roman sur la flagellation,

traduit par Raphaël Ledos de Beaufort

Éd. C. Carrington, Paris 1902.
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II

Gogol, le Molière russe, dit quelque part : « La vraie muse comique est celle dont les larmes coulent sous le masque. »

Paroles admirables !

Aussi mon état d’âme est-il bien étrange, alors que j’écris ces lignes. L’air me paraît rempli d’une senteur de fleurs pénétrante, qui m’étourdit et me fait mal à la tête, la fumée de la cheminée tourbillonne et ses spirales s’arrondissent pour former des lutins à barbe grise, qui, d’un air moqueur, me désignent du doigt, de petits amours joufflus chevauchent sur le dossier de ma chaise et sur mes genoux, et il me faut rire malgré moi, alors que j’écris mes aventures ; et encore n’écrivé-je pas avec de l’encre ordinaire, mais avec le sang écarlate qui dégoutte de mon cœur ; car toutes ces plaies, depuis longtemps cicatrisées, se sont rouvertes, et mon cœur palpite et souffre, et, ici et là, une larme tombe sur le papier.


Lentement s’écoulent les jours dans les petits Karpathes. On n’y voit personne et de personne on n’y et vu. Il en coûte d’écrire une idylle. J’avais ici le loisir d’organiser une galerie de tableaux, un théâtre avec de nouvelles pièces pour toute une saison, de me procurer une douzaine de virtuoses avec concerts, trios et duos, mais — que dis-je là ? — j’en suis à peine arrivé à tisser la toile, à frotter les parquets, à régler du papier à musique, car je suis hélas ! — je n’ai, ami Séverine, aucune fausse honte de mentir à autrui, mais on réussit moins à se mentir à soi-même — c’est pourquoi, je l’avoue, je suis presque un dilettante, un dilettante en peinture, en poésie, en musique et encore en bien d’autres connaissances prétendues inutiles, qui à leurs maîtres rapportent le revenu d’un ministre, que dis-je ? de petits potentats ; mais, avant tout, je suis un dilettante en amour.

Jusqu’ici j’ai aimé comme j’ai peint et fait des vers, c’est-à-dire que je n’ai jamais été plus loin que l’impression, le plan, le premier acte, la première strophe. Il se trouve parfois de pareils hommes qui entreprennent une chose et jamais ne la terminent ; je suis un de ces hommes.

Mais qu’est-ce que je chante là ?

Arrivons au fait.

Je suis à ma fenêtre et trouve le nid, dans lequel je me désespère, tout à fait poétique. Quelle vue sur les cimes bleues tissées d’or solaire des montagnes, à travers lesquelles, comme des bandes d’argent, se déroulent les torrents, et combien clair et bleu est le ciel, vers lequel s’élèvent leurs sommets neigeux, et combien verts et frais les flancs de ces montagnes, dans les prairies desquelles paissent de petits troupeaux ; et plus bas, combien jaune l’ondoiement des blés, dans lesquels les moissonneurs se dressent, se baissent et se relèvent.

La maison où je vis est située dans un parc de plaisance, un bois, ou un désert, comme on voudra l’appeler, et est fort solitaire.

Personne n’y vit que moi, une veuve de Lemberg, Mme Tartakousta, petite vieille qui, de jour en jour vieillit et se rapetisse, un vieux chien, boitant d’une patte et un jeune chat, qui, constamment, joue avec une pelote de fil, laquelle, je crois, appartient à la belle veuve.

Elle est encore véritablement belle, la veuve, et fort jeune encore, tout au plus vingt-cinq ans, et très riche. Elle demeure au premier étage et moi au rez-de-chaussée. Ses vertes jalousies sont toujours fermées et elle a un balcon toujours garni de plantes grimpantes ; mais j’ai, en revanche, un berceau intime, où je lis, écris, peins et chante comme un oiseau dans les branches. Je puis apercevoir le balcon où, de temps à autre, apparaît une robe blanche entre les vertes et poétiques mailles de son réseau. En vérité la belle dame au-dessus de moi m’intéresse fort peu, car je suis épris d’une autre et certes bien malheureusement épris, encore plus tristement que le chevalier Eggenpurg et des Grieux dans Manon Lescaut, car ma bien-aimée est en pierre.

Dans le jardin, dans l’étroite retraite solitaire, se trouve une riante petite prairie, dans laquelle paît tranquillement un couple de chevreuils apprivoisés. Dans cette prairie, il y a une statue de Vénus en pierre, dont l’original est, je crois, à Florence ; cette Vénus est la plus belle femme que de ma vie j’ai vue.

Cela ne signifie certes pas grand’chose, car j’ai eu peu de femmes, voire de belles femmes, et je ne suis encore en amour qu’un dilettante, n’ayant jamais dépassé les préliminaires du premier acte.

À quoi bon aussi parler au superlatif, comme si ce qui est beau pouvait être surpassé !

Assez ; cette Vénus est belle et je l’aime, aussi passionnément, aussi douloureusement et profondément, aussi follement qu’on peut aimer une femme ; et elle répond à cet amour par un sourire éternellement semblable, éternellement calme, un sourire de pierre. En propres termes, je l’adore.

Souvent je m’étendis, quand le soleil dardait ses chauds rayons sur les bocages, sous le dôme touffu d’un jeune hêtre, et lus ; souvent la nuit, je visitai ma froide et cruelle bien-aimée et me jetai à genoux devant elle, le visage appuyé contre la froide pierre sur laquelle reposent ses pieds, et lui adressai des prières.

Le spectacle est inexprimable, lorsque la lune monte — elle est maintenant en son plein — filtrant entre les arbres, elle baigne et plonge la prairie dans ses reflets argentés et la déesse est alors éclairée et semble irradiée de sa douce lumière.

Une fois, comme je regagnai mon toit, à travers une des allées qui conduisent à la maison, je vis tout à coup une forme féminine, blanche comme pierre, éclairée d’un rayon de lune, séparée de moi seulement par la verte muraille, il me sembla que ma belle femme de marbre m’avait pris en pitié et devenue vivante, me suivait — mais je fus pris d’une angoisse sans nom, mon cœur menaça de se briser, et cessa de battre.

Oui, je suis vraiment un dilettante. Je demeurai, comme toujours, embarrassé au second vers ; non, au contraire, je ne restai pas figé, je courus, aussi vite que je le pus.

Quelle aventure ! un juif, qui vendait des photographies, me glisse le portrait de mon idéal dans la main ; c’est une petite feuille de papier, la « Vénus au miroir » du Titien, quelle femme ! Je veux écrire une poésie. Non ! Je prends la feuille et j’écris dessus : « Vénus à la fourrure ».

Tu gèles, alors que tu fais naître des flammes. Enveloppe-toi seulement dans ta fourrure de despote ; car à qui convient-elle, sinon à toi, cruelle déesse d’amour et de beauté ?

Et au bout d’un moment j’adaptai quelques vers de Goethe que j’avais récemment trouvés dans ses paralipomènes sur Faust.

À l’Amour.

Il porte deux ailes fausses,
Ses flèches sont des griffes,
La couronne masque de petites cornes ;
Il est aussi sans aucun doute,
Comme tous les dieux de la Grèce,
Un démon déguisé.

Alors, je plaçai le portrait devant moi sur la table, l’appuyant contre un livre, et le contemplai.

La froide coquetterie avec laquelle la grande dame drape ses charmes dans une sombre fourrure de zibeline, la rigueur et la dureté qui règnent sur son visage de marbre, me remplissent tout à la fois de ravissement et d’horreur.

Je reprends la plume, et trace les mots suivants :

« Aimer, être aimé, quel bonheur ! et de quel éclat ce bonheur brille comparé à la cruelle félicité d’adorer une femme qui fait de nous un jouet, d’être l’esclave d’une belle despote, qui impitoyablement nous écrase sous ses pieds. C’est ainsi que Samson, le héros, le colosse, se livra encore une fois aux mains de Dalila, qui l’avait trahi, et celle-ci le trahit de nouveau et les Philistins l’attachèrent en sa présence et lui crevèrent les yeux, qu’ivre d’amour et de courage, il attacha jusqu’au dernier moment sur la belle traîtresse. »

Je pris mon déjeuner sous mon berceau de chèvrefeuille et lus le livre de Judith et je jalousai la fureur d’Holopherne le Gentil et la royale femme qui lui trancha la tête, et jusqu’à sa belle mort.

« Dieu l’a puni et l’a livré aux mains d’une femme. »

La phrase m’a frappé.

Combien peu galants sont les juifs, pensai-je. Quant à leur Dieu, il pouvait aussi choisir une expression convenable, en parlant du beau sexe.

« Dieu l’a puni et l’a livré aux mains d’une femme », me répétai-je à moi-même. Quant à moi, que pourrai-je bien faire, pour qu’il me punisse ?

À la volonté de Dieu ! voici venir notre hôtesse, chaque nuit qu’elle passe la rapetisse davantage. Et là-haut, entre l’enchevêtrement des vertes tiges, voici de nouveau la blanche robe flottante. Est-ce Vénus ou la veuve ?

Cette fois-ci c’est bien la veuve, car Mme Tartakousta fait la révérence et me cherche en son nom pour faire la lecture. Je cours à ma chambre et emporte une couple de volumes.

Trop tard me suis-je rappelé que le portrait de ma Vénus se trouvait dans l’un d’eux ; maintenant la dame blanche a recueilli mes épanchements.

Que va-t-elle en dire ?

Je l’entends rire.

Est-ce de moi qu’elle rit ?

Pleine lune ! l’astre paraît déjà sur la cime des bas sapins qui bordent le parc, une vapeur argentée enveloppe la terrasse, les groupes d’arbres, tout le paysage, aussi loin que s’étend la vue, et se perd insensiblement dans la distance, comme une onde frémissante.

Je ne puis résister, cela m’attire et m’appelle si étrangement que je me rhabille et parcours le jardin.

Je me dirige vers la prairie, vers sa prairie, celle de ma déesse, de ma bien-aimée.

La nuit et fraîche. J’ai le frisson. L’air est lourd d’une senteur de fleurs et de bois, il embaume.

Quel calme ! quelle musique à l’entour ! Un rossignol pousse des sanglots. Les étoiles scintillent doucement d’un éclat bleu pâle. La prairie paraît unie comme un miroir, comme la couche glacée d’un étang.

Auguste et rayonnante s’élève l’image de Vénus.

Mais… qu’est-ce donc ?

Des épaules marmoréennes de la déesse descend jusqu’aux pieds une grande pelisse de sombre fourrure — je reste stupéfait et interdit auprès d’elle, et de nouveau une crainte indescriptible de cette femme, me saisit et je cherche à prendre la fuite.

Je hâte le pas ; alors, je m’aperçois que je me suis trompé d’allée, et, comme je veux revenir latéralement par une des vertes avenues, je me trouve face à face avec Vénus, la belle femme de pierre, que dis-je ? la véritable déesse d’amour, dont le sang est chaud, dont le pouls bat, qui se dresse devant moi sur un banc de pierre. Oui, elle est devenue amoureuse de moi, comme cette statue qui, pour son auteur, s’anima ; certes la première surprise est disparue. La blanche chevelure de la déesse paraît encore de pierre et son blanc vêtement brille comme la lune — ou serait-ce l’effet du satin ? — et de ses épaules descend la sombre fourrure, mais ses lèvres sont déjà rouges et ses joues se colorent, et de ses yeux tombent sur moi deux rayons verts et diaboliques, et cependant elle rit.

Son rire et si étrange — hélas ! rien ne saurait le décrire — il m’enlève le souffle ; je m’enfuis de nouveau et suis, à chaque instant, obligé de m’arrêter pour reprendre haleine, et ce rire moqueur me poursuit toujours à travers les sombres allées touffues, sur la pelouse éclairée, dans le fourré, à travers lequel percent seulement de rares rayons de lune ; je ne retrouve plus le chemin, je m’égare de côté et d’autre, de froides gouttes de sueur perlent à mon front.

Enfin je demeure planté là et me livre à un court monologue.

Ce dernier signifie : on est toujours envers soi ou très aimable ou très grossier.

Je me traite d’âne !

Ce mot exerce une grande influence, il possède presque une action magique qui me délivre et me ramène à moi-même.

En un clin d’œil je suis devenu calme.

Joyeux, je répétai : « âne ! »

Dès lors tout m’apparaît clair et distinct : voici la source, par ici les buissons de buis, ici la maison où maintenant je rentre lentement.

Puis — railleuse encore une fois — sous la verdure, à travers laquelle brille la lune, comme sur le mur brodé d’argent, la blanche forme, la belle femme de pierre que j’adore, que je crains, devant laquelle je fuis.

En deux enjambées je suis à la maison, reprends haleine et réfléchis.

Eh bien ! que suis-je vraiment à présent, un petit dilettante ou un grand âne ?

La matinée est étouffante, l’air est lourd, empli de parfums excitants. Je m’asseois de nouveau sous mon berceau de chèvrefeuille et lis dans l’Odyssée l’histoire de l’enchanteresse qui changea son adorateur en bête, délicieuse image de l’amour antique !

Un doux frémissement passe dans les branches et dans les rameaux, les feuillets de mon livre se soulèvent et un frou-frou se fait entendre sur la terrasse.

C’est un vêtement de femme.

Voici Vénus — elle est sans fourrure — non, cette fois-ci c’est la veuve, et cependant Vénus tout de même, oh ! quelle femme !

Qu’elle est bien dans son blanc et léger peignoir et comme elle lève les yeux vers moi, combien poétiques et gracieuses tout à la fois paraissent ses belles formes ! elle est d’une taille ni grande ni petite, et sa tête est plus tentante, plus piquante — dans le goût du temps des marquises françaises — que tristement belle, quoique certes ravissante ; quelle douceur, quelle gracieuse espièglerie se lisent dans tout cela ! et jusqu’à sa petite bouche ; sa peau est tellement fine qu’il est facile d’en distinguer les veines bleues, même à travers la mousseline qui recouvre ses bras et sa gorge ; comme sa chevelure rousse retombe en riches boucles — car ses cheveux sont roux, ni blonds ni dorés — et se joue sur sa nuque d’une façon diabolique, mais toujours adorable ; et maintenant ses yeux me lancent comme de verts éclairs — car ils sont bien verts ces yeux, leur douce puissance est indescriptible ; ils sont verts, mais comme des pierres précieuses, comme le sont les profonds et insondables lacs des montagnes.

Elle remarque la confusion qui me rend si impoli, car je suis resté assis et ai encore ma casquette sur la tête.

Elle sourit malicieusement.

Je me lève enfin et la salue. Elle s’approche et se met à rire aux éclats, presque comme une enfant.

Je balbutie comme un petit dilettante ou un grand âne peuvent seulement balbutier en un pareil moment.

C’est ainsi que nous faisons connaissance.

La déesse me demande mon nom et décline le sien.

Elle s’appelle Wanda von Dunajew.

Et c’est vraiment ma Vénus.

« Mais, Madame, comment avez-vous eu cette idée ?

— Grâce à la petite image qui se trouvait dans un de vos livres.

— Je ne m’en souviens plus.

— Les étranges remarques consignées au verso…

— Pourquoi étranges ? »

Elle me regarda :

« J’ai toujours eu le désir d’apprendre à connaître quelque fantasque, pour varier mes plaisirs ; or vous me paraissez un des plus extravagants fantasques qui soient au monde.

— En ce cas, ma gracieuse dame…

De nouveau le fatal, idiotique bégaiement m’empoigna, ajoutez à cela une rougeur bien excusable chez un adolescent de seize ans, mais non chez un jeune homme comme moi de dix ans plus âgé.

« Vous avez eu peur de moi, cette nuit ?

— Réellement, sans contredit, mais ne voulez-vous pas vous asseoir ? »

Elle prit place et savoura mon angoisse, car j’avais encore plus peur d’elle maintenant, en plein jour ; sa lèvre supérieure esquissait un sourire provoquant et moqueur.

« Vous voyez l’amour et avant tout la femme, commença-t-elle, comme quelque chose d’hostile, quelque chose contre quoi vous vous défendez inutilement, mais dont vous ressentez la puissance comme un doux tourment, comme une cruauté piquante.

— Vous ne partagez pas cette opinion ?

— Non », fit-elle vivement et catégoriquement, secouant la tête de façon que ses boucles s’agitèrent comme des langues de feu. « La jouissance sans douleur, la sereine sensualité des Grecs, sont pour moi un idéal que je m’efforce de réaliser dans la vie. Quant à cet amour que le christianisme, les modernes, les âmes chevaleresques prêchent à l’esprit, je n’y crois pas. Oui, regardez-moi encore une fois, je suis bien pire qu’une hérétique, je suis une païenne. »

« Crois-tu que la déesse d’amour ait longtemps resplendi comme il lui plut jadis de le faire dans le bois sacré du mont Ida, à l’égard de son Anchise ? »

« Ces vers de l’élégie romaine de Goethe m’ont toujours beaucoup frappé.

« Dans la nature se trouve seulement cet amour des temps héroïques, “alors les dieux et les déesses aimaient”. À cette époque, “l’appétit suivait le regard, la jouissance suivait l’appétit”. Toute autre chose est maniérée, affectée, controuvée.

« Dans le christianisme, la croix — ce cruel emblème — a pour moi quelque chose d’effroyable ; d’abord elle porte en elle quelque chose d’étrange, d’ennemi de la nature et de ses innocentes impulsions.

« La lutte de l’âme contre le monde sensuel est l’évangile des modernes. Je n’en veux aucune part.

— Oui, Madame, votre place était dans l’Olympe, répliquai-je, mais nous autres modernes, nous ne supportons plus l’antique pureté, tout au moins en amour ; l’idée de partager avec d’autres une femme, fût-elle même une Aspasie, nous indigne ; nous sommes jaloux comme notre Dieu. C’est ainsi que le nom de l’admirable Phryné est devenu pour nous un terme injurieux.

« Nous cherchons une pauvre et pâle jeune fille à la Holbein, qui n’appartienne qu’à nous, de préférence à une Vénus antique, si divinement belle qu’elle puisse être, mais qui aime aujourd’hui Anchise, demain Pâris, après-demain Adonis, et si la nature triomphe en nous, si nous nous livrons dans un accès enflammé de passion à une pareille femme, son joyeux attachement à la vie nous paraît du diabolisme, de la cruauté, et nous voyons dans nos délices un péché, que nous devons expier.

— C’est ainsi que vous rêvez la femme moderne, ces pauvres petites femmes hystériques qui, dans leur course de somnambule après un homme idéal rêvé n’arrivent pas à estimer l’homme le meilleur et, au milieu de leurs larmes et de leur lutte, manquent journellement à leurs devoirs chrétiens, aujourd’hui trahissant et trahies demain, toujours à nouveau recherchées et choisissant elles-mêmes, et toujours déçues dans la recherche du bonheur. Ces femmes ne sont jamais heureuses, ne donnent jamais le bonheur et accusent la fatalité, au lieu que pour être tranquille, je veux aimer et vivre, comme Hélène et Aspasie ont vécu. La nature ne connaît aucune durabilité dans les relations de l’homme et de la femme.

— Gracieuse dame…

— Laissez-moi terminer. C’est seulement l’égoïsme de l’homme, qui, comme un trésor veut enterrer la femme. Toute tentative faite à l’aide de saintes cérémonies, de serments et de durables conventions dans ce constant échange de l’existence humaine, pour amener l’amour, constitue un désastre. Pouvez-vous nier que notre monde chrétien ne soit entré en putréfaction ?

— Mais…

— Mais voulez-vous dire que l’individu, qui s’élève contre l’organisation de la société sera expulsé, qu’il sera marqué au fer rouge, lapidé ? Fort bien, je m’en moque, mes maximes sont toutes païennes, je veux cesser mon existence. Je renonce à votre respect hypocrite, je marche en avant, pour être heureuse. Les auteurs du mariage chrétien ont eu raison sous ce rapport, de même que quand ils ont inventé l’immortalité. Je ne pense cependant pas pour cela vivre éternellement, et lorsque avec mon dernier souffle tout ici-bas sera fini pour Wanda von Dunajew, quel avantage retirerai-je, si mon pur esprit chante dans le chœur des anges ou si ma poussière reprend une nouvelle existence ? Mais je ne renaîtrai pas aussitôt, telle que je suis, alors à quelle considération dois-je renoncer ? Appartenir à un homme que je n’aime pas, uniquement pour cette raison qu’il m’est arrivé une fois de l’aimer ? Non, je ne renonce pas, j’aime qui me plaît et rends heureux qui m’aime. Est-ce que cela est hideux ? Non pas, c’est pour le moins bien plus beau que si je me réjouis du tourment cruel que mes charmes provoquent et me détourne vertueuse du malheureux qui se consume pour moi. Je suis jeune, riche et belle, et ainsi, comme je suis, je vis purement pour le plaisir et la jouissance. »

Tandis qu’elle parlait et que ses yeux brillaient malicieusement, j’avais saisi ses mains, sans bien savoir ce que je voulais en faire, mais, comme un véritable dilettante, je les laissai bientôt de nouveau libres.

« Je suis ravi de votre loyauté, dis-je, et non seulement de cela… »

De nouveau mon maudit dilettantisme étranglait mes… paroles.

« Que vouliez-vous encore dire… ?

— Ce que je voulais dire ?… oui, je voulais… pardonnez-moi, ma gracieuse… je vous ai interrompue.

— Comment ça ? »

Une longue pause s’ensuivit. Elle tint une sorte de monologue, qui, traduit en mon langage, se renfermait en ce seul mot « âne ! ».

« Si vous permettez, gracieuse dame, commençai-je enfin, comment en êtes-vous arrivée… à ces idées ?

— Très simplement. Mon père était un homme fort judicieux. Dès le berceau, j’ai été entourée de sculptures antiques ; à dix ans, je lisais Gil Blas et à douze La Pucelle. Comme d’autres, dans leur enfance, parlent du Petit Poucet, de Barbe-Bleue, de Cendrillon, moi je citais couramment Vénus et Apollon, Hercule et Laocoon comme mes amis. Mon mari était une nature pure et ensoleillée ; l’incurable maladie qui sévit sur lui, peu de temps après notre mariage, ne put jamais une seule fois voiler son front d’une façon durable. La veille de sa mort, il me prit encore dans son lit ; et, pendant les longs mois, où il se tint mourant sur son fauteuil roulant, il me disait souvent en badinant : “As-tu maintenant un adorateur ?” Je rougissais de honte. “Ne me trahis pas”, ajouta-t-il une fois, “je trouve cela hideux, mais cherche-toi un bel homme, ou même plusieurs. Tu es une brave femme, mais de plus encore la moitié d’une enfant, il te faut un jouet.”

« Il n’est pas nécessaire de vous dire qu’aussi longtemps qu’il vécut, je n’eus aucun adorateur, mais il suffit, il a fait de moi ce que je suis : une Grecque.

— Une déesse », interrompis-je.

Elle sourit.

« Laquelle, par hasard ?

— Vénus. »

Elle menaça du doigt et fronça les sourcils.

« Enfin, même une “Vénus à la fourrure” ; attendez un peu ; j’ai une grande, grande pelisse, dans laquelle je puis entièrement vous couvrir ; je veux vous y prendre comme dans un filet.

— Croyez-vous aussi, dis-je vivement — car il me vint à l’esprit ce que je pris pour une très bonne pensée, bien qu’elle fût triviale et absurde — croyez-vous que vos idées puissent s’exécuter à notre époque, que Vénus ose impunément promener sa beauté et sa pureté sans voile en chemins de fer et en télégraphes ?

— Non voilée, certainement pas, mais en fourrure si, cria-t-elle en riant, voulez-vous voir la mienne ?

— Et ensuite ?

— Quoi ensuite ?

— Des hommes beaux, purs et heureux, comme l’étaient les Grecs, ne sont encore possibles que s’ils ont des esclaves qui font pour eux la besogne peu poétique de la vie journalière et, avant tout, travaillent pour eux.

— Incontestablement, reprit-elle malicieusement, mais avant tout, il faut à une déesse olympienne, comme moi, toute une armée d’esclaves. Ainsi, méfiez-vous de moi.

— Pourquoi ? »

Je fus effrayé moi-même de la hardiesse avec laquelle j’avais introduit ce « pourquoi » ; cependant elle ne s’en effraya pas, elle entr’ouvrit quelque peu les lèvres, de façon à laisser voir ses petites dents blanches, et dit d’un ton léger comme une chose sans importance :

« Voulez-vous être mon esclave ?

— En amour, il n’y a pas de juxtaposition, répliquai-je avec une solennelle sincérité, donc dès que j’ai l’option de commander ou d’être sous le joug, il me paraît très irritant d’être l’esclave d’une belle femme. Mais où trouverai-je la femme, qui, sans exercer son influence à l’aide de mesquines querelles, s’entend à dominer absolument mais tranquillement et tout en gardant conscience d’elle-même ?

— Cependant… cependant, cela ne serait pas difficile.

— Vous croyez ?

— Moi… par exemple — elle rit et se redressa en arrière — j’ai les dispositions d’une despote… je possède aussi la pelisse indispensable ; mais, cette nuit, vous avez bien sincèrement eu peur de moi ?

— En toute sincérité.

— Et maintenant ?

— Maintenant… maintenant, j’ai très sincèrement peur de vous. »