roman sur la flagellation,

traduit par Raphaël Ledos de Beaufort

Éd. C. Carrington, Paris 1902.
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V

C’est curieux comme les rapports de la vie prennent une autre tournure, dès qu’une personne étrangère s’interpose.

Nous avons passé de charmantes journées ensemble, visité la montagne, le lac ; nous avons fait la lecture et j’ai terminé le portrait de Wanda.

Que nous nous sommes aimés, et combien son ravissant visage était souriant !

Survient une amie, une femme divorcée, un peu plus âgée, un peu plus expérimentée et un peu moins scrupuleuse que Wanda, et déjà son influence se fait sentir dans la direction qu’elle lui imprime.

Wanda fronce le front et me témoigne une certaine impatience.

Ne m’aime-t-elle plus ?

Cette sujétion insupportable dure depuis près de quinze jours. L’amie demeure avec elle, nous ne sommes jamais seuls. Un cercle de messieurs entoure les deux jeunes femmes. Avec ma gravité, mon humeur sombre, je joue, comme amant, un rôle de niais. Wanda me traite en étranger.

Aujourd’hui, à la promenade, elle et restée en arrière avec moi. Je vois qu’elle l’a fait à dessein et en jubile. Mais que me dit-elle ?

« Mon amie ne comprend pas comment je peux vous aimer ; elle ne vous trouve ni beau, ni simplement intéressant sous tout autre rapport ; en outre, elle m’entretient depuis le matin jusqu’à une heure avancée de la nuit de la brillante et frivole existence du chef-lieu, avec les prétentions que je puis faire valoir, les grands partis que je pourrais trouver, les beaux et aristocratiques adorateurs que je devrais captiver. Mais ce qui empêche tout cela c’est que je t’aime encore. »

Pendant un moment je perdis la respiration, puis je dis :

« Wanda ! Dieu m’est témoin que je ne veux pas entraver votre bonheur. Ne tenez plus aucun compte de moi. »

Là-dessus, je tirai mon chapeau et la laissai marcher devant. Elle me considéra, étonnée, toutefois elle ne répondit pas une syllabe.

Mais comme, en revenant, je me rencontrai par hasard avec elle, elle me pressa la main à la dérobée et me lança un regard si chaud, si plein de promesses de bonheur, que toutes les tortures de cette journée furent oubliées, toutes les plaies cicatrisées.

Maintenant je sais de nouveau combien je l’aime.

« Mon amie s’est plainte de toi, me dit Wanda aujourd’hui.

— Elle a probablement senti combien je la méprise.

— Pourquoi la méprises-tu ainsi, petit fou ? s’écria Wanda, tandis qu’elle me prenait les oreilles à deux mains.

— Parce qu’elle fait l’hypocrite, dis-je ; je n’estime que la femme qui et vertueuse, ou celle qui vit ouvertement pour le plaisir.

— Il en va de même pour moi, reprit Wanda en plaisantant, mais vois-tu, mon enfant, la femme ne peut cela que dans les chutes les plus rares. Elle ne peut être ni si purement sensuelle ni si indépendante d’esprit que l’homme ; son amour est toujours une sensation extérieure et une attraction de l’esprit : un état mixte. Son cœur soupire après ce but : enchaîner l’homme d’une façon durable, alors qu’elle est soumise au changement ; c’est de là que proviennent, en grande partie contre sa propre volonté, la mésintelligence, le mensonge et la trahison, qui, dans son commerce, et dans son être, corrompent son caractère.

— Certes, il en et ainsi, dis-je, le caractère transcendant que la femme veut imprimer à l’amour, la conduit à la trahison.

— Mais le monde le désire ainsi, m’interrompit Wanda ; regarde cette femme, elle a à Lemberg son mari et son galant, et ici elle a trouvé un nouvel adorateur, et elle les trompe tous et est encore estimée de tous et méprisée du monde.

— En ce qui me concerne, m’écriai-je, elle devrait te laisser ce jeu, mais elle te traite certes comme une marchandise.

— Pourquoi pas ? interrompit vivement la belle femme. Cette femme a l’instinct, le penchant de tirer profit de ses charmes, et c’est beaucoup pour soi de se livrer sans amour, sans jouissance ; on conserve ainsi sa beauté, son sang-froid et l’on peut saisir son avantage.

— Wanda ! tu dis cela ?

— Pourquoi pas ? fit-elle, remarque bien ce que je te dis maintenant : ne te sens jamais sûr d’une femme que tu aimes, car la nature de la femme cache plus de malheurs que tu ne le crois. Les femmes ne sont ni si bonnes que les font leurs apologistes, ni si mauvaises que les représentent leurs ennemis. Le caractère de la femme est la versatilité. La meilleure femme tombe momentanément dans la fange, la pire s’élève d’une façon inattendue aux plus hautes, aux plus nobles actions et fait honte à qui la méprise. Aucune femme n’est si bonne ou si mauvaise qu’elle ne soit à tout instant capable des pensées, des sentiments ou des actions les plus diaboliques comme les plus divins, les plus infâmes comme les plus élevés. La femme est même, en dépit de tous les progrès de la civilisation, aussi arriérée que si elle sortait des mains de la nature ; elle a le caractère de la bête fauve, qui, après l’impulsion qui la domine se montre fidèle ou perfide, généreuse ou cruelle. Une éducation austère et soignée a seule, de tout temps, formé le caractère moral ; c’est ainsi que, même égoïste, même malveillant, l’homme se conforme toujours aux principes ; quant à la femme, elle ne suit toujours que ses élans. N’oublie jamais cela et ne te sens jamais sûr de la femme que tu aimes. »

L’amie et sortie. Enfin, voici une soirée en tête-à-tête. Wanda est si bonne, si cordiale, si gracieuse, qu’il semble qu’elle ait réservé pour cette seule délicieuse soirée tout l’amour dont elle m’a privé.

Quelles délices de me pendre à ses lèvres, de mourir entre ses bras et de plonger mes yeux ivres de joie dans les siens, alors que, toute défaillante de plaisir, complètement livrée à moi, elle repose sur mon sein !

Je ne puis encore y croire, je ne puis concevoir que cette femme soit à moi, toute à moi.

« Sous un rapport elle a encore raison, commença Wanda, sans s’émouvoir, sans seulement ouvrir les yeux, comme si elle dormait.

— Qui ? »

Elle se tut.

« Ton amie ? »

Elle inclina la tête.

« Oui, elle a raison, tu n’es pas un homme ; tu es un rêveur, un séduisant adorateur, et serais certes un esclave inestimable, mais, comme époux, je ne puis penser à toi pour moi. »

Je fus épouvanté.

« Qu’as-tu ? tu trembles ?

— Je frémis en songeant combien facilement je puis te perdre, répondis-je.

— Eh bien, es-tu pour cela actuellement moins heureux ? reprit-elle ; cela t’enlèverait-il quelque part de ta joie, que j’aie devant toi appartenu à un autre, qu’un autre me possède après toi, et ta jouissance aurait-elle été moindre si, comme toi, un autre avait été heureux ?

— Wanda !

— Vois-tu, continua-telle, ce serait un expédient. Tu ne veux jamais me perdre, tu m’es cher et tu me dis fort moralement que tu voudrais me voir toujours vivre avec toi, quand auprès de toi je…

— Quelle idée ! m’écriai-je, je commence à éprouver une sorte d’aversion pour toi.

— Et m’en aimes-tu moins ?

— Au contraire. »

Wanda s’était soulevée sur son bras gauche.

« Je crois, dit-elle, que, pour subjuguer à jamais un homme, on doit, avant tout, oser lui être infidèle. Quelle honnête femme et aussi adorée qu’une hétaïre ?

— En effet, l’infidélité d’une femme aimée possède un charme douloureux, c’est la plus haute volupté.

— Pour toi aussi ? demanda vivement Wanda.

— Pour moi aussi.

— Si toutefois je te fais ce plaisir ! s’écria Wanda railleusement.

— J’en souffrirais alors affreusement, mais je t’en adorerais davantage, repris-je ; seulement, si tu osais jamais me tromper, tu devrais avoir la diabolique grandeur de me dire : “Je t’aimerai toujours, mais je rendrai heureux qui bon me semblera.” »

Wanda secoua la tête.

« La trahison me répugne, je suis loyale, mais quel homme ne succombe pas sous le poids de la vérité ? Si je te disais : “Cette pure vie sensuelle, ce paganisme constituent mon idéal”, aurais-tu la force de le supporter ?

— Certainement. Je veux tout supporter de toi, mais je ne veux pas te perdre. Je sens vraiment combien peu je t’appartiens.

— Mais… Séverine.

— C’est cependant ainsi, dis-je, et c’est même pour cela…

— Pour cela, tu pourrais… elle sourit malicieusement — l’ai-je deviné ?

— Être ton esclave ! m’écriai-je, ta propriété absolue et sans volonté propre, avec laquelle tu pourrais agir à ta guise et qui, pour cela, ne saurait t’être à charge. Je pourrais — pendant que tu savoures la vie à longs traits, que, plongée dans un luxe somptueux, tu goûtes le pur bonheur, l’amour de l’Olympe — te servir, te chausser et te déchausser.

— En somme, tu n’as pas tort, reprit Wanda, car seulement comme mon esclave pourrais-tu supporter que j’en aimasse un autre ; d’ailleurs la liberté de jouissance, à la façon du monde antique, ne peut s’imaginer sans esclavage. Oh ! ce doit être une sensation quasi divine que de voir devant soi des hommes s’agenouiller, trembler !… Je veux avoir des esclaves, entends-tu, Séverine ?

— Ne suis-je pas ton esclave ?

— Écoute-moi aussi, dit Wanda exaltée et me serrant la main, je veux être à toi tant que je t’aimerai.

— Un mois ?

— Peut-être aussi deux.

— Et puis ?

— Alors tu seras mon esclave.

— Et toi ?

— Moi ? que demandes-tu encore ? Je suis une déesse, et je descends parfois légèrement, fort légèrement, furtivement de mon Olympe vers toi. Mais que signifie tout cela ? » dit Wanda, appuyant sa tête sur ses deux mains, le regard perdu dans le vide, « un rêve doré qui n’aura jamais de réalité ». Une mélancolie latente, inquiétante était répandue sur tout son être ; je ne l’avais jamais vue ainsi.

« Et pourquoi irréalisable ? commençai-je.

— Parce que l’esclavage n’existe pas chez nous.

— Allons donc dans un pays où il existe encore, en Orient, en Turquie, fis-je vivement.

— Tu voudrais, Séverine, sincèrement ? répondit Wanda. Ses yeux brûlaient.

— Oui, je veux sincèrement être ton esclave, continuai-je, je veux que ta puissance sur moi soit consacrée par la loi, que ma vie soit entre tes mains, que rien au monde ne me protège ou me défende contre toi. Oh ! quelle volupté quand je sentirai que je dépens tout entier de ton caprice, de ton bon plaisir, d’un seul de tes gestes ! Et puis, quelles délices ! si tu es parfois assez gracieuse pour permettre à l’esclave de baiser la lèvre de laquelle dépend son arrêt de vie ou de mort ! »

Je me jetai à ses pieds et appuyai mon front brûlant sur son genou.

« Tu as la fièvre, Séverine, dit Wanda surexcitée, et tu m’aimes vraiment d’un amour infini. »

Elle me serra sur sa poitrine et me couvrit de baisers.

« Tu le veux ? reprit-elle hésitante.

— Je te jure ici, devant Dieu et sur mon honneur, je serai ton esclave, où, et quand tu voudras, aussitôt que tu l’ordonneras, m’écriai-je, me possédant à peine.

— Et si je te prenais au mot ? s’écria Wanda.

— Fais-le.

— C’est pour moi un charme sans pareil, dit-elle, là-dessus, de savoir qu’un homme qui m’adore et que j’aime de toute mon âme, se donne complètement à moi pour dépendre de ma volonté, de mon caprice, pour devenir mon esclave, tandis que moi… »

Elle me considéra d’un air singulier.

« Si je deviens très frivole, la faute en sera à toi, continua-t-elle ; je crois presque, maintenant, que tu as déjà peur de moi, mais j’ai ton serment.

— Et je le tiendrai.

— Laisse-moi, ce soir, répondit-elle. Maintenant j’y prends plaisir ; maintenant, j’en prends Dieu à témoin, cela ne restera plus dans le domaine du rêve. Tu deviens mon esclave, et moi… je vais essayer de devenir la Vénus à la fourrure. »

Je croyais connaître et comprendre cette femme à fond, mais je vois maintenant que je puis recommencer mon étude de plus belle. Avec quelle répugnance n’accueillit-elle pas dernièrement mes chimères et avec quel zèle n’en poursuit-elle pas aujourd’hui l’exécution ?

Elle possède un contrat, aux termes duquel je me suis engagé, par parole d’honneur et par serment, à être son esclave aussi longtemps qu’elle le voudra.

Son bras autour de mon cou, elle me lit à haute voix ce document inouï, incroyable ; après chaque phrase un baiser constitue le point.

« Mais le contrat ne stipule de devoirs que pour moi, lui dis-je, taquin.

— Naturellement, répondit-elle avec grand sérieux, tu entends être mon amoureux, je suis aussi liée à tous les devoirs et à tous les égards envers toi.

« Tu dois encore regarder mes faveurs comme une grâce, tu n’as pas d’autre droit et tu ne dois non plus tirer de ce papier aucun avantage. Ma puissance sur toi doit être sans bornes. Songe, que tu n’es dès lors rien moins qu’un chien, une chose inerte ; tu es ma chose à moi, mon jouet, que je puis briser dès que cela me promet une heure de passe-temps. Tu n’es rien et je suis tout. Comprends-tu ? »

Elle rit et m’embrasse encore et une sorte de frisson m’envahit à nouveau.

« Me permettrais-tu d’autres stipulations, commençai-je.

— Stipulations ? » Elle fronça le sourcil. « Ah ! tu as presque peur, ou bien tu te repens, mais tout cela vient trop tard, j’ai ton serment, ta parole d’honneur. Néanmoins, je t’écoute.

— La première que je voudrais voir insérer dans notre contrat est que tu ne te sépareras jamais complètement de moi, que tu ne m’abandonneras jamais à la barbarie de l’un ou de l’autre de tes adorateurs.

— Mais Séverine, s’écria Wanda d’une voix émue et des larmes dans les yeux, tu peux croire que je pourrais faire cela envers toi, l’homme qui m’aime tant, qui s’est si complètement livré à mes mains ?… »

Elle s’arrêta.

« Non ! non ! dis-je en couvrant sa main de baisers, je ne crains pas que tu puisses vouloir me déshonorer, pardonne-moi l’odieux moment. »

Wanda se mit à rire délicieusement, posa sa joue contre la mienne et parut songer.

« Tu as oublié quelque chose, murmura-t-elle encore malicieusement, le plus important…

— Une stipulation ?

— Oui, que je dois toujours paraître en fourrure s’écria Wanda, mais je te promets que j’en porterai une déjà pour cette raison qu’elle m’inspirera des sentiments de despote, et je veux être très cruelle envers toi, comprends-tu ?

— Faut-il que je signe le contrat ? demandai-je.

— Pas encore, dit Wanda, je veux auparavant ajouter ta clause au bas, et par-dessus tout lui indiquer un lieu et place.

— À Constantinople.

— Non. J’y ai mûrement songé. À quoi me sert à moi d’avoir un esclave là où chacun en possède ? J’entends être seule ici, dans notre monde civilisé, prosaïque, bourgeois, à posséder un esclave, et encore un esclave que ni la loi, ni mon droit ou ma puissance brutale, mais uniquement le pouvoir de ma beauté et de mon être a librement livré à mes mains. Je trouve cela piquant. En tout cas, allons dans un pays où on ne nous connaît pas, et où tu puisses, sans scrupule devant le monde, passer pour mon domestique. Peut-être en Italie, à Rome ou à Naples. »

Nous étions assis sur le sofa de Wanda ; elle était vêtue de sa jaquette d’hermine, les cheveux épars tombant sur son dos comme une crinière de lion, et pendue à mes lèvres, elle me buvait l’âme. La tête me tournait, mon sang commençait à entrer en ébullition, mon cœur battait à rompre contre le sien.

« Je veux être tout entier entre tes mains, Wanda ! » m’écriai-je tout à coup dans un transport d’ivresse qui me rendait presque aussi incapable de penser juste que de prendre librement une décision , « sans aucune condition, sans aucune restriction de ta puissance sur moi, je veux me livrer à la clémence ou aux rigueurs de ta volonté. »

Tout en parlant ainsi, je m’étais laissé tomber du sofa à ses pieds et, ivre de passion, je levai les yeux vers elle.

« Que tu es encore beau ! s’écria-t-elle ; ton œil à demi-éteint comme dans la tentation me ravit, m’enchante ; ton regard agonisant serait étonnant si tu étais fouetté à mort. Tu as l’œil d’un martyr ! »

J’ai parfois peur de me livrer si complètement, si inconditionnellement aux mains d’une femme. Si elle abusait de ma passion, de son pouvoir ?

Car maintenant je vois que, depuis l’enfance, ce qui occupe mon imagination me remplit toujours d’une douce horreur. Folle inquiétude ! C’est un jeu malicieux qu’elle joue avec moi, et pas davantage. Elle m’aime certes, et elle et si bonne, c’est une nature si noble, incapable d’infidélité ; mais cela dépend d’elle : elle peut si elle veut. Quel charme dans ce doute, dans cette crainte !

Je comprends maintenant Manon Lescaut et le pauvre chevalier qui l’adorait encore comme maîtresse d’un autre, voire au pilori.

L’amour ne connaît aucune vertu, aucun mérite ; il aime et pardonne, et souffre tout, parce qu’il le doit ; en amour, notre jugement ne nous conduit pas ; ni les préférences, ni les défauts que nous découvrons ne provoquent notre abnégation ou ne nous font reculer d’effroi.

C’est une douce, mélancolique, mystérieuse force qui nous pousse, et nous cessons de penser, de sentir, de vouloir, nous nous laissons pousser par elle et ne demandons pas où.

Pour la première fois aujourd’hui, nous vîmes à la promenade un prince russe, qui grâce à sa prestance athlétique, à sa belle physionomie, au luxe de sa mise, créa une sensation générale. Les dames principalement le regardaient avec étonnement comme une bête féroce ; quant à lui, il marchait d’un air sombre ; il était accompagné de deux serviteurs : un nègre complètement vêtu de satin rouge et un Tcherkesse armé de pied en cap. Tout à coup, il aperçut Wanda, attacha sur elle son froid regard scrutateur, tourna la tête vers elle, et, comme elle passait devant lui, il s’arrêta et la considéra.

Quant à elle, elle le dévora de ses vifs yeux verts et se montra prête à tout accepter de lui.

La coquetterie raffinée avec laquelle elle allait, venait, le regardait, m’étranglait littéralement. Comme nous approchions de la maison, j’en fis la remarque. Elle fronça le front.

« Que veux-tu, dit-elle, le prince est un homme qui pourrait me plaire, qui m’éblouit passablement ; or, je suis libre, je puis faire ce que je veux.

— Alors, tu ne m’aimes plus ? balbutiai-je effrayé.

— Je n’aime que toi, reprit-elle, mais je veux me faire faire la cour par le prince.

— Wanda !

— N’es-tu pas mon esclave ? dit-elle tranquillement. Ne suis-je pas Vénus, la cruelle Vénus à la fourrure du Nord ? »

Je me tus ; je me sentais formellement brisé par ses paroles ; son froid regard entrait comme un poignard dans mon cœur.

« Tu vas de suite demander le nom, l’adresse et tous les renseignements qui concernent le prince, entends-tu bien ? continua-t-elle.

— Mais…

— Pas d’objections. Obéis ! » s’écria Wanda, avec une dureté dont je ne l’aurais jamais crue capable. « Ne reparais pas devant mes yeux, avant de pouvoir répondre à toutes mes questions. »

L’après-midi suivant, je pus apporter à Wanda les renseignements désirés. Elle me laissa debout devant elle, comme un domestique, tandis que, renversée dans le fauteuil, elle m’écoutait en riant. Puis, elle fit un signe de tête et parut satisfaite.

« Donne-moi le tabouret ! » commanda-t-elle d’une voix brève.

J’obéis, et après que je l’eus installée et y eus arrangé ses pieds, je me mis à genoux devant elle.

« Comment cela se terminera-t-il ? » demandai-je tristement, après une petite pause.

Elle éclata d’un méchant rire :

« Cela n’a même pas encore commencé.

— Tu as aussi peu de cœur que je le pensais, répondis-je, blessé.

— Séverine, commença Wanda sévèrement, je n’ai encore rien fait, pas la plus petite chose, et tu m’appelles déjà sans cœur. Que serait-ce si je faisais tes caprices, si je menais une vie de plaisir sans retenue, si j’avais un cercle d’adorateurs autour de moi, si j’étais tout ton idéal, si je te donnais des coups de pieds et des coups de fouet ?

— Tu prends mes fantaisies trop au sérieux.

— Trop au sérieux ? Dès que je commencerai ; je ne m’en tiendrai pas seulement à la plaisanterie, reprit-elle ; tu sais combien je hais ce jeu, cette comédie ! Tu l’as voulu ainsi. Fût-ce mon idée ou la tienne ? T’y ai-je entraîné ou n’as-tu pas, au contraire, échauffé mon imagination ? Maintenant, en effet, je suis sérieuse.

— Wanda, répondis-je affectueusement, écoute-moi tranquillement. Nous nous aimons tellement, nous sommes tellement heureux, veux-tu sacrifier tout notre avenir au caprice ?

— Il n’y a plus aucun caprice ! s’écria-t-elle.

— Qu’y a-t-il alors ? demandai-je effrayé.

— Cet instinct est bien entré en moi », dit-elle tranquillement, comme réfléchissant, « peut-être n’aurait-il jamais vu le jour, mais tu l’as éveillé, tu l’as développé et il a maintenant atteint une force irrésistible qui remplit tout mon être, qui me cause une jouissance, qui est tout ce que je puis désirer, et malgré cela tu voudrais revenir en arrière, toi, es-tu un homme ?

— Chère bien-aimée Wanda ! »

Je commençai à la caresser, à l’embrasser.

« Laisse-moi, tu n’es pas un homme.

— Et toi ! grondai-je.

— Je suis entêtée, dit-elle, tu le sais. Je ne suis ni forte en chimères, ni faible en exécution comme toi ; quand j’entreprends quelque chose, je le mène à bien et d’autant plus sûrement, que je ne rencontre plus jamais de résistance. Laisse-moi ! »

Elle me repoussa d’elle et s’éloigna.

« Wanda ! »

Je me levai pareillement et me tins devant elle les yeux dans les siens.

« Tu me connais maintenant, continua-t-elle, je t’avertis encore une fois. Tu as encore le choix. Je ne te contrains pas à devenir mon esclave.

— Wanda, répondis-je tout ému, les larmes me vinrent aux yeux, tu ne sais pas combien je t’aime ! »

Elle agita dédaigneusement les lèvres.

« Tu t’abuses, tu te fais plus odieuse que tu n’es, ta nature est bien trop bonne, trop noble !

— Que sais-tu de ma nature, m’interrompit-elle impétueusement, tu n’apprendras pas à me connaître.

— Wanda !

— Décide-toi, veux-tu te soumettre, sans réserve ?

— Et si je dis non ?

— Alors… »

Elle marcha, froide et haineuse sur moi, et comme elle se tenait devant moi, les bras croisés sur la poitrine, son mauvais sourire sur les lèvres, elle m’apparut comme la despote de mes rêves et ses traits prirent une expression de dureté, et son regard n’annonça rien de bon ou de pitoyable.

« Bien, dit-elle enfin.

— Tu es méchante, dis-je, tu voudrais me fouetter.

— Oh ! non, reprit-elle, je veux te laisser aller. Tu es libre. Je ne retiens pas.

— Wanda, moi qui t’aime tant !

— Oui, vous mon maître, vous qui m’adorez ! cria-t-elle, d’un ton méprisant, mais vous êtes un couard, un menteur, un traître à sa parole. Laissez-moi à l’instant !

— Wanda !

— Vile créature ! »

Le sang me monta au cœur. Je me jetai à ses pieds et commençai à pleurer.

« Encore des larmes ! » Elle se mit à rire. Oh ! ce rire était effrayant. « Voyez-vous, je ne veux plus vous voir.

— Mon Dieu ! m’écriai-je hors de moi. Je ferai tout ce que tu commanderas, je serai ton esclave, ta chose, avec laquelle tu agiras à ta guise, mais ne m’éloigne pas de toi… Je vais à l’abîme, je ne puis vivre sans toi. »

Je saisis ses genoux et couvris sa main de baisers.

« Oui, tu dois être esclave, sentir le fouet, car tu n’es pas un homme », dit-elle tranquillement, et c’est ce qui me prit au cœur qu’elle parlât ainsi sans colère, sans emportement, mais de propos délibéré. « Je te connais maintenant, je connais ta nature de chien, qui adore qui te pousse du pied et te maltraite de plus en plus. Je te connais maintenant, mais tu apprendras aussi à me connaître. »

Elle se mit à faire les cent pas, tandis que je restai sur les genoux, anéanti, la tête baissée, inondée de larmes.

« Viens vers moi », ordonna Wanda, étendue sur le sofa.

Je me rendis à son geste et m’assis auprès d’elle. Elle me regarda d’un air sombre, puis, tout à coup, son œil s’illumina, elle m’attira souriante sur sa poitrine et se mit à m’embrasser, les larmes aux yeux.

Le comique de ma situation est que je suis comme l’ours du parc Lili ; je puis fuir et ne veux pas, je supporte tout, aussitôt qu’elle menace de me donner la liberté.

Si elle pouvait encore reprendre le fouet en main ! L’amabilité avec laquelle elle me traite a pour moi quelque chose d’inquiétant. Il me semble que je suis une petite souris, avec laquelle une belle chatte joue coquettement, à chaque instant prête à me mettre en pièces, et mon cœur de souris menace d’éclater.

Que prépare-t-elle ? Que va-t-elle faire de moi ?

Elle paraît avoir complètement oublié le contrat, mon esclavage ; ou était-ce seulement un caprice et a-t-elle abandonné tout son plan en un moment, pour que je ne puisse plus lui opposer aucune résistance, pour que je me plie à sa souveraine fantaisie ?

Comme elle est encore bonne envers moi, combien elle est affectueuse, combien amoureuse ! Nous passons des jours délicieux.

Aujourd’hui elle m’a fait lui lire la scène entre Faust et Méphistophélès, dans laquelle ce dernier apparaît comme étudiant errant ; son regard se pose sur moi avec une étrange satisfaction.

« Je ne comprends pas, dit-elle, comme j’avais fini ma lecture, comment un homme peut exposer de grandes et belles pensées d’une façon si merveilleusement claire, si pénétrante et malgré cela être un pareil fantasque, un Schlemihl ultra-sensualiste !

— Serais-tu contente ? » dis-je, et j’embrassai sa main.

Elle me caressa amicalement sur le front.

« Je t’aime, Séverine, chuchota-t-elle, je crois que je ne pourrai jamais davantage aimer un autre homme. Nous allons être raisonnables, veux-tu ? »

Au lieu de répondre, je la pris dans mes bras ; une profonde, mélancolique joie intérieure remplit mon cœur, mes yeux se mouillèrent, une larme coula sur sa main.

« Comment peux-tu pleurer ! s’écria-t-elle, tu es un enfant. »

Au cours d’une promenade en voiture, nous avons rencontré le prince russe également en voiture. Il fut évidemment surpris de me voir au côté de Wanda et sembla vouloir la transpercer de ses yeux gris électriques, mais elle — j’aurais pu à ce moment me mettre à genoux devant elle et baiser ses pieds — elle parut ne pas le remarquer, elle laissa son regard glisser indifférent sur lui, comme sur un objet inerte, un arbre, puis se retourna vers moi avec un éclat de rire charmant.

Comme aujourd’hui je lui disais bonne nuit, elle me parut tout à coup, sans aucune raison, distraite et maussade. Que peut-elle bien comploter ?

« Cela me fait de la peine que tu t’en ailles, dit-elle, comme déjà je me tenais sur le seuil.

— Cela dépend seulement de toi de réduire le dur temps de mon épreuve, qui me torture, pleurai-je.

— Tu ne prends non plus garde que cette contrainte est aussi pour moi un tourment, répliqua Wanda.

— Alors, termine-la, m’écriai-je, l’entourant de mes bras, sois ma femme.

— Jamais, Séverine, dit-elle, doucement mais avec une grande fermeté.

— Qu’y a-t-il ? »

J’étais terrifié jusqu’au plus profond de mon âme.

« Tu n’es pas l’homme qu’il me faut. »

Je la considérai, retirai doucement mon bras, qui reposait encore autour de sa taille, et quittai la pièce ; quant à elle, elle ne me rappela pas.

Nuit sans sommeil, j’ai pris mille résolutions et les ai toutes rejetées. Dès le matin, j’écrivis une lettre, dans laquelle j’expliquai que nos rapports étaient rompus. La main me tremblait si fort comme je la cachetais, que je me brûlai les doigts.

Comme je montai le perron, pour remettre la missive à la femme de chambre, mes genoux menacèrent de se briser.

La porte s’ouvrit et Wanda passa sa tête toute papillottée…

« Je ne suis pas encore frisée, dit-elle en riant, qu’avez-vous là ?

— Une lettre.

— Pour moi ? »

Je fis signe que oui.

« Ah ! vous voulez briser avec moi, fit-elle d’un ton railleur.

— N’avez-vous pas déclaré hier que je n’étais pas un homme pour vous…

— Je vous le réitère, dit-elle.

— Tenez. »

Je tremblais de tout mon corps, la voix me fit défaut, je lui tendis la lettre.

« Gardez-la, dit-elle, en m’examinant, vous oubliez qu’il n’est pas question de savoir si oui ou non vous êtes l’homme qu’il me faut, et que vous êtes toujours assez bon pour être un esclave.

— Madame ! m’écriai-je, ravi.

— Oui, c’est ainsi que vous devez me nommer à l’avenir », répondit Wanda, renversant sa tête avec un dédain indicible, « arrangez-vos affaires d’ici vingt-quatre heures, je pars après-demain pour l’Italie et vous m’accompagnez comme domestique.

— Wanda !

— Je vous interdis cette familiarité », me dit-elle, en hachant ses mots d’une façon incisive, « de même que de pénétrer auprès de moi sans que je vous appelle ou vous sonne, ou de me parler sans y avoir été invité. À partir d’aujourd’hui vous ne vous nommerez plus Séverine, mais Grégoire. »

Je frémis de rage et cependant — je ne puis malheureusement pas nier — aussi de plaisir et d’une émotion insurmontable.

« Mais, vous connaissez bien ma position, Madame, commençai-je bouleversé, je dépends encore de mon père et doute qu’il dispose en ma faveur d’une aussi forte somme que celle dont j’aurai besoin pour ce voyage.

— Cela veut dire que tu n’as pas d’argent, Grégoire, remarqua Wanda charmée, tant mieux, car tu dépends complètement de moi, et en ce cas, tu es mon esclave.

— Vous ne songez pas, tentai-je d’objecter, que, comme homme d’honneur, il m’est impossible…

— J’ai bien pensé, répondit-elle presque sur le ton de commandement, que, comme homme d’honneur, vous vous êtes engagé par serment, vous avez donné votre parole de me suivre comme esclave où je le voudrai, et de m’obéir en toutes choses. Va, maintenant, Grégoire ! »

Je me tournai vers la porte.

« Pas encore ; il te faut me baiser la main auparavant. »

Là-dessus, elle me la tendit avec un certain orgueilleux laisser-aller, et moi dilettante, âne, vil esclave, je portai, avec d’affectueux transports, cette main à mes lèvres desséchées de fièvre et de surexcitation.

Encore un gracieux signe de tête.

J’étais congédié.