La Tyrannie socialiste/Conclusion

Ch. Delagrave (p. 247-264).


CONCLUSION


I. Le despotisme et l’anarchie. — Les courtisans du Socialisme. — La ligue d’Action révolutionnaire. — La conquête du pouvoir politique. — Anarchie et révolution sociale. — L’utilité des concessions. — M. de Bismarck. — Le congrès socialiste de 1889 et l’empereur d’Allemagne. — Son erreur. — Le socialisme insatiable. — II. La répartition de la population en France et le socialisme. — Les intérêts opposés au socialisme. — La démagogie socialiste et la statistique électorale. — La confiance de MM. Clémenceau et de Mun dans les socialistes. — Le socialisme chrétien. — L’antisémitisme. — Partageux laïques. — « Il faut faire quelque chose. » — D’abord bien gouverner. — Respect de la loi et de l’ordre. — Réformes et Régressions. — La question fiscale. — Règles fiscales. — Non-intervention de l’État dans le contrat d’échange et dans le contrat de travail. — III. Programme républicain, programme d’égalité et de liberté. — La presse et le droit commun. — La liberté de l’excitation au crime. — La faiblesse de la Chambre des députés. — La loi anglaise sur les explosifs. — IV. Les socialistes veulent supprimer la concurrence. — L’Économie politique dépressive. — L’Économie politique expansive. — La concurrence est le grand facteur de l’évolution. — Les forts et les faibles. — L’assistance publique. — La loi de Lamark. — Adaptation au milieu. — Prédominance de l’hérédité chez les socialistes. — V. La politique utilitaire. — Son criterium. — Loi de l’évolution sociale.


I. — Cette étude que nous eussions pu de beaucoup grossir et prolonger, est suffisante cependant pour montrer le caractère rétrograde et tyrannique des conceptions et des pratiques du socialisme. Saint-Simon a dit qu’une société ne pouvait souffrir ni le despotisme ni l’anarchie. Les socialistes nous offrent à la fois les deux.

Des hommes qui ont commencé par être des centre-gauches ; qui, comme ministres, ont eu à réprimer les actes de personnalités dans le genre de MM. Fournière et Albert Goullé, s’associent aux collectivistes révolutionnaires, à la Ligue d’action révolutionnaire, promettent l’expropriation ou la confiscation des chemins de fer, des mines et laissent entrevoir quelque chose d’approchant pour la « Haute Banque » et la grande propriété ; et pourquoi MM. Goblet, ancien ministre de l’Intérieur et ancien ministre des Affaires étrangères, Millerand, Jaurès, flattent-ils toutes les passions spoliatrices et promettent-ils de mettre la loi à leur discrétion ? Pourquoi ? Pour conquérir le pouvoir politique. Ils commencent, à l’instar du boulangisme, par faire de l’anarchie, avec l’idée que, si elle triomphe, ils en feront sortir un ordre dont ils seraient les maîtres ; et ils oublient, les insensés, dans leur aveugle ambition, que cet ordre s’appelle, dans le langage de leurs amis et de leurs complices, la Révolution sociale !

Ils veulent cependant faire des choix entre les doctrines et les procédés : mais quels choix ? où est leur critérium ? pourquoi s’arrêtent-ils ici ? pourquoi ne vont-ils pas plus loin ? Le collectiviste-révolutionnaire aura toujours, contre eux, l’avantage de la logique et de la netteté, et ne pourra le céder qu’à l’anarchiste.

M. Goblet, dans son alliance avec l’Action révolutionnaire, accepte en bloc tous les programmes socialistes ; il ne fait de réserve que sur les moyens d’exécution ; il repousse la violence. Mais il peut y avoir des violences commises dans les formes légales ; et le devoir d’un homme d’État est de prévoir et d’empêcher que jamais la loi ne devienne un instrument d’oppression et de spoliation.

Le congrès de Marseille a très bien déterminé pour les socialistes l’utilité des concessions qu’on peut leur faire : « Elles nous rendent plus forts contre nos adversaires devenant plus faibles. »

L’exemple de M. Bismarck qui persécutait à la fois les socialistes et faisait une législation socialiste n’a servi dans son illogisme qu’à développer le socialisme en Allemagne. L’empereur Guillaume II continue cette politique et est arrivé au même résultat.

Le Congrès Socialiste Internationaliste tenu à Paris les 14-21 juillet 1889, demandait une législation internationale établissant la journée de huit heures, la suppression du travail de nuit, la suppression du travail des femmes, un repos de trente-six heures par semaine, la surveillance des ateliers par des inspecteurs dont la moitié au moins serait élue par des ouvriers. Cette législation protectrice du travail devait devenir l’objet de lois, de traités internationaux. Un député, qui prétend représenter les travailleurs, M. Ferroul a reproduit dans une proposition de loi ces résolutions du congrès : et ce ne fut que pas sans étonnement que, le 4 février 1890, nous vîmes les rescrits de l’Empereur d’Allemagne qui semblait vouloir faire siennes les propositions de M. Ferroul et les résolutions du congrès de Paris, pour « régler la durée et la nature du travail. »

Si l’empereur Guillaume voulait faire siennes les vues des socialistes, il aurait dû appeler au pouvoir MM. Bebel et Liebnecht. Sa tentative socialiste n’aboutit qu’à une déception et à donner plus d’autorité à leur parti qui est obligé d’être toujours dans une opposition, au moins apparente, parce que, de sa nature même, il est insatiable.

En France, les républicains socialistes qui veulent conserver leur autorité sur leurs amis sont obligés de toujours voter contre tout ministère, même composé de leurs amis, chaque fois qu’il fait acte de gouvernement : attitude qui prouve la capacité politique de ce groupe et son impuissance de diriger les affaires du pays !

II. — Si les hommes politiques, qui se croient avisés, consultaient la répartition de la population en France, ils s’apercevraient que les propriétaires cultivant eux-mêmes leur terre sont au nombre de 9 millions ; les petits propriétaires, de 3.500.000 ; les fermiers, les métayers et colons de 5 millions ; les forestiers, les bûcherons de 500.000 ; et que tous ensemble, représentant 50 pour cent de la population productive de la France, ils considèrent comme bien encombrantes et bien tapageuses les revendications des travailleurs qui ne sont qu’une minorité.

Quant à l’industrie, elle compte 9 millions de personnes, sur lesquelles 3.250.000 appartiennent à la grande industrie et plus de 6 millions à la petite, soit plus de 65 pour cent. Or, toutes ces lois, ces dispositions ces règlements, cet empressement tohu bohu, à qui s’adressent-ils ? À une minorité de 35% qui représente la part de la grande industrie.

À entendre M. Clémenceau, Basly, Dumay, on croirait qu’il n’y aurait que des mineurs en France et que tous les travaux parlementaires, toute la politique du parlement devrait leur être subordonnés, et ils sont 90.000 ouvriers du fond ! Les députés qui brouillonnent dans leur zèle démagogique au milieu des lois ouvrières se figurent-ils donc qu’elles conviennent à toute cette petite industrie, où on compte un patron pour deux ouvriers ? Si on fait la part de ceux qui en ont sept ou huit, on voit la quantité de ceux qui n’en ont qu’un. Est-ce que ces petits patrons ne représentent pas la démocratie, le prolétariat d’hier en voie de transformation, les gens qui, ayant de l’initiative, préfèrent à la sécurité et à la tranquillité du salaire, l’alea de l’entreprise et de la clientèle ? Ce sont ces petits patrons que vous frappez avec les lois de police, que vous inquiétez avec les inspecteurs, nouveaux fonctionnaires que vous créez et mettez en mouvement.

Et vous croyez qu’en agissant ainsi, vous faites une manœuvre politique habile ! Elle n’a même pas cette qualité pour excuse.

Le commerce et les transports représentent près de 4 millions de personnes, et cette législation ne peut avoir que deux résultats : déprimer le commerce en déprimant l’industrie et en fermant les débouchés par le haut prix des produits et la restriction de l’esprit d’entreprise.

Quant au personnel des chemins de fer, représentant 550.000 personnes, et à celui de la marine marchande, représentant 250.000 personnes, il peut bien y avoir un certain nombre d’employés qui, après avoir fait beaucoup de démarches pour entrer dans les compagnies, se laissent entraîner par les agitateurs socialistes ; mais au fond, la majorité comprend fort bien que si la vie économique est ralentie, dans ce pays, par les exigences socialistes, la répercussion s’en fera sentir en restreignant le personnel et en diminuant les ressources qui pourraient être employées à sa rémunération.

Sont-ce les personnes appartenant aux professions libérales au nombre de 1.600,000 qui peuvent, si elles réfléchissent, accepter cette législation susceptible de tant de périls, si antipathique aux intérêts généraux de la nation ? Est-ce la force publique, représentant 550.000 personnes parmi lesquelles 120.000 personnes appartenant à la gendarmerie et à la police ? Sont-ce les propriétaires et rentiers, qui représentent plus de 2 millions de personnes, près de 6% de la totalité de la population ?

On veut subordonner toute la législation de la France, toute sa politique aux prétentions d’une minorité qui ne sera jamais satisfaite. Les hommes publics qui se mettent à la tête ou plutôt à la remorque de ce mouvement, les courtisans de la démagogie socialiste ont le plus profond dédain de l’économie politique et de la statistique. On le voit bien : car ils prouvent qu’ils ne connaissent même pas la statistique électorale, la seule qui leur importe. M. Clémenceau s’est beaucoup occupé des mines, au moins à la tribune : et cependant ce n’est ni à Valenciennes, ni à Béthune, ni à Saint-Étienne qu’il est allé chercher un collège électoral : mais dans un arrondissement qui ne compte point de grande industrie, un arrondissement de petits propriétaires et de petits cultivateurs, Draguignan.

Nous constatons la même absence de confiance au point de vue électoral, dans les agglomérations des ouvriers des mines et de la grande industrie, pour qui il prononce tant de phrases, de la part de M. de Mun. Il fait à leur usage de la démagogie, leur promet des paradis terrestres par dessus le paradis céleste, interprète, dans le sens des ascètes, qui n’ont jamais eu la prétention d’être des économistes, certains versets de l’Évangile, ne voit dans l’Encyclique du Pape Rerum novarum que le côté qui convient à sa thèse, en laissant dans l’ombre toutes les restrictions qui en sont la contrepartie, mais c’est à la crédulité des paysans du Morbihan, qu’il va demander de l’envoyer à la Chambre des députés. Je me suis expliqué ailleurs sur le socialisme chrétien. Je n’y reviens pas[1].

Bien plus par jalousie de luxe, de salon, de théâtre, que par haine de religion ou de race ; par esprit de revanche de la fortune territoriale contre la fortune acquise par le commerce et par la Banque, l’aristocratie catholique, et, par esprit de concurrence, l’aristocratie protestante ont engagé en France la campagne antisémitique, mais elle n’est devenue populaire que parce qu’aux diffamations qui en ont fait le condiment malsain, sont venus s’ajouter la haine du riche, l’envie de celui qui a échoué contre celui qui a réussi, l’esprit de spoliation. Les sectaires de M. Drumont sont des partageux laïques.


III. — Mais il y a des personnes fort désintéressées et fort bien intentionnées qui disent : — « Il faut bien faire quelque chose. » Je leur répondrai que d’abord il ne faut pas faire de bêtises.

C’est là le premier point, et on y manque avec cette législation empressée, affairée qui cherche « à donner des satisfactions » et à qui ? à des intéressés qui, le plus souvent, n’en veulent pas, dont elle trouble les conditions d’existence et qu’elle risque de priver de travail et de salaires en portant la plus grave atteinte à la vie économique de notre pays. Telle loi peut être autrement grave qu’une émeute et une insurrection passagères. Nous en commençons l’expérience avec la recrudescence du protectionnisme.

Mais il y a beaucoup à faire, en dehors « des lois ouvrières. » Il y a d’abord à bien gouverner et à bien administrer, à maintenir le respect de la loi et l’ordre, à défendre l’avenir contre les passions et les préjugés du moment, les intérêts généraux contre la pression des intérêts particuliers. Un gouvernement qui fait cela pourra ne pas être considéré comme extraordinaire, et cependant il aura fait la plus utile, la plus efficace et peut-être la plus difficile des besognes, sous son apparence normale.

Quant aux réformes, il s’agit de choisir et de ne pas prendre des régressions pour des progrès. Certes, elles se présentent nombreuses, car nous avons à faire un grand élagage dans notre législation, suivant en cela la formule de Buckle : « Les grandes réformes ont moins consisté à faire du neuf, qu’à démolir du vieux. » Les années qui viennent nous préparent de la besogne, car nous aurons à émonder non seulement des lois anciennes, mais des lois récentes.

C’est sur un budget qui demande plus de 3 milliards aux contribuables que peut se porter toute l’activité du législateur au point de vue de l’intervention économique de l’État ; la besogne est lourde et laborieuse pour ceux qui tentent de ramener notre système fiscal à un certain nombre de principes comme ceux-ci : l’impôt ne doit être payé qu’à l’État ; il ne doit avoir d’autre objet que de fournir des ressources aux services généraux de l’État ; il ne doit jamais être un instrument de spoliation ni de confiscation ; il doit être proportionnel ; il doit être réel, établi sur la chose, et non personnel. Il ne doit pas frapper la circulation. Il doit être établi sur la richesse acquise et non sur le travail, le commerce, l’industrie, la richesse en formation.

Les contributions indirectes manquent à toutes ces conditions, et dans une large part, ce sont des impôts progressifs à rebours. Les gens, ayant une fortune acquise, devraient prendre eux-mêmes l’initiative de rétablir la proportionnalité dans l’impôt. Les sacrifices qu’ils feraient leur donneraient de l’autorité pour résister aux appétits spoliateurs. Ceux-là peuvent parler de justice avec d’autant plus d’autorité qu’ils ont montré qu’ils savent la pratiquer.

Parmi les tâches qui incomberont à l’avenir de demain ce ne sera pas une besogne aisée que d’arriver à la non-intervention de l’État dans le contrat d’échange et dans le contrat de travail : car elle est maintenue, merveilleux illogisme, par la coalition d’adversaires farouches.

Qu’importe ? À tout homme politique qui n’est pas à courte vue, qui ne fait pas de la politique au jour le jour, qui met les intérêts généraux du pays au-dessus de ses convenances personnelles et de son ambition, il importe de maintenir avec fermeté le principe de la liberté individuelle contre le socialisme d’État et contre les prétentions des syndicats.


IV. — Nous devons nous rappeler, nous républicains, que notre programme était un programme de liberté et d’égalité. Le parti républicain y a manqué quand, au lieu de mettre la presse sous le régime du droit commun, il lui a donné les privilèges de la loi de 1881, privilèges dont il a été le premier atteint par les calomnies et les diffamations, les excitations au meurtre, au pillage, et autres crimes qu’ils ont permis.

Les articles 23 et 24 de la loi de 1881 punissent les provocations au meurtre, au pillage, à l’incendie : mais l’individu qui s’y est livré ne peut être arrêté préventivement : bien plus, il ne peut être arrêté que lorsque la condamnation est devenue définitive ; par des artifices de procédure, il peut la suspendre pendant neuf mois environ : et pendant ce temps, il peut continuer ses délits, les multiplier, accumuler impunément les condamnations sur sa tête. Il lui suffit de passer la frontière la veille du jour où la première condamnation deviendrait définitive pour échapper à toute responsabilité de ses paroles et de ses actes. M Loubet, au mois d’octobre, déposa un projet de loi pour mettre fin à cet état de choses. Seulement il eut la faiblesse de laisser passer un amendement de M. Jullien qui le détruisait. Le Sénat le supprima. La discussion est revenue le 4 mai devant la Chambre, et M. Jullien a fait passer, par 272 voix contre 234, un autre amendement qui permet seulement à la cour de prononcer l’exécution provisoire. Le Sénat attend la prochaine législature pour reprendre le dialogue, et, en attendant, les anarchistes et leurs émules pourront continuer de célébrer les hauts faits de la dynamite.


Dame dynamite,
Que l’on danse vite,
Dansons et chantons,
Dynamitons !


L’Angleterre ne fit point tant de façons après les explosions de dynamite qui eurent lieu chez elle. Elle adopta en 1883 une loi très étudiée, dont voici les quatre dispositions principales :


« 1° Toute personne provoquant une explosion de nature à provoquer des meurtres ou des dommages sérieux à la propriété, sera condamnée à la servitude pénale à perpétuité ;

« 2° Toute personne faisant un acte de nature à provoquer cette explosion ou fabriquant ou conservant une substance explosive pour cet objet, sera condamnée à vingt ans de servitude pénale ;

« 3° Toute personne fabriquant ou conservant une substance explosive dans des circonstances suspectes et incapable de justifier l’innocence de ses projets pourra être condamnée à quatorze ans de servitude pénale ;

« 4° Les complices du crime peuvent être punis comme les autres principaux. »


Enfin pour compléter ces dispositions qui arment le gouvernement de tous les pouvoir désirables contre les partisans de l’emploi des substances explosibles comme moyen révolutionnaire, les derniers articles de l’Act de 1883 donnent les pouvoirs les plus étendus à la magistrature, au point de vue de l’instruction criminelle.


V. — Mais que demandent les socialistes ? la suppression de la concurrence, c’est-à-dire l’étiolement.

Leur idéal, non seulement dans l’État futur qu’ils se gardent avec prudence de décrire, comme l’a reconnu Liebnecht au congrès d’Erfurt, mais de leur législation transactionnelle, c’est l’économie politique dépressive : fondée sur l’envie, la jalousie et la contrainte, la mendicité violente de privilèges, le fractionnement de la nation en classes, acharnée à s’arracher des lambeaux de fortune à l’aide du pouvoir la politique n’étant considérée que comme un instrument de spoliation ; sur le mépris de l’individu et sa sujétion à des combinaisons de groupes despotiques et irresponsables.

Nous représentons, au contraire, l’économie politique expansive qui considère que, dans les rapports sociaux comme dans toute la vie organique, la concurrence est le grand facteur de l’évolution.

Cet idéal de médiocrité, au lieu d’un idéal de développement, ils le poursuivent quand ils veulent imposer des tarifs uniformes de salaires et ils arrivent à ce résultat : les ouvriers les plus forts et les plus habiles ne gagnent pas ce qu’ils devraient gagner. Ils portent sur le dos l’ouvrier faible. Et en même temps, celui-ci ne reçoit même pas d’avantages et cette situation : car il ne trouve pas d’ouvrage.

C’est très bien de parler, avec des airs confits, de la protection que les forts doivent aux faibles. Mais pour que cette protection soit efficace, il faut que les forts commencent par être forts. Toute combinaison ayant pour résultat de sacrifier le fort au faible est un arrêt de développement de l’humanité.

Et puis, qui sont les faibles ? À quels signes les reconnaît-on ? Allez-vous donner un privilège à la paresse, à l’apathie pour exploiter ceux qui acceptent vaillamment de porter eux-mêmes les charges de la vie au lieu de les passer au voisin ? Mais ces faibles, dont ces bonnes âmes prennent tant de souci, si on les entretient, on les condamne à rester dans leur cachexie.

Rappelons-nous bien la loi exprimée dans ces termes par Lamarck : « Le développement des organes et leur puissance active sont constamment en raison de l’emploi de ces organes. » Qu’il y ait des crises et des difficultés dans la vie sociale, nous ne devons pas nous en effrayer. Nos besoins changent, et ils précèdent toujours la formation définitive de l’organe. Comme l’a fait remarquer Darwin, tout organe est la transformation d’autres organes antérieurs préexistant chez les formes ancestrales dans un état différent et pour des fonctions différentes. Au point de vue sociologique le problème est le même qu’au point de vue biologique : l’adaptation aux nouvelles fonctions est toujours difficile et reste incomplète. Il s’agit de la rendre aussi facile, aussi peu douloureuse et aussi parfaite que possible. Il s’agit surtout d’empêcher les régressions qui ne sont que la prédominance de l’hérédité sur l’adaptation au milieu ; et comme le mouvement socialiste n’est que l’expression de vielles formes de sociétés, de vieilles idées, de vieux sophismes, de survivances de fétichismes, un essai de subordination du progrès industriel et économique à des modalités de civilisation primitives, nous devons nous y opposer, au nom du progrès : car les prétendus « avancés », qui le dirigent, ramèneraient l’organisme social avec ses éléments complexes, de plus en plus adaptés à la division du travail, au collectivisme primitif. L’homme se transformant en méduse ! voilà leur idéal.

En France maintenant, chacun est débarrassé de toutes les vieilles questions de politique dynastique. Nous ne devons plus avoir qu’une seule politique, la politique utilitaire, en disant avec Bentham que « les intérêts individuels sont les seuls intérêts réels[2]. »

Quel critérium avons-nous pour constater que telle mesure est utile ou nuisible ? est-ce « le bonheur du plus grand nombre » formule empruntée à Helvétius par Priestley ?

Mais certains protectionnistes, de la meilleure foi du monde, vous déclarent qu’ils l’appliquent. En France, la population agricole ne représente-t-elle pas 19 millions d’invividus ? Ils la protègent : donc ils protègent le plus grand nombre. Que veut l’ouvrier ? du travail ! Donc, il faut protéger le travail national pour assurer son bonheur : et le socialiste ajoutera que le but de toute la législation qu’il demande est de le préserver contre le surtravail, de veiller à sa santé, à sa sécurité, à son bien-être, et il répétera avec Platon : « Qu’importe la contrainte pourvu qu’on rende les hommes plus heureux ? »

Pour nous, voici les quatre règles qui doivent servir à déterminer l’utilité de telle ou telle mesure.

Si nous remontons aux civilisations primitives, nous trouvons l’exploitation féroce du plus faible par le plus fort, de la femme par l’homme, du vaincu qui devient l’aliment ou l’esclave du vainqueur : et l’homme qui abuse ainsi de sa force à l’égard de son semblable est réduit à l’impuissance la plus misérable à l’égard du milieu dans lequel il vit, ne serait-ce que contre les intempéries atmosphériques.

Allons plus loin. À quels signes reconnaissez-vous que la civilisation actuelle est supérieure à la civilisation romaine ? Les vainqueurs du monde n’avaient pas même de moulins à vent et ils poussaient l’exploitation du vaincu jusqu’aux sanglantes saturnales du Cirque. Chef de clan, chef de tribu, despote grec, César romain, tous représentent sur les membres de la famille, de la cité, de la nation, la domination la plus écrasante.

Par ces faits, pouvons constater cette première loi sociologique :


Le progrès est en raison inverse de l’action coercitive de l’homme sur l’homme est en raison directe de l’action de l’homme sur les choses.


Et comment reconnaissons-nous que ce progrès s’accomplit ? Summer Maine l’a dit : « Par la substitution des contrats aux arrangements d’autorité », de manière que l’action collective, incarnée dans un homme ou dans un groupe, l’action de l’État, en un mot, soit remplacée dans la vie sociale par l’action individuelle, les conventions personnelles ; et alors l’État a pour principal rôle de garantir contre la fraude, contre le dol, contre les accidents indépendants des parties, l’exécution des contrats.

Mais, pourquoi ces contrats ? Quelle en est l’origine ? L’activité intellectuelle et productive de l’homme, son initiative et son besoin d’échanger les utilités en sa possession contre des utilités possédées par d’autres. Et alors, si le remplacement des règles sacerdotales ou sociales par les contrats est une preuve indéniable de progrès, ne sommes-nous pas en droit de dire :


Est nuisible toute institution (ou mesure législative gouvernementale, fiscale ou administrative) qui a pour objet de restreindre l’activité intellectuelle ou productive de l’homme.


À l’heure actuelle, nous pouvons ranger dans cette catégories les lois restrictives sur les sociétés commerciales, sur le contrat de travail ou le contrat d’échange. Et, ici, nous touchons du doigt l’erreur des protectionnistes et des socialistes, tous partisans de l’intervention de l’État dans les rapports économiques, les premiers pour assurer des monopoles, pour garantir des bénéfices à des usiniers ou des manufacturiers, des revenus à des propriétaires, en les préservant tous des progrès du dehors, les autres pour défendre les indolents, les paresseux, les maladroits contre la compétition des plus actifs et des plus habiles.

Le propriétaire, le manufacturier, l’usinier qui a obtenu une protection croit avoir remporté une grande victoire. Au lieu de s’occuper de perfectionner ses moyens de production, il ne pense qu’à provoquer l’intervention des pouvoirs publics pour défendre et augmenter encore la protection « dont il jouit », mais à l’ombre de cette protection, il s’endort. C’est son mancenillier : et il en mourra, si on ne l’en arrache.

Cet ouvrier, au lieu d’avoir pour idéal de devenir capitaliste à son tour ou de faire de son fils un capitaliste par le travail, par la multiplication de l’effort, demande protection : huit heures de travail, un minimum de salaire, le monopole de certains professions, la restriction du nombre des apprentis.

Il se fige, lui et ses enfants, dans une caste. Il prend la résignation pour but : travailler le moins possible, gagner un salaire « avantageux », mais forcément restreint. Il brise lui-même le ressort de toute activité, et nous en avons un exemple dans les mines du Pas-de-Calais et du Nord où on ne trouve plus de porions. Par peur de l’initiative et de la responsabilité, l’ouvrier préfère rester dans le rang des camarades.

Les socialistes répètent volontiers, comme un cliché, une formule de M. Victor Modeste : « Les pauvres deviennent plus pauvres. » Mais comment M. Victor Modeste l’avait-il établie ? En constatant sur les registres de l’Assistance publique que c’étaient toujours les mêmes familles qui s’y trouvaient. Certes voilà un argument décisif contre le socialisme : car il prouve que les secours donnés à ces gens, au lieu de les aider à se développer et à s’élever dans la vie, en avaient fait une corporation de mendiants ; et il en sera de même de toute mesure qui, en ayant pour objet d’atténuer ou de supprimer la lutte pour l’existence, diminuera l’effort de l’homme.

Par analogie, la biologie nous montre que toute espèce végétale ou animale protégée contre la concurrence, contre les difficultés de l’existence, est condamnée à s’étioler et à périr. Darwin a constaté dans les îles de l’Océanie combien la flore et la faune étaient pauvres et limitées : et pourquoi ? Parce qu’elles sont isolées, c’est-à-dire protégées. Ce n’est que par l’effort que les organismes, qu’il s’agisse des plantes, des animaux ou des hommes, peuvent se développer : et l’expérience universelle des choses et des siècles nous permet de dire :


Est pernicieux toute institution qui a pour objet de protéger un individu ou un groupe contre une concurrence : car elle a pour résultats l’apathie et l’étiolement des intéressés.


Par contre, toute action sociale, collective, qui a pour but de développer la valeur et la puissance de l’individu, et qui l’atteint, a un caractère de progrès et doit être approuvée. Telles sont, par exemple, les lois scolaires dues à la République. Elles mettent en valeur des intelligences qui, autrement, seraient restées en friche. Elles préparent l’homme à une action plus effective sur le milieu dans lequel il est appelé à vivre. Elles doivent l’agrandir, développer sa puissance d’initiative, son aptitude à la décision personnelle et nous ajoutons cette dernière conclusion :


Est utile toute institution qui a pour objet de développer les aptitudes de l’individu à la lutte pour l’existence et sa faculté d’action sur le milieu dans lequel il doit vivre


En réalité, entre les prétentions des socialistes et leur caractère réel, il y a contradiction complète, à commencer par leur titre même ; car, comme nous venons de le démontrer, ce sont des antisociaux. Ils se prétendent égalitaires, et ils emploient tous leurs efforts à constituer des inégalités. Ils réclament la liberté pour eux, mais dans le but d’opprimer les autres et eux-mêmes réciproquement. Ils se prétendent « avancés », et les procédés qu’ils proposent aboutissent à frapper d’arrêt de développement ceux à qui ils s’appliquent ; et l’idéal qu’ils nous offrent c’est la régression vers des civilisations passées.



  1. Études sur les doctrines sociales du christianisme. Nouvelle édition, 1893.
  2. Traité de législation, t. I, p. 229.