La Turquie sous Abdul-Medjid
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LA TURQUIE


SOUS


ABDUL-MEDJID.




II.[1]
CONSTANTINOPLE.
Le Sultan. – La société turque en 1845.




Il y a près de deux cents ans, un naïf écrivain, du nom de Grelot, après avoir recommandé aux voyageurs partant pour Constantinople « de se munir d’un bon capot, d’un strapontin ou petit lit, et d’une canette d’eau-de-vie, » les assurant d’ailleurs que ce voyage, traversée et nourriture comprises, « ne montait pas à plus de vingt-cinq ou trente écus, » croyait devoir faire précéder de cette réflexion le récit de ses courses en Orient : « On a publié tant de sortes de relations du Levant, écrivait-il, et les curieux sont si bien informés de ce qui s’y fait, que c’est s’exposer à la censure que de vouloir mettre au jour quelque chose qui n’ait pas été déjà décrit plusieurs fois. » Cette crainte, qu’il est assez étrange de trouver exprimée dans un livre daté d’une époque où les voyages étaient si rares, si difficiles, devient fort naturelle au temps où nous sommes surtout lorsqu’on aborde un sujet si souvent traité ; mais, comme l’a dit un charmant poète :

Rien n’appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d’école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n’ait pu dire avant vous[2]


Les craintes de M. Grelot n’ont pas fermé la bouche, Dieu merci, à ceux qui l’ont suivi ; d’autres viendront après moi qui ne trouveront pas la matière épuisée ; pendant long-temps encore, on pourra se permettre de raconter des voyages sans avoir pour cela découvert un sixième monde, et de parler de Constantinople après tant d’autres, qui peut-être n’ont pas tout dit.

Par une belle soirée, nous partîmes de Smyrne à bord du Rhamsès, et bientôt je vis s’abaisser vers les flots et disparaître dans le lointain cette ville où je laissais des amis que, selon toute probabilité, je ne devais jamais revoir. Je trouvai sur le paquebot une société nombreuse de compatriotes, d’élégantes jeunes femmes, de spirituels marins, et Smyrne fut bien vite oublié. Pendant qu’assis en cercle sur le pont nous parlions de la France, le Rhamsès filait rapidement sur la mer calme comme un lac, les teintes suaves du crépuscule se répandaient graduellement autour de nous, et à la plus belle des journées succéda une de ces nuits merveilleuses durant lesquelles on ne peut se résoudre à fermer les yeux. Les premières lueurs du jour nous surprirent causant encore et riant autour d’un bol de punch. Dans la matinée, la brise étant complètement tombée, on rangea de très près la terre, et nos regards purent planer sur une campagne déserte, silencieuse, peu accidentée, couverte dans toute son étendue d’un taillis de chênes sombres et peu élevés. Cette campagne, c’était la Troade. Nous étions devant ces champs fameux où fut Ilion, campos ubi Troja fuit. Ce ruisseau, qui se jetait en face de nous dans la mer, se nommait autrefois le Simoïs ; ces deux monticules que nous apercevions sur le rivage s’appelaient les tombeaux de Patrocle et d’Hector. Cette grande montagne bleue, qui dans le lointain élevait vers le ciel ses trois pics couverts de neige, c’était l’Ida, et derrière nous, au milieu des flots étincelans, se détachait l’île de Ténédos. Les conversations avaient cessé, et nous contemplions en silence cette grève déserte que chacun de nous, durant les longues années de collége, avait vue tant de fois en rêve pleine de bruits et de mouvement. N’était-ce pas une étrange chose que de glisser rapidement, en bateau à vapeur, en compagnie d’aimables voyageuses, sur cette mer paisible que nous nous étions toujours figurée couverte des vaisseaux d’Ulysse et d’Agamemnon ? En se rappelant quelques vers à demi oubliés de Virgile ou d’Homère, en prononçant, pour la première fois depuis des années, les noms autrefois si familiers des lieux qui nous entouraient, chacun de nous réveillait en lui quelque réminiscence de jeunesse ou le souvenir d’un ami depuis long-temps perdu de vue. Déjà le rivage s’effaçait à l’horizon, et quand eut disparu à mes yeux cette petite vallée dont la poésie a rendu le nom immortel, je doutai de ce que je venais de voir. Il me sembla que j’avais été le jouet d’une vision.

A midi, nous entrions dans les Dardanelles, beau fleuve bleu, calme comme la Loire, encaissé entre deux rives verdoyantes, et, quelques heures plus tard, on jetait l’ancre entre Abydos et Sestos, devant une petite ville blanche et peu remarquable. Sestos et Abydos, qui ne seraient guère célèbres sans l’entreprise qui coûta la vie à Léandre, et à lord Byron un violent accès de fièvre, sont deux hameaux qui, ainsi que la plupart des villages de Turquie, n’offrent en aucune façon ce qu’on est convenu d’appeler le caractère oriental. C’est un assemblage de maisons roses dont les grands toits rouges, entrevus à travers la verdure et les fleurs, font penser à ces bourgades chinoises qu’ont décrites quelques voyageurs. A son arrivée, le Rhamsès avait été subitement entouré d’une multitude de caïques remplis de Turcs à longues barbes, de femmes voilées et de paquets de toutes les couleurs. C’était sur le pont un effroyable vacarme, les matelots juraient, les femmes criaient, les portefaix se battaient ; enfin, tout se rangea, s’entassa, et cent quatre-vingt-six nouveaux passagers musulmans montèrent sur notre paquebot. Parmi les embarcations amarrées le long du bord, il y en avait une beaucoup plus richement chargée que toutes les autres ; le voyageur auquel elle semblait appartenir était un jeune Arabe, qui, debout sur un monceau de ballots, dominait de plusieurs pieds les rameurs de son caïque. Ses vêtemens blancs faisaient ressortir la couleur basanée de son teint, et un manteau de laine noire brodé d’or, jeté pittoresquement sur son épaule, attirait forcément les regards. Je n’ai de ma vie vu une tête plus belle, plus énergique que celle de ce jeune homme. Ses grands yeux noirs étaient pleins d’intelligence, de douceur, et il y avait dans son attitude une noblesse, une fierté singulières. Pendant le premier moment de désordre, il avait ordonné à ses caidji de se tenir à distance. Quand tout fut embarqué à bord, et qu’il vit le Rhamsès prêt à partir, il fit signe d’accoster, et, montant le premier l’échelle, il donna successivement la main à six femmes voilées dont les longs dominos blancs n’empêchaient de deviner ni la jeunesse ni la beauté. Le jeune Arabe, sans paraître le moins du monde embarrassé, conduisit ses odalisques dans une chambre de l’avant, mit en faction à leur porte un nègre bizarrement costumé, et revint s’asseoir sur le pont, où un autre esclave lui présenta un riche narghilé.

Rien ne ressemble moins à nos fortifications régulières que le fort de Gallipoli, devant lequel nous passâmes bientôt, et les autres châteaux des Dardanelles, qui devraient faire de Constantinople le point le plus inexpugnable du monde. Ce sont de grands bâtimens d’une éclatante blancheur, troués de sabords semblables à ceux des navires et armés de vieux canons, la plupart sans affûts, servis ordinairement par un seul artilleur, auquel on adjoint trois ou quatre paysans en temps de guerre. De nos jours, cependant, ces batteries ont fait leurs preuves, et peut-être n’est-il pas sans intérêt, en ce temps-ci, de montrer quelle était, il y a une trentaine d’années, la situation politique de la France en Orient. On sait qu’au mois de février 1807, le gouvernement anglais ; irrité de l’influence croissante que prenait auprès du divan le général Sébastiani, notre ambassadeur, et voulant à tout prix forcer la Porte à se réunir aux puissances liguées contre la France, ordonna à l’amiral Duckworth d’aller avec son escadre porter la menace jusque sous les murs du sérail. On sait aussi quel fut, grace à la belle conduite du général Sébastiani, le dénouement de cet étrange coup de main. Après avoir passé sans peine devant les châteaux alors désarmés des Dardanelles, après avoir incendié devant Gallipoli la flotte ottomane, dont les équipages célébraient paisiblement à terre la fête du Courban-Beïram, l’amiral anglais se présenta devant Constantinople, menaçant de bombarder la ville, si le sultan n’acceptait pas des conditions qui eussent fait de lui le vassal de l’Angleterre et de la Russie ; mais la fermeté du général Sébastiani s’était communiquée au sultan, à la population entière. Sélim répondit à l’envoyé anglais qu’il ne traiterait pas avant que la flotte eût repassé les Dardanelles, et en quarante-huit heures les abords de Stamboul et de Galata se hérissèrent, comme par enchantement, de douze cents pièces de canon, tandis que les châteaux des Dardanelles mettaient en ordre leurs batteries. L’escadre anglaise se vit bientôt cernée de tous côtes, les assiégés étaient devenus agresseurs. Il ne restait plus à l’amiral qu’à lever l’ancre, et c’est ce qu’il fit. Cette fois, les batteries des Dardanelles l’attendaient au passage ; elles firent feu de toutes pièces sur l’escadre ; deux corvettes furent coulées devant Gallipoli ; le vaisseau amiral, le Royal-George, perdit son grand mât ; un boulet de marbre, du poids de 800 livres, enleva soixante hommes dans l’entrepont du Standard ; le vice-amiral Duckworth et le contre-amiral Louis furent blessés grièvement, et les navires désemparés gagnèrent Malte à grand’peine. Il faut ajouter ici que les batteries des Dardanelles durent en partie à l’habileté de huit officiers français d’avoir été, en cette occasion, si meurtrières. Notre histoire contemporaine enregistra ce jour-là de nouveaux noms qui depuis se retrouvèrent souvent dans nos annales militaires et parlementaires. MM. Foy, Baxo, de Tracy, commandaient l’un des châteaux des Dardanelles. Si ces faits ne parlaient pas assez haut d’eux-mêmes, il suffirait, pour bien comprendre quelle était à cette époque la position de la France en Orient, de lire les instructions données au contre-amiral Louis par l’ambassadeur d’Angleterre. « Il est impossible d’imaginer, écrivait M. Arbuthnot, que l’ambassadeur français et un ambassadeur anglais puissent dorénavant résider en même temps dans dette capitale[3]. » Hélas ! que les temps sont changé, et combien sont indiscrets aujourd’hui ces souvenirs consignés au Moniteur !

Les réminiscences historiques ne m’empêchaient pas de songer aux six odalisques qui faisaient partie de la suite du jeûne Arabe. Dès leur arrivée à bord, j’avais calculé que jamais occasion plus belle ne me serait donnée de pénétrer les secrets d’un harem et de m’assurer de la beauté tant vantée des filles mystérieuses de l’Asie. Quand le Rhamsès eut repris sa marche, je commençai à surveiller l’argus noir à la garde duquel les houris étaient confiées. Pendant plus d’une heure, je rôdai inutilement autour du panneau de l’avant. Fidèle à sa consigne, l’esclave était couché à la porte de ses jeunes maîtresses, et je perdais patience, lorsque je le vis se lever et monter rapidement l’escalier. Il avait à peine disparu que je m’étais glissé dans le panneau, et, l’œil appliqué à la serrure de la porte verrouillée je plongeai dans la chambre un regard indiscret. En face de moi, deux femmes étaient assises par terre, les jambes croisées. L’une d’elles avait relevé son voile, déjà j’entrevoyais un visage pâle, deux grands yeux noirs, quand tout à coup derrière moi un bruit de pas précipités se fit entendre. C’était le nègre. En m’apercevant, il se prit à pousser des cris sauvages. N’ayant aucune envie de lutter avec lui, je remontai sur le pont en toute hâte. Je n’étais pas au bout de mes peines ; l’esclave furieux me suivait, et déjà il racontait à son maître, en me désignant, l’attentat dont je venais de me rendre coupable. Deux vieux Turcs se levèrent aussitôt en me lançant des regards furibonds ; l’un d’eux porta la main sur son cangiar, et prononça d’une voix étouffée par la colère le fameux mot giaour ! Quant au jeune Arabe, la parité de nos âges le rendit plus indulgent ; il se contenta de sourire en me regardant, après quoi, pour que semblable tentative ne fût pas renouvelée, il descendit dans la chambre de ses femmes et n’en sortit plus. Je ne le revis pas, et n’ai jamais su quel était ce musulman si beau et si peu fanatique.

Devant nous s’élargissait peu à peu le détroit dans lequel nous avions navigué tout le jour ; les deux rives en s’éloignant se couvraient des teintes de l’opale, le navire commençait à rouler dans les lames : nous entrions dans la mer de Marmara. Au coucher du soleil, les musulmans dont le pont était couvert, et qui, avec leurs turbans de toutes formes, leurs pelisses de toutes couleurs, leurs armes élégantes et leurs tapis éclatans, formaient sur l’avant la scène la plus orientale qui se pût voir, se réunirent par groupes, et tantôt debout, tantôt agenouillés, tantôt baisant la terre, ils firent religieusement la prière du soir. Leurs physionomies étaient profondément pieuses, et ils semblaient s’inquiéter fort peu des sourires assez ridicules que provoquaient autour d’eux leurs attitudes. En ne respectant pas les usages des pays qu’ils parcourent, les voyageurs, on ne saurait le trop répéter, se déconsidèrent trop souvent eux-mêmes dans l’esprit des musulmans. Leurs railleries, sans nul doute, doivent être comptées parmi les causes de cette irritation religieuse que nous voyons se traduire chaque jour, en Turquie, par de cruelles représailles. Assurément rien n’était moins risible que le spectacle de ces hommes accomplissant leurs devoirs. Ce qu’il y avait là d’étrange, c’est que, sur ce bâtiment français, pas un chrétien peut-être ne songeait à prier Dieu, et que pas un mahométan n’omettait de le faire.

Le lendemain de grand matin, je me promenais sur le pont, observant l’un après l’autre tous les points de l’horizon, et songeant que le jour qui allait s’écouler daterait dans ma vie. Le soleil ne paraissait pas encore ; l’air, à cette heure crépusculaire, était frais et piquant ; sur la mer, blanchie, lourde, huileuse ; courait un léger brouillard que la brise déchirait et poussait par flocons devant elle. Autour de nous, une quantité de marsouins s’ébattaient dans les flots, ou, pareils à des bouées, flottaient immobiles à leur surface. Le plus profond silence régnait sur le pont humide du steamer, les matelots de quart, sommeillant à demi, étaient assis en cercle autour de la cheminée. A l’avant, les Turcs, roulés dans leurs couvertures jaunes à raies rouges, dormaient sous le bastingage. Le timonier veillait seul, debout derrière la roue ; observant son compas et sonnant les quarts d’heure. Le son clair de la cloche était, avec le roulement monotone des roues, le seul bruit qui se fît entendre, et, poussé par une force invisible, ce navire qui renfermait tant d’êtres vivans semblait avancer de lui-même pendant leur sommeil, comme un vaisseau fantastique. — Bientôt je vis poindre vers le levant une lueur verdâtre qui s’éleva dans le ciel en jaunissant ; la terre basse et plate se dessina comme une ligne noire sur ce fond lumineux, et la mer reprit son azur de tous les jours. Une heure plus tard, nous étions arrivés à une portée de canon du sérail ; mais, hélas ! un épais brouillard couvrait la ville, nous naviguions dans un nuage, Constantinople était invisible, et je me désolais de ce contre-temps, qui me faisait perdre le plus beau moment d’un long voyage. Tout à coup le soleil sortit resplendissant des flots, et le brouillard acquit, comme par enchantement, une merveilleuse transparence. Le rideau se déchira, et, de tous les côtés à la fois, apparurent à mes yeux. éblouis des forêts de minarets à pointes dorées, des milliers de coupoles enflammées par la lumière, des collines couvertes de maisons rouges entremêlées de verdure, une suite immense de palais bizarrement éclairés, de mosquées aux toits bleus, des bois de cyprès et de sycomores, des jardins en fleurs, un port sans fin rempli à perte de vue de navires, de mâts et de pavillons ; en un mot, toute cette ville enchantée que chacun croit connaître, et qui ressemble moins à une grande capitale qu’à une suite infinie de kiosques charmans, élevés dans un parc sans bornes, qui a pour bassins des lacs, pour accidens de terrain des montagnes, pour massifs des forêts, pour ruisseaux des bras de mer, et pour batelets des escadres ; parc incomparable, à la fois si grandiose et si élégant, qu’il semble avoir été dessiné par des fées et exécuté par des géans. En devenant plus ardens, les rayons du soleil convertissaient en une sorte de poussière d’or les vapeurs matinales ; Constantinople semblait en feu, et ce panorama sans pareil flamboyait dans une atmosphère éblouissante ; nous poussâmes tous ensemble un cri d’admiration, et sur l’ordre du commandant le Rhamsès s’arrêta.

Quelques écrivains ont comparé la vue de Constantinople à celle de Naples : c’est une dérision. Chacun peut se figurer la capitale italienne, tandis que la ville des sultans dépasse en merveilles tous les rêves de l’imagination. On a eu raison de le dire, si l’on n’avait qu’un coup d’œil à donner à la terre, c’est de là qu’il faudrait la contempler. J’avais entendu raconter qu’un voyageur, en doublant la pointe du sérail, avait éprouvé un saisissement tel qu’il avait déterminé chez lui un violent accès de fièvre ; cette histoire, dont j’avais ri plus d’une fois, me parut vraisemblable quand j’arrivai devant, le château des Sept-Tours. Notre enchantement, du reste, fut de courte durée ; les vapeurs se condensaient de nouveau ; le tableau se couvrit d’une gaze rose, puis il pâlit encore, et Constantinople s’effaça devant nous comme un songe. Les roues du Rhamsès battirent de nouveau la mer, et mes regards, ramenés autour de moi, tombèrent sur les visages de nos jeunes voyageuses, qu’avait pâlis l’émotion ou un réveil trop matinal. Tout à coup j’entendis prononcer à haute voix mon nom à l’arrière du navire. C’était le commandant qui m’appelait ; je courus vers lui. Penché en dehors du bastingage, il regardait fixement dans l’eau et me montra avec une sorte d’horreur quelque chose de long et de noir que venait de soulever la roue du steamer. — Laissons passer la justice du sultan, — me dit l’officier de marine. Mes yeux se portèrent de nouveau sur cette espèce d’outre qui surnageait et flottait le long du bord. Alors il me sembla voir une forme humaine se dessiner sous la peau souple et mouillée. — C’est une femme, ajouta le commandant. Ne m’attendant pas à cette révélation, je frissonnai malgré moi des pieds à la tête ; puis une idée me frappa : peut-être cette femme n’était-elle pas morte encore ! peut-être pouvait-on la rappeler à la vie ! Un roman naquit dans mon esprit. Je regardai de nouveau le sac de cuir ; il était loin déjà ; un instant ballotté par le remous du navire, il dérivait au courant et continuait lentement sa route vers l’éternité.

Quand je revins à mon poste d’observation sur l’avant du navire, la disposition de mon esprit n’était plus la même. C’était en vain que je cherchais à fixer mon attention sur le spectacle si long-temps attendu, si souvent rêvé, auquel il m’était enfin donné d’assister ; malgré moi l’image du sac de cuir à forme humaine passait sans cesse devant mes yeux et glaçait toute admiration dans mon cœur. Le panorama qui m’entourait ne me semblait plus que la vaine décoration du drame réel qui venait de s’accomplir, pour ainsi dire, sous mes yeux. En passant devant le vieux sérail, j’aperçus à ma gauche une sorte de pont, attenant à la terre d’un côté seulement, coupé au-dessus de la mer à l’autre extrémité et présentant à peu près la forme d’une F. C’est de là, m’assura-t-on, que l’on jette à la mer les victimes de la jalousie orientale. A deux ou trois encablures plus loin, le Rhamsès laissa tomber son ancre au milieu du détroit qui sépare Stamboul, la ville turque, du faubourg européen de Galata. Sans se dissiper complètement, le brouillard s’était changé en une brume légère qui voilait les objets sans les dérober à nos regards. Loin de m’indigner, avec mes compagnons, contre ce nuage à demi transparent qui permettait à nos yeux d’entrevoir en laissant à notre esprit le charme extrême de deviner, je pensais, et je pense encore que nous ne pouvions arriver à Constantinople dans un moment plus favorable. Les panoramas les plus magnifiques, — aussi bien que toutes les beautés du monde, — gagnent à être vus à travers un demi-voile qui laisse l’imagination, cette fille des cieux, sa liberté et sa puissance. Par instans d’ailleurs, un rayon de soleil, déchirant le nuage, illuminait devant nous une mosquée avec ses dômes, un palais avec ses arbres fleuris, une élégante fontaine, et ces éclaircies, ces oasis d’or sans cesse renouvelés, nous montraient dans tout le charme des détails ce tableau que, dans un moment magique, nous avions pu contempler dans toute la magnificence de son ensemble. Au silence et au calme qui régnaient le matin sur le pont avaient succédé un mouvement et un vacarme extraordinaires. De tous côtés, les matelots travaillaient, les uns à la manœuvre du mouillage, les autres à hisser de la cale et à ranger par monceaux une quantité de malles et de ballots. Les passagers se ruaient, s’appelaient, s’empressaient ; les Turcs, qu’on empêchait de débarquer, s’agitaient dans le plus singulier désordre, faisant un rempart de leurs corps à leurs femmes effrayées. Autour de nous glissaient deux ou trois cents caïques noirs conduits par des rameurs demi-nus. Malgré la défense formelle, une quantité de marins maltais, de portefaix turcs et de ciceroni italiens, étaient montés à bord ; ils se jetaient sur nous, nous faisaient dans toutes les langues leurs offres de service. Des nuées de pigeons bleus et d’albatros aux ailes blanches voltigeaient autour de nos têtes en poussant des cris plaintifs. Qu’on ajoute à cela la voix retentissante du commandant, la curiosité et l’impatience des voyageurs que trahissaient de bruyantes exclamations, et l’on aura une idée du spectacle qu’offre le pont d’un bateau à vapeur arrivant à Constantinople. Pendant le trajet du navire au quai, je ne savais où fixer mes regards, que mille objets nouveaux attiraient de tous côtés à la fois : ici c’était la Corne d’Or avec ses milliers de navires, les cyprès de Galata, les sept collines couvertes de mosquées de l’ancienne Byzance ; là les flots bleus du Bosphore, de la Propontide, le rivage étincelant de Scutari. Étourdi d’admiration et ivre d’enthousiasme, je voulus, au moment où notre canot toucha le débarcadère, sauter le premier sur le quai ; mon pied glissa, et je tombai tout de mon long dans un ruisseau fangeux. Telle fut mon entrée à Constantinople.

Quand je me relevai, éclaboussé de la tête aux pieds, je restai un instant immobile et comme pétrifié d’étonnement. Tout était changé autour de moi ; le panorama enchanté avait disparu ; je me trouvais dans un petit carrefour immonde, à l’entrée d’un labyrinthe de ruelles humides, obscures et boueuses. Les maisons qui m’entouraient, faites de mauvaises planches disjointes, avaient un aspect misérable ; le temps et la pluie avaient délayé en des nuances sales et sans nom leur couleur rouge primitive. Un de ces minarets, qui de loin paraissent si sveltes, si élégans, se dressait auprès de moi : c’était une colonnette sans grace dont le crépi de plâtre crevassé se détachait par plaques et tombait par lambeaux. Les promeneurs turcs, qu’à une certaine distance j’avais pris pour d’opulens Osmanlis, étaient des misérables coiffés de loques et vêtus de guenilles. Derrière les porte-faix qui encombraient le débarcadère, des bouchers éventraient en pleine rue des moutons ; le pavé était couvert d’une boue sanglante et d’entrailles encore chaudes autour desquelles une cinquantaine de chiens hideux, au poil fauve, aux oreilles droites, se roulaient en hurlant. Une odeur fétide sortait de ces couloirs humides, où jamais l’air ni la lumière ne pénètrent, où croupissent des ordures de tout genre, où jamais le balai n’a passé, où, pour tout dire, l’on marche à chaque instant sur des rats et des chiens morts. Tel est, sans exagération, l’aspect de la plupart des rues de Constantinople, et en particulier des échelles de Galata. Ce contraste entre la misère de ce qui vous entoure et l’incomparable beauté des plans éloignés n’a pas été assez remarqué par les voyageurs qui ont cherché à décrire Constantinople. Avec raison peut-être ils n’ont pas voulu refroidir l’enthousiasme de leurs lecteurs en salissant de ces hideux détails leurs descriptions d’or et d’argent plaquées. Sans pouvoir me rendre compte de ce changement à vue, je suivis les porteurs de bagages dans une de ces ruelles montueuses, mal pavées et si étroites, que trois hommes y peuvent à peine marcher de front. A droite et à gauche s’ouvraient de dégoûtantes échoppes remplies de fruits verts et de légumes. Ayant aperçu dans un de ces bouges un Turc accroupi sur son établi au milieu de trois ou quatre mètres carrés de galette assez semblable à celle qui a fait, à Paris, la fortune du fameux marchand du Gymnase, je m’approchai en gesticulant. Le pâtissier musulman comprit ma pantomime, et découpa dans son gâteau un triangle équilatéral dans lequel je mordis bravement en continuant ma route. Bientôt nous passâmes auprès de la tour de Galata, qui, vue de près, ressemble à un fort beau colombier, et nous arrivâmes à Péra. Après maints détours dans des passages inextricables, nos guides s’arrêtèrent près d’un terrain incliné, dépourvu de maisons, planté de cyprès et entouré d’un mur à hauteur d’appui. Nous étions au petit Champ-des-Morts, devant l’hôtel de Mme Giusepina Vitali, où je m’endormis bientôt d’un profond sommeil.

Je fus réveillé vers dix heures par mes compagnons, qui m’engagèrent à venir voir avec eux les derviches tourneurs. Le cicerone de l’hôtel nous conduisit à un bâtiment circulaire entouré d’un petit jardin où se pressait une foule nombreuse de Grecs, de Turcs et d’Arméniens Arrivés dans le vestibule, il nous engagea à chausser des pantoufles et à confier nos bottes à un industriel qui tenait en ce lieu un dépôt de chaussures, à l’instar des dépôts de cannes et de parapluies établis à l’entrée de nos monumens publics. Cet usage est général en Turquie. Non-seulement on ne peut entrer dans une mosquée avec des souliers qui ont foulé la poussière de la rue, mais il serait tout-à-fait inconvenant de se présenter avec ses bottes dans une maison turque, où l’on arrive toujours sans ôter son chapeau. Cet usage, dont on s’étonne dans le premier moment, est peut-être tout bien réfléchi, plus raisonnable que le nôtre.

Après nous être conformés à ce cérémonial, nous pénétrâmes dans une salle ronde d’assez grande dimension et éclairée par le haut. Au centre de cette pièce était un cirque parqueté, ciré avec le plus grand soin, et entouré d’une balustrade assez semblable à celle sur laquelle s’accoudent, à Paris, les agioteurs de la Bourse. Autour de cette arène réservée aux acteurs étaient assis en grande quantité des spectateurs de tous les âges, de tous les pays, de tous les costumes, exhalant les uns et les autres une forte odeur d’ail. La cérémonie était commencée. Aux sons d’un orchestre barbare composé de petites timbales, de flûtes à bec, avec accompagnement de voix nasillardes, une vingtaine de grands garçons barbus, vêtus de longues manches valsaient fort gravement autour d’un petit vieillard couvert d’une pelisse bleue. Ces hommes portaient sur la tête un épais bonnet de feutre absolument semblable, quant à sa forme, à un pot de fleurs renversé. Leur robe blanche, faite d’une étoffe de laine souple et pesante, était si constamment gonflée par l’air qui s’engouffrait sous ses larges plis, qu’on eût dit une jupe de bois. Les bras étendus comme des crucifiés, la main gauche un peu plus élevée que la droite, les regards fixés au plafond d’un air béat, les derviches tournaient si rapidement sur leurs pieds nus, si régulièrement, avec une impassibilité telle, en conservant si bien leurs distances, qu’il était impossible de ne les pas prendre pour des automates placés sur des bases mobiles et mis en mouvement par des ressorts. On ne comprendrait pas que ces hommes puissent pirouetter si vite et si long-temps sans tomber frappés d’une congestion cérébrale, si l’on ne savait que c’est là leur spécialité. Ils se sont exercés dès l’enfance, toutes leurs études ont été dirigées vers ce but, et pourtant il arrive fréquemment qu’avant la fin de la représentation, quelques-uns d’entre eux, ne pouvant supporter ce martyre, roulent à terre étourdis et comme assommés. A les voir faire, nous éprouvions nous-mêmes une sorte d’éblouissement.

Tout à coup la musique cessa, et les derviches se jetèrent simultanément à genoux, la tête en bas. Pendant plusieurs minutes, ils restèrent immobiles dans cette position, des domestiques étendirent sur eux de longs manteaux noirs, puis les derviches se levèrent de nouveau et se rangèrent militairement sur une seule ligne. L’homme à la pelisse bleue, qui, assis sur ses talons, avait observé sans se déranger tous ces exercices, entonna alors d’une voix chevrotante une complainte à laquelle ses subordonnés répondirent en hurlant. Le chant fini, chaque derviche se détacha à son tour de la ligne, s’approcha du chef, embrassa respectueusement le bout de ses doigts, et vint offrir sa main à baiser à tous ses compagnons ; il y eut ensuite un nouveau concerto de cris gutturaux, qui semblaient sortir plutôt de gigantesques mirlitons que de gosiers humains, et la foule commença à s’écouler. Ce spectacle me divertissant fort, j’avais voulu, quoique arrivé tard, me bien placer, et je m’étais établi devant un gros Turc sans beaucoup de façon. Le musulman, qui, pendant la cérémonie, avait contenu à grand’peine son indignation, me donna d'un air hargneux en sortant, un grand coup d’épaule. Je ripostai par un coup de poing ; il me regarda alors en ouvrant de grands yeux et sortit sans rien dire.

Outre les derviches tourneurs que nous venions de voir, il y a encore, à Constantinople, les derviches hurleurs. Au lieu de valser jusqu’à extinction, Ceux-ci poussent des cris effroyables, jusqu’à ce qu’ils tombent sur le plancher épuisés et écumans. Les historiens ont donné à ces exercices singuliers différentes origines. Il faut croire que les contorsions des derviches sont les restes des danses furieuses que d’anciens peuples de l’Asie avaient enseignes aux corybantes. Les derviches passent, à Constantinople, pour de fort mauvais sujets, et leurs exercices sont seulement tolérés par le Coran, qui prohibe toutes les danses, ce qui n’empêche pas les Turcs d’aller voir en secret les ballerini, enfans grecs élevés dans l’infamie, qui, vêtus d’un élégant costume et fardés comme des courtisanes, exécutent, moyennant une légère rétribution, une sorte de cachucha lascive et hideuse dans des cafés mal famés.

A l’heure du dîner, nous rentrâmes, mourant de faim, à l’hôtel. Les auberges de Constantinople, dont le tarif est ordinairement de douze francs par jour, sont infiniment plus comfortables, pour le dire en passant, que celles des villes de province en France. On y trouve de jolies chambres bien tapissées, meublées avec une certaine élégance, de bons lits garnis de moustiquaires. La table, qui est toujours présidée par l’hôtesse, est abondamment pourvue et servie à l’anglaise. Les vins de France ne sont même pas beaucoup plus chers à Constantinople qu’à Paris. Le matin, le salon de Mme  Giusepina offre la plus belle collection de robes de chambre turques qui se puisse voir ; le soir, à l’heure du dîner, les conversations les plus animées s’engagent en italien, langue intermédiaire de tous les étrangers dans le Levant, entre les voyageurs de tous pays que le hasard a réunis dans le même hôtel, et qui, d’ailleurs, se sont le plus souvent rencontrés déjà sur les bateaux à vapeur ou dans d’autres villes d’Orient. De ces rapports si fréquens naît d’ordinaire une intimité d’autant plus agréable à Constantinople, que les ressources sociales y manquent complètement. Quiconque n’a pas l’habitude de dormir à huit heures s’y trouve fort embarrassé de sa soirée. Au coucher du soleil, les musulmans disparaissent, et la ville turque sommeille. A Péra, pendant une heure encore, quelques oisifs se promènent au petit Champ-des-Morts, ou vont prendre le café et écouter de mauvaise musique dans un petit jardin semblable à ceux des cabarets de nos faubourgs. La nuit venue, chacun se retire, et, dans les rues désertes, on ne rencontre que des chiens affamés, fort dangereux pour l’étranger qui n’est pas muni d’une lanterne. Les Grecs et les Arméniens, habitans du pays, ont en partie adopté les usages des Turcs ; ils ne reçoivent personne. Les membres du corps diplomatique composent donc seuls, l’hiver, une petite société qui se dissout pendant la belle saison. Dès les premiers jours du printemps, les ambassadeurs abandonnent pour la campagne leurs résidences de la ville, inhabitables depuis l’incendie. La Russie seule a fait relever son hôtel, et l’on ne peut s’empêcher de poursuivre le parallèle sur un autre terrain en voyant s’élever impudemment, au milieu des maisons détruites des ambassadeurs[4], l’imposant palais d’empereur que le czar fait construire à Péra, par anticipation. Pendant l’été, le salon de M. L…, drogman de notre ambassade, est le seul qui soit ouvert à Constantinople. Quelques Européens, retenus à la ville par leurs affaires politiques ou commerciales, s’y réunissent le soir, et les Français y trouvent une aimable compatriote et le plus gracieux accueil. On se tromperait fort si l’on pensait que l’éloignement ou l’influence du pays donnent à ces réunions un caractère étranger. Dans un salon de Constantinople, il n’est d’oriental que les longues pipes dont les dames autorisent l’usage, et, sauf la fumée du latakié, on pourrait se croire dans une maison de la Chaussée-d’Antin. La navigation régulière des paquebots français et autrichiens a fait de l’Orient un faubourg de l’Europe. Chaque semaine, à jour fixe, on reçoit, non-seulement dans les principaux ports de Grèce et de Turquie, des journaux et des lettres de tous les coins du monde, mais on y apprend encore par les officiers des bâtimens ou par les passagers, les nouvelles les plus détaillées, les plus mystérieuses chroniques des salons de Londres, de Naples, de Vienne et de Paris. Les sociétés oisives de Constantinople, d’Athènes et de Smyrne s’alimentent uniquement de ces caquetages dont les voyageurs font entre eux un perpétuel échange, et qui, à Syra, à Malte, à Trieste, passent avec les marchandises d’un bord à l’autre. Les dames surtout attachent le plus grand prix à ces relations occultes avec un monde qu’elles ne connaissent guère, et rien n’est plaisant comme d’entendre disserter, en Asie, sur l’enlèvement de Mme  ***, sur le mariage de Mlle  ***, ou sur les chances de succès du prochain opéra. Tout en s’occupant des nouvelles exotiques, on ne néglige pas non plus les histoires indigènes. Dans le Levant, tout le monde se connaît, les sociétés de Constantinople, de Smyrne, d’Athènes et d’Alexandrie ne forment qu’une seule société. Si l’on ne s’est jamais vu, on a mille fois entendu parler les uns des autres. On sait par cœur le caractère, les liaisons et jusqu’aux habitudes de chacun ; en un mot, on cause, à Péra, des salons d’Athènes, comme, dans le faubourg Saint-Germain, des réunions de la Chaussée-d’Antin, et il est inutile de chercher, à Constantinople, d’autres délassemens. A la vérité, en 1839, un Italien nommé Gaetano Mele fit construire, à Péra, sur l’autorisation de Mahmoud, une salle de spectacle, et ce qu’Il y eut de plus étrange dans cet évènement, c’est que la liste de souscription fut en partie remplie par des Turcs ; mais ce théâtre, qui existe toujours, est le plus souvent fermé faute d’acteurs. La troupe italienne qui exploite le Levant se fixe de préférence au milieu des sociétés plus nombreuses d’Athènes et de Smyrne.

Le lendemain de notre arrivée, nous nous embarquâmes, pour aller à Stamboul (la ville turque), dans un de ces longs caïques qui sont les fiacres de Constantinople. La moindre oscillation fait chavirer ces légères pirogues que conduisent avec une inconcevable rapidité de beaux Arnautes vêtus de chemises de soie. En deux minutes, on traverse la Corne d’Or, au milieu d’une affluence inouïe de canots de toutes formes, de navires de toutes nations, et l’on arrive à un débarcadère plus dangereux encore que le caïque, en ce que, croyant débarquer sur la terre ferme, on risque de sauter dans un égout, et de s’enfoncer jusqu’au cou dans un ruisseau de fange parfaitement caché sans une croûte de poussière en apparence solide. Les rues de Stamboul sont plus étroites, plus immondes, plus puantes encore que celles de Galata ou de Para. Des barraques de bois mal construites et mal peintes, sortes de cages percées d’une infinité de fenêtres grillées, avec des étages en saillie sur le rez-de-chaussée, bordent à droite et à gauche ces passages où se presse sans bruit une foule de toutes les couleurs. Le pavé, fait de petites pierres posées dans la poussière, se dérange sous vos pieds et vous expose à des chutes continuelles, fort désagréables dans ces rues où, faute d’écoulement, chaque trou est une flaque d’eau et de boue noire. Sur les établis des premières boutiques que l’on rencontre sont entassés par monceaux de grands poissons dont les écailles resplendissent au soleil, malgré la poussière. Des chiens jaunes, beaucoup plus nombreux qu’à Galata, se ruent dans vos jambes, et malheur à qui se débarrasserait trop énergiquement de ces hideuses bêtes que protége la piété musulmane ! Les mœurs de ces animaux, dont le nombre s’élève, dit-on, à une centaine de mille, sont assez singulières : ils n’appartiennent à personne et n’ont pas de logis. C’est en pleine rue qu’ils naissent, qu’ils vivent et qu’ils meurent. A tout instant, on voit une lice allaiter sur le pavé sa portée nombreuse qui a reçu le jour au coin d’une borne. De quoi se nourrissent ces quadrupèdes, c’est ce qu’il est assez difficile de savoir. Le gouvernement leur abandonne complètement la police comme le nettoyage des rues, et les ordures de tout genre ou les cadavres de leurs pareils morts de vieillesse composent apparemment leur nourriture ordinaire ; la nuit, ces animaux rôdent souvent par troupes dans les cimetières. Quels que soient leurs moyens d’existence, ils se reproduisent avec une remarquable activité. Il y a quelques années, la race canine s’était multipliée à Constantinople de telle façon, qu’elle y devint fort dangereuse. Au grand scandale des vieux musulmans, Mahmoud, entre autres réformes, fit non pas empoisonner, il ne l’aurait pas osé, mais déporter aux îles de Marmara vingt-cinq mille de ces animaux. En peu de jours, ils eurent en quelque sorte dévoré le lieu de leur exil ; après quoi, mourant de faim, ils firent un tel tapage, poussèrent à l’unisson des hurlemens si plaintifs, que l’on prit pitié d’eux, et ils furent ramenés en triomphe à Constantinople. Fort heureusement, l’hydrophobie est un mal inconnu dans le Levant. L’importation de la rage dans un pays où les chiens, presque aussi nombreux que les hommes, sont beaucoup plus respectés, serait assurément le plus terrible des moyens de destruction.

Ce que l’on visite en premier lieu à Stamboul, ce sont les bazars, immense labyrinthe où l’on est conduit d’ordinaire par un Arménien fort intelligent, qui porte le nom de Ludovic et le titre de parfumeur ordinaire du prince de Joinville. Grace à cette étonnante facilité avec laquelle les Levantins apprennent les langues, Ludovic, ainsi que la plupart des Grecs, même de la plus basse classe, parle non-seulement tous les idiomes de l’Orient, mais encore, avec la plus grande facilité, le français, l’italien, l’allemand, et sert avec probité d’intermédiaire entre le marchand indigène et l'acheteur étranger. Les bazars de Constantinople ont plus d’un rapport avec ceux de Smyrne, et, quoique infiniment plus considérables, ils ne répondent pas davantage aux idées de luxe et de grandeur que nous nous faisons de ces marchés de l’Orient. Les bazars turcs ont toujours un aspect misérable, et ceux de Constantinople, les plus beaux de tous, rappellent moins dans leur ensemble nos élégantes boutiques que les couloirs de nos halles et les piliers du Temple. C’est un immense dédale de larges corridors voûtés comme des tunnels, grossièrement bâtis et éternellement humides. Sur des cordes transversalement tendues sont étalés au-dessus des têtes des tapis éclatans, des étoffes brodées d’or, et d’autres objets dont la richesse contraste singulièrement avec la nudité des murs. Le comptoir est une estrade de bois peu élevée, couverte d’une natte qui sert au marchand de divan, de siège à l’acheteur. De là, les jambes croisées, la pipe à la bouche, le musulman regarde silencieusement passer l’étranger qu’il interpelle rarement du nom d’effendi, tandis que les Arméniens, plus actifs, plus loquaces, le poursuivent, quelque objet tentateur à la main, en lui donnant à grands cris le titre de signor capitan ! La probité des Turcs est proverbiale. Chose remarquable, on ne cite pas à Constantinople un seul exemple de vol commis par un mahométan, et des banquiers m’ont assuré qu’en toute occasion ils confiaient sans crainte de très fortes sommes à de malheureux portefaix dont ils ne savaient pas même le nom. Il n’en est pas de même des Grecs, il faut le dire. Parmi eux se rencontrent trop souvent des filous aussi adroits que les lazzaroni, et, si l’on n’y prend garde, on perd le contenu de ses poches tout aussi facilement dans les bazars de Stamboul que dans les rues de Naples. Si les Turcs ne dérobent pas, ils ne se font, en revanche, aucun scrupule, de spéculer sur l’ignorance des étrangers. De concert le plus souvent avec les garçons de place, ils les rançonnent à outrance. Il n’est, m’a-t-on dit, qu’une seule manière de les mettre à la raison. Si un Turc surfait sa marchandise, il suffit de lui dire : Tu ne crains donc pas Dieu ! Aussitôt il change de visage, donne à l’objet marchandé sa véritable valeur, et ce serait alors l’insulter, gravement que de ne le pas croire. A la rapacité ordinaire des marchands du bazar on peut opposer par exception des exemples d’un rare désintéressement. Il arrive quelquefois que de vieux musulmans à barbe blanche, connaissant peu la valeur de tel ou tel objet, laissent à votre bonne foi le soin d’en fixer le prix et vous l’abandonnent sans murmurer. En arrivant aux bazars, je m’adressai d’abord à un riche Persan, dont la boutique était abondamment pourvue de curiosités exotiques de tout genre. Selon l’usage, le marchand nous offrit des pipes, du café, et, avant de parler négoce, nous fit demander des nouvelles de France et d’Algérie. Après ce préambule obligé, je lui montrai, en en demandant le prix, une de ces écritoires finement coloriées que l’on fabrique, si je ne me trompe, du côté de Tiflis. Il en voulait deux cents piastres[5] ; j’en offris cent. Le marchand me répondit tranquillement qu’il ne vendrait pas son écritoire un para de moins, mais que, s’il pouvait m’être agréable, il me le donnerait pour rien avec grand plaisir. On trouve dans les bazars de Constantinople une étonnante variété de marchandises qui tentent souvent par leur bon marché. Les tissus de soie, les robes de chambre, les broderies d’or, les tapis de Perse, s’y vendent à bas prix. Les parfums, les pierreries, les bouts d’ambre, les fourrures, les confitures et bonbons de toute espèce, les pipes de toutes formes, les ouvrages en maroquin, les babouches de velours, des vêtemens tout confectionnés, des écharpes de soie, des châles de Cachemire, couvrent un espace de plusieurs lieues d’étendue dans ses mille détours. Au Besesteïn, grand bâtiment carré séparé des autres bazars, on trouve en quantité ces vieilles armes recherchées des antiquaires, ces carabines ornées de corail, ces riches yatagans que portaient les janissaires et ces fameux sabres de Perse dont la lame seule, nue et sans ornement coûte quelquefois plus de mille écus, et peut, dit-on, maniée par un bras exercé, abattre d’un seul coup la tête d’un buffle. Là encore on rencontre, en cherchant bien, de belles coupes de jade, des porcelaines du Japon et de Saxe, quelquefois même de précieux morceaux de vieux Sèvres, venus on ne sait d’où.

Le mouvement commercial de Constantinople est étroitement lié à celui de Smyrne, et les considérations générales que nous avons eu occasion de développer en parlant du marché de cette dernière place[6] pourraient retrouver ici leur application. Il est même une observation que l’on doit faire, si l’on ne veut concevoir une idée exagérée du commerce de la métropole : c’est que plusieurs branches importantes de négoce, la soie et l’opium, par exemple, devant venir acquitter des droits de douane dans la capitale, beaucoup de négocians ne les achètent à Constantinople que pour les faire passer à Smyrne, où ils trouvent à les débiter plus avantageusement. De la sorte, ces marchandises se trouvent deux fois portées sur les registres, d’ailleurs fort mal tenus, des douanes turques. La laine, que des circonstances locales attirent tout naturellement vers la capitale, forme la branche principale du commerce de Constantinople. Elle est fournie en abondance par les provinces les plus rapprochées, la Romélie, la Thessalie, la Bulgarie, qui, peuplées de cinq millions d’habitans environ, nourrissent près de huit millions de bêtes à laine. Nous ne croyons guère nous tromper en évaluant à 54 millions de francs la valeur de ces troupeaux. Il était impossible que l’importance d’un tel objet ne tentât pas la cupidité d’un gouvernement constitué comme celui de la Turquie. En effet, en 1829, on voulut ériger la laine en monopole. Heureusement, le désespoir des éleveurs et des conseils plus éclairés firent renoncer à cette mesure, qui devait non-seulement détruire le commerce de la laine, mais encore anéantir, selon toute probabilité, la reproduction des moutons en Turquie. Au lieu de s’approprier complètement cette branche de négoce, le gouvernement la greva d’un impôt tellement exorbitant que les provinces, en définitive, ne gagnèrent guère au change. Bientôt le prix de la laine fut plus que quadruplé, et l’on vendait en 1833, 42 francs le quintal, qui coûtait 10 francs en 1816. L’abolition des monopoles et la modification des droits ont rendu depuis cinq ans quelques facilités à ce commerce, sans toutefois le relever. Détruit en partie par le coup qui l’avait frappé, entravé quelquefois encore par l’avarice des pachas, il languit comme toutes les autres industries dans l’empire. De la Turquie, que les hommes ont rendue le pays de la misère et de la faim, le ciel semblait avoir voulu faire une terre promise. A l’agriculture, il avait départi des plaines immenses, d’une fertilité sans égale sur le globe, et dans les montagnes, en apparence arides, il avait caché d’incalculables trésors. Les habitans ont laissé les terres incultes et n’ont pas fouillé les montagnes. Des mines de toute sorte abondent dans l’empire ; le cuivre seul, qui ne se vend qu’en contrebande, le cuivre, s’il était exploité en grand, fournirait au commerce de Constantinople un élément nouveau, qui pourrait le tirer de sa torpeur. Y songera-t-on jamais ? il ne faut pas l’espérer. Pareils au chien de la fable. les Turcs ne veulent ni profiter de ce qu’ils ont ni que les autres en profitent. Trop indolens pour exploiter eux-mêmes les richesses de leur sol, ils sont trop jaloux pour permettre à d’autres de le faire. Les Européens d’ailleurs, d’après une ancienne loi dont nous avons vu récemment la confirmation, n’ayant pas le droit de posséder en Turquie, ne peuvent entreprendre dans l’empire aucune spéculation agricole ou industrielle de quelque importance. Il y a plus, l’administration turque elle-même ne sait pas toutes les richesses que renferme le territoire ; connaissant bien les hommes qui les gouvernent, les populations envieuses ont soin de cacher l’existence des mines, de peur qu’on ne les condamne un jour, pour les exploiter, à un travail pénible et non rétribué.

Les provinces du Danube ont maintenant cédé à la Thrace et à la Macédoine l’approvisionnement de blé de la capitale. Cet important commerce a été ruiné, ainsi que tous les autres, par les mesures barbares d’une administration stupide. En se réservant la fourniture de la capitale, le gouvernement ne permit l’exportation des grains que moyennant des autorisations spéciales. Sans doute la liberté de ce commerce aurait donné une nouvelle vie à l’agriculture, sans doute elle aurait fait renaître la prospérité dans plusieurs provinces ; mais ce n’était pas le compte des grands personnages qui délivraient les autorisations et faisaient le trafic des firmans. En 1828 se présenta une circonstance qui aurait pu éclairer le gouvernement sur ce point : les Russes avaient interrompu les communications, et la disette commençait à se faire sentir à Constantinople ; les magasins mal approvisionnés de l’administration ne pouvaient fournir que du blé tellement avarié, que l’on avait grand’ peine à en confectionner un pain détestable et malsain. Pour remédier au mal, un employé proposa de permettre à quiconque pourrait se procurer du blé d’en fournir. La situation était critique, le peuple murmurait hautement ; on le permit. Aussitôt les agriculteurs, les commerçans, s’empressèrent, et l’abondance reparut. Veut-on savoir comment le gouvernement profita de cette leçon ? D’abord il reprit le monopole ; puis, quatre ans plus tard, en 1832, ayant besoin pour ses magasins d’un million de mesures de blé, il défendit, pour être plus sûr de se les procurer, l’exportation des grains dans tout l’empire. De la sorte, pour rassembler plus vite 1 million de mesures de blé, il en détruisit 100 millions peut-être et ruina dix mille agriculteurs. En 1838 seulement a cessé en partie ce système barbare, et l’on pense bien que six années ne suffisent pas, surtout dans un pays comme la Turquie, pour effacer les traces d’un pareil épuisement. Quel est, depuis 1838, le chiffre de cette régénération du commerce dont on a tant parlé ? Cela est difficile à dire, et les registres incomplets de l’administration turque auraient grand’ peine sans doute à le bien établir. Si l’on se rappelle qu’à Smyrne, l’abolition des monopoles a ajouté en une année 1 million à peine à un mouvement commercial de 42 millions, qui a subi depuis 1816 une déchéance de 30 millions, on peut par analogie, se faire une idée approximative de la prétendue régénération du commerce de la capitale, et, se trompait-on de quelques centaines de mille francs, qu’importe après une pareille décadence ?

Bien plus que le commerce, le mouvement du port de Constantinople classe cette ville parmi les plus considérables de l’Europe. J’ai déjà dit combien était imposant l’aspect de cette file de navires qui, sur trois rangs de profondeur, couvrent, dans la Corne d’Or, un espace long de près d’une lieue. Le nombre de ces bâtimens est immense en effet ; il a été en 1843 de 5,986, si l’on compte à la fois les navires chargés pour Constantinople et ceux qui font seulement escale dan ce port en se rendant dans la mer Noire. Aucun port d’Europe n’est le théâtre d’une aussi active navigation, pas même celui de Londres, qui ne reçoit annuellement, si nous sommes bien renseigné, qu’environ 4,140 navires, portant 780,000 tonneaux. Le mouvement des vingt-neuf ports de la Russie réunis n’égale pas celui de la Corne d’Or. — Ici se présente un de ces faits qu’il est pénible de constater quand on aime son pays. En appréciant, à propos de Smyrne, la décadence déplorable du commerce français dans le Levant, nous avons dit que la France, qui, en 1816, faisait encore exactement la moitié des affaires en Turquie, n’entrait plus, en 1842, que pour moins d’un sixième dans le mouvement général. Ici la proportion est plus triste encore. Voici comment il faut répartir entre les diverses nations européennes les 5,986 navires qui mouillent chaque année à Constantinople :

Grecs........ 2,478
Russes ....... 963
Anglais ....... 828
Sardes ....... 628
Siciliens....... 69
Suédois....... 17
Français....... 16
Toscans....... 15
Belges ....... 9
Américains ..... 3

Ce tableau officiel a été dressé pour l’année 1843. On le voit, la Sardaigne, au temps où nous sommes, fait avec Constantinople 97 p. 100 de plus d’affaires que nous ; les Suédois eux-mêmes nous surpassent déjà, et enfin 16 navires français seulement mouillent chaque année à Constantinople ! Ce chiffre, dans un pays où le commerce est étroitement lié à la politique, en dit plus que tous les commentaires.

C’est dans les longs corridors des bazars que se traitent les affaires commerciales. Une multitude immense, et bien autrement curieuse à observer que les marchandises étalées, s’y presse à toute heure du jour. Constantinople, malgré sa décadence, est toujours le point d’intersection des deux mondes, le centre obligé vers lequel convergent de part et d’autre les relations qui unissent les pays d’Occident aux contrées orientales. À ce rendez-vous général où l’Europe et l’Asie se rapprochent sans se confondre, on peut étudier l’espèce humaine entière dans toute la variété de ses types. Russes, Anglais, Américains, Français, Grecs, Arabes, Persans, se pressent et s’agitent autour du Turc qui fume et qui rêve, immobile au milieu de l’activité générale. C’est une inconcevable mêlée de pelisses de soie et d’uniformes, de burnous blancs et d’habits noirs, et comme une rivière toujours mouvante de turbans verts, de fez rouges et de chapeaux de castor. Des troupes de femmes avec leurs dominos blancs s’avancent lentement au milieu de cette multitude que fait souvent entrouvrir devant lui un pacha à cheval, suivi de ses domestiques trottant à pied derrière lui. Des ânes chargés de ballots sont arrêtés çà et là ; au bout des galeries défilent quelquefois des caravanes de chameaux. On entend les cris perçans des marchands de sorbets, les hurlemens des chiens, et des pigeons roucoulent au-dessus de cette foule bigarrée dont les mille voix se confondent en un long et continu bourdonnement. Considéré dans son ensemble, ce spectacle provoque l’étonnement plutôt que l’admiration ; examiné dans ses détails, il présente une infinité de scènes originales et de tableaux pleins de caractère. Ici, c’est un musicien ambulant qui chante à son auditoire accroupi une de ces ballades sans fin dont les Turcs ne se lassent jamais ; là une société d’amis dîne en public et se régale d’une corbeille de concombres verts[7]. Dans ce harem qui passe, ne trouvez-vous pas matière à rêver tout un jour ? Un de ces fantômes blancs n’a-t-il pas fixé sur vous un de ces rapides regards qui font tressaillir ? Il est fort rare, à vrai dire, que de pareils coups d’œil réveillent dans l’imagination du voyageur des projets aventureux. Les femmes turques marchent d’ordinaire les yeux baissés et subissent en apparence, avec beaucoup de résignation, leur sort, qui du reste est moins triste qu’on ne pense. Sans doute elles occupent dans la société un rang secondaire, mais, élevées dans l’ignorance la plus complète, elles n’ont aucunement conscience de leur dégradation et supportent d’autant plus facilement leur existence, que, n’ayant point de terme de comparaison, elles n’en conçoivent pas une plus heureuse. Elles sont traitées par leurs maîtres avec la plus grande douceur, et n’ont pas à souffrir, comme on le croit, de leurs caprices et de leur brutalité. Quoi qu’on ait dit dans ces derniers temps, on persiste en Europe à se représenter le Turc comme un heureux mortel entouré sans cesse d’un essaim de volupté odalisques auxquelles il jette à son gré le mouchoir. C’est une singulière erreur que de prendre pour des sultans tous les sujets de l’empire. Il y a à Constantinople à peine quelques Turcs qui s’autorisent de la loi pour avoir deux ou trois femmes ; encore les logent-ils dans des maisons séparées et ordinairement fort distantes les unes des autres. Sans aller en Turquie, on trouverait peut-être en Europe de semblables ménages. Les autres Turcs, il faudra le répéter souvent pour qu’on l’entende, les autres Turcs ont une seule femme à laquelle ils sont d’ordinaire fidèles. À la vérité chaque mari donne à sa femme une suite d’esclaves aussi nombreuse que le permet sa fortune, c’est le luxe de l’Orient ; ces jeunes filles sont quelquefois très belles, et le musulman est maître absolu dans son intérieur. Toutefois, s’il use en secret de son autorité, il commet une action dont il rougit lui-même, et si, bravant la jalousie de sa femme, il est ostensiblement infidèle, il encourt le blâme général. Que l’on songe à ce qui se passe dans les pays civilisés, et que l’on se représente le musulman, oisif dans son tiède climat, pouvant donner la loi pour excuse de ses plaisirs, vivant au milieu de belles jeunes filles aux longs yeux qui ne connaissent que lui, qui l’aiment sans doute, et peut-être concevra-t-on les fautes de quelques-uns d’entre eux. Quant à ceux qui résistent à toutes ces tentations, et c’est, comme je l’ai dit, le plus grand nombre, on conviendra que leur fidélité est méritoire, et qu’en général on ne tient pas assez compte aux Turcs de leur vertu. Le padicha seul est sultan dans toute la voluptueuse acception du mot. Un magnifique palais où n’arrivent jamais les bruits du dehors, où un trésor inépuisable a rassemblé toutes les merveilles du luxe, des bains de marbre, des jardins enchantés qui ont pour clôture une mer étincelante, pour dôme le plus doux ciel de la terre, des légions d’esclaves n’ayant d’autre volonté que la sienne, d’autres lois que ses caprices, prêts à payer de leur tête son moindre déplaisir, et dans cet éden trois ou quatre cents femmes choisies parmi les plus belles de l’univers, ne respirant que pour lui, ne souriant que pour lui plaire, voilà le monde, voilà la vie de cet homme, et le sultan actuel a vingt-deux ans ! Au dire de tous ceux qui l’approchent, ce jeune homme est morose, triste et ennuyé.

Le harem du grand-seigneur est le lieu le plus mystérieux de la terre, et l’on ne sait guère ce qui s’y passe ; on croit cependant que les femmes y sont au nombre de cinq à six cents. Elles se divisent en plusieurs classes. Sous le nom de kadines, on comprend celles qui, ayant eu le bonheur de plaire à sa hautesse, sont devenues ses favorites ; elles habitent chacune des appartemens séparés, et ont à leur service plusieurs jeunes esclaves nommées ustas. Il y a ordinairement quatre kadines ; toutefois il est loisible au sultan d’en augmenter le nombre ; Amurat III, par exemple, trouvait bon de le décupler ; il avait à la fois quarante favorites, et il eut plus de trois cents enfans. Les kadines sont les femmes du grand-seigneur, les odalisques ou kedeklis sont ses maîtresses. Choisies parmi les plus belles filles de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe orientale, les odalisques composent pour sa hautesse un charmant bataillon de pages. Douze des plus parfaites sont affectées au service du bain ; c’est parmi elles que le sultan recrute de nouvelles kadines, lorsqu’il lui plaît de réformer les anciennes et de les reléguer au vieux sérail. Si elles donnent le jour à un garçon, elles passent au rang d’hasseki. Leur position change alors complètement ; d’esclaves elles deviennent sultanes, et leur influence est quelquefois très grande. Outre les odalisques, un grand nombre de jeunes filles entrées à l’âge de dix ans au harem, et portant le nom de shagirdennes, sont élevées dans les murs du sérail ; elles grandissent pour l’avenir, et prennent rang plus tard, suivant leur beauté, parmi les kedeklis ou les djargé, qui sont de simples femmes de chambre. Il va sans dire que les fantaisies du padicha accroissent chaque jour le nombre des belles captives du harem, et de plus, chaque année, le dernier jour du ramazan, la nation offre en cadeau à sa hautesse la plus belle esclave qui se puisse trouver en Géorgie. Celle qui fut donnée il y a deux ans à Abdul-Medjid n’avait pas coûté moins d’un million deux cent mille piastres. Toutes les femmes du harem obéissent à une odalisque hors d’âge qui porte le titre de kehaga-kadine, et dont les fonctions sont de faire connaître aux esclaves le bon plaisir du grand-seigneur. Nées sous un ciel brillant, ayant pour toute religion l’amour, et l’amour pour unique pensée, ces belles jeunes femmes oisives passent ensemble toute leur vie. Beaucoup d’entre elles sont à peine connues du sultan ; elles ne voient que leurs gardiens hideux, et l’on comprend que de cette réclusion barbare résulte une effrayante démoralisation.

Il est difficile de croire qu’un homme, au risque d’une mort affreuse, et avec bien peu de chances de réussite, ait osé franchir le seuil impénétrable de ce mystérieux palais. On raconte pourtant qu’un jeune diplomate russe, ayant séduit à prix d’or une Juive qui vendait des parfums aux captives du harem, parvint, il y a quelques années, à s’introduire avec elle sous des habits de femme dans le quartier habité par les odalisques. Il y régna en sultan, dit-on, pendant deux jours entiers. Au bout de ce temps, découvert par un eunuque et ne voyant aucune autre voie de salut, il brisa, dans un effort désespéré, le treillis d’une croisée, et se jeta à corps perdu dans le Bosphore. Le soir même il s’embarqua, et partit pour Odessa. Que faut-il penser de cette anecdote ? Elle est populaire à Constantinople. Forcer le harem du plus pauvre musulman serait une entreprise peut-être plus périlleuse encore, en ce que l’audacieux coureur d’aventures ne pourrait rester une heure caché dans la petite maison d’un particulier, tandis que les mille détours du sérail et le nombre infini de ses habitans peuvent lui laisser un fol espoir d’évasion. Le chrétien surpris avec une musulmane, fût-elle la dernière des femmes, serait impitoyablement massacré, et son ambassadeur n’oserait pas même réclamer son cadavre. À Constantinople, plus d’un exemple de ces terribles vengeances donne aux amoureux matière à réflexion, et pourtant la crainte de la mort ne peut pas toujours lutter avec l’insouciance de l’amour, ou même avec l’attrait du péril. De temps à autre, quelques aventures galantes, au dénouement tragique, viennent défrayer les conversations des Pérotes. Peu de jours avant mon arrivée à Constantinople, un jeune Arménien d’une admirable beauté avait été remarqué au bazar par une jeune femme turque. Voulant mettre à profit l’absence de son mari, l’infidèle musulmane, sans plus de préliminaires, murmura à l’oreille du jeune homme un mot si séduisant, que celui-ci la suivit. Il avait passé la journée avec elle, et attendait pour fuir l’ombre protectrice de la nuit, lorsque le marteau de la porte retentit violemment. C’était le mari. La maison n’était pas voisine de la mer ; on ne pouvait sauter par les fenêtres ; elle était petite, impossible de s’y cacher ; enfin elle n’avait qu’une seule issue. Comprenant qu’il ne pouvait s’échapper qu’en payant d’audace, le jeune Arménien s’approcha de la porte d’entrée, l’ouvrit brusquement lui-même, renversa d’un coup violent l’époux malencontreux, et, se sauvant à toutes jambes, alla se réfugier à Péra, dans la maison inviolable d’un drogman de l’ambassade de France. Par malheur, le musulman offensé s’était assez tôt relevé pour suivre de loin le séducteur. Ses cris rassemblèrent bientôt autour de lui une foule nombreuse de Turcs furieux. Ces hommes firent entendre des menaces de mort, d’incendie, et réclamèrent hautement le coupable. Le tumulte croissait d’heure en heure, la maison protectrice était cernée, et le drogman ne savait quel parti prendre, quand, le soir, un officier de marine, escorté de deux matelots portant devant lui des lanternes, étant venu le voir, on imagina un moyen d’évasion. Une heure plus tard, l’Arménien, convenablement rasé, vêtu de la vareuse d’un des marins, coiffé de son petit chapeau ciré et tenant en main sa lanterne, sortit de la maison éclairant le lieutenant de vaisseau. Le lendemain, on le fit passer sur un paquebot en partance, et il quitta Constantinople. Quant à la femme infidèle, elle disparut, et j’ai toujours pensé que le sac de cuir que nous avions vu flotter sur la mer de Marmara, peu de jours après cette aventure, en était le triste dénouement. On peut donc dire que les femmes turques sont inabordables, et les anecdotes que l’on raconte tout bas confirment cette assertion au lieu de l’affaiblir. Les Grecques de Constantinople vivent retirées comme celles de Smyrne, et il est aussi difficile de se glisser dans l’intimité des belles Fanariotes que de conquérir les bonnes graces des jolies habitantes de la rue des Roses. De tout cela, il faut conclure que les bonnes fortunes orientales n’existent que dans les romans, et qu’en Turquie les plus simples aventures galantes sont d’une rareté phénoménale.

A l’exception de quelques Circassiennes d’un grand prix, qui se vendent de gré à gré entre particuliers, les esclaves proviennent en général du bazar, où se fait tous les jours encore ce déplorable trafic. Dans mes excursions, je n’eus garde d’oublier le marché aux esclaves de Constantinople, qui est bien autrement considérable que celui de Srmyrne. Ce marché, dont l’entrée est depuis quelques années seulement permise aux Européens, fait suite aux autres bazars de Stamboul. C’est une cour carrée, spacieuse, plantée de quelques arbustes et entourée d’une galerie de bois, où l’on circule à l’ombre devant une rangée de cases fermées par un treillage du côté du spectateur. De grandes pièces de toile tendues çà et là d’un arbre à l’autre projettent des carrés d’ombre dans cette cour brûlante. Sous ces sortes de tentes sont accroupies par groupes sur des nattes une quantité de négresses. Ces jeunes filles de dix à douze ans ont les jambes et les épaules nues ; elles portent pour tout costume un pagne bleu serré autour des reins, et une chemise de toile grossière ouverte sur la poitrine. Leur visage est généralement fort laid, et leur buste admirable. De graves Turcs et des femmes voilées, circulent autour d’elles, les examinant tour à tour, et parfois leur distribuent, à leur grande joie, des bonbons achetés à la boutique voisine. D’autres curieux sont assis sur des estrades où fument paisiblement dans un grand kiosque converti en café. Les marchés se font très rapidement. Lorsque la figure d’une esclave et son prix, demandé tout bas au marchand, conviennent à un acheteur, la petite négresse se lève sur un signe de son maître ; le chaland s’approche d’elle lui parle avec la plus grande douceur, s’assure, en admirant ses gencives, qu’elle n’est pas atteinte du scorbut, puis il passe la main sur sa poitrine pour juger de sa consistance. La petite fille ne paraît en aucune façon alarmée de cet examen, qui s’accomplit avec la plus grande décence. Selon le résultat de la négociation avec le marchand, l’esclave se rasseoit de nouveau sur la natte en attendant un nouvel enchérisseur, ou bien, nouant par les quatre coins un pagne qui renferme toute sa fortune, c’est-à-dire une chemise et deux bracelets de cuivre, elle suit son nouveau maître avec une évidente satisfaction, et s’en va sans dire adieu à ses compagnes. Outre ces jeunes filles, dont le prix varie de deux à cinq cents francs, on voit çà et là quelques vieilles négresses décrépites et hideuses que de pieux musulmans achètent à très bon compte. Si on leur demande pourquoi ils font une pareille emplette, ils répondent que Mahomet ordonne de donner du pain à ceux qui n’ont pas la force d’en gagner.

Les esclaves blanches ont une valeur beaucoup plus grande, et ne sont pas, comme les négresses, exposées dans la cour à l’ardeur du soleil ; elles restent dans les cases pratiquées sous la galerie qui entoure le bazar. L’entrée de ces loges grillées est interdite aux chrétiens, et le marchand suit d’un œil inquiet, ou même arrête par un geste menaçant le promeneur trop curieux. Avec un peu d’adresse et beaucoup de patience, je parvins cependant à m’approcher de plusieurs de ces cases. Cachées comme les femmes turques sous les plis d’un ample Jeredjé, les esclaves blanches que j’aperçus me parurent jeunes et belles, quoique à l’aide du fard elles se fussent composé un teint tout-à-fait théâtral. En se voyant l’objet de mon attention, quelques-unes d’entre elles se voilaient pudiquement le visage, d’autres, en plus grand nombre, me lançaient des regards hardis, ou, montrant au doigt mon habit d’Européen, s’en moquaient d’une façon tout-à-fait pénible pour mon amour-propre. Les hommes esclaves étaient rares au bazar ; je vis seulement une vingtaine de négrillons qui jouaient aux osselets en poussant des cris aigus. Deux d’entre eux portaient au pied un anneau de fer ; j’appris que ces enfans avaient tenté de fuir, et que le but de ces entraves était de prévenir de nouveaux projets d’évasion. Pendant mon séjour à Constantinople, j’ai visité souvent le marché aux esclaves, et ces anneaux de fer attachés aux jambes de deux ou trois petits nègres, dont ils n’empêchaient nullement les ébats, sont les seuls châtimens que j’aie vu infliger. Il m’a toujours paru que les marchands traitaient avec une douceur presque paternelle les malheureux enfans dont ils faisaient trafic, et je ne puis croire aux mauvais traitemens qu’ils subissent journellement, au dire de certains économistes. Un marché d’hommes est chose assez humiliante en soi, pour qu’une philanthropie exagérée n’ajoute pas à un si triste tableau des détails pénible et de pure invention. Se tromperait étrangement qui comparerait la condition d’esclaves en Turquie au sort des nègres dans le Nouveau-Monde. Ils vivent, dans les maisons turques, comme vivaient les familiers dans les maisons romaines. Les femmes s’associent à l’existence de leur maîtresse, existence monotone, sans grandes joies comme sans grandes peines, où tout est prévu à l’avance, et que la réclusion met presque complètement à l’abri de ces incidens inattendus dont se compose la trame de notre vie. Le sort a cependant réservé de singulières vicissitudes à quelques-unes de ces filles de l’Asie. Si nous ne craignions d’être indiscret, nous pourrions raconter ici l’histoire, encore récente et bien connue dans le nord de l’Europe, d’une belle Grecque qui, vendue au bazar de Constantinople, porta plus tard un nom illustre, devint la femme d’un général célèbre et la première dame d’honneur d’une grande impératrice. Peut-être même, sans aller si loin, trouverions-nous dans la société parisienne actuelle plusieurs exemples de ces jeux du hasard.

Entre le marché aux esclaves et les temples de la religion, la pensée met une grande distance ; mais, comme en réalité à Constantinople les principales mosquées sont rapprochées des bazars, je profiterai du voisinage, et passerai, sans autre transition, à Sainte-Sophie. Les portes des mosquées et du vieux sérail ne sont plus fermées aux infidèles. En Turquie, la cupidité a vaincu l’intolérance religieuse. Il suffit maintenant d’acheter un firman, de donner aux officiers des pour-boire, en un mot, de dépenser cent écus environ pour visiter les temples de l’islam et l’ancienne résidence des sultans. Il me semble tout-à-fait inutile de parler de l’intérieur peu remarquable du vieux sérail, de ses salons ornés de dorures du temps de Louis XV, de trumeaux, de mauvaises fresques, meublés de fauteuils d’acajou et de pendules dans le goût de l’empire. Cela ressemble à tous les châteaux royaux du monde, et les jardinets qui précèdent les établissemens de bains à Paris peuvent donner une idée des jardins trop fameux du sérail. Ce sont des parterres très corrects où les bordures de buis classiques dessinent agréablement des losanges, des triangles et des cœurs enflammés. Dans le temps où l’on ne pénétrait dans les mosquées qu’au risque de sa vie, ou en vertu de rares privilèges, on a fait aussi de fort belles descriptions de Sainte-Sophie. Maintenant que tout voyageur peut visiter pour son argent les temples musulmans, il faut bien dire la vérité, et je dois avouer qu’en visitant la basilique de Constantin, je n’ai pas ressenti l’admiration à laquelle m’avaient préparé de pompeux récits. Sainte-Sophie, construite par Constantin, réparée par Justinien, mutilée par l’islamisme, offre à l’extérieur une agglomération confuse de bâtimens informes, d’une architecture lourde, écrasée, à laquelle tant de modifications successives ont, à mon sens, enlevé tout caractère. A l’intérieur, la basilique est sans majesté ; elle paraît petite, malgré ses colossales dimensions. La galerie supérieure est portée par des colonnes de porphyre d’ordres différens, enlevées la plupart aux temples d’Éphèse, et surmontées de chapiteaux mal assortis. Sous le badigeon sale et dégradé des murs apparaissent çà et là comme des taches les anciennes mosaïques d’or. Une particularité de l’arrangement intérieur frappe désagréablement le regard. La nef s’étend à peu près du nord au sud, et les musulmans, obligés de se tourner vers le Levant pendant leurs prières, ont disposé selon leur convenance, et sans s’inquiéter des lois architecturales, les nattes de paille qui couvrent le pavé de marbre. Ces nattes, divisées par bandes, sont étendues obliquement dans toute la largeur de la nef. Les raies noires qui les séparent étonnent l’œil, et donnent à l’édifice un aspect contourné et irrégulier. La plupart des colonnes ont perdu leur aplomb, les unes penchent à gauche, les autres à droite, et leur inclinaison suffit pour détruire toute symétrie, sans être assez considérable pour donner à la mosquée le caractère imposant d’une ruine. A quelques pieds au-dessus des têtes sont suspendus, à des fils de fer, des milliers de verres pleins d’huile, au fond de la nef se dressent deux cierges d’un énorme diamètre et d’un poids de deux mille cents livres : tels sont, avec quelques fontaines, les seuls ornemens de Sainte-Sophie. Le plus grand silence règne d’ordinaire dans la mosquée ; de loin en loin, quelques pieux musulmans sont agenouillés, d’autres font paisiblement leur sieste, étendus sur les nattes ; quelquefois, au pied d’une colonne, un vieillard assis sur ses talons, au milieu d’un cercle d’enfans accroupis, psalmodie d’une voix nasillarde, en se balançant, des versets du livre de Mahomet. Les temples de la religion, en Turquie, servent à la fois d’école et d’asile pour les pauvres. Dans les dépendances des mosquées sont établies des cuisines que la charité publique approvisionne pour les indigens. Les Turcs qui partent pour un long voyage déposent souvent leur trésor dans les églises. Dans la Suleimanhé (mosquée de Soliman], on voit une quantité de coffres de cuir empilés contre un mur. Ces malles renferment la fortune d’un grand nombre d’orphelins. A la mort de leurs parens, ces coffres ont été portés à la mosquée pour y rester sous la garde de la religion. Jamais vol n’a été commis dans les lieux saints au préjudice de ces enfans sans protecteurs, qui, à leur majorité, retrouvent intacte la fortune de leurs pères, et les Turcs ne songent pas que l’inertie de ce capital, pendant de longues années, constitue pour eux une perte réelle.

Après avoir visité les principales mosquées, nous nous rendîmes à la petite chapelle octogone dont on a fait le tombeau de Mahmoud. Son cercueil, entouré de châles magnifiques et surmonté du fez à aigrette de diamans que portait habituellement le sultan, repose sur des tréteaux de bois. De son vivant, nul souverain peut-être n’a été jugé plus diversement que Mahmoud. Porté aux nues par les uns, trop abaissé par les autres, il est mort avant que l’Europe fût bien éclairée à son égard. Maintenant que son œuvre a subi l’épreuve terrible du temps, qui met à jour la vérité et contredit si souvent les jugemens des hommes, on peut l’apprécier à sa juste valeur. Dans les leçons de son malheureux compagnon de captivité, Mahmoud avait puisé des projets de réforme qui, restés à l’état de germe dans l’esprit faible de Sélim, devaient se développer dans son ame ardente et fortement trempée. Arrivé au trône dans un temps de désordre et de crise, ayant à la fois à repousser l’envahissement des Russes et à réprimer la rébellion des pachas, qui s’érigeaient en souverains et démembraient l’empire, il fit preuve, pendant quelques années, d’une force de volonté inconcevable chez un homme énervé dès l’enfance dans les plaisirs du harem. Par malheur, son intelligence n’était pas à la hauteur de son opiniâtreté : chaque abus qu’il frappait suscitait autour de lui des abus nouveaux, qu’il n’avait pas su prévoir et qu’il ne pouvait détruire. L’ordre établi qu’il combattait était une hydre véritable qui pour une tête coupée, tournait contre son agresseur vingt têtes menaçantes. Loin d’augmenter sa puissance, ses plus grandes entreprises contribuèrent à l’affaiblir. La répression du fameux pacha de Janina coûta à Mahmoud le royaume de Grèce, et, sans l’intervention des puissances, la guerre contre Méhémet-Ali lui coûtait sa couronne. La destruction des janissaires elle-même, qui fut pour le sultan l’occasion d’un si beau triomphe, fut-elle un bien pour l’empire ? Il est permis d’en douter. Cette milice puissante, répandue dans le royaume, était, en quelque sorte, le foyer de cet esprit de fatalisme qui avait été jusqu’alors le plus fort soutien de l’œuvre imparfaite de Mahomet. L’éteindre, c’était frapper au cœur cette société essentiellement conquérante et qui ne peut vivre que par la guerre. En renversant un obstacle qui paralysait son pouvoir, Mahmoud a creusé un abîme où l’empire doit tomber, car il n’a remplacé par aucun autre mobile le mobile de l’enthousiasme religieux qu’il a détruit. Ce fut toujours son tort d’abattre partout sans semer nulle part. Ne comprenant pas toute la portée de ses actes, il jeta brusquement hors de sa voie, sans la pousser dans une voie meilleure, une nation engourdie qui ne pouvait se transformer qu’à la longue. Avant tout, il obéissait à son indomptable orgueil, et semblait moins rechercher l’intérêt de son empire que la satisfaction de son amour-propre personnel. Il se hâtait de changer l’aspect, la superficie des choses, pour se faire illusion à lui-même et se donner le spectacle d’un empire asiatique métamorphosé par lui en état européen. Entraîné par le désir des innovations et retenu par une religion qui résistait au progrès, comprenant l’incompatibilité du Coran avec la civilisation européenne, ayant en main deux forces qui se neutralisaient, Mahmoud s’agita toute sa vie dans un cercle fatal, et, victime lui-même de la réforme[8], il mourut d’un mal ignoble, laissant son empire ébranlé.

En montant, à seize ans, sur le trône, Abdul-Medjid annonça l’intention de ne rien changer à ce qu’avait établi son père, et se déclara partisan de la réforme. Malgré les sectateurs nombreux de la tradition, il renonça au turban, et se fit sacrer avec le fez. Loin d’imiter Mahomet III, qui, le jour de son avènement, fit étrangler ses neuf frères, il a laissé au mépris des usages du sérail, toute liberté à son frère Abdul-Haziz, jeune homme à l’œil énergique, aux instincts violens. La hatti-chériff de Gulhané, publié le 19 novembre 1839, qui a été jugé si diversement, a du moins prouvé les bonnes intentions de ce souverain, appelé avant l’âge à supporter un fardeau sous lequel plieraient peut-être les plus fortes têtes de l’Europe. L’action du jeune padicha se fait déjà souvent sentir dans les affaires, et des faits qui, en Europe, peuvent paraître insignifians, mais qui, en Turquie, ne sont pas sans importance, ont révélé ses sentimens personnels[9] et ses désirs de progrès. A diverses reprises, il a manifesté l’intention de s’instruire, et a pris, dit-on, des leçons de géographie et de langue italienne. Récemment enfin, il a voyagé dans une partie de son empire. Sans doute ce ne sont pas là de grands actes politiques, mais ce sont des marques de bon vouloir, et c’est déjà quelque chose qu’il reste une ombre de volonté et une seule idée à un prince qui, à l’âge de dix ans, recevait de sa mère, en manière d’étrennes, deux superbes Circassiennes.

Il est d’usage à Constantinople que chaque semaine, le vendredi (qui est le dimanche turc), le sultan aille faire la prière dans une des mosquées. Il la désigne le matin et s’y rend, selon le quartier, à cheval ou en caïque. Cette cérémonie hebdomadaire est la seule occasion dont les étrangers puissent profiter pour voir le sultan. Je n’eus garde de l’oublier, et je me plaçai un jour sur son passage, dans une petite rue dont une haie de soldats interceptait la circulation. Les fantassins turcs, qu’on a essayé de déguiser en Européens, sont de véritables caricatures. Coiffés d’un énorme bonnet rouge, ils sont vêtus d’une veste ronde de drap bleu, mal coupée, mal portée, d’un pantalon de toile grossière, étroit par devant, faisant des plis par derrière, et qui laisse à moitié nu le bas de leurs jambes et leurs longs pieds chaussés de savates éculées. Les instructeurs français et prussiens n’ont pas encore réussi a bien apprendre à ces conscrits ridicules l’exercice à l’européenne, et ces soldats transformés, qui manient maladroitement notre mousquet, ne savent plus brandir comme leurs pères le cimeterre si long-temps redouté, des Osmanlis. Derrière la haie de soldats, une foule assez nombreuse attendait, dans un profond silence, l’arrivée, de sa hautesse. Bientôt retentirent bruyamment les accords d’une musique guerrière, dirigée par le frère du maestro Donizetti. Au bruit éclatant des instrumens de cuivre, nous vîmes défiler devant nous le cortége du grand-seigneur. En tête marchaient quelques officiers à cheval. Derrière eux paradaient, conduits en main, quatre étalons magnifiques, couverts d’un riche harnais de velours brodé d’or et étincelant de pierreries. Quelques hauts personnages de l’état, hommes pour la plupart d’un embonpoint excessif, et qui paraissaient étouffer dans leurs redingotes taillées à l’européenne, suivaient d’un pas plus paisible. Enfin, à quelque distance en arrière, un jeune homme svelte, à la physionomie grave, à l’air éminemment distingué, caracolait avec grace sur un superbe cheval gris, au poitrail duquel brillait un énorme diamant. Ce jeune homme, coiffé d’un fez rouge orné d’une aigrette de pierreries et couvert d’un long manteau noir d’une coupe sévère, que retenait au cou une agrafe de brillans, était le sultan Abdul-Medjid. Une foule d’officiers et d’eunuques à cheval le suivaient à une distance respectueuse, et toutes les têtes s’inclinaient profondément sur son passage. Abdul-Medjid, le vingt-unième enfant de Mahmoud, est né à Constantinople, le 19 avril 1823. Sa barbe noire et épaisse le fait paraître plus vieux que son âge. Sa taille est élancée, il a l’œil brillant, les traits réguliers, la physionomie un peu triste. Son visage est légèrement marqué de petite vérole, mais ce défaut est d’autant moins visible que le jeune sultan, selon la mode du harem, prend soin de se composer, pour les jours de cérémonie, un teint artificiel. D’une complexion délicate, les excès ont de bonne heure affaibli sa poitrine. Ses indispositions continuelles, sa pâleur excessive, ses dents déjà mauvaises annoncent qu’à vingt-deux ans il expie ses plaisirs de sultan par une décrépitude prématurée. Abdul-Medjid a déjà plusieurs enfans ; ils sont débiles comme leur père, et leur santé inspire les plus vives inquiétudes.

Au sortir de la mosquée, le sultan va d’ordinaire faire une visite à la sultane validé (la sultane-mère). Désirant voir défiler encore une fois le cortége, j’entrai dans un café voisin pour attendre la fin de la prière. L’intérieur de ce café rempli de monde formait avec le spectacle brillant auquel je venais d’assister le plus singulier contraste. Rien n’est moins élégant : qu’un café turc, et la plus pauvre taverne de la Cité est de beaucoup plus comfortable. Qu’on se figure une chambre sale et basse, où les fourneaux de pipes entretiennent sans cesse une épaisse fumée. Autour des murs, sur des planches de bois, sont rangés des verres, des tasses et des narghilés. Un grand réchaud fume au milieu de la salle. A travers l’atmosphère odorante et vaporeuse, on voit une ligne de vieux Turcs accroupis comme des singes le long des murs. Le maître de l’établissement cumule ordinairement les fonctions de cafetier et de barbier. Il rase en même temps ses pratiques et leur sert de La limonade. Au moment où j’entrai, le padrone, assis sur sa natte, maintenait délicatement par le nez, sur ses genoux, la tête demi pelée d’un vieil Arménien couché tout de son long devant lui. Après lui avoir barbouillé cette tête de savon, il la rasait depuis la nuque jusqu’au menton, interrompant à chaque instant sa besogne tantôt pour passer son rasoir sur une grande lanière de cuir, pour servir un consommateur nouvellement arrivé. Pendant ces entr’actes, l’Arménien, un œil fermé, le cou nu, la bouche béante, tournait vers les spectateurs une face blanche comme celle de Debureau, et je me tenais les côtes de rire à la vue de ce crâne complètement rasé dans son pourtour, et conservant seulement à l’occiput une mèche de cheveux pareille à la queue d’un potiron.

En même temps qu’il est consacré à la prière, le vendredi, en Turquie, est encore, comme le dimanche en Europe, le jour du repos et du plaisir. Dans l’après-midi, la plupart des habitans de Constantinople quittent la ville pour aller respirer un air plus pur dans les campagnes environnantes. Les familles pauvres, qui n’ont à leur disposition aucun moyen de transport, bornent leur promenade aux abords de la ville ; elles s’arrêtent ordinairement dans un de ces cimetières couverts de forêts de lugubres cyprès qui enserrent les murs encore si imposans de l’ancienne Byzance. À l’ombre de ces bois sacrés, au milieu de ces champs des morts hérissés à perte de vue de pierres tumulaires, les Turcs, assis par groupes, passent le jour à fumer silencieusement, suivant du regard la fumée de leur chibouck, caressant de la pensée quelque vague rêverie. Leurs femmes, le visage découvert, prennent place autour d’eux. Des marchands de gâteaux et de fruits leur vendent un goûter frugal. Parfois devant ces cercles s’arrête un musicien ambulant qui chante sur un rhythme monotone une triste complainte. De loin en loin, dans l’ombre, on voit passer sous les cyprès, comme de blancs fantômes, des femmes turques qui vont cherchant au milieu de tous ces tombeaux semblables le dernier asile d’un être qu’elles ont aimé. Ainsi se passe pour beaucoup de Turcs la journée du vendredi. Au coucher du soleil, ils regagnent paisiblement leurs demeures sans songer à de plus joyeux divertissemens. Un silence effrayant règne, après leur départ, dans ces champs de la mort d’où s’exhalent la nuit des émanations fétides et pestilentielles[10]. La semaine suivante, les mêmes Turcs retourneront au même cimetière, où leurs pères allaient avant eux, et ainsi toutes les semaines jusqu’au dernier jour ; après eux, leurs fils prendront le même chemin et iront à leur tour rêver sur la pierre où leur famille repose.

Tous les habitans de Constantinople, et même tous les Turcs, ne se contentent pas d’aussi mélancoliques délassemens. Ceux qui ont quelque étincelle de gaieté dans le cœur, et dans leur bourse quelques écus, louent pour leurs femmes un caïque ou un uraba (sorte de chariot bariolé attelé de deux buffles), et se rendent avec elles aux Eaux-Douces d’Europe ou d’Asie. On appelle les Eaux-Douces d’Europe une verte et fraîche prairie ombragée d’arbres séculaires, qui commence où finit la Corne d’Or. Là vient mourir l’orageuse Méditerranée[11]. Après avoir battu les côtes sauvages de l’Espagne, baigné le rivage embaumé de l’Italie, gémi au pied des tristes falaises de la Grèce, murmuré sur les grèves asiatiques, ses flots, arrivés à leur terme, se dorent au soleil d’Orient au milieu de la plus belle des villes, et, sans aller plus avant, « comme s’ils ne pouvaient quitter ces lieux enchantés, » ils disparaissent sous les fleurs, puis se perdent dans un ruisseau qui serpente gaiement dans une prairie. Je montai dans un caïque et je voguai vers l’anse où expirent ces vagues dont j’avais suivi les longs voyages. Après avoir parcouru dans toute sa longueur le port si agité de Constantinople et passé, à quelque distance de la ville, devant le kiosque que Mahmoud avait donné à une sultane aimée, j’arrivai, glissant mollement sur un ruisseau paisible, à une petite vallée verdoyante et ombreuse. Là tout était repos et silence ; on aurait pu se croire à cent lieues de la ville. Des caïques étaient amarrés le long du bord, des chevaux richement harnachés paissaient sur la rive, des enfans s’ébattaient sur la pelouse ou pêchaient de petites tortues dans le ruisseau. A l’ombre d’immenses sycomores espacés dans cette vallée inondée de soleil, de nombreuses familles grecques étaient assises autour d’un repas champêtre. Auprès d’elles, un dilettante de Péra essayait sur sa flûte, comme le berger de Virgile, un air pastoral. Ce n’était plus l’élégie du Champ- des-Morts, c’était une idylle, un pastel de Watteau, une page de Florian. Établis un peu à l’écart sur de riches tapis, des Turcs aspiraient lentement la fumée de leurs narghilés et semblaient plongés dans toutes les voluptés du kief.

Si l’on n’a pas senti l’influence énervante du climat d’Orient, il est difficile de comprendre le charme de cet état d’extatique rêverie et d’indolence poétique qu’on appelle le kief. Ce que nous nommons calme et repos est fatigue et agitation auprès de cette somnolence ; le far niente des Italiens n’en approche pas davantage. Le far niente, c’est le plaisir de ne rien faire, c’est une volupté physique, c’est une heure de délassement durant laquelle toutes les facultés de l’ame sont absorbées à jouir du bien-être du corps. Le kief, au contraire, moins matériel, plus poétique, est un instant de parfait équilibre, de complète quiétude où tous les sens, en quelque sorte enivrés, sommeillent et se taisent, tandis que l’ame à demi réveillée soupire doucement et s’ouvre à de beaux songes. Souvenirs aimés du passé, tranquillité présente, rêves d’avenir à peine entrevus, tout se confond dans la pensée, flotte devant vous dans une vapeur lumineuse, et semble se mêler à l’air attiédi qu’on respire. On n’entre que graduellement dans cet état qui ferait aimer l’opium, si l’opium le procure, et dont on ne peut s’arracher qu’à la longue sous peine d’éprouver, dans tout son être, un choc violent, pareil à celui qui fait, dit-on, mourir les somnambules qu’on rappelle trop brusquement à la vie réelle.

Je n’ai pas encore parlé du Bosphore. Pour le décrire, on emprunterait en vain la palette du peintre, on épuiserait inutilement toutes les formules dont l’enthousiasme dispose, toutes les épithètes que la langue met au service de l’admiration. Il y a des spectacles dont on ne peut rendre coup. Les semblables scènes jette à la hâte sur son journal ne dépeignent rien, elles ne sont, pour ainsi parler, que des notes explicatives des tableaux que garde son souvenir ; Aussi n’essaierai-je pas une peinture, je voudrais seulement rendre compte de l’impression que fait éprouver ce merveilleux panorama, et laisser à l’imagination du lecteur le soin de le deviner en remontant ainsi de l’effet à la cause. Ce qui surgit en vous à la vue du Bosphore, ce n’est pas ce sentiment de respect et presque d’effroi qui pèse sur le cœur quand on contemple l’Océan ou le chaos des Alpes, ou l’horizon sévère des déserts asiatiques ; c’est bien plutôt ce ravissement dont on est comme inondé, lorsque, par une fraîche matinée de printemps, le regard erre sur une vallée en fleurs, humide de rosée, pleine de parfums et de bruits d’amour. Sur les rives du Bosphore, la nature n’est pas imposante, elle sourit et charme. On est au milieu d’un éden enchanté, dont elle a disposé tous les plans avec amour, et dans lequel elle a versé, en un jour de prodigalité, tous les trésors de son écrin.

Les coteaux montagneux, agrestes, accidentés, étincelans de verdure, qui s’élèvent en amphithéâtre sur les deux rives et se reflètent dans le miroir immobile de ce beau lac bleu qu’on nomme le Bosphore, ont un peu le caractère de certaines collines suisses, s’il est permis, pour mieux se faire comprendre, de chercher ici un point de comparaison. Sur les bords, à droite et à gauche, s’étend à perte de vue une ligne de maisons roses, pareilles à des pagodes, à demi cachées sous les buissons de rosiers et de jasmins qui en tapissent les murs, et de palais d’une architecture légère, d’une éclatante blancheur, sur le toit desquels pendent en grappes les branches des vieux sycomores. Plus haut s’étagent des bouquets d’arbustes, au feuillage vernissé, au milieu desquels des kiosques charmans se détachent çà et là, comme des rubis enchâssés dans l’émail. Au-dessus de ces parterres fleuris, et comme pour leur donner du relief, apparaissent à demi perdues dans les lianes de belles roches aux teintes grises. Des massifs de cyprès, dont les cimes découpées en festons semblent incrustées dans le ciel, courent sur les crêtes et entourent d’une bordure sévère ce riant paysage. Des ruisseaux serpentent comme des rubans argentés sous leurs sombres ombrages, ou se précipitent en cascades bondissantes sur lesquelles se brisent en prisme les rayons du soleil. Les flancs des coteaux semblent avoir été ciselés « pour le plaisir des yeux. » Ici s’élève une colline abrupte, presque sauvage, et là, se creuse une vallée verdoyante et paisible, où une jolie fontaine murmure à l’ombre d’un gigantesque platane.

A mesure que l’on avance, ces tableaux charmans s’effacent tour à tour et sont remplacés par d’autres points de vue plus ravissans encore. A chaque coup de rame, le regard découvre un nouvel oasis qu’avait jusqu’alors caché un pli du terrain ; on va d’enchantemens en enchantemens, et ainsi toujours pendant cinq ou six lieues. Autour de vous, ce sont des volées de caïques qui fendent les flots, des nuées d’alcyons qui les rasent. Des navires par centaines sont à l’ancre auprès des maisons ; d’autres, arrivant à pleines voiles, courent des bordées et virent de bord au moment où leurs vergues s’engagent dans les arbres fleuris du rivage. Parfois passe une brise folle qui ride tout à coup les eaux, soulève les caïques, balance les navires, fait frissonner les pavillons, agite la verdure et jette des flots d’écume sur les escaliers des maisons. Au-dessus de ce paysage si calme, où tout est joie, bonheur et sérénité, s’étend, pour dernière merveille, un grand ciel embrasé dont l’azur se fond dans les teintes chaudes de la lumière. Voilà ce Bosphore que tous les poètes ont chanté et que les descriptions ne feront jamais connaître. — Si magnifique que soit ce panorama quand le soleil le revêt d’or et convertit en palais la moindre chaumière, il est une heure où il semble plus merveilleux encore ; c’est lorsque par une de ces tièdes nuits de l’Orient votre caïque glisse silencieusement entre les deux rives silencieuses. On entrevoit vaguement dans l’ombre cette grande ville muette, ces maisons éternellement closes qui renferment tant de destinées inconnues, tant d’existences mystérieuses. Alors le voyageur, inspiré par ce calme, suit les rêves les plus fantastiques et enfante des romans sans fin. Parfois, devançant les jours et anticipant les jouissances de l’avenir, il reporte dans le souvenir le moment actuel, et songe avec quel bonheur il se rappellera quelque soir ces beaux lieux qui l’entourent et ces heures de jeunesse qui s’écoulent.

Pendant un assez long séjour à Constantinople, je passai ainsi presque toutes mes soirées ; mais, après les longs mois de voyage, le moment vient où l’admiration s’épuise, où l’imagination se rassasie. Constantinople même, malgré toutes ses merveilles, n’a pas le don de remplacer la patrie, et l’on ne trouve pas sur les rives du Bosphore cette plante de l’oubli dont parle Homère. Un beau jour je me sentis las de cette vie errante et de ces plaisirs des yeux auxquels l’ame attristée ne prenait plus part. Sans attendre, je dis à l’Orient un adieu solennel, et songeai au retour. Pour revenir en France, trois routes s’offraient à moi ; je choisis la voie du Danube.


Alexis de Valon.
  1. Voyez la livraison du 1er mai 1844.
  2. M. Alfred de Musset, Namouna.
  3. Moniteur du 15 avril 1807.
  4. Le palais de l’ambassade de France n’était pas achevés à l’époque où je visitais Constantinople.
  5. La piastre turque, qui valait 3 francs il y a quarante ans, vaut maintenant 25 centimes.
  6. Voyez l’article sur Smyrne, dans la livraison du 1er mai 1844.
  7. Les concombres verts et crus composent presque exclusivement, en été, la nourriture des Turcs. Ce goût était partagé, comme on le sait, par le sultan Mahomet II. Le farouche vainqueur de Constantin, dont la face basanée faisait trembler tout l’Orient, aimait à s’adonner, entre deux crimes, aux joies innocentes du jardinage. Il cultivait lui-même ses concombres dans les jardins du sérail. S’étant un jour aperçu que le nombre de ses légumes favoris avait diminué pendant la nuit, il déclara au bostandji-bachi (jardinier en chef) qu’il lui couperait lui-même la tête si pareille chose se renouvelait. Le lendemain, trois concombres manquaient encore. Le bostandji, désespéré, accusa les pages de sa hautesse. On fit comparaître les malheureux icoglans ; le sultan, n’ayant pu tirer d’eux l’aveu de leur crime, s’y prit, pour savoir la vérité, d’une autre manière : il les fit éventrer. Les six premiers furent déclarés innocens ; mais l’autopsie du septième révéla le coupable. A dater de cette époque, l’entrée des jardins du sérail fut pendant long-temps interdite aux icoglans.
  8. Entre autres réformes, Mahmoud changea le régime des sultans. Il aimait avec passion les liqueurs fortes, et ne buvait que de l’eau-de-vie, du rhum ou de l’esprit-de-vin rectifié. L’intempérance vainquit son tempérament de fer, et il mourut de cette maladie des ivrognes qu’on nomme delirium tremens ou erethismus ebriosorum.
  9. On se rappelle que, lorsque le prince de Joinville fut reçu au sérail, il prit place, à l’invitation du sultan, sur le divan où sa hautesse était assise. Jamais chrétien n’avait reçu pareille faveur d’un souverain musulman, et cette violation de l’ancienne étiquette, qui fit grand bruit à Constantinople, scandalisa au dernier point tous les vieux mahométans. La réception faite tout récemment au duc de Montpensier a offert les mêmes particularités et a dû provoquer les mêmes scandales.
  10. Les exhalaisons des cimetières turcs, souvent intolérables pendant la nuit, doivent être comptées parmi les causes principales de la peste. Aucune ordonnance de police n’étant intervenue pour régler les inhumations, l’ancien usage est toujours suivi. Dès qu’un homme a rendu le dernier soupir, on le porte au cimetière. Quelques pouces de terre recouvrent à peine le cadavre, sur lequel on appuie, pour tout cercueil, deux planches qui laissent entre la poussière et le trépassé un intervalle, « afin, disent les Turcs, que l’ange de la mort puisse s’y asseoir pour s’entretenir avec lui. » Grace à cet usage, il arrive assez fréquemment que des moribonds, endormis d’un sommeil léthargique et prématurément enterrés, forcent leur sépulcre. Un cicérone de Constantinople m’a assuré que, dans un temps de peste, un forgeron, enseveli le matin, était revenu chez lui dans la journée, enveloppé dans son suaire. Comme c’était un homme très taciturne, au grand effroi des assistans, il s’était dirigé vers son enclume, et, sans rien dire à personne, avait repris tranquillement, après sa résurrection, un travail que sa maladie avait interrompu la veille.
  11. Depuis, en visitant l’Espagne, j’ai été vivement frappé (et jamais, je crois, on n’a fait cette remarque) de la ressemblance qui existe entre la forme du détroit de Gibraltar, où la Méditerranée commence, et celle du Bosphore, où elle finit. On se rend parfaitement compte de cette analogie, quand on est à la maison des signaux à Gibraltar, d’où la vue est véritablement grandiose. On domine d’un côté les montagnes de Malaga, de l’autre celles de l’Andalousie méridionale, et devant vous s’étend la côte d’Afrique. Là, comme à Constantinople, les eaux bleues de la Méditerranée forment une sorte de triangle. Le détroit a la même direction que le Bosphore ; la Méditerranée est placée comme la mer Noire ; la baie d’Algésiras remplace la Corne d’Or. La ville de Gibraltar est située comme Galata, celle d’Algésiras comme Stamboul, la côte d’Afrique remplace le rivage de Scutari. Là encore ce sont deux mondes en présence ; mais Constantinople est vert, jeune, riant, tandis qu’aux colonnes d’Hercule la nature est sombre, vieille et sévère.