvé, mon Pierre ! Dis-moi que tu m’aimes toujours. Dis-le-moi.

VAUCROIX, montrant la porte.

Prenez garde... Julie... Bernardine...

JULIE.

Elle pense au téléphonage et aux leçons. Ah ! Pierre, ne sois pas raisonnable. Ne me gâte pas cette minute. Ça m’a déjà tant coûté de n’être pas là, hier au soir. Dis-moi que tu m’aimes.

VAUCROIX.

Mais oui, je t’aime toujours. Seulement, laisse-moi le temps de me reconnaître. Pense à ce que j’ai traversé, à ma vie de ces quatorze mois.

JULIE.

Et la mienne donc !... D’abord, pendant les premières batailles, quand j’attendais de tes nouvelles, de courrier en courrier, et une carte arrivait, datée de quand ? De plusieurs jours auparavant, d’une semaine quelquefois. Ensuite, quand je t’ai su disparu, quand je t’ai cru mort ! Enfin, quand j’ai appris que tu étais blessé et prisonnier ! J’espère bien que tu n’es pas tout à fait guéri, que Louvet va te trouver encore un petit point, oh ! tout petit, tout petit...

VAUCROIX.

Quel souhait, pour une amie I

JULIE.

C’est que je ne veux pas que tu retournes jamais là-bas. Tu as payé ta dette. Pour toi, pour nous, la guerre est finie.

VAUCROIX.

Elle ne l’est pas pour la France. Pourquoi te calomnies-tu, Julie, tout à l’heure, à propos de ton hôpital, maintenant à propos du pays ?

JULIE.

Je ne me calomnie pas, mon ami. Je ne suis qu’une pauvre femme, pour qui la grande affaire, c’est son amour, c’est toi. Ah ! que je la maudis, que je la hais, cette guerre qui nous a pris plus d’une année I Elles sont comptées, pour une femme de mon âge, les années d’amour. Pense que je vais avoir trente-deux ans. Mais je te tiens, et, cette fois, je ne te rendrai pas. (Elle le serre dans ses bras.)

VAUCROIX, dans un geste de recul et de souffrance..

Laisse !

JULIE.

Je t’ai fait mal ?

VAUCROIX.

Un peu.

JULIE.

A ta blessure ? Oh ! Pardon !... D’ailleurs, de quoi vais-je t’ennuyer, au lieu de te faire parler, toi, et de toi ? Je ne sais rien de ta vie depuis si longtemps, que ces pauvres bribes dans tes cartes et dans tes lettres. Je pourrais même t’en vouloir, si je n’étais pas bonne enfant. Tu écrivais à Bernardine bien plus long qu’à moi. Ça me faisait un peu de peine, quand je venais ici aux nouvelles.

VAUCROIX.

Toutes les lettres étaient lues. Je ne pouvais pas. Et toi-même...

JULIE.

C’est vrai. N’empêche que tu aurais dû m’en mettre davantage. Ainsi, tu ne m’as jamais dit en détail comment tu as été blessé.

VAUCROIX.

Ça n’a pas beaucoup d’intérêt. On m’envoie en reconnaissance. Il pleuvait. On nous a quand même repérés. J’avais avec moi six hommes. Un obus bien placé. — Nous en avons tous pris pour notre grade. — Quatre tués du coup. Un renversé, qui a pu se sauver. Un autre et moi frappés, lui à la jambe, moi à la poitrine. Le lendemain matin, les Boches nous ramassaient, à moitié morts. Et voilà.

JULIE.

Quelles heures tu as dû passer, mon cher chéri, abandonné dans la boue, dans la nuit, dans le froid !

VAUCROIX.

J’avais la fièvre, et, comme on dit, dans le sang chaud on ne se connaît pas.

JULIE.

Et ensuite, ils t’ont maltraité ?

VAUCROIX.

Pour eux, pas trop.

JULIE.

Je suis sûre que tu n’as jamais mangé à ta faim. Ce qu’ils ont dû te donner !...

VAUCROIX.

Leur cuisine, et je te jure que je n’y ai guère pris garde.

JULIE.

Tu vas me juger très sotte. Devine ce que je cherchais dans les journaux, avant le Communiqué ? Ça. Des détails sur la nourriture des prisonniers. Et puis, je me rappelais nos petits diners fins, au restaurant, quand nous arrivions à voler une soirée, toi à ta vie, moi à la mienne. Et je pleurais. Je pleurais... Ce n’est pas sublime, je sais. Que veux-tu ? Je ne suis pas sublime. Non. Mais que je serai contente quand nous nous retrouverons dans un de ces petits coins perdus que tu découvrais, avec le mystère de notre intimité, de notre bonheur, et tout ce grand Paris autour !

VAUCROIX.

Tu serais peut-être bien déçue.

JULIE.

Pourquoi ?

VAUCROIX.

Parce que nous avions l’âme légère, alors, et maintenant, nous y porterions un poids sur notre cœur... ce poids de tant de misères. Nous n’aurions qu’à nous rappeler, moi, mon hôpital d’Allemagne, toi, le tien à Biarritz.

JULIE.

Du moment que tu serais là, je ne me le rappellerais pas. Je n’y ai jamais vu que toi.

VAUCROIX.

Que moi ?

JULIE.

Mais oui. Je ne me suis faite infirmière qu’à cause de toi, pour tromper un peu mon anxiété. Si je n’avais pas eu à m’occuper, je serais devenue folle. Et puis j’éprouvais une espèce de douceur navrée à soigner qui je pouvais, ne pouvant pas te soigner, toi. Dans toutes les plaies, je ne voyais que ta blessure. Des gens m’ont parlé de mon dévouement. Mais c’était mon immense pitié pour toi, la tendresse de ma passion, et je pensais que je te le dirais un jour.

VAUCROIX.

Tes blessés pourtant, tu en avais aussi pitié.

JULIE.

Je ne sais pas. Je crois bien que, sans ta pensée, le dégoût l’aurait emporté. Ces dents sales, ces cheveux sales, cette odeur de sueur, toute cette basse vie animale aussi étalée que si l’on était parmi des marmots dans une pouponnière, quelle horreur ! Tu sais bien que j’ai toujours détesté le pouponnage. Sans doute parce que je n’ai pas eu d’enfans... Oh ! je continuais mon travail tout de même. La preuve que je ne le faisais que pour toi : aussitôt qu’on a parlé de ton retour possible, il y a deux semaines, j’ai tout quitté. Pourtant je dois dire que ces pauvres gens m’adoraient. Ils m’appelaient la Fée aux mouches, à cause de ces deux petits signes sur ma joue, que tu aimais tant. C’était gentil, pas ? Cela me faisait un peu rire. Mais sois tranquille, je n’ai pas flirté. Et toi ? Il y avait des infirmières dans cet hôpital boche. Est-ce qu’elles le plaisaient ?

VAUCROIX.

Ma pauvre enfant, je ne les ai jamais regardées.

JULIE, avec câlinerie.

Parce que tu pensais à moi ?

VAUCROIX.

Pas seulement à toi.

JULIE.

A qui, alors ?

VAUCROIX.

Mais à mes camarades, à mes soldats, à de pauvres diables dont je ne connais pas les noms, et dont je revoyais les visages convulsés dé douleur dans la mort ou exaltés d’enthousiasme dans l’action, ceux surtout de la dernière attaque où je me suis trouvé avant d’être pris.

JULIE.

Celle où tu as été sous leurs terribles marmites, de sept heures du matin à quatre heures de l’après-midi ? Tu m’as écrit un mot le soir. Je l’ai relu souvent. Si tu avais été tué, — je le croyais, — ç’aurait été le dernier. C’est le combat dont il est parlé dans ta citation. Elle est si belle !

VAUCROIX.

Ce sont mes hommes qui ont été beaux. Pense donc. Nous n’étions qu’un débris de compagnie après ces neuf heures d’enfer. Pas d’abris. Couché en plein champ sous les obus. Presque pas mangé la veille, pas du tout le jour même, et voici que les tirailleurs de l’avant nous reviennent en pagaye, poussés la baïonnette aux reins par les Boches. Je donne l’ordre, et à vingt pas, feu de salve. Les Boches arrêtés sur les jarrets. Je commande la charge. Ah ! si tu les avais vus partir, mes pauvres petits, la baïonnette haute, bien en ligne. Avant le choc, les Boches avaient tourné, au cri. Nous avons enlevé la tranchée, le boyau, l’autre tranchée, poussant les affreuses bêtes vertes devant nous. Combien survivent de ces héros, après plus d’un an de batailles pareilles, tous les jours ?... C’est à eux que je pensais dans mon hôpital... (Julie lui prend la main et l’embrasse.) Mais qu’as-tu ?

JULIE.

J’ai que je tremble à l’idée de toutes ces horreurs et, en même temps, je t’admire. Comme tu es brave, et que je suis fière de toi !

VAUCROIX.

Tu ne seras donc jamais qu’une amoureuse.

JULIE.

Tu t’en plains ?

VAUCROIX.

Non, mais je voudrais...

JULIE. Elle lui met la main sur la bouche.

Tu voudrais... Tu voudrais... Tais-toi. Laisse-moi être ce que je suis, obéir à ma nature, vivre ma vie. Tu le pensais aussi autrefois, que chacun a le droit de vivre sa vie.

VAUCROIX.

Plus quand il y a tant de gens qui donnent la leur.

JULIE.

Ils ne la donnent pas. On la leur prend. S’ils l’avaient pu, crois-tu que ces soldats qui marchaient à l’assaut avec toi n’auraient pas préféré de beaucoup être dans leur maison avec leur femme, leur fiancée, leur maîtresse ?... Ah ! s’il n’y avait pas les conseils de guerre !

VAUCROIX, vivement.

Non, Julie. C’est bien d’eux-mêmes qu’ils vont au feu, et pour qui ? Pour nous, pour toi, mais pas seulement pour que tu aies ton hôtel à Paris, ta villa à Biarritz, ta vie, comme tu dis. Cette vie, tu la leur dois.

JULIE.

Mais je leur en suis très reconnaissante.

VAUCROIX.

Et tu ne leur sacrifierais pas un de tes plaisirs.

JULIE.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

VAUCROIX.

Rien. J’ai tort de te parler de certaines pensées. J’ai traversé l’enfer. Toi, non. Nous ne sommes plus à l’unisson. C’est trop naturel. (Un silence.)

JULIE, très nerveuse.

Ecoute, Pierre. Si tu as changé, si tu rentres de là-bas ne voulant plus de notre amour, aie le courage de me le dire. J’aurai celui de l’entendre. Moi aussi, j’ai appris quelque chose à l’hôpital, qu’il y a des momens où le couteau est une charité.

VAUCROIX.

Quelle idée, ma pauvre Julie !

JULIE, plus nerveuse encore.

Ne me plains pas, surtout, je ne veux pas être plainte. Je veux être aimée, ou rien. Les femmes qui disputent un cœur qui s’en va d’elles, je ne les comprends pas plus que celles qui font des scènes ou qui se vengent. De même que je n’admets pas que l’on résiste à ses sentimens, je n’admets ni qu’on les feigne, ni qu’on les force. Si je ne voulais plus être ta maîtresse, je te le dirais. Si tu ne veux plus être mon amant, dis-le-moi.

VAUCROIX, se rapprochant d’elle.

Comme tu es émue ! Comme tu es vibrante ! Comme tu es belle !

JULIE.

Alors, si tu me trouves belle, qu’est-ce que tu vas chercher pour te gâter ton bonheur ? Pourquoi ces inquiétudes, ces complications, ces rappels d’atrocités que je te ferai oublier ? Car tu les oublieras sur mon cœur. Tu la retrouveras, ton âme, légère, sous mes baisers. Je t’aimerai tant, si follement, si tendrement, que tu ne sentiras plus que moi, que tu ne penseras plus qu’à moi. Mais il faut que je te revoie, pour chasser ces affreux fantômes, et seul, et bien vite. Cet après-midi, veux-tu, chez moi ? Ta consultation est à trois heures. Après, tu n’as pas d’autre rendez-vous ?

VAUCROIX.

Je n’en ai pas.

JULIE.

Alors, je t’attendrai à quatre heures. Je saurai tout de suite ce que Louvet aura dit. Tu sais, le petit point, c’était pour rire. A quatre heures, chez moi, tu promets ?

VAUCROIX.

Oui.

JULIE, l’embrassant.

Ah ! merci. Que je suis heureuse ! Je t’aime, vois-tu ! Ah ! que je t’aime !... Mais je veux de toi une autre promesse.

VAUCROIX.

Que vas-tu encore me demander ?

JULIE.

Rien que de très simple. Que tu viennes chez nous, à Biarritz. Bernardine et les enfans aussi, bien entendu. C’est arrangé avec mon mari. Nous serons si libres ! Ludovic ne sort pas de l’hôpital. C’est un remords pour lui d’être réformé. Il ne se pardonne qu’en s’écrasant de besogne. Moi, je prolongerai mon congé. Nous passerons le printemps dans ce divin pays, comme il y a trois ans, quand nous avons commencé à nous aimer. Toutes nos anciennes heures se lèveront sur nos anciens chemins. Et tu guériras, de tout, de ta poitrine (Elle lui touche la poitrine) et de ta tête. (Elle lui touche le front. Il veut parler.) Ne discute pas. Je te le défends. Dis que tu promets aussi.

VAUCROIX.

Et Bernardine ?

JULIE.

Bernardine ? Je monte chez les enfans le lui demander. Elle l’embrasse encore.) Avant que je ne m’en aille, répète que tu m’aimes.

VAUCROIX.

Si je t’aime !

JULIE.

Et que tu viendras à Biarritz ?

VAUCROIX.

J’y viendrai. (Elle sort.)

SCÈNE SIXIÈME
VAUCROIX, seul. Il va et vient à travers la chambre, en se parlant à lui-même.

Elle m’a repris. C’est fait. Je vais recommencer à mentir. — Mensonge à ma femme, — mensonge au mari, — mensonge à elle. Ce que j’ai pour elle maintenant, je l’ai trop éprouvé tout à l’heure, ce n’est plus que le dur et méchant désir. Ces anciennes heures, dont elle parle, sont mortes. Nous ne les retrouverons pas. Elle me forcera de dire avec elle que c’est toujours le même bonheur, et ce ne peut plus être le même bonheur... Comment le lui faire comprendre ? On dirait que, vraiment, pour elle, il n’y a pas eu, qu’il n’y a pas de guerre... Comme c’est pauvre, pourtant, ces passions qui ne sont que de l’égoïsme émotif ! Ah ! que je devrais rompre !... Et puis, quand elle est là, un sortilège émane d’elle, de sa voix, de son regard, de ses mouvemens... Rompre, et pour retomber dans quel néant ! Ma femme ne m’aime pas. Elle n’a jamais aimé que le devoir, et, moi, je ne pourrai jamais résoudre ma vie par le seul devoir. Mon besoin de sentir est encore trop aigu, trop fort... Hé bien ! il faut s’accepter soi-même. C’est étrange. J’ai tant désiré guérir de ma blessure ! Tant désiré rentrer à Paris ! Et que ne donnerais-je pas maintenant pour être là-bas, à Spandau, prisonnier, ou bien en train de souffrir sur mon lit d’hôpital ? Alors, je m’estimais. Au lieu qu’aujourd’hui... Dieu, quelle faiblesse ! Quelle veulerie ! Mais où trouver de la force, quand on n’est pas dans la vérité, quand on ne vit pas comme on pense, quand on ne parle pas comme on vit, ni comme on sent ? A ne découvrir jamais qu’un morceau d’elle-même, l’âme s’use. Son énergie est comme brisée, comme morcelée. Tout à l’heure, en causant avec Richard, je me montrais tel que je suis. Je ne mentais pas, et de la force me venait. Bernardine est arrivée. J’ai dû me replier, dissimuler. Du coup, la force est partie. Mais c’est avec elle surtout que je n’ai pas le droit d’être vrai, et à cause d’elle et à cause de l’autre... Soit. Mentons, mentons... Et méprisons-nous.


SCÈNE SEPTIÈME
BERNARDINE, JULIE, VAUCROIX.
JULIE. Elle entre la première et gaiement.

Pierre, ça y est. Comme je suis heureuse ! Bernardine n’a pas d’objections. Vous viendrez tous à Biarritz.

BERNARDINE.

Sous la réserve de l’approbation de Louvet.

JULIE.

Entendu. Mais j’ai fait assez de Croix-Rouge depuis un an pour savoir que le soleil et l’Océan sont les deux grands remèdes.

VAUCROIX, avec une cordialité jouée.

Et aussi l’amitié. C’est si bon de retrouver les affections que l’on a quittées aussi chaudes au retour qu’au moment du départ ! Sous ce rapport-là, je suis très gâté.

JULIE.

Mais c’est nous que vous gâterez en venant, Bernardine, vous, et les chers enfans. En ont-ils poussé de gentils cris de joie ! N’est-ce pas, Bernardine ? Et puis, mon pauvre Pierre, préparez-vous à rester longtemps, longtemps. Nous ne vous laisserons repartir que retapé, là, tout à fait. Je rentre écrire la bonne nouvelle à mon mari.

BERNARDINE.

Pas encore, Julie. Attends que le docteur...

JULIE.

Alors, promets-moi que tu m’enverras une dépêche aussitôt après sa consultation, quoique je n’aie pas de doute sur son arrêt. J’écris toujours la lettre et je l’envoie après ta dépêche. Je ne te demande pas de téléphoner. Je ne passerai chez moi cet après-midi que pour ta dépêche, et en courant. J’ai tant à faire. Je ne suis ici que depuis hier et j’ai déjà un déjeuner au Ritz, ce matin, un diner chez Mme de Mendez Nuñez, une Argentine que j’ai connue à Biarritz, cet automne. Vous verrez, elle est charmante. Oh ! un déjeuner et un diner de guerre, c’est juré. Pas plus de huit ou dix personnes. (Elle embrasse Bernardine.) A demain, ma chérie. Je reviendrai savoir comment notre rescapé continue à se comporter. (Geste de la main à Pierre. Elle sort.)


SCÈNE HUITIÈME
BERNARDINE, VAUCROIX.


BERNARDINE. Elle sonne pour un domestique et en attendant qu’il vienne.

Si cela continue, jamais les enfans n’apprendront leur leçon. (Le domestique entre.) Je n’y suis absolument pour personne. (A son mari, quand le domestique est sorti : ) Vous savez que je n’ai pas la moindre intention d’aller chez les d’Hespelles à Biarritz.

VAUCROIX.

Comment ? Nous venons d’accepter !...

BERNARDINE.

Je n’ai pas voulu de discussion là-haut devant les enfans. C’est à eux que Julie a eu l’idée de demander si ce voyage les amuserait. Elle vous a raconté comment ils ont accueilli ce projet. Pour ne pas trop les désappointer tout de suite, je n’ai pas dit non. J’ai voulu d’abord causer avec vous, puisque vous me l’aviez envoyée.

VAUCROIX.

Je ne vous l’ai pas envoyée. Elle est montée d’elle-même.

BERNARDINE.

Ce n’est pas ce qu’elle m’a dit. J’ai cru comprendre que vous aviez accepté déjà et que sa démarche auprès de moi était une simple formalité de politesse.

VAUCROIX.

Alors, qu’est-ce que vous comptez faire ?

BERNARDINE.

Lui écrire, dès cet après-midi, que j’ai réfléchi et que les études des garçons ne me permettent, ni de les emmener, ni de m’absenter.

VAUCROIX.

Alors moi, j’irai seul ?

BERNARDINE.

Naturellement. Vous me donneriez raison aussitôt, si vous aviez un peu l’expérience de l’éducation des enfans. J’ai beaucoup réfléchi depuis ces quatorze mois que je n’ai vécu littéraralement qu’avec eux. Pour bien les élever, la première condition, c’est l’absolue régularité, la totale absence de caprice, une monotonie de couvent dans les habitudes. J’ai des principes de gouvernante anglaise là-dessus. Tenez. Rien que leur excitation de ce matin à la perspective d’un voyage fera qu’ils ne travailleront pas bien de la journée. Que serait-ce à la villa d’Hespelles ? Sans compter que je ne pourrais pas emmener leur professeur, n’est-ce pas ?

VAUCROIX.

Vous avez votre mère à qui les laisser.

BERNARDINE.

Pour qu’elle les pourrisse de gâteries ?... Et puis, ils me manqueraient trop. Je vous le répète, depuis ces quatorze mois, je n’ai vécu qu’avec eux. Ne me demandez pas de m’en séparer. Ça me coûterait trop.

VAUCROIX.

C’est bien. J’irai seul. Du moment que vous vous chargez de vous en expliquer avec Julie... Elle insistera, vous savez.

BERNARDINE.

Je ne crois pas.

VAUCROIX, la regardant, étonné.

Vous pensez qu’elle n’était pas de bonne foi dans son invitation ?

BERNARDINE.

Mais si. Seulement, elle est très intelligente, avec ses airs évaporés. Elle comprendra mes raisons.

VAUCROIX, la regardant de plus en plus fixement.

Et si je vous priais, moi, de passer outre à ces raisons ? S’il m’était pénible d’être privé de nouveau de mes enfans, après une si longue séparation ?

BERNARDINE.

Hé bien ! ne les quittez pas.

VAUCROIX, la regardant toujours.

Mais si j’ai envie d’aller là-bas ? Si j’ai besoin de ce repos au soleil et dans des conditions particulièrement agréables ? Si Louvet lui-même me conseille ce séjour ? Car je lui soumettrai ce projet. Vous ne vous opposez pas à cela ?

BERNARDINE.

Pourquoi m’y opposerais-je ?

VAUCROIX, même attitude.

Vous ne vous opposez pas non plus à ce que je me mêle un peu de l’éducation des garçons ?

BERNARDINE.

Je le désire, au contraire.

VAUCROIX, même attitude.

Alors, si je vous demande de leur donner ces quelques semaines de vacances pour le retour de leur père et que nous partions tous ensemble pour Biarritz ?

BERNARDINE, très nerveuse.

Vous les emmènerez si vous voulez. Vous êtes leur père. Moi, je n’irai pas.

VAUCROIX, éclatant.

Allons donc ! Les enfans n’étaient qu’un prétexte. Je voulais vous le faire dire. Quelle est votre vraie raison ?

BERNARDINE, plus nerveuse encore.

Ne continuez pas, Pierre, je vous en supplie. Cette inquisition m’est par trop pénible.

VAUCROIX.

Je m’arrête. Je serais au désespoir de vous froisser. Permettez-moi pourtant une seule question.

BERNARDINE, toujours plus nerveuse.

Laquelle ? Mais prenez garde. Ne me faites pas trop mal.

VAUCROIX.

Bernardine, vous êtes jalouse de Julie ?

BERNARDINE.

Je ne suis pas jalouse de Julie. (Elle va pour sortir. Vaucroix se met devant la porte et lui prend les mains.)

VAUCROIX.

Non, non, non... Nous ne pouvons pas en rester sur cette équivoque. Bernardine, qu’avez-vous ? Je veux le savoir.

BERNARDINE, se dégageant.

Laissez-moi. Je n’ai rien.

VAUCROIX, qui lui a repris les mains.

Pourquoi vos mains tremblent-elles, alors ? Pourquoi la voix vous manque-t-elle ? Encore une fois, qu’avez-vous ?

BERNARDINE, cessant de se débattre..

Vous l’exigez. Hé bien ! j’ai que je ne peux pas supporter que vous, un héros, et que j’ai tant admiré, me mentiez ainsi.)

VAUCROIX, saisi. Il a lâché les mains de sa femme.

Je vous mens ? En quoi ?

BERNARDINE, avec désespoir..

Et vous continuez !... Pierre, allez à Biarritz, chez votre maîtresse. Car Julie est votre maîtresse. Je le sais. Restez-y le temps que vous voudrez. Je ne dirai rien. Je ne ferai rien. Vous reviendrez, et je vous recevrai comme je vous ai reçu hier. Elle reviendra, et je la recevrai comme je l’ai reçue ce matin. Mais la force d’une femme a ses limites, et vivre là-bas sous son toit, avec mes enfans, sachant ce qu’elle vous est, jamais ! Je ne peux pas. Je ne peux pas. (Elle prend sa tête dans ses mains.) Ah ! je m’étais tant promis de ne pas parler ! Seulement, vous auriez dû me comprendre à demi-mot, m’épargner.

VAUCROIX.

Voyons, Bernardine. Quand on accuse un homme et une femme comme vous nous accusez, Julie et moi, on s’appuie sur des présomptions ou sur des faits. Les présomptions peuvent tromper, les faits être faux.

BERNARDINE.

Et vous mentez toujours ! Que vous la défendiez, votre honneur d’amant le veut. Vous devriez pourtant bien voir que c’est inutile et que je sais.

VAUCROIX.

Que savez-vous ? Qui vous a parlé ?

BERNARDINE.

Personne... Ah ! C’est bien simple. Pendant ces affreuses semaines où je vous ai cru mort, je venais vous pleurer ici, dans cette chambre où vous avez tant vécu. Je touchais vos livres. Je rangeais vos affaires. Je vous jure sur la tête des enfans que je ne cherchais rien, que je ne soupçonnais rien. Un jour, notre notaire vient me demander si vous n’aviez pas laissé un testament, une lettre, des instructions quelconques. Vous m’aviez confié vos clefs. J’ouvre vos tiroirs, ceux-ci (Elle montre le bureau) l’un après l’autre. Dans le dernier, à droite, celui qui a une clef séparée, il y avait une lettre. Sauf cela, le tiroir était vide. Je me rappelais qu’avant votre départ vous aviez brûlé beaucoup de papiers dans cette cheminée. Vous me l’aviez dit vous-même. ; C’était évidemment le tiroir où vous les gardiez. Dans la hâte du départ, vous n’aviez pas pris garde à cette enveloppe, restée droite et collée contre la planchette. Elle est encore à la même place. Je l’y ai remise et laissée, parce que je voulais me taire, je vous le répète. C’est une lettre de Julie. Je vous ai rendu vos clefs hier. Relisez-la. Vous ne me demanderez plus ce que je sais.

VAUCROIX, après un silence.

Je n’essaierai pas de me justifier. Bernardine. C’est vrai : j’ai été très coupable envers vous. Soyez seulement bien sûre que je n’ai pas attendu ce moment pour le sentir. Vous savez ma faute. Ce que vous ne savez pas, c’est la tristesse des heures que j’ai passées sur mon lit d’hôpital et dans ma prison, à regarder ma vie en face et à souhaiter, douloureusement, passionnément, qu’elle eût été autre. Vous ne me croirez pas. Vous en avez le droit, (il a marché dans la chambre en parlant. Il s’arrête devant Bernardine.) Mais tout cela, c’est le passé, l’irréparable. Il y a le présent et qu’il faut régler... Vous vouliez vous taire. Peut-être aviez-vous raison. Peut-être aviez-vous tort. Vous avez parlé. En parlant, vous avez créé entre nous une situation absolument nouvelle. Comment concevez-vous la vie de notre ménage maintenant ?

BERNARDINE.

Mais je vous l’ai dit.

VAUCROIX.

Vous ne pouvez pas penser sérieusement ce que vous m’avez dit. A dater d’aujourd’hui, après que vous avez lu cette lettre et que je le sais, vous infliger une certaine présence serait, de ma part, un procédé dont vous devez tout de même comprendre que je suis incapable.

BERNARDINE, s’exaltant, et des sanglots dans la voix.

Vous êtes comme tous les hommes. Vous voulez bien percer un cœur. Vous ne voulez pas le voir saigner. Il a bien eu, ce cœur déchiré, la force de saigner si longtemps sans une plainte. Celle-ci est la première. Je vous promets que ce sera la dernière. Nous ne pouvons pas nous séparer à cause des enfans. Nous leur devons de vivre côte à côte, comme s’il n’y avait rien eu. (Elle insiste sur ces mots.) J’accepte cela. Acceptez-le. C’est bien le moins que le bourreau ait autant de courage que la victime. (Elle pleure.)

VAUCROIX.

Vous pleurez !... Mais vous m’aimez donc ?

BERNARDINE, s’exaltant davantage.

Qu’est-ce que cela peut vous faire que je vous aime ou non, puisque je n’existe pas pour vous ?

VAUCROIX.

Mais ce n’est pas vrai. Bernardine.

BERNARDINE.

Si, c’est vrai, puisque vous avez supporté, des jours et des jours, que je sois outragée dans ma maison, par mon amie d’enfance ; puisque vous avez pu devenir l’amant de cette amie... Ce matin encore, ce baiser de Judas qu’elle m’a donné devant vous, il m’a brûlé la joue, brûlé le cœur, et vous l’avez vu, et vous n’avez pas crié !... Ah ! le pire chagrin, ce ne sont pas vos actions, c’est l’évidence que je ne suis rien, rien pour vous, rien.

VAUCROIX.

Vous ne savez pas ce que vous pouvez m’être, ce que vous m’êtes, si vous m’aimez.

BERNARDINE.

Oui, je vous aime, et c’est ma douleur, c’est ma honte. Je voudrais tant ne pas vous aimer. Vous n’avez pas respecté le reste, respectez ça. Laissez-moi étouffer en silence d’un sentiment si lamentable. Comprenez donc que c’est un comble d’outrage pour une femme trahie que de lui faire montrer son amour.

VAUCROIX.

Montrez-le pourtant, Bernardine, par pitié pour un homme si égaré, mais si puni. C’est trop terrible, le silence, trop meurtrier. Je le vois si clairement, à cette minute : tout notre malheur vient de là, vous vous êtes tue avec moi, toujours, vous avez toujours senti en dedans. Il y a dix ans que nous sommes mariés, et jusqu’à votre cri de révolte, tout à l’heure, je ne vous connaissais pas. Ah ! pourquoi ne l’avez-vous pas poussé plus tôt ? Quand vous avez trouvé cette lettre, pourquoi ne l’ai-je pas su ? Je ne serais pas rentré ici dans le mensonge.

BERNARDINE.

Vous n’y seriez peut-être pas rentré du tout. Mais ce n’est pas la crainte que vous me préfériez votre maîtresse qui m’a fait me taire. Je vous savais là-bas, blessé, prisonnier, misérable. Je n’ai pas pu supporter que vous eussiez une peine de plus, et par moi. Julie vous écrivait. Je n’ai pas voulu qu’elle vous écrivit cela. Je me suis tue aussi avec elle. Dans quelle agonie !

VAUCROIX.

Mais hier, quand vous m’avez vu libre, guéri, et qu’elle a, brutalement annoncé sa visite pour ce matin, vous pouviez me parler !...

BERNARDINE.

J’étais trop émue de vous revoir. Où aurais-je pris l’énergie de provoquer une explication, dont vous voyez qu’elle me supplicie, qu’elle me brise ?... Et puis, je vous retrouvais si sérieux, si grave, si pareil à l’idée que vos lettres et les récits de votre ami Richard m’avaient donnée de votre bravoure. Je me disais : « Il a tant changé ! La guerre, la souffrance, le sacrifice ont tellement exalté le meilleur de lui ! Peut-être ne voudra-t-il plus de sa vie d’autrefois ? Car enfin, ce n’est pas courageux, ce n’est pas héroïque de tromper une pauvre femme qui croit en vous, et c’est un héros ! Notre propre noblesse nous oblige à nos propres yeux. Il tiendra pourtant à cœur d’être digne de lui-même. S’il en finit spontanément, à quoi bon avoir prononcé de ces mots qui rendent si difficile l’existence commune ?... » Oui, j’ai raisonné ainsi, et c’est le vrai motif qui m’a fait vous laisser en tête à tête avec Julie tout à l’heure. C’était l’épreuve... Ah ! quelle angoisse, pendant que j’étais là-haut avec les petits ! Je pensais : « Ils se parlent, je vais savoir... » Pour me persuader à moi-même ce que je désirais tant, au lieu de faire répéter leur leçon aux enfans, je causais avec eux. Je leur disais pour la centième fois votre bravoure au feu, votre endurance là-bas. Ils vous admirent tant ! eux aussi ! Ils savent par cœur votre citation. Ils me la recitaient quand Julie est entrée…

VAUCROIX.

Et moi qui ne l’ai pas empêchée de monter ! J’étais fou. Je ne comprenais pas... Je comprends maintenant, et j’agirai... Bernardine, cet instant est solennel. Ecoutez-moi. Croiriez-vous à mon repentir, si je rompais avec Julie ?

BERNARDINE.

Je ne vous demande pas de sacrifices.

VAUCROIX.

Mais enfin, si je faisais cela pour vous, d’en finir, comme vous disiez, spontanément.

BERNARDINE.

Pour moi ?... C’est trop tard.

VAUCROIX.

Pourquoi trop tard ?

BERNARDINE.

Parce que vous l’aimez et que je l’ai trop vu.

VAUCROIX.

Vous avez vu que j’étais faible. Vous avez vu que je me débattais mal contre un passé qui me faisait honte et qui maintenant me fait horreur. Mais comprenez donc, à votre tour, que cet homme de droiture sentimentale, de probité intime, d’âme simplifiée, éveillé en moi par la guerre, ne s’est pas encore dégagé de l’autre. Il avait, il a besoin de votre aide pour briser sa chaîne. Cette aide, jusqu’à cet instant, je ne pouvais pas vous la demander. Il aurait fallu venir vous dire : « Je vous ai trahie. » Je ne le pouvais pas à cause de vous et à cause d’elle. Maintenant qu’il n’y a plus de secret entre nous et que vous connaissez toute ma faute, ne m’y rejetez pas, en étant trop dure. Et c’est être trop dure, voyez-vous, que de me dire dans la même haleine : « Je vous aime et je ne vous demande rien. » D’ailleurs, que vous me le demandiez ou non, ce sera fait, (il va à sa table, et il écrit : « Bernardine sait tout. Adieu. » Tendant le billet à Bernardine : ) Quand j’aurai envoyé ce billet, croirez-vous encore que je l’aime ?

BERNARDINE, lui rendant le billet, dans un cri.

Pas cela, Pierre ! Pas cela ! Cette plaie que j’ai si longtemps cachée, ne la dévoilez pas à cette femme. Souvenez-vous qu’il y a une pudeur de la souffrance. Que je ne sois pas nommée entre elle et vous ! (On entend un timbre. Elle s’arrête. A un domestique qui entre : ) Qui est là ? J’ai condamné ma porte.

LE DOMESTIQUE.

C’est Mme d’Hespelles qui voudrait dire un mot à Madame. Elle insiste.

VAUCROIX.

Faites-la entrer. (A Bernardine : ) Restez. Je vous demande seulement de ne pas me démentir.


SCÈNE NEUVIÈME
BERNARDINE, JULIE, VAUCROIX.
JULIE, à Bernardine.

Oui, c’est encore moi. Je passais avenue Marceau, en allant au Ritz. Je suis si contente de la robe trouvée chez moi que j’ai voulu te la montrer. (Elle ôte son manteau.) Regarde. Est-ce joli ? Je veux que tu te fasses faire la pareille pour aller à Biarritz. Et tu sais, des prix de guerre ! Elle vient de la petite couturière dont je t’ai parlé. Il faut absolument que tu la prennes et que tu t’habilles un peu, maintenant que ton mari t’est rendu. (A Vaucroix : ) N’est-ce pas, Pierre ?

BERNARDINE, pouvant à peine parler.

La robe est charmante, en effet.

VAUCROIX.

Il n’y a qu’un malheur, ma chère amie, c’est que nous n’allons plus à Biarritz. Bernardine allait vous l’écrire.

JULIE.

Vous n’allez plus à Biarritz ? Mais comment ? Mais pourquoi ?

VAUCROIX.

C’est très simple. Le docteur Louvet est arrivé juste comme vous sortiez tout à l’heure. Il avait une visite à faire dans le quartier. Il est monté chez nous, à tout hasard. L’heure qu’il avait fixée lui-même pour cet après-midi se trouvait le gêner. Il m’a examiné. Je n’ai besoin, en effet, que de soleil et d’air marin. Mais il prétend que la côte basque serait trop âpre pour mon état actuel, la brise de l’Atlantique trop éprouvante. Bref, il m’expédie à Cannes, tout tranquillement.

JULIE.

Ah !… Et vous partez, quand ?

VAUCROIX.

Le plus tôt possible, conseille-t-il, à cause de ce temps de neige ici. Nous avons décidé de prendre bravement le rapide de huit heures avec les enfans. Je n’ai pas beaucoup de temps pour mes préparatifs. Mais, après quatorze mois d’Allemagne, on n’est pas difficile.

JULIE.

Alors, vous allez m’en vouloir de vous avoir volé ces quelques minutes. Je vous quitte. Bon voyage. Adieu, ma chérie. (Elle va pour embrasser Bernardine qui se laisse embrasser avec un frémissement.)

BERNARDINE.

Au revoir.

JULIE.

Vaucroix, voulez-vous m’aider à mettre mon manteau ?

VAUCROIX.

Excusez-moi. (il va prendre le manteau que Julie a posé sur un fauteuil près de la porte, et commence à l’aider. Bernardine a marché jusqu’à la cheminée que surmonte une glace. Elle leur tourne le dos et chauffe ses mains à la flamme, en les épiant anxieusement dans cette glace.)

JULIE, bas à Vaucroix.

Qu’est-ce que cela signifie ? Il faut me l’expliquer. Vous venez toujours à cinq heures ?

VAUCROIX, même ton.

Non.

JULIE, même ton.

J’avais donc deviné juste. Pierre, vous savez que, si vous ne venez pas aujourd’hui, c’est fini.

VAUCROIX, toujours à mi-voix, durement.

Mais c’est fini.

JULIE, ne se possédant plus et presque à voix haute.

Hé bien ! je veux savoir ce qui se passe. J’en ai le droit.

BERNARDINE. Elle a entendu et marche tout d’un coup vers le groupe.

Pierre, donnez-moi les clefs de votre bureau.

VAUCROIX. Il prend les clefs dans sa poche machinalement, puis il hésite.

Qu’allez-vous faire ?

BERNARDINE, prenant les clefs.

En finir avec ces mensonges. (Elle va au bureau, ouvre le tiroir où est la lettre et revient la tendre à Julie.) Prends cette lettre, Julie. Tu reconnais ton écriture ?

JULIE. Elle regarde la lettre et la froisse dans sa main.

Alors, c’est lui qui t’a donné cette lettre ?

BERNARDINE.

Non, c’est moi qui l’ai trouvée.

JULIE.

Depuis tout à l’heure ?

BERNARDINE.

Il y a plus d’un an.

JULIE, éclatant d’un rire nerveux.

Tu ne me reprocheras plus, à présent, de savoir mentir.

VAUCROIX.

Julie, vous osez !...

BERNARDINE.

Laissez, Pierre. (A Julie, fermement et tristement : ) Va-t’en ! (Julie la regarde d’un air de défi. Elle hausse les épaules, a de nouveau un rire mauvais, et s’en va.)


SCÈNE DIXIÈME
BERNARDINE, VAUCROIX, puis LABRUNIE.
VAUCROIX, s’agenouillant devant sa femme.

Bernardine, me pardonneras-tu jamais ?

BERNARDINE.

Quand on aime, on a tout pardonné d’avance.

VAUCROIX, lui baisant les mains.

Ah ! mon amie, où avais-je le cœur ? (il voit Labrunie qui entre pendant qu’il disait ces derniers mots, et se relevant : ) Il faut que tu sois toi, Richard, pour que je ne t’en veuille pas de me surprendre en train de faire une déclaration à ma femme, après dix ans de ménage !... (Tout bas en lui serrant les mains : ) Tu as compris. (Haut : ) Je suis trop heureux.

LABRUNIE, tout bas aussi.

Moi aussi, je suis bien heureux I

BERNARDINE, à part.

Et moi !... (Joignant les mains.) Ah ! comme la vérité délivre !


PAUL BOURGET.

  1. Copyright by Paul Bourget, 1916.