La Tyrannie socialiste/Livre 3/Chapitre 2

Ch. Delagrave (p. 118-122).
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CHAPITRE II

La réglementation du travail des enfants.


Mineurs et incapables. — Abus de la protection. — L’application de la loi. — Travail agricole. — Pourquoi pas ? — Les dix, onze et douze heures. — Limitation du travail des adultes par la limitation du travail des enfants. — Suppression des apprentis. — Le vagabondage obligatoire. — Oisiveté forcée. — L’enfant à la porte de l’atelier. — Conséquences de l’abus de la protection.


De même que nous admettons que le Code civil protège les mineurs et les incapables, nous acceptons que la loi protège les enfants contre les abus qui peuvent être commis à leur égard. Nous considérons que, jusqu’à présent, la police, la magistrature et l’opinion ont été beaucoup trop indifférents pour les petits malheureux dont des misérables exploitent la mendicité et dont la vie est une torture continue. Quand nous voyons, dans nos écoles et nos lycées, exercer le surmenage à l’égard de l’enfant, sous prétexte que c’est pour son bien, nous reconnaissons qu’il y a certains parents qui, mus par d’autres mobiles, considèrent l’enfant, comme un esclave donné par la nature, et des patrons qui se prêtent à cette conception de son rôle d’autant plus volontiers qu’ils peuvent y trouver leur profit. Que la loi s’oppose à cette exploitation, nous en proclamons la nécessité ; mais ce qui importe, c’est que la loi ne soit pas tracassière et sous prétexte de protéger des enfants ne persécute pas les parents et les patrons.

En 1874, on a fait une loi pour la protection des enfants et des filles mineures dans l’industrie qui est demeurée à peu près inappliquée. C’est un exemple qu’il ne suffit pas de voter des lois pour avoir fait quelque chose. Quand on a dit : — « Il y aura des inspecteurs », on se figure que les inspecteurs vont jaillir du sol ; que tous seront des fonctionnaires parfaits, compétents, de sang-froid et au-dessus de toute séduction, cela va sans dire. Mais ces inspecteurs, il faut les payer et les mettre en mouvement.

La loi du 2 novembre 1892 qui a remplacé la loi de 1874 limite le travail des enfants de 13 à 16 ans, à dix heures ; mais pendant la cueillette des roses, des jasmins dans le Midi, devront-ils s’abstenir ? La loi ne s’applique pas aux travaux agricoles : mais est-ce que l’agriculture n’est pas une industrie comme une autre ? Est-ce que le travail des enfants n’y est pas susceptible de surmenage ? Si on ne l’y a pas comprise, n’est-ce pas parce que les députés, en majorité élus par des populations rurales, ont craint de provoquer chez elles un mécontentement qu’ils n’ont pas redouté des populations manufacturières ; puisque, dans leur appétit dépravé de réglementation, beaucoup d’ouvriers réclament des mesures de ce genre, sans bien en comprendre le caractère, et que les patrons semblent actuellement des quantités négligeables ?

D’après la loi, les enfants âgés de moins de seize ans ne peuvent être employés plus de dix heures par jour ; les jeunes ouvriers et ouvrières de seize à dix-huit ans, plus de soixante heures par semaine ; les filles au-dessus de dix-huit ans et les femmes plus de onze heures. Les femmes peuvent donc rester à l’atelier tandis que les jeunes filles et les enfants doivent s’en aller. Et que feront-ils ou que feront-elles dehors ? n’étaient-ils pas mieux près de leur mère ou de leur père ? Si celui-ce travaille douze heures, il ne sortira que deux heures après ses enfants, une heure après sa femme. Au lieu de s’en aller ensemble, chacun s’en ira de son côté. La morale et la famille y gagnent-elles quelque chose ?

Mais de plus, dans certains métiers la collaboration de l’enfant est indispensable : une fois lui parti, la mère et le père n’ont plus qu’à s’en aller. Les partisans de la limitation des heures de travail triomphent d’avoir obtenu ces résultats ; mais ils n’ont pas ajouté au bien-être du ménage ni à la prospérité de l’industrie.

La protection méticuleuse donnée à l’enfant peut avoir l’effet le plus funeste pour lui.

Les pâtissiers et cuisiniers de Paris ont 3.000 apprentis, dont beaucoup sont orphelins ou ont leur famille en province. La loi les oblige à leur donner un jour de congé, et les patrons ne veulent pas prendre la responsabilité de ce jour de congé qui constitue le vagabondage obligatoire pour ces petits garçons.

La loi aboutit à des conséquences absurdes du genre de celle-ci. Le chef de la clicherie d’un journal à grand tirage de Paris avait son fils avec lui. La loi est intervenue. Il a dû renvoyer son fils. Cependant si au lieu de travailler, dans une grande imprimerie, il avait travaillé chez lui, lui eût-il été interdit d’avoir son fils comme collaborateur et de lui apprendre un métier ? Le jeune homme était très fort et vigoureux. La loi le condamne à l’oisiveté. C’est cette mise à la porte de l’enfant ou de la jeune fille mineure à laquelle n’a pas songé le législateur. Au lendemain de la promulgation de la loi, la maison Lebaudy renvoya quarante-quatre casseuses de sucre, parce qu’elles étaient trop jeunes. MM. Millerand, Baudin et Dumay annoncèrent qu’ils interpelleraient, mais ils n’osèrent soutenir cette thèse qu’un patron devait garder des enfants et des filles mineurs malgré lui. Le sort matériel et moral de ces jeunes-filles est-il amélioré ? Dans tous les métiers où la présence de l’enfant n’est pas indispensable, beaucoup de patrons se dispenseront de le prendre : mais alors où fera-t-il son apprentissage ? Il sera à la charge de ses parents, il représentera une diminution de salaires pour eux ; est-ce là la prime que certains interventionnistes promettent pour le développement de la population ?

La protection se change en oppression. À force d’avoir voulu entourer de garanties le travail de l’enfant, vous courez le risque de le priver de travail, ce qui est bien plus grave que les inconvénients des abus que vous vouliez prévenir. Prenez garde de retrouver un jour cet enfant, objet de votre sollicitude dans un tel état, que vous serez forcé de l’envoyer dans une maison de correction où il aura la vie plus dure que dans n’importe quel atelier, et d’où il sortira, frappé d’une tare, déprimé moralement et intellectuellement, impropre à vivre de son travail ; misérable adapté à la prison et voué à la récidive !