La Turquie à la fin de 1869

La Turquie à la fin de 1869
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 962-986).
LA
TURQUIE EN 1869

La politique des gouvernemens de l’Europe a réussi à jeter sur l’état présent de la Turquie un voile de couleur changeante qui couvre entièrement la réalité. Un tsar a déclaré le sultan malade ; rien de plus simple que de faire passer les gens pour morts quand on a envie de les enterrer, et là-dessus on s’est demandé s’il ne serait pas temps de lui faire son testament. Peu après, on a fait entendre en plein parlement que les Turcs sont un peuple fort, civilisé et ne différent pas beaucoup des Anglais. L’an dernier, un des politiques les plus perspicaces de notre temps déclarait que la Turquie n’a rien à craindre du dehors, et que tous les dangers pour elle viennent du dedans. Le public, qui ne voit pas les choses par lui-même et que la diplomatie n’a pas précisément pour mission d’éclairer, le public, à force d’entendre les affirmations les plus contradictoires, en est venu à ne rien savoir de sûr ou du moins à ne rien croire touchant les affaires présentes et l’avenir de la Turquie. Je n’ai pas la prétention de prendre parti entre les graves autorités auxquelles je viens de faire allusion ; mais je crois possible, en dehors de toute idée préconçue, d’apprécier exactement les conditions où se trouve ce grand pays et de voir avec quelque clarté comment il pourra d’une part échapper à la mort dont l’empereur Nicolas l’a menacé, et de l’autre atteindre cet état de haute civilisation dont les rivaux de la Russie l’ont gratifié dès à présent.

Il est certain qu’il y a environ trois siècles, l’empire ottoman était le plus puissant état de l’Europe, et à certains égards le plus avancé en civilisation. Le principe d’activité contenu dans le Koran n’était pas encore épuisé ; pendant neuf siècles, le souffle issu de ce livre avait poussé dans toutes les directions les peuples qui s’y étaient livrés, à quelque race d’ailleurs qu’ils appartinssent. Lorsque la loi musulmane faisait naître en Espagne, dans le sud de l’Asie et en Égypte des centres d’une civilisation brillante, les Osmanlis créaient sur le Bosphore un empire central dont l’action dominait à la fois l’Europe et l’Asie. Là siégeait le successeur reconnu de Mahomet, le vrai commandeur des croyans ; mais depuis trois siècles la société musulmane redescend la courbe de ses destinées. A l’époque où commença cette décadence, le principe, sinon chrétien, du moins catholique, dépassait, lui aussi, son point culminant. Soliman, qu’on a surnommé le Magnifique, fut à peu près contemporain de la réforme. Il y avait donc moins de vie dans le mahométisme que dans le catholicisme romain ; car si nous voyons, leur déclin commencer en même temps, il ne faut pas perdre de vue que le catholicisme était né au moins quatre siècles avant la venue de Mahomet. La chute de la société musulmane a donc été plus rapide que celle de l’église romaine.

Seulement ce n’est ni l’indifférence, ni l’immoralité publique, ni même la vétusté qui font périr l’empire des papes. Au temps où ces derniers étaient au maximum de leur pouvoir, naissait chez nous une force nouvelle qui grandissait malgré l’église, et autour de laquelle sont venus se grouper tous les élémens sociaux à mesure qu’ils se sont détachés de la foi romaine ; cette puissance nouvelle, c’est la science, qui nous a dévoilé les secrets et soumis les forces de la nature. Les sociétés musulmanes, après avoir recueilli les monumens de la science antique, n’y ont pour ainsi dire rien ajouté : nulle méthode nouvelle, nul principe nouveau, nulle découverte majeure ; point d’arts renouvelés, d’industrie savante, de métiers perfectionnés. Ces sociétés ont continué de vivre sur un livre qu’elles ne comprennent plus et avec les vieilles routines d’une industrie empirique. Tous les peuples de l’Europe, à des degrés divers, sont entrés dans le courant de la science ; l’empire ottoman est resté en dehors. Aujourd’hui l’intérêt principal de la question d’Orient est de savoir s’il regagnera en quelques années le terrain qu’il a perdu, ou s’il périra avant d’avoir pu reprendre son rang. Je voudrais examiner quelles sont les causes qui agissent actuellement pour ranimer l’empire des Osmanlis ou pour précipiter sa ruine, et à quelles conditions celle-ci semble pouvoir être conjurée ou retardée. Comme ces causes sont les unes extérieures, les autres intérieures, je diviserai cet examen suivant la même distinction.

I.

La politique extérieure de la Turquie a été résumée, il y a quelques semaines, dans un document apocryphe fait par une personne qui connaissait bien Fuad-Pacha et qui probablement est un Grec. Je veux parler du prétendu Testament politique de ce grand-vizir adressé sous forme de lettre au sultan. Cette pièce, publiée d’abord par le Levant Herald, a été reproduite par un grand nombre de journaux en Orient, et a causé dans ces contrées une certaine impression. L’auteur y passe successivement en revue, avec une justesse de coup d’œil bien remarquable, les relations de la Turquie avec le dehors et les causes de chute ou de rénovation qui s’agitent au dedans d’elle. Il résulte de cette analyse que l’empire ottoman n’a qu’un seul ami et un seul ennemi naturel et constant : le premier, c’est l’Angleterre ; le second, la Russie. Tous les autres pays se rapprochent plus ou moins de l’une et de l’autre, selon leurs intérêts divers ou leurs idées changeantes. Ce point de vue général est, je crois, incontestable ; mais l’Europe n’est pas une chose immobile et invariable, et la situation de la Turquie vis-à-vis des puissances peut éprouver le contre-coup des changemens qui se produiraient chez celles-ci par suite d’événemens intérieurs ou extérieurs. Par exemple, si la fin du pouvoir personnel en France décidait la Prusse à se rapprocher d’elle ostensiblement et sans arrière-pensée, cette alliance de peuple à peuple, plus solide que celles de souverain à souverain, entraînerait promptement une sorte de solidarité entre ces deux pays et l’Autriche, ce qui mettrait les questions danubiennes dans des conditions toutes nouvelles. Il s’ensuivrait immédiatement d’actives relations de ces trois peuples avec l’Orient par Constantinople, et la situation de la Turquie les préoccuperait aussi étroitement que l’Angleterre peut s’en préoccuper aujourd’hui.

Or un rapprochement de cette nature est non-seulement possible, mais probable, si l’on tient compte du souffle de liberté qui parcourt l’Europe en ce moment. En effet, parmi les bienfaits qu’il amène, celui-ci n’est pas le moins remarquable, que les peuples sont naturellement en paix les uns avec les autres et que les guerres ne sont plus produites que par les systèmes ou les convoitises des princes. Si les princes issus du suffrage des peuples restent ou redeviennent fidèles à leur origine, soit de bon gré, soit autrement, il est bien difficile qu’ils n’aient pas raison d’un petit nombre d’ambitieux qui rêvent encore la conquête.

La Turquie se trouverait alors placée sous la sauvegarde des peuples, toujours plus sûre que celle des rois ou de leurs représentans attitrés. C’est ce que l’auteur du Testament politique n’a pas compris ou n’a pas voulu dire pour rester dans la vérité du personnage qu’il jouait ; mais nous qui cherchons à saisir simplement les causes des événemens et à signaler leur influence mutuelle, nous sommes obligés de tenir compte des forces populaires, c’est-à-dire de la puissance de l’opinion, à laquelle l’avenir semble appartenir désormais. Je sais qu’un sultan n’est pas en position de bien comprendre en quoi consistent ces forces nouvelles ; il est un peu comme le Xerxès du poète Eschyle, qui tombait d’étonnement en apprenant que les Athéniens n’avaient pas de roi à leur tête et n’obéissaient à aucun homme ; mais nous qui vivons et qui comptons dans l’opinion publique, nous savons parfaitement à quel point elle s’impose chez les peuples libres, et nous sentons que le temps approche où elle régnera sans partage.

C’est tromper le sultan que de lui représenter les peuples constitués en démocratie comme privés de suite dans leurs idées et n’obéissant qu’à la passion du moment. Nos histoires sont soumises à des lois très précises, et les tendances populaires ont d’autant plus de suite qu’elles sont le produit spontané de la nature humaine. Les aristocraties ont moins de constance, de justice et de désintéressement, parce qu’elles obéissent surtout à l’intérêt. Enfin c’est dans les états gouvernés par des princes absolus que règnent plus que partout ailleurs l’esprit de système et le caprice. La Turquie en a bien assez de fois fait l’épreuve pour ne pas l’ignorer. Les grands-vizirs de sa hautesse doivent donc s’accoutumer à cette idée, qu’il leur faudra un jour traiter avec des nations et non plus seulement avec des princes, c’est-à-dire négocier au grand jour et non en secret, procéder par la voie droite et non par l’intrigue et la corruption. Ce sera le plus grand changement qui puisse s’opérer dans la politique extérieure de la Turquie.

Dans l’état présent des choses, il est certain que cet empire a deux alliés naturels, l’Angleterre et l’Autriche. Ce n’est pas que l’Angleterre ait quelque raison particulière d’aimer le sultan ou son système de gouvernement. En Europe, personne n’aime les organisations politiques de cette espèce : peu de personnes connaissent celle de la Turquie, et ceux qui la connaissent la détestent généralement, comme contraire à tous les principes admis en Occident. L’Angleterre a besoin que la route des Indes reste libre ; les Ottomans sont des sentinelles qui la gardent, assez forts pour la protéger, assez faibles pour ne jamais pouvoir l’occuper et la fermer aux autres. Il y a deux hypothèses que l’on peut faire également, et qui démontrent dans quelle mesure l’Angleterre s’intéresse à la conservation de la Turquie. Comme celle-ci n’est entourée au sud, à l’ouest et à l’est que de peuples faibles, si elle était conquise par quelque voisin, ce voisin serait la Russie ; or il est impossible, pour longtemps du moins, que la Grande-Bretagne laisse la Thrace, le Bosphore et l’Asie-Mineure passer aux mains des Russes, parce que de là ceux-ci pourraient lui fermer la route de l’Orient. Ce n’est donc pas pour lui-même que l’Angleterre soutient le sultan, c’est pour elle ; aussi, tout en le soutenant, ne fait-elle pas un mouvement pour l’aider à améliorer ses affaires. Je suppose maintenant que, la Russie étant impuissante, démembrée ou révolutionnée, la Turquie reprenne des forces, qu’elle se développe au dedans et au dehors, et devienne maîtresse effective des routes de l’Orient, au lieu d’en être seulement la sentinelle inoffensive. Je demande si l’Angleterre continuerait de prendre parti pour la Turquie, ou si elle ne lui susciterait pas, comme elle a fait aux rajahs dans l’Inde, des rivaux qui la tiendraient perpétuellement en échec ; mais nous n’en sommes pas encore là, et d’ici à cette époque il peut se produire, même en Angleterre, de bien grands changemens. C’est au sultan à se tenir en éveil et à voir venir, là comme ailleurs, cette puissance populaire sur laquelle et avec laquelle il devra compter.

La France se montre depuis quelques années beaucoup plus empressée que l’Angleterre à intervenir auprès du sultan. C’est elle qui pousse les vizirs aux améliorations intérieures, leur indique et leur donne les moyens de les réaliser, qui même en prend quelquefois l’initiative. Ce bon vouloir extrême, qui ressemble à du prosélytisme social, n’est pas toujours accompagné de prudence, et il s’est montré quelquefois inconsidéré. Nous avons vu l’amour pour les Turcs se tourner en haine pour les Grecs, comme si ces peuples étaient des « irréconciliables, » et de même qu’aux beaux jours du Globe on créa chez nous le nom de philhellènes pour de généreux Européens, j’ai entendu dans cent bouches et lu dans cent journaux de l’Orient le nom de mishellènes appliqué à toute une classe de Français, comme on applique celui de misanthropes aux hommes qui détestent l’humanité. Pourquoi faut-il que notre « généreuse nation, » comme on l’appelle, se montre parfois si exclusive dans ses affections, et qu’en voulant se rendre utile à un gouvernement qui veut bien l’écouter, elle lui suscite sur ses frontières et jusque dans le cœur de ses sujets des haines pour le présent et des ressentimens pour l’avenir ? L’équité et la justice ne sont-elles pas le véritable fondement de la paix et de la force des nations ? Il peut venir un jour où la Turquie ait besoin des Grecs, qui sont une des principales forces morales de son empire et la partie la plus active de son peuple. Se les aliéner, c’est les jeter dans les bras de la Russie. Il résulte de nos procédés politiques en Orient que la Turquie ne peut accepter notre amitié que sous bénéfice d’inventaire, tandis qu’il ne tient qu’à nous de la lui faire agréer purement et intégralement. Nous avons en effet beaucoup moins d’intérêts dans l’extrême Asie que l’Angleterre n’en a dans l’Inde, et par conséquent nos relations avec la Turquie sont beaucoup plus désintéressées que les siennes. Lorsque nous donnons des conseils au sultan ou à ses ministres, c’est par suite d’un amour presque platonique de l’humanité et par le désir du progrès universel des peuples. Cependant, comme notre commerce oriental se développe rapidement depuis quelques années, et peut, à la suite de l’ouverture du canal de Suez, acquérir des proportions plus grandes encore, nous serons peut-être dans un avenir plus ou moins prochain aussi intéressés que l’Angleterre à maintenir neutres et toujours ouvertes les routes de l’Asie. À cette époque, nous aurons à prendre contre le sultan lui-même des mesures toutes contraires à celles que nous pouvons prendre aujourd’hui en sa faveur. C’est ce dont il faut tenir compte.

Je suppose, par exemple, que le sultan d’aujourd’hui ou son successeur, ayant réussi à rétablir d’après les conseils de l’Europe l’état de ses affaires intérieures, se crût assez fort pour reprendre sur l’Égypte l’autorité qu’il a perdue : maître des deux rivages de la Méditerranée aussi bien que des côtes de Syrie, il pourrait lui arriver de vouloir mettre la main sur le canal de Suez, se substituer aux propriétaires légitimes, frapper de droits exorbitans les navires qui le parcourront, ou même le fermer tout à fait. Il est certain qu’alors il aurait pour ennemis ses meilleurs amis d’aujourd’hui, et que tous les peuples de l’Europe, intéressés à la liberté des mers, se réuniraient contre lui. Et qu’on ne dise pas qu’une telle entreprise est impossible autant qu’improbable : tout est possible dans les états soumis à l’autorité absolue, c’est-à-dire au caprice d’un seul homme. De plus un sultan imprévoyant conseillé par des ministres fanatiques peut être entraîné dans cette voie funeste par la force des choses et le besoin de conserver intacte une autorité qui tombe tous les jours. Le gouvernement du sultan est battu constamment en brèche : il ne devra pas s’étonner si, après lui avoir arraché en faveur du canal de Suez un firman qu’il a fait attendre si longtemps, on exige bientôt de lui des garanties nouvelles, dont la principale sera la neutralisation et la liberté absolue de ce canal. En ce moment même, on négocie pour obtenir ce même avantage en faveur des détroits ; on veut que les bâtimens du commerce puissent, soit de la Méditerranée, soit de la Mer-Noire, arriver librement à Constantinople et circuler dans le Bosphore et les Dardanelles comme sur le reste des mers. Sur les frontières de terre, la France ne semble avoir avec la Turquie aucun intérêt prochain à régler. Cependant la question des principautés danubiennes intéresse en réalité l’Europe entière, car s’il se forme sur les limites occidentales de l’empire ottoman de petits états destinés à vivre, il leur arrivera, une fois séparés de la Turquie, de végéter pauvrement, comme ils le font presque déjà, ou de tomber sous l’empire d’une grande puissance voisine qui serait l’Autriche ou la Russie. Or les progrès de la Russie dans cette direction ne peuvent être tolérés par les puissances européennes, car la vallée du Danube devient une des deux grandes voies du commerce dont l’Europe a le plus besoin. Si la Russie l’occupait, elle annulerait Constantinople, affamerait l’Allemagne et l’Autriche, et, s’étendant facilement jusqu’à Salonique, pourrait gêner même la navigation de la Méditerranée.

En cela, la politique prussienne est absolument confondue avec celle de l’Autriche, ce que ne semble pas avoir aperçu l’auteur du Testament politique. Il ne faut pas beaucoup de perspicacité pour comprendre pourquoi les chefs et les représentans de ces puissances se sont donné rendez-vous dans le Levant, et pourquoi elles semblent aujourd’hui si bien d’accord soit entre elles, soit avec l’Italie et la France. Cet accord, on pouvait facilement le voir venir dès le jour même de Sadowa, et plus tôt peut-être : il y a eu un moment où M. de Beust a semblé l’ennemi déclaré de M. de Bismarck alors que les gens bien informés savaient qu’il agissait d’accord avec lui. Aujourd’hui l’accord est visible et n’est plus un mystère pour personne. La présence d’un Hohenzollern sur le trône princier de Roumanie, acceptée par la Turquie, n’est point mal vue de l’Autriche, pas plus que de la France ni de l’Angleterre.

Il faudra donc que les petits états détachés de la Turquie ou encore unis à elle par le faible lien de la vassalité cherchent un appui chez les peuples germaniques, s’ils ne veulent être absorbés par la Russie. L’expérience ne tardera pas à se faire, ou, pour mieux dire, elle se fait déjà sur plusieurs points : j’en citerai seulement deux, dont l’un attire en ce moment l’attention de l’Europe, tandis que l’autre est encore caché dans l’ombre. Le premier document qui dans les troubles de Dalmatie a décelé une main étrangère, c’est la fameuse proclamation aux « vautours des montagnes, » signée par Luka Vukalovitch. Cette pièce, en style oriental, a fait illusion pendant deux jours, et quand on est venu à la regarder de plus près, on y a reconnu l’œuvre d’un lettré panslaviste, d’un de ces mêmes « savans » qui faisaient naguère la célèbre exposition des « frères slaves » en figures de cire. Depuis que les troupes autrichiennes ont commencé à prendre le dessus, les preuves de la propagande, les pièces de conviction et les aveux ont apparu au grand jour. Il est à espérer que l’Autriche les fera connaître, quand tout sera rentré dans l’ordre en Dalmatie. Quoi qu’il en soit, les populations, à mesure qu’elles se soumettent, voient qu’on les a trompées par de fausses lueurs, comme on a trompé la Crète et les Grecs dans ces dernières années, et comme on essaiera de tromper tous les vassaux et les voisins du sultan. L’effet des promesses dont on les a bercées sera nécessairement de les rattacher à l’Autriche, qui, devenue constitutionnelle et libérale, peut seule leur préparer de meilleures destinées.

Comme second exemple, je citerai la Bulgarie et plus particulièrement l’église bulgare, qui depuis plusieurs années met le gouvernement du sultan dans l’embarras. En France, on a peu fait attention à cette affaire, qui cependant présente une des faces les plus graves de la question d’Orient. Les Grecs s’en préoccupent autant et plus peut-être que la Turquie, car elle les intéresse au premier chef. La propagande du Nord a persuadé, paraît-il, à ces populations ignorantes et clair-semées, conduites par des hommes gagnés et quelquefois vendus, que leur église est soumise à une odieuse tyrannie de la part des patriarches grecs, tour à tour achetés par les sultans et nommés par eux. Ces braves paysans, ou ceux qui portent la parole en leur nom, réclament la séparation et veulent une église qui soit à eux et d’où l’hellénisme soit exclu. Si le sultan leur accorde ce qu’ils demandent, il en résultera deux conséquences : d’abord le sultan perdra une partie notable de son autorité sur ses sujets bulgares ; en second lieu, comme tout le monde sait en Orient qu’une église bulgare est hors d’état de subsister par elle-même faute d’argent et faute de prêtres, la Russie fournira l’un et l’autre et substituera son action à celle de Constantinople : échec pour le sultan et pour l’hellénisme, c’est-à-dire pour les deux principaux rivaux de la puissance du Nord.

La propagande septentrionale pousse ses rameaux vers la mer Egée comme vers l’Adriatique. On vient de la prendre en flagrant délit en Dalmatie ; on peut la voir à l’œuvre dans la Thrace et dans la Macédoine ; de ce dernier côté, c’est par les Bulgares qu’elle gagne du terrain. Soit par des prêtres, soit par des écoles, soit par des dons plus matériels et par des secours habilement distribués, elle pousse ces populations agricoles vers le sud ; en ce moment, elle assiège en quelque sorte Salonique ; avant quinze ans, elle sera non-seulement installée, mais puissante dans cette ville, d’où elle surveillera les routes de la Méditerranée. C’est un fait historique parfaitement observé que la politique du Nord suit à l’égard de Constantinople la même marche qu’ont suivie autrefois les musulmans. Avant l’année 1453, époque où ils ont pris cette ville, ils avaient par degrés occupé le pays environnant, et ils la tenaient comme cernée à la pointe du continent européen. Toute la différence est que les musulmans avançaient par la force des armes et que ceux qui prétendent aujourd’hui les remplacer emploient de préférence des forces morales, invisibles et insaisissables. C’est aux Grecs et aux Turcs de s’entendre pour lutter contre une invasion qui semble au premier abord irrésistible ; je m’en rapporterais volontiers aux Grecs pour l’arrêter, si le sultan les y aidait ou seulement voulait bien les laisser faire.

On a de même observé avec justesse que l’action de la Russie s’exerce fortement et constamment du côté de la Perse au préjudice de la Turquie. Depuis que le tsar est maître des défilés du Caucase, il peut entrer par cette voie en Asie lorsque le moment lui semblera opportun. Un chemin de fer projeté de Moscou à Tiflis le mène à peu de distance d’Erzéroum, d’où une belle route conduit à Trébizonde d’une part, et de l’autre à Téhéran. Par là, le tsar commande à la Perse et la tient dès aujourd’hui sous sa main ; s’il y envoyait un corps d’armée avec l’assentiment du shah, il serait le maître réel de tout le pays qui s’étend jusqu’au Golfe-Persique, et de là il menacerait l’Asie-Mineure et Constantinople, en même temps qu’il séparerait le commandeur des croyans de tous les peuples qui vers l’Orient reconnaissent sa suprématie religieuse. On peut juger de la perturbation qu’un tel état de choses causerait en Europe, quand on sait que sur la seule route de Téhéran à Trébizonde il passe annuellement pour plus de 140 millions de francs de marchandises, dont la moitié sont de provenance anglaise.

Pour le moment, la Perse est en paix avec la Turquie ; mais outre l’ascendant commercial, politique et militaire que la Russie peut exercer sur le gouvernement du shah, elle peut encore, — et elle le fait, dit-on, — profiter de la division religieuse de l’Asie centrale. Les chiites dominent en Perse, et, comme sectateurs d’Ali, sont par religion en état d’hostilité avec les sunnites, sectateurs d’Abou-bekr, qui dominent dans l’empire ottoman. Il résulte de cette scission, presque aussi ancienne que l’islam, que des étrangers habiles et rusés peuvent exploiter à leur profit une de ces haines fraternelles plus implacables que les haines entre étrangers. Il est sûr cependant que l’intérêt véritable du shah n’est pas de faire la guerre au sultan, car, s’il était lancé contre lui par la Russie, celle-ci entrerait en Perse sous prétexte de soutenir son allié, et, une fois entrée, n’en sortirait plus. Ainsi la Perse se trouverait absorbée la première par la puissance moscovite, et le shah deviendrait comme un vassal du tsar. Au contraire, n’ayant rien à craindre du sultan, il peut attendre beaucoup de son alliance avec lui, si la Turquie vient à reprendre vie, comme on l’espère, et à rentrer dans le mouvement général de la civilisation. En effet, l’Asie-Mineure et la Perse pourraient devenir dans peu d’années une des routes les plus fréquentées du commerce de l’Europe avec l’Orient ; mais il faudrait pour cela que l’influence russe fût plus fortement combattue à la cour du shah par les Européens qu’elle ne l’a été jusqu’ici, et qu’on fît pour la Perse ce que l’on s’efforce si activement de faire pour la Turquie.

L’auteur du Testament politique a raison de dire que, dans la prochaine guerre d’Orient, c’est par le Caucase et l’Asie-Mineure que la Russie attaquera les Turcs. Si les armées d’Occident viennent encore pour l’arrêter, leur tâche sera beaucoup plus difficile que n’a été la guerre de Crimée, parce que la marche des armées à travers l’Asie est fort pénible, et que la Russie aura à cette époque des chemins de fer qu’elle ne possédait pas il y a douze ou quinze ans. Si en outre elle avait la Perse pour alliée, on ne voit pas comment ses mouvemens en Asie pourraient être retardés ou empêchés. Il se produirait donc alors un effondrement général de l’empire, et l’autorité religieuse passerait dans le monde musulman au vice-roi d’Égypte, successeur, lui aussi, du prophète : la société qui porte le nom d’islam ne serait pas pour cela détruite, non plus que par la chute du pape la société chrétienne. Il n’y aurait de supprimé que l’empire des Ottomans et la suprématie temporelle et spirituelle du sultan ; mais comme les contrées régies par le grand-seigneur passeraient avec la Perse sous la domination des tsars, et qu’il faut à tout prix éviter au monde un pareil résultat, il ne semble pas y avoir d’autre règle de conduite à suivre que de démontrer à la Perse ses vrais intérêts et de la précipiter dans le mouvement civilisateur de l’Occident. Nous avons, dans un précédent travail, signalé comme une des futures voies du grand commerce du monde le fameux chemin de fer de l’Euphrate, étudié il y a déjà longtemps, puis abandonné, et enfin repris sérieusement[1]. S’il arrive à être exécuté, et que l’on puisse aller de Bassora à Constantinople avec une vitesse de 12 ou 15 lieues à l’heure, la Perse sera entraînée dans ce mouvement, elle se convaincra que ses intérêts sont étroitement unis à ceux du sultan, et les millions de marchandises qui vont aujourd’hui par Trébizonde, Poti, Tiflis et la Russie, prendront leur route directe par Constantinople. Le gouvernement du sultan paraît frappé de cette idée, et c’est pour lui donner suite qu’un des pachas les plus intelligens de l’empire a été envoyé tout récemment sur les rives de l’Euphrate pour étudier la question. La Turquie et l’Égypte paraissent plus éloignées de s’entendre. Depuis la victoire de Nézib, remportée il y a trente ans par le pacha Ibrahim, le lien de subordination qui unissait la seconde à la première tend à se briser, et il ne semble pas possible qu’il puisse résister longtemps encore à la traction qui s’opère sur lui des deux côtés. Le problème en effet est extrêmement complexe et se compose des élémens les plus variés. L’Égypte est sunnite comme l’empire, et à ce titre devrait, ce semble, reconnaître la suprématie religieuse du sultan ; mais elle est en majeure partie habitée par des populations d’origine arabe, comme le prophète, et qui se mettent fort au-dessus des Turcs. Avant que les gouverneurs de ce pays se fussent rendus presque indépendans de la Porte, les populations de l’Égypte voyaient du plus mauvais œil les pachas ottomans que celle-ci leur envoyait et qui l’exploitaient avec un orgueil despotique. Elles se regardaient d’ailleurs comme les véritables héritières du khalifat, et voyaient dans le sultan de Constantinople et dans les Turcs des usurpateurs. Méhémet-Ali se vantait d’être Macédonien et légitime successeur d’Alexandre le Grand et des Ptolémées. Il se peut que ces idées ne soient plus celles du vice-roi actuel ; mais le désir de l’indépendance est dans le cœur de ses sujets, et Ismaïl ne l’ignore pas. La volonté qu’ils ont de l’obtenir se manifeste pour ainsi dire sans interruption, et fait naître des difficultés continuelles entre le sultan et le vice-roi. Celle qui est encore pendante, et qui a pour prétexte la présentation du budget de l’Égypte à la Porte et l’obligation que celle-ci veut imposer au khédive de le faire approuver par le sultan, n’est qu’une escarmouche dans une guerre qui n’est pas nouvelle, et dont l’issue peut facilement se prévoir. En effet, si le conflit dégénérait en rupture, et si, comme tout le fait penser, les peuples européens restaient neutres, il n’est guère douteux que le sultan ne fût battu par son vassal, mieux préparé et mieux armé que lui ; si l’affaire se résout diplomatiquement, ce sera grâce à de nouvelles concessions de la part du sultan. Or plus on fait de concessions, plus on fortifie celui à qui on les fait, et plus ensuite on se trouve dans la nécessité d’en faire d’autres ; il arrive enfin un moment où il n’en reste plus à faire, où l’indépendance est consommée. Ainsi, quelque parti qu’il prenne et par la force des choses, le sultan semble destiné à voir l’Égypte se séparer de lui prochainement et entièrement. Si du moins les princes savaient renoncer prudemment à qui les quitte, ils perdraient sans doute des provinces, mais ils sauveraient leur dignité, et se donneraient le mérite d’un abandon spontané et d’une renonciation volontaire.

La fausse situation de la Porte vis-à-vis de l’Égypte est manifeste. Si le sultan était allé à l’inauguration de Suez et l’eût présidée, il se fût mis en contradiction avec lui-même en applaudissant à une œuvre dont le firman lui avait été arraché. En s’abstenant, il a semblé étranger à une partie de son empire où venait de s’achever un travail que les premiers princes de l’Europe tenaient à honneur d’encourager. Le seul souverain qui ait manqué à la fête est celui sur le territoire duquel elle avait lieu. Aussi bien n’est-ce plus son territoire. Comme il est bien démontré qu’il perdra en Égypte jusqu’aux dernières parcelles de sa suzeraineté, ne vaudrait-il pas mieux y renoncer par un pur don qui transformerait un rival en ami, et ferait de l’Égypte une alliée de la Porte, alliance précieuse pour un avenir menaçant ?

Au reste, à des degrés divers, la situation de l’Égypte à l’égard de l’empire est celle de tous les autres vassaux du sultan, et même de plusieurs provinces qui ne sont point, à proprement parler, vassales, mais qui, habitées par des races hostiles, sont toujours prêtes à se soulever. La Turquie ne subsiste que par la volonté expresse de puissances amies. Si elle était abandonnée par elles, elle n’aurait pas une année d’existence assurée. Quand un ministre anglais disait qu’aucun danger ne la menaçait du dehors, je ne pense pas qu’il entendît autre chose que ce que nous venons de dire. En ce sens, il avait raison, et pourtant il faudrait, encore supposer que ni l’Égypte, ni la Serbie, ni la Grèce, ni la Perse ne peuvent faire courir à la Porte aucun danger. La Vénétie non plus n’était pas par elle-même un danger pour l’Autriche ; elle a été pourtant la principale cause de l’échec de Sadowa. Si l’empereur avait pu ou voulu lui rendre l’indépendance, lorsqu’il en était temps encore, il se serait trouvé vis-à-vis de la Prusse dans une situation beaucoup plus favorable. La Turquie a sur ses côtés plusieurs Vénéties, qui peuvent à un moment donné fournir à la Russie le même appoint que Venise a donné à l’Allemagne du nord.

Il ne faut donc pas dire, comme quelques-uns, que la question d’Orient n’existe plus. Elle n’a jamais été plus réelle ni plus menaçante qu’aujourd’hui. Seulement la Russie profite des leçons qu’elle reçoit : elle assiège Constantinople par des forces morales et par une patiente propagande, tandis que de l’autre côté elle s’assure l’entrée de l’Asie par le Caucase. Quand la dissolution des élémens sociaux sera achevée chez les Turcs d’Europe, elle pourra attendre patiemment que les querelles de famille des peuples occidentaux lui donnent une occasion de franchir les portes caucasiennes et de frapper un coup décisif. Il est probable qu’il se passera d’ici là quelques années encore, parce rien n’est prêt d’aucun côté. D’ailleurs l’entente des peuples européens peut se consolider et en imposer à la Russie ; une rupture entre celle-ci et l’Autriche pourrait avoir des conséquences fort différentes de celles qu’elle imagine peut-être, car il suffirait de la neutralité de la France vis-à-vis l’Allemagne du nord et du sud pour entraîner la ruine de la Russie et la reconstitution sur des bases toutes nouvelles de l’Europe centrale. Dans cette hypothèse, qui devient de jour en jour moins improbable, l’empire ottoman ne souffrirait aucune atteinte, à moins que l’inimitié de ses vassaux et de ses provinces chrétiennes ne lui suscitât des difficultés qu’il peut d’ailleurs prévoir et éviter. Ceci nous conduit naturellement à examiner l’état intérieur de la Turquie.


II

Le gouvernement turc a besoin d’opérer chez lui des réformes promptes et radicales, s’il veut être en mesure d’arrêter, au moins pour un temps, les attaques du dehors. Quel rôle ont joué les Turcs dans la guerre de Crimée ? On venait de quinze cents lieues se battre pour eux et en quelque sorte chez eux : ils ne faisaient presque rien pour leur propre défense ; livrés à eux-mêmes, ils auraient été infailliblement perdus. On fait à la guerre de Crimée le reproche d’avoir été stérile : c’est montrer qu’on ne connaît pas l’Orient, qu’on ignore ce qu’il était avant cette guerre et ce qu’il est aujourd’hui. Non-seulement la campagne de Crimée a enrayé pour longtemps la marche militaire de la Russie, mais elle en a dévoilé la politique ; elle a mis les Turcs en demeure de sortir de leur sommeil éternel. Se réveilleront-ils de cette léthargie ? Nous avons provoqué chez eux quelques-unes de ces secousses électriques qui rendent aux morts les apparences de la vie, retomberont-ils dans leur immobilité ? Voilà aujourd’hui toute la question.

Si Aali-Pacha, en ce moment grand-vizir, ne poursuit pas avec une égale conviction l’œuvre commencée par son prédécesseur Fuad, les forces vives qui minent secrètement l’empire des Osmanlis en auront raison avant cinquante ans sans l’intervention d’aucune main étrangère. La Turquie, dans la portion musulmane de ses populations,. est en proie à la lutte de deux partis qui rendent fort difficile la tâche des nouveaux vizirs. Le vieux parti, étroitement attaché à l’interprétation littérale et scolastique du Koran, hait ou méprise toute idée étrangère à ce livre ; il n’accepte aucune réforme, ni dans la constitution de la société, ni dans l’administration politique ou judiciaire ; il veut tenir les giaours relégués à un degré inférieur de l’échelle, sans action sur la marche des affaires ; il déteste les étrangers, qui n’attachent au Koran qu’une importance historique, qui lui apparaissent comme des principes de dissolution pour la société musulmane. À mesure que l’on s’éloigne du centre de l’empire, le vieux parti turc forme dans les populations un contingent de plus en plus nombreux. Dans l’est, il est tout à fait dominant ; mais il a aussi des représentans dans Constantinople : presque tous les ulémas en font partie, la plupart des derviches, c’est-à-dire des ordres religieux, y sont affiliés ; il y a au centre de la capitale un ordre de derviches blancs dont tous les étrangers vont voir les cérémonies singulières, et qui forment, dit-on, la milice secrète du vieux parti. Pareils à nos jésuites, ces derviches, que l’on dirait uniquement occupés de dévotions, se mêlent à toutes les affaires, pénètrent dans les familles, connaissent les secrets des harems et surveillent les actes du gouvernement et de ses agens.

Le parti des réformes, dont Fuad en mourant a laissé la direction à son ami Aali-Pacha, croit que l’islam n’est incompatible avec aucune amélioration, dans quelque ordre que ce soit. Il cherche moins à soutenir le passé qui s’écroule qu’à ménager l’avenir, parce que le passé est passé, et qu’il n’y a rien à craindre ni à espérer de lui, tandis que toute la réalité, favorable ou redoutable, est dans l’avenir. On peut regarder ce parti comme un produit de l’expédition de Crimée. Quand elle n’aurait pas eu d’autre résultat, on voit qu’elle n’aurait point été inutile : elle a fait voir que, s’il est impossible à la Turquie de se sauver sans le secours de l’Europe, il est impossible à l’Europe de compter sur la Turquie, si ses principes n’y sont représentés par personne. Le gouvernement actuel appartient exclusivement au parti des réformes ; à ce titre, il est et doit être soutenu par l’Europe intelligente, il a et doit avoir pour adversaire la Russie. Cette dernière n’exerce aucune action directe sur le gouvernement du sultan ; on ne se préoccupe de ses conseils que pour s’en défier, comme s’ils cachaient quelque perfidie. Toute l’influence appartient aux nations dont l’amitié est incontestable, à l’Angleterre et la France, — en seconde ligne à l’Autriche, dont la politique se lie de plus en plus à celle de l’empire ottoman, — enfin à la Prusse, suspecte tant qu’on l’a crue l’intime alliée de la Russie, mais qui commence à se faire voir sous un jour nouveau.

Malheureusement les améliorations, ou, pour mieux dire, les institutions qu’il faudrait réaliser sont si nombreuses et si importantes, qu’on ne peut s’empêcher de considérer le succès comme bien difficile. Nous ne voulons pas présenter ici de l’état de la Turquie un tableau dont l’aspect serait peut-être décourageant ; qu’on nous permette cependant une comparaison. Si un homme s’apercevait un jour que sa maison est lézardée et qu’elle menace ruine, il s’occuperait de l’abattre pour la rebâtir, et s’il n’avait aucun terrain où il pût mettre les décombres, il serait forcé d’élever sa nouvelle construction dans l’ancienne ; enfin, s’il fallait qu’il continuât d’y loger et d’y entretenir sa famille et ses serviteurs, il serait forcé de les reléguer dans quelque partie plus solide que le reste et de les appeler tour à tour dans les nouveaux logemens à mesure qu’ils seraient prêts. Pendant tout ce temps, il aurait à prendre garde que la destruction d’une aile n’entraînât le vieil édifice dans sa ruine et n’y ensevelît ses habitans. La Turquie en est là. Quand les réformes entreprises seront terminées, il ne devra pas rester un seul morceau de l’ancien bâtiment, au moins sans qu’il ait été transformé et adapté à la construction nouvelle. On opère en ce moment sur presque tous les élémens sociaux de la Turquie, religion, enseignement, administration, justice et finances, des réformes importantes. Le jour viendra où le sultan s’apercevra que chacune de ces réformes l’atteint lui-même, amoindrit ou circonscrit son autorité absolue, et que, si l’on réussit à les accomplir, il en sortira roi constitutionnel.

Cette conclusion se trouve tellement en opposition avec tout le passé de l’islamisme, avec l’état présent de la Turquie, que l’on se prend à douter de la possibilité du succès. D’ailleurs beaucoup de tentatives ont échoué déjà, beaucoup de promesses sont restées vaines ; la volonté du sultan, qui semblerait devoir être toujours exécutée, puisqu’elle est absolue, est venue se briser souvent contre l’inertie des agens secondaires, contre l’intérêt qu’ils ont à ne rien changer, enfin contre des abus invétérés dont la suppression détruirait l’inégalité des races, et dont la conservation fait toute la force des oppresseurs.

Si le sultan n’avait à lutter que contre les vieilles prétentions musulmanes, il parviendrait à les vaincre, car il est non-seulement le roi, mais le pape de ses sujets et le commandeur des croyans. Le Koran à la main, il pourrait démontrer aux populations musulmanes que les superstitions ont été condamnées par le prophète, aux ulémas qu’ils tiennent du successeur de Mahomet toute leur autorité, et qu’il est le maître de la leur retirer, s’il le veut, aux derviches qu’ils n’existent que par des déviations de la loi, à tous les gens d’église que les propriétés sur lesquelles ils vivent sans travail sont des biens usurpés, dont il est, comme représentant de Dieu, le seul propriétaire légitime. Ainsi, pour le dire en passant, il aurait pu, de son autorité privée, résoudre cette fameuse question des vacoufs, qui a fait tant de bruit dans ces dernières années, et qui, si elle avait été tranchée comme elle devait l’être, aurait rendu productifs pour l’état tant de biens tombés en mainmorte. L’affaire des biens d’église était plus facile à régler pour le sultan, revêtu à la fois du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, que pour les gouvernemens d’Italie ou d’Espagne qui, n’ayant pas le second, pouvaient paraître des persécuteurs.

Mais le vrai problème religieux de la Turquie naît de la diversité des cultes, et de l’état d’infériorité et d’oppression où la religion chrétienne y laisse ses sectateurs. C’est l’appui moral prêté à ces derniers par la Russie qui rend cette puissance si redoutable au sultan ; car, lors même qu’elle ne l’attaque pas les armes à la main, elle prend en main leurs intérêts, elle se constitue leur avocat et leur mandataire, elle fait agir au sein même des populations une force dissolvante plus dangereuse pour la Turquie que la guerre elle-même. Les populations chrétiennes sont plus intelligentes et surtout plus actives que les musulmans : ce sont elles qui cultivent la terre, qui font le commerce et la banque, qui vont sur mer, qui circulent entre l’Occident et l’Orient, qui mettent au service même des sultans la plus grande partie de l’argent dont il a besoin. Je connais des Grecs de Constantinople qui surpassent en intelligence, en instruction positive et en savoir-vivre tout ce que la Turquie musulmane a jamais produit. Des hommes de cette valeur sont menés en justice et jugés par un cadi que ne sait pas lire, et cependant les tribunaux mixtes, qui admettent parmi les juges des hommes de la même religion que les parties en litige, paraissent très nombreux en Turquie.

L’hostilité des religions, la supériorité que les musulmans possèdent, et l’infériorité où les chrétiens sont injustement maintenus, placent le sultan dans une fâcheuse alternative, car, quoi qu’il fasse, il est sûr d’avoir les uns ou les autres pour ennemis. Tout ce qu’il fait pour les chrétiens est désapprouvé par les musulmans ; . s’il fait beaucoup, il peut s’attirer de la part de ces derniers des haines religieuses capables des derniers excès ; s’il fait peu, il blesse. le vieux parti turc sans satisfaire les raïas, qui se tournent alors vers la Russie. Le gouvernement turc a fini par comprendre d’où vient le danger ; en effet, il n’y a en Turquie que deux forces réellement en lutte, dont l’une est représentée par les meneurs du vieux parti, et l’autre par les populations chrétiennes. Des premiers, le sultan n’a rien de bon à attendre, puisqu’ils ignorent ces principes d’humanité et de justice qui sont l’âme des sociétés, cette activité féconde qui produit la richesse, rend les états prospères et leur permet de vivre par eux-mêmes et de se défendre contre leurs ennemis. Les seconds ont pour eux l’intelligence, l’activité, le goût et l’aptitude du commerce, tout ce qui fait la force d’une nation ; quand le sultan leur donnera les droits dont jouissent les peuples civilisés, il les rattachera sincèrement à sa cause.

Si donc l’élément musulman conserve la prépondérance en Orient, la Turquie, retombée dans sa barbarie, ne tardera pas à succomber ; si au contraire toutes les nations, sans acception de religions ou de races, y sont traitées sur le pied d’égalité, une ère nouvelle peut s’ouvrir pour l’empire ottoman. Il est évident, à l’heure où nous vivons, que si le sultan ne parvient pas à faire régner l’égalité dans son empire, il périra comme roi et comme pape à la fois. De quoi se meurt le pape qui règne à Rome ? De son obstination vis-à-vis des principes de justice dont le monde moderne a fait sa base. Si le peuple des états romains renfermait beaucoup de protestans, d’Arabes ou de Juifs chargés de nourrir des seigneurs catholiques dans le luxe, la fainéantise et l’immoralité, croit-on que le pape de Rome y serait encore en ce moment ? Le progrès des nations est lié à la chute des théocraties, parce que celles-ci ont pour conséquence l’oppression des populations dissidentes, le règne de l’injustice, le triomphe de la force d’abord, puis de la ruse et de l’intrigue. Que les réformes demandées par l’Europe et consenties par le sultan se réalisent, il aura détruit le vieux parti turc, qui est le corps mort attaché à sa personne ; mais du même coup il aura effacé le caractère théocratique de son pouvoir, et par cela même il l’aura restauré. Il y réussira peut-être, lui qui n’a jamais répondu à personne un non possumus, et ce ne sera pas un des spectacles les moins intéressans du siècle où nous sommes, ni l’un des moindres triomphés de la civilisation.

L’indifférence politique à l’égard des religions est du reste plus aisée à pratiquer pour le sultan que pour le pape. Avant d’être souverain pontife, le pape est nommé par une oligarchie tout ultra-montaine, qui le tient ensuite dans sa dépendance. Le sultan est sultan par sa naissance, et ne dépend ni des ulémas ni du vieux parti turc : il peut donc être libéral sans en devoir compte à personne. Quand il aura remporté la victoire pour laquelle il semble lutter, toute l’Europe civilisée applaudira, la Russie se trouvera désarmée ; les temples chrétiens retourneront aux chrétiens, la liberté religieuse et l’égalité des cultes seront une réalité ; le Koran, l’Évangile et la Bible seront forcés de se tolérer entre eux, et la Turquie devra au sultan une paix que nous ne possédons pas encore, que l’église romaine ne peut souffrir, et pour laquelle les peuples de l’Europe ont donné beaucoup de leur sang. Toute personne ayant quelque peu vécu en Orient sait que tel était l’idéal de Fuad-Pacha. On assure que son successeur Aali s’efforce aussi de l’atteindre.

C’est beaucoup d’avoir compris que l’instruction publique est la plus utile de toutes les réformes projetées, et c’est un pas important d’avoir commencé à la réaliser. L’auteur du Testament politique s’est imaginé que les médrésés, c’est-à-dire les écoles musulmanes, dont le Koran est la base, pouvaient servir de point de départ à une organisation nouvelle de l’enseignement. Cette idée seule prouverait au besoin que ce document est apocryphe, car il n’est pas possible qu’un homme tel que Fuad, qui connaissait bien l’Europe, commît une pareille méprise. Qu’est aujourd’hui la science musulmane dont les médrésés donnent les élémens ? Une scolastique basée sur le Koran. En quoi ce genre d’instruction peut-il répondre aux besoins des sociétés modernes ? Toute la science musulmane est subordonnée à l’institution ecclésiastique ; c’est une annexe de l’islam. Quand même le développement de ces écoles pourrait suffire à la société musulmane, qui jusqu’à présent n’a pas été en cela fort exigeante, jamais les médrésés ne répondront aux vœux de la société chrétienne, sur laquelle repose l’avenir de la Turquie. La preuve est faite : il y a des médrésés dans toute la Turquie d’Europe ; cela n’empêche pas les écoles chrétiennes de se fonder de tous côtés avec l’argent des Grecs ou de la Russie. Si l’on réformait les médrésés de manière que les enfans chrétiens pussent y venir, cela reviendrait à dire qu’on aurait supprimé les vieilles écoles en conservant seulement le nom.

On a publié récemment à Paris, sous le nom de Soirées de Constantinople, un livre rempli des paradoxes les plus étranges, et qui, nous l’espérons, ne fera illusion à personne. Cependant l’on connaît si peu chez nous ce qui se passe au loin, et surtout en Orient, qu’un livre de cette nature, rédigé avec la verve d’un journaliste militant, peut donner de la Turquie une notion exagérée et par conséquent fâcheuse pour elle. On y vante beaucoup la science musulmane d’autrefois, lorsqu’il est de notoriété que les savans mahométans du moyen âge n’ont guère été que les traducteurs et les compilateurs des Grecs, des Persans et des Indiens. Ce n’est pas cette science scolastique dépourvue de pratique et d’utilité qui peut sauver la Turquie. C’est comme si en France, dans les lycées et dans les écoles primaires, on donnait pour livres de classe des extraits de saint Thomas ou de saint Bonaventure. Il y a donc autre chose à faire que de replâtrer les petites coupoles des médrésés : il faut bâtir à neuf. C’est ce qu’a parfaitement compris le gouvernement turc en fondant le lycée ottoman de Constantinople avec l’aide du ministre de l’instruction publique en France.

Dans ce lycée, chaque enfant peut suivre sa religion paternelle ; aucune religion n’y est enseignée ; les classes y sont exclusivement consacrées aux lettres et aux sciences, et les enfans de toute race et de toute religion y reçoivent des leçons où il n’est question ni de Bible, ni d’Évangile ni de Koran. Quand ce lycée fut ouvert il y a à peu près deux ans, on eut quelque peine à obtenir des musulmans qu’ils y envoyassent leurs fils ; on dit même qu’il fallut, pour les y décider, un avis sévère du sultan. Ils s’y rendirent. Aujourd’hui le nombre de places qui leur est réservé est complètement rempli ; mais voyez à quels obstacles singuliers la diversité des cultes expose une nation comme la Turquie. Les fêtes des différentes communions y sont très nombreuses et tombent à tous les jours de la semaine ; il en résulte que les maîtres ont beaucoup de peine à réunir tous leurs élèves, et que, pour la plupart d’entre eux, la suite des leçons est brisée. L’inconvénient, moindre pour les lettres, est capital pour l’étude des sciences. La fondation de ce lycée est pourtant une des meilleures créations du nouveau gouvernement ; on espère qu’il deviendra tout à la fois un modèle pour la création d’autres collèges dans les principales villes de l’empire et une pépinière d’où naîtront des hommes capables pour tous les services de l’état. On n’habituerait pas facilement un vieux Turc à siéger dans un conseil à côté d’un vieux chrétien ; mais, élevés en commun, nourris à la même table, les enfans des chrétiens et des Turcs s’habitueront à l’égalité.

Du reste, la nature de l’enseignement dont la population musulmane a besoin a été fort bien comprise. On n’a pas imité les Grecs d’Athènes, qui se sont jetés dans la théorie pure, et dont toutes les études n’exigent que de l’encre, des plumes et du papier. Au temps où nous vivons, il faut bien l’avouer, un ingénieur rend plus de services qu’un archéologue ; on se rend plus utile en apprenant l’usage du graphomètre ou l’art de construire une machine qu’en feuilletant Callimaque ou en creusant les énigmes de Lycophron. Certes, on, serait mal venu à vouloir rabaisser les lettres au profit des sciences ; mais autant les premières sont excellentes chez un peuple qui peut se donner le luxe de les rémunérer, autant il est nécessaire de songer à quelque chose de plus substantiel et de plus immédiatement utile chez un peuple pour qui il s’agit d’être ou de n’être pas. Les Grecs libres ont pris d’abord conseil de l’Allemagne et ont créé des cours de théorie vague et d’érudition stérile ; leur pays est encore dépourvu d’hommes pratiques, tandis que les nouvelles générations devraient en fournir en abondance. Les Turcs semblent, d’après les conseils de la France, être entrés dans une voie meilleure. Tout récemment le sultan a ordonné la fondation dans tout son empire d’écoles modelées sur celles de notre pays. Il poursuit donc l’exécution des plans de Fuad-Pacha ; réussira-t-il malgré l’hostilité des gens de religion et des races privilégiées ? Trouvera-t-il des maîtres comprenant leur tâche et se dévouant à la remplir ? L’instruction publique semble préoccuper surtout le sultan et son grand-vizir : ils ont bien vu qu’en Europe toutes les améliorations et tous les progrès ont leur point de départ dans l’enseignement. La création en Turquie d’un grand système d’instruction publique libéral, scientifique et pratique, l’appel de maîtres étrangers intelligens, bien soutenus et honorés, feront plus pour régénérer et sauver cet empire que toutes les autres tentatives, car ces écoles, imbues de principes philosophiques, fourniront au sultan des hommes capables pour toutes les carrières.

C’est précisément ce qui manque aujourd’hui. Qu’est-ce qu’un pacha sauf quelques exceptions ? Une sorte de satrape ignorant, fanatique et orgueilleux. Ce personnage, sans instruction autre que celle des médrésés, est à la fois préfet, chef du cadastre, impositeur, répartiteur des impôts, percepteur, receveur et contrôleur. Conçoit-on chez nous une pareille anarchie ? Que demande-t-on à cet homme ? Un nombre déterminé de livres ou, comme on dit, de bourses, qu’il doit retirer de sa province et envoyer à Constantinople. C’est à lui de les extraire de la population dont il est le chef : s’il les paie exactement, on est satisfait de lui ; s’il peut y ajouter en présens quelque chose de plus, il sera récompensé comme un homme habile et fidèle. Quant à la réalité des sommes que le peuple paie, personne que lui ne la connaît et ne s’en inquiète, car il est à lui-même son propre contrôle. Qu’est-ce que le sultan ? Le pacha des pachas, le receveur et le contrôleur universel de son empire, comme il est le maître absolu des budgets. Un sultan honnête et prudent aura soin de ménager ses finances, de surveiller ses pachas par des missi dominici, d’épargner son peuple, mais après les Auguste et les Tibère peuvent venir les Caligula, les Claude et les Néron.

Quand l’instruction aura régénéré les peuples musulmans en y introduisant des principes de justice et quelques notions des droits de l’homme et du citoyen, alors seulement il sera possible d’établir l’ordre dans les finances, en y créant un contrôle à tous les degrés. Avant la révolution de 1789, le système financier de la France ressemblait un peu à celui de la Turquie ; nos fermiers-généraux ne valaient guère mieux que ses pachas ; le nom même de fermiers montre l’idée qui avait présidé à leur création ; les cris du peuple et ses vengeances de la fin du siècle prouvent de quelle manière ces offices étaient remplis. Un sultan habile et persévérant peut faire sans secousse ce que nous n’avons pu faire sans une révolution sanglante. A l’heure actuelle, certains élémens de réforme sont déjà prêts, les populations chrétiennes, quoique asservies, ont fait des progrès en toutes choses ; presque partout elles ont des écoles entretenues par elles ou par leurs coreligionnaires étrangers ; ceux-ci, qui sont libres, ont fait pénétrer au milieu d’elles ces idées d’égalité, de justice, de contrôle, de liberté personnelle, dont la population musulmane paraît si dépourvue. Par conséquent c’est principalement cette dernière qu’il faut instruire et accoutumer à voir des égaux dans les chrétiens, qu’elle méprise et opprime aujourd’hui. Quand on aura obtenu ce résultat par un enseignement bien dirigé, il sera possible de créer un système financier analogue à ceux des peuples civilisés de l’Europe.

Le contrôle dans la perception des impôts aura nécessairement pour conséquence la fixation équitable des budgets et le règlement des dépenses. Jusqu’ici, le sultan, comme successeur du prophète et vicaire d’Allah, a été maître absolu de la terre et de ses produits. Il en est résulté une effroyable dilapidation des deniers publics : on paie largement un pacha pour qu’il soit fidèle, et il ne l’est pas ; le pacha fait de même à l’égard du cadi ; ce dernier de son côté croit acheter par de larges et avantageuses conditions la fidélité de ses secrétaires, qui le trompent, et au-dessous de ceux-ci il y a encore leurs valets. Or la dépense remonte, puisqu’en définitive tout cet argent vient du trésor, après avoir été extorqué aux populations. Celles-ci restent découragées par l’énormité d’impôts arbitraires, les bras languissent, la terre demeure inféconde, la misère pèse sur les provinces et en décime les habitans. Le gouvernement actuel a senti que la réforme devait commencer par le sultan lui-même, car si celui d’aujourd’hui paraît modéré en comparaison de ses prédécesseurs, il peut avoir pour successeur un prodigue. Le sultan a donc créé récemment un conseil des finances, dont le rôle est de discuter et de fixer chaque année le budget des recettes et des dépenses. On ne peut pas méconnaître les excellentes intentions d’Abdul-Aziz et de son grand-vizir ; mais qu’est-ce qu’un conseil de finances nommé par le sultan, que le sultan peut changer ou détruire, et qui n’est pas soutenu par des contrôles indépendans à tous les degrés de l’échelle administrative ? Il n’y a que les institutions populaires qui puissent retenir les princes en leur inspirant une certaine terreur, et ces institutions ne sont bonnes ou même possibles que chez des peuples éclairés. Là donc on se trouve encore en présence de la création d’une instruction publique libérale et égale pour tous, gratuite, s’il est possible, et, s’il est possible, obligatoire. Si une telle chose existait, dans dix ans la réforme financière et administrative s’accomplirait d’elle-même ; mais dans l’état présent des choses, la corruption s’exerçant du haut en bas, la servilité et la cupidité règnent à tous les degrés. L’habitude qu’on prend chez soi de traiter ainsi avec les hommes et d’acheter leurs services fait que l’on use des mêmes moyens à l’égard des étrangers. On paie des journalistes pour vanter les uns et injurier les autres ; on croit nécessaire d’en entretenir sur toutes les places politiques de l’Europe, sans songer que la découverte d’un seul d’entre eux déconsidère un gouvernement, et lui fait plus de tort que tous les autres ne peuvent lui rendre de services.

Avec l’ignorance disparaîtront les mauvaises lois, avec les mauvaises lois les procédés malhonnêtes, la corruption et la servilité. Quand chaque homme dans le peuple aura reconquis le sentiment de la dignité humaine, et que, jouant quelque rôle dans la chose publique, il pourra faire valoir ses droits et défendre sa propriété, on verra naître en Turquie certains principes dont l’idée y existe à peine aujourd’hui. Il n’y a là en effet ni cité ni patrie. Qu’est-ce qu’une ville turque ? Un ensemble de maisons mal construites, habitées par des hommes qu’aucun sentiment national ne réunit. Le seul lien qui les rattache entre eux est celui de la religion. Les chrétiens se donnent le nom de frères, mais ils ont les musulmans en horreur. Les musulmans méprisent les chrétiens en les exploitant ; mais, comme cette exploitation est toute personnelle, personne n’est intéressé à la chose publique. Le musulman, tout en opprimant les chrétiens, fait son salut et gagne le paradis par des ablutions sur sa personne, des prières marmottées sans intelligence, des jeûnes en temps opportun, quelques aumônes à ses coreligionnaires, et surtout par ce fameux pèlerinage de La Mecque qui a la vertu de répandre les épidémies en tous pays. Les musulmans se reconnaissent d’un pays à l’autre comme les Juifs ; mais, pour être citoyens de l’univers, ils n’en sont pas plus citoyens de leur ville et partie intéressée de leur nation. Il n’y a dans le monde musulman que des races sans nationalité, et les races s’effacent devant l’islam.

On voit quelle tâche a devant lui le gouvernement de la Porte, s’il persiste à vouloir transformer ses villes en cités et ses peuples en une nation. Que de préjugés à combattre, que d’usages à extirper, que d’orgueil à réduire, et par contre-coup que de principes à introduire et de sentimens, aujourd’hui inconnus, à faire naître ! Le système administratif de la Turquie a reposé jusqu’ici sur l’avidité des uns et la corruption exercée par les autres ; les procédés de gouvernement s’exprimaient par un seul mot : la force. Le sultan essaie aujourd’hui des réformes dans toutes les parties de son administration ; quelques-unes semblent réussir, la plupart sont empêchées par le mauvais vouloir ou par la routine. Si ce gouvernement se décourage ou meurt à la peine, le règne de la force reprendra avec une énergie nouvelle ; mais le plus fort n’est pas toujours celui qui a en main la puissance : la vraie force réside dans l’intelligence, dans l’instruction, dans l’énergie féconde, dans les principes dont on est armé, enfin dans l’appui moral ou matériel des nations civilisées. Les Russes étant exclus de la Turquie par l’accord de tout l’Occident, la lutte se réduirait donc à ce qu’elle est depuis longtemps, c’est-à-dire à celle des chrétiens et des musulmans. Par chrétiens, il faut entendre principalement les Grecs, mais, il ne faut pas omettre les Armemens, les Bulgares, les Slaves, les Albanais et une partie des hommes de race latine ou germanique fixés en Turquie. Toutes ces races, actives à des degrés divers, faisant depuis quelques années de rapides progrès, on ne peut guère douter qu’elles n’aient avant peu la force entre les mains, et qu’ainsi elles fassent violemment, à un moment donné, la révolution tentée pacifiquement par la Sublime-Porte. Cette révolution s’opérerait plutôt contre les pachas, les cadis et les soldats turcs que contre le sultan lui-même, parce qu’elle serait sociale plus encore que politique. Comme elle aura lieu certainement, si les réformes tentées ne peuvent aboutir, l’impuissance du gouvernement turc se trouvera alors démontrée doublement par cet insuccès et par cette révolution. Il n’est pas douteux qu’alors les peuples de l’Europe, sinon la plupart des gouvernemens, prendront parti pour les chrétiens et laisseront périr l’empire ottoman.

Les efforts du pouvoir actuel en Turquie sont assurément méritoires ; peut-être ne sont-ils pas bien coordonnés et exempts de quelque confusion. Aucune des réformes projetées ne peut se faire sans argent, et le pays est tellement arriéré et mal exploité qu’il ne fournit pas les fonds nécessaires à un pareil remaniement. Il faut de l’argent pour l’instruction publique à créer, il en faut pour le développement de la flotte, pour la réorganisation de l’armée et son nouvel armement, pour les nouvelles institutions politiques, pour les sociétés commerciales, pour les établissemens de crédit ; il en faut surtout pour les routes, pour les chemins de fer, dont l’absence placerait la Turquie fort au-dessous de la Russie, qui fait les siens. Le sultan, à bout de ressources, emprunte, emprunte toujours : il promet à ses créanciers des intérêts énormes, il hypothèque ses meilleures sources de revenu. Il appelle les étrangers, le plus souvent des spéculateurs, qui viennent faire la banque avec forts intérêts et grosses commissions ; l’argent emprunté passe entre leurs mains et ne produit dans le pays que la dixième partie des effets qu’il produirait chez nous. La situation financière du sultan est donc fort difficile et le deviendra de plus en plus pendant quelque temps. Il est dans la condition d’une compagnie industrielle, d’une société immobilière, par exemple, qui emprunte de fortes sommes pour bâtir et qui compte sur la vente ou sur la location de ses futures maisons ; cependant les années s’écoulent, et l’argent aussi, les maisons s’élèvent et ne s’achèvent pas, les intérêts de l’argent emprunté continuent de courir, les locations et les ventes rapportent moins qu’on ne l’espérait ; enfin on établit ses comptes, on se trouve forcé de suspendre les travaux et les paiemens, et l’on fait faillite. Nous n’avons parlé que des mécomptes sans faire la part des dilapidations, toujours à craindre en Turquie. Nous ne voulons pas dire que le sultan soit sur le point de faire faillite. La Turquie est un pays de ressources ; si elle peut éviter la guerres au dehors et les révoltes au dedans, si elle sait faire de certaines provinces hostiles un sacrifice volontaire qui lui sera payé en sécurité, il se peut qu’aidée et encouragée par les gouvernemens amis, elle arrive à ce point où les premières mises de fonds s’arrêtent, où l’industrie créée commence à produire ; mais quelle tâche immense pour des hommes aussi peu expérimentés que les Turcs en matière de constitutions libérales et de services publics ! Aussi, au point où les choses en sont, il est impossible de prédire absolument ni l’échec ni le succès.

Pour le moment, les états européens ne peuvent qu’encourager le gouvernement du sultan et lui faciliter la tâche qu’il a entreprise. Notre influence peut être grande, puisque nous possédons pleinement chez nous les institutions qu’il s’efforce d’introduire chez lui. Lorsque les Hellènes se constituèrent en royaume, ils voulurent établir dans leur pays une banque nationale bien organisée et dont le crédit fût fondé sur une bonne administration ; ils demandèrent le secours d’un gouverneur de la Banque de France, qui vint à Athènes fonder l’établissement nouveau. De toutes les institutions helléniques, c’est aujourd’hui la meilleure, la plus solide et la plus profitable. Les Turcs ont fait de même pour le lycée ottoman. Ils peuvent continuer dans la même voie, et il est certain que l’Europe applaudira tout entière à leurs efforts. Ils ont récemment concédé leurs chemins de fer à des compagnies étrangères, ils ont laissé des banques s’établir chez eux, ils viennent d’autoriser la création d’entrepôts de commerce dans leurs principaux ports. Tout cela appelle les étrangers et confond les intérêts ; mais c’est seulement lorsqu’un effort sérieux aura été fait, un succès obtenu pour l’unification des races, leur égalité devant la loi, pour la liberté des religions, la sûreté des propriétés, l’exacte administration des finances et de la justice, — c’est alors seulement que l’équilibre sera rompu en faveur des idées nouvelles, et que la Turquie sera entrée dans les voies de la civilisation. Jusqu’à présent, elle ne fait que les chercher.

Je ne pousserai pas plus loin cette étude des élémens sociaux et des forces morales qui s’agitent dans l’empire ottoman. On voit qu’en ce moment beaucoup de problèmes sont posés, et que pas un seul n’est résolu. Problèmes intérieurs et extérieurs, tous sont en suspens et pour ainsi dire enchevêtrés les uns dans les autres. Les relations de la Turquie avec les états de l’Europe dépendent de la façon dont elle résoudra ses questions intérieures, et la solution de ces dernières est liée au bon vouloir que les peuples civilisés auront pour le sultan. Ceux-ci étant eux-mêmes sujets à des changemens périodiques, la chute d’un pouvoir peut modifier leur attitude à l’égard de la Turquie ; cependant, lorsqu’il sera démontré que le gouvernement de la Porte agit avec résolution, qu’il ne veut point, par exemple, comme le dit l’auteur du Testament politique, exploiter à son profit les sentimens chevaleresques des peuples, il trouvera les nations comme les souverains disposés à l’aider dans son entreprise, car les nations plus encore que les souverains ont le désir de voir régner partout la concorde, le bien-être et la justice.

Le succès semble aujourd’hui dépendre principalement du temps que mettra la Turquie à se réformer. Il faut qu’elle regagne en quelques années le chemin qu’elle a perdu depuis trois siècles. Théoriquement cela n’est point impossible, puisque tout le système qu’il s’agit d’abolir repose sur l’idée que les musulmans se font d’Allah, et que cette idée n’est pas fort différente de celle des chrétiens, dont le Dieu est personnel et dont le pape est une manière de sultan. Des Turcs aux raïas, il n’y a pas beaucoup plus de distance sociale qu’il n’y en avait chez nous entre les nobles et les vilains ; la loi pourtant les a ramenés à l’égalité. Quant à la lutte des religions, la science positive la calme toujours, comme nous en avons fait l’expérience, et finit par avoir raison du fanatisme quand elle ne peut l’éteindre. Le temps aussi se chargera d’abattre l’orgueil musulman, quand des lois bien observées l’auront contraint à reconnaître ou à respecter l’égalité. La question suprême est donc une question de temps. Les réformes intérieures seront-elles assez avancées, les populations assez satisfaites, l’état économique assez prospère pour arrêter la tempête qui gronde au dehors, et qui bien vite s’étendrait jusqu’au dedans ? Le sultan trouvera-t-il des ministres assez intelligens pour concevoir les mesures de salut, assez fermes pour les exécuter ? C’est ce qu’un prochain avenir pourra nous apprendre. Quoi qu’il en soit, la Turquie en ce moment attire tous les regards ; elle intéresse l’Europe tout entière, et par ce qu’elle fait et par ce qu’elle ne fait pas. C’est en ses mains, non dans les nôtres, qu’est la solution des problèmes dont nous venons d’énoncer les élémens.


EMILE BURNOUF.

  1. Voyez dans la Revue du 15 mai, la Grèce en 1869.