La Tunisie depuis la guerre

La Tunisie depuis la guerre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 475-489).
LA TUNISIE DEPUIS LA GUERRE

Le loyalisme dont ont fait preuve, dès le début de la guerre, les empires coloniaux de la Grande-Bretagne et de la République française aura été l’un des traits les plus caractéristiques et les plus réconfortans de la période tragique que nous traversons. On sait avec quel empressement ardent et enthousiaste celui du Royaume-Uni répondit à l’appel de la métropole. ! Au Canada, à Terre-Neuve, en Australie, dans l’Afrique du Sud, aux Indes, partout enfin » où flotte le pavillon britannique, les populations affirmèrent superbement leur dévouement que l’empereur d’Allemagne avait eu le tort de croire factice et fragile, et, sous un souffle généreux et patriotique, se dissipèrent comme par enchantement les nuages qui, à un moment donné, avaient pu faire craindre un désaccord entre l’Angleterre et ses possessions d’outre-mer. Ce démenti solennel infligé aux prévisions orgueilleuses de Guillaume II, en des conditions singulièrement imprévues pour lui, constitue, avec ce qui s’est passé en Irlande, l’événement le plus considérable de l’histoire de la Grande-Bretagne dans les temps contemporains.

Le spectacle qu’a donné au monde, dans les mêmes circonstances, l’empire colonial français n’a pas été moins digne d’admiration. Nous avons vu, là aussi, nos compatriotes et les indigènes communier dans l’amour de la France et, comme en France même, l’oubli des dissentimens et des griefs de la veille élevé à la hauteur d’un principe, d’une nécessité de salut national. En Tunisie, pays de protectorat, le seul dont je veuille parler ici, les témoignages de loyalisme ont été tout aussi éclatans que dans nos colonies. Il s’est manifesta avec autant d’éclat que d’unanimité et tout d’abord par l’ordre et le bon vouloir, la rapidité et l’entrain qui ont caractérisé la mobilisation.

Le devoir patriotique commandait aux Français mobilisables, commerçans, employés, colons établis en Tunisie, de donner le bon exemple aux indigènes. Ils l’ont donné en répondant, comme leurs frères de la métropole, à l’appel du pays en un élan de volonté que nous avons tous salué comme un prélude de victoire. Il en est qui ont sollicité ainsi qu’une faveur de marcher immédiatement au combat et ceux-là seuls ont paru mécontens, que les autorités militaires ont dû retenir dans le pays pour les nécessités de sa défense. J’en sais qui continuent à demander à être envoyés aux armées pour venger nos morts. Parmi ces soldats, figurent, comme en France, des prêtres, des religieux, tels que les Salésiens et les Pères Blancs de Carthage[1], préparés, on le sait, à une vie de périls, de privations et de sacrifices. Tel est donc l’exemple que les Français ont donné aux indigènes et qui d’ailleurs n’était pas nécessaire pour inciter ceux-ci à remplir leur devoir. Tous ceux qu’atteignait l’appel se sont présentés au jour voulu en proclamant hautement leur amour pour la France qu’hier encore le bey de Tunis, dans une allocution officielle, appelait « notre mère. » Au nombre d’environ 30 000, ils ont été dirigés sur l’Algérie d’où on les a expédiés vers le champ de bataille avec les contingens algérien et marocain. A peine est-il besoin de rappeler que les tirailleurs et spahis se sont distingués par leur vaillance au feu, par leur fureur contre l’ennemi. Ils l’ont combattu et continuent à le combattre avec la fougue- quasi sauvage qui les rend si redoutables quand ils sont déchaînés.

Il convenait de faire jouir ces incomparables combattans d’un traitement largement équitable, en ce qui touche leur solde et l’allocation à leur famille. C’était d’autant plus nécessaire que, par suite d’une sécheresse qui dure depuis des mois, la Tunisie subissait, notamment dans le Sud, une crise agricole désastreuse. Privés de toute récolte, les indigènes, en dépit des mesures prises par le gouvernement pour leur venir en aide, souffraient cruellement et eussent été réduits à la famine, si ces mesures n’avaient apporté un soulagement à leur misère. La mobilisation, en leur procurant d’importans avantages matériels, conjurait les maux dont ils étaient menacés. Une prime de 200 francs, accordée au mobilisé au moment où il est engagé au titre algérien, une solde journalière de 25 centimes, une allocation de 75 centimes à sa femme, qui s’augmente de 25, s’il est envoyé en France, et qui est alors payée par le gouvernement de la métropole, tel est le traitement que lui assurait la mobilisation à lui et aux siens. C’en était assez pour la rendre populaire, ne l’eût-elle pas été déjà grâce au prestige dont jouit le drapeau français parmi les indigènes et au sentiment qui les porte à considérer comme un honneur de servir sous ce drapeau. On peut donc dire qu’entre le gouvernement du Protectorat et les populations, il y eut satisfaction réciproque.

Il importe peu maintenant qu’elle ait paru un moment devoir être troublée par les retards involontaires qui se sont produits au début dans l’application des mesures qui viennent d’être exposées. Des mobilisés se plaignaient de ce que leur famille n’avait pas touché l’allocation promise. C’était vrai, et on a pu constater qu’en quelques cas, d’ailleurs assez rares, les promesses gouvernementales n’avaient pas été suivies d’effet dans les délais où elles auraient dû l’être. On a accusé d’abord la vénalité de certains caïds qui se seraient adjugé les allocations qu’ils étaient tenus de distribuer. Mais tout autre est la vérité, et les fonctionnaires indigènes méritent d’autant moins d’être accusés que ce n’est pas eux qui étaient chargés des distributions. Ce soin avait été confié aux agens des finances français, auprès desquels la femme arabe, empêchée par les mœurs et les usages d’entrer en relations directes avec eux, devait être représentée, en l’absence de son mari, par un mandataire désigné par lui. Or, le départ des premiers mobilisés avait été si rapide qu’ils n’eurent pas le temps pour la plupart de désigner ce mandataire, d’où un grand embarras pour nos agens des finances, qui durant quelques jours ignorèrent à qui les allocations étaient légitimement dues et ensuite par quelles mains ils pouvaient les faire parvenir aux ayans droit. On a dit aussi qu’en certain cas, le mandataire désigné par le mari, lequel est ordinairement un membre de sa famille, n’avait pas rempli loyalement le mandat qu’il avait reçu et n’avait versé à la femme qu’une partie de la somme qu’il devait lui remettre.

C’est là, on le reconnaîtra, de bien menus incidens auxquels il était aisé de remédier. Il y a été, en effet, mis fin en peu de temps. Si j’y fais allusion, c’est qu’ils donnèrent lieu, lorsque le bruit s’en répandit, aux rumeurs les plus alarmantes, qui, du reste, ne me semblent pas avoir dépassé les limites de la Tunisie. Il y a, dans ce pays comme dans la métropole, des personnes trop disposées à voir tout en noir, à accueillir les bruits alarmans de préférence aux nouvelles rassurantes. Chez certaines de ces personnes, cette disposition au pessimisme est excusable. Elle résulte, quand elles ont un ou plusieurs membres de leurs familles sous les drapeaux, d’inquiétudes légitimes, et parfois aussi de leur douleur lorsque la mort a frappé l’un d’entre eux, douleur cruelle que peut ennoblir la gloire de son trépas, mais qu’elle ne saurait apaiser. Il faut avoir une âme cornélienne, — et rares sont ces âmes-là en dehors du champ de bataille, — pour garder une indomptable foi dans la victoire quand un être aimé court le risque de la payer de sa vie. Mais tous les propagateurs de fausses nouvelles n’ont pas cette excuse. C’est parmi ceux qui ne l’ont pas que les rumeurs auxquelles je fais allusion trouvèrent le plus rapidement créance et peut-être même prirent naissance.

Sans insister autrement sur leurs origines, je constate que l’espèce d’ébullition purement locale et toute de surface par laquelle s’était traduit le mécontentement des indigènes dont la famille n’avait pas encore reçu l’allocation promise fut interprétée comme le prélude d’une révolte générale des indigènes. ! Que dis-je, le prélude ? La révolte elle-même fut annoncée comme un fait acquis ; on en parlait entre soi, mystérieusement, comme aussi du massacre des colons prédit pour le jour du grand Baïram. On avait vu des aéroplanes suspects lancer sur le pays des banderoles de papier blanc ; c’était là le signal du soulèvement ; ce signal était donné par la Turquie. Est-il nécessaire d’ajouter qu’en tous ces récits, rien n’était vrai, que tout y était de pure invention, et qu’il n’en reste rien aujourd’hui, si ce n’est la preuve certaine de la sincérité du loyalisme des indigènes dont, au surplus, ceux qui sont sur le front rendent chaque jour héroïquement témoignage.

Néanmoins, les incidens isolés qui ont engendré tant d’invraisemblables prophéties mettent une fois de plus au premier rang des préoccupations du Protectorat la nécessité d’éviter tout ce qui pourrait ébranler la confiance des Tunisiens dans l’invincibilité finale de la France, dans son équité et dans sa constante sollicitude pour eux. Depuis longtemps, ils y sont accoutumés ; aujourd’hui plus que jamais, il importe de ne pas laisser s’affaiblir la reconnaissance qu’ils nous en gardent. D’autre part, il n’est pas moins indispensable de continuer à fortifier incessamment dans ces âmes impressionnables le prestige de notre puissance militaire par des manifestations propres à leur en démontrer le développement si glorieusement attesté par les brillans épisodes de la guerre actuelle. Des marches de troupes comme celles qui ont été faites en ces derniers temps, dans le Nord et dans le Sud de la Tunisie et qui ont montré aux populations nos superbes zouaves, et nos brillans chasseurs d’Afrique, nos canons et nos mitrailleuses, des promenades de prisonniers allemands à travers les villes et les villages, et enfin le retour de tirailleurs et de spahis ayant pris part à quelque grande victoire et pouvant en raconter les péripéties autour d’eux, voilà ce qui parait devoir contribuer le plus efficacement à fortifier chez les indigènes leur confiance dans le’ gouvernement protecteur et, par voie de conséquence, le loyalisme dont ils viennent de nous donner une preuve éclatante, sans que jusqu’à ce jour, d’ailleurs, il y ait eu lieu d’en suspecter la sincérité.

J’ai entendu des gens prétendre le contraire en rappelant la tentative de soulèvement du mois de novembre 1911. A leur opinion, on peut opposer celle des hommes le mieux placés pour voir et savoir. : Ceux-là sont restés convaincus que cette tentative, qui très probablement fut l’œuvre des influences exercées par l’espionnage allemand dont je parlerai tout à l’heure, a été un fait accidentel, isolé, auquel on ne vit prendre part aucune personnalité marquante de la société indigène.

À cette époque, les effectifs des forces métropolitaines en Tunisie étaient très diminués par le départ des troupes envoyées au Maroc et se trouvaient réduits à quelques centaines d’hommes. L’occasion parut propice à des agitateurs pour fomenter, en l’absence du Résident général, appelé à Paris, afin d’y traiter des questions intéressant le Protectorat, un mouvement dans la ville arabe. Réprimé en une journée, ce mouvement fut l’objet d’une enquête destinée à en faire découvrir les auteurs responsables.

Les soupçons s’étaient portés d’abord sur le parti « Jeune-Tunisien. » Comme le parti « Jeune-Égyptien » au Caire et le parti « Jeune-Turc » à Constantinople, le parti « Jeune-Tunisien, » quoique peu nombreux et constituant plutôt une coterie qu’un parti proprement dit, pourrait, le cas échéant, exercer un certain ascendant sur la population, grâce au rang social de ses membres, qui sont, pour la plupart, riches, distingués et d’une haute culture intellectuelle. Mais l’enquête démontra que, sauf quatre ou cinq d’entre eux qui avaient agi isolément et furent aussitôt expulsés, ils étaient restés étrangers à la tentative de soulèvement. Leur attitude depuis les débuts de la guerre n’a pu que confirmer l’opinion qu’on s’était faite alors à cet égard. Quant à ce que j’appellerai l’aristocratie arabe, je veux dire les personnages qui, par leur passé, leur famille, leur fortune, les services que leurs ancêtres et eux-mêmes ont rendus au pays, se sont acquis le respect et la confiance de leurs compatriotes, la soupçonner eût été lui faire injure, car le mouvement dont on recherchait les origines lui avait justement fourni l’occasion d’affirmer son loyalisme en des circonstances dont, à la section tunisienne de la Croix Rouge, on n’a pas perdu le souvenir.

Le siège de la Croix-Rouge à Tunis est situé en plein cœur de la ville arabe ; là fonctionnait déjà, sous l’autorité d’une infirmière-major envoyée de Paris et assistée de femmes dévouées, le dispensaire où, chaque jour, les indigènes pauvres viennent par centaines recevoir les soins que prescrivent, après examen, les chirurgiens et médecins attachés à la section. Dès les premiers incidens qui se produisirent, il parut au gouvernement du Protectorat comme aux autorités beylicales qu’étant donné le peu de troupes dont on disposait, il convenait de ne pas laisser au dispensaire les infirmières qui y étaient fixées à demeure ; elles furent invitées à s’installer provisoirement dans la ville française. D’abord, elles opposèrent à cette invitation une résistance énergique. Indignées qu’on eût douté de leur courage, elles considéraient, en outre, comme un devoir de rester à leur poste ; elles se flattaient de n’y courir aucun danger et d’y être protégées par la gratitude de la population à qui elles prodiguaient leurs soins. Leur conviction n’entraîna pas celle du gouvernement ; l’invitation dont elles étaient l’objet devint un ordre qui leur fut signifié par le président de la section, et des landaus qu’il avait amenés les emportèrent dans un des principaux hôtels de la ville française, où d’ailleurs leur séjour fut de courte durée, car, peu de jours après, elles se réinstallaient au dispensaire et y reprenaient leurs fonctions. Mais, dans l’intervalle, leur président avait reçu la visite de plusieurs indigènes notables, accourus pour lui exprimer leur surprise et lui reprocher courtoisement de n’avoir pas eu confiance en eux.

— Ces dames n’auraient couru aucun risque, puisque nous étions là, lui avaient-ils dit, et s’il en eût été autrement, elles auraient trouvé, dans nos harems, asile et protection.

Ce trait confirme ce qui a été dit plus haut du loyalisme des indigènes. On va voir d’ailleurs que, depuis la déclaration de guerre, ce n’est pas seulement par la mobilisation qu’il s’est manifesté. On en trouve une preuve non moins décisive dans la générosité avec laquelle ils ont répondu aux demandes de souscriptions qu’on leur avait adressées en faveur des institutions charitables dont, en Tunisie comme ailleurs, on est heureux de constater l’existence. Ces institutions sont actuellement au nombre de trois : la Croix-Rouge ou Société de secours aux blessés militaires, — l’Union des Femmes de France, — et l’Œuvre tunisienne de secours aux soldats. Celle-ci est de fondation toute récente, les deux autres existaient déjà ; la guerre n’a fait que grandir leur rôle et multiplier leurs bienfaits.

En ce qui concerne la Croix-Rouge, il y a lieu de constater d’abord qu’encore que la mobilisation de la presque totalité des médecins attachés à la section tunisienne ait souvent gêné celle-ci dans son action de chaque jour, elle a pu garder ouvert son dispensaire de Tunis, et ceux qu’elle a créés à Bizerte et sur d’autres points de la Régence. C’était déjà singulièrement méritoire, si l’on tient compte des difficultés de toutes sortes qu’elle avait à résoudre par suite de l’état de guerre ; mais elle a fait davantage. Tenue de fournir en cas de mobilisation quatre infirmeries de gares, elle était prête, en peu de jours, à faire face à cette obligation avec le personnel et le matériel au complet. L’une de ces infirmeries, celle de Bizerte, fut presque aussitôt réquisitionnée par l’autorité militaire pour être affectée, le cas échéant, aux blessés sur mer et transformée au besoin en hôpital auxiliaire. Cette transformation est prévue pour les trois autres. Bien que ces divers services exigent dès maintenant un assez grand nombre d’infirmières, on a pu, au moment de la mobilisation, en verser une quinzaine dans les formations hospitalières de France, et il en reste actuellement à Tunis une vingtaine à la disposition de l’autorité militaire. En attendant d’être employées par celle-ci, elles desservent les divers dispensaires de la Croix-Rouge. S’il en fallait davantage, on les trouverait aisément, l’école de la rue Sidi-Ibrahim où on les forme n’ayant pas cessé de fonctionner et de recruter de nombreuses élèves. Depuis quelque temps, ils sont fréquentés par des musulmanes qu’on est parvenu à y attirer, et à qui on enseigne en théorie et en pratique les soins élémentaires à donner aux malades. L’empressement avec lequel elles se sont prêtées à cette tentative autorise les plus légitimes espérances, quant à la propagation de l’hygiène dans la population arabe.

Depuis la guerre, la section tunisienne de la Croix-Rouge a complété par la création d’ouvroirs son œuvre déjà si considérable. Dans ces ouvroirs, les dames de la société de Tunis viennent régulièrement travailler pour nos soldats ; les nombreux envois d’objets de pansement et de lingerie faits à Paris et à Bordeaux, à destination de nos blessés, prouvent que, dans ces réunions, on ne perd pas son temps et qu’on y justifie par un admirable labeur ce titre de Société de secours aux blessés militaires, qui est comme l’estampille de la Croix-Rouge.

A côté d’elle, l’Union des Femmes de France se multiplie aussi avec un dévouement et un zèle inlassables. Prête comme son illustre aînée et comme elle le fait elle-même dans la métropole à prodiguer ses soins aux blessés qui pourraient être envoyés en Tunisie, elle a ouvert de son côté des ouvroirs où, sous les formes les plus variées et les plus ingénieuses, ses membres s’appliquent à soulager les maux de la guerre. Nous savions déjà par de mémorables exemples de quoi la femme est capable au cours des grandes crises nationales. Mais il faut bien reconnaître que jamais autant que de nos jours et surtout depuis que l’institution de la Croix-Rouge, créée par des hommes, l’a appelée à la seconder, elle n’avait mis une plus fougueuse ardeur à parcourir le champ immense ouvert à son activité. Dans le souvenir que l’Histoire gardera de son dévouement, dont elle associera les témoignages à ceux qui nous sont donnés chaque jour de l’héroïsme de nos soldats, l’Union des Femmes de France, due à l’initiative de l’une d’elles, occupera une belle place. Ce qu’elle fait en Tunisie, ce qu’y font ses émules ne sera pas le moins attachant chapitre de cette histoire, qui confondra dans le même sentiment de gratitude cette autre œuvre dite Œuvre tunisienne de secours aux soldats, qu’on a vue se greffer sur les deux autres au lendemain de la déclaration de guerre, comme pour prouver à la mère patrie qu’a deux cents lieues de ses rivages, dans cette contrée africaine que protège son drapeau, les cœurs battent à l’unisson du sien en un élan de patriotisme que la distance qui les séparé ne saurait affaiblir.

L’honneur de cette fondation revient à Mme Alapetite, femme du Résident général. Sollicitée par de nombreuses femmes de réservistes qui, subitement privées des ressources procurées par le chef de famille, demandaient les moyens de subvenir elles-mêmes à leurs besoins et à ceux de leurs enfans, elle conçut l’idée d’ouvrir en faveur des blessés tunisiens une souscription dont les fonds ne quitteraient pas la Tunisie et permettraient de secourir par des dons en nature les soldats blessés et celles de leurs familles à qui ne pouvaient suffire les allocations accordées par le gouvernement. Grâce à l’initiative de la fondatrice et au concours très actif qu’elle trouva parmi les femmes des principaux fonctionnaires de la Régence, grâce aussi à l’exemple de libéralité donné par le Bey de Tunis et la Bey, qui s’inscrivirent des premiers parmi les donateurs, l’argent arriva de toutes parts. A l’appel qui leur était adressé, Européens, Musulmans, Israélites répondirent avec un empressement qui semblait contagieux. On avait donné pour la Croix-Rouge, on avait donné pour l’Union des Femmes de France : on donna plus encore pour l’Œuvre Tunisienne de secours aux soldats. Personne ne refusa son obole et, si l’offrande des indigènes pauvres fut forcément modeste, celle des Arabes riches fut largement abondante ; les membres les plus qualifiés du parti « Jeune-Tunisien » se montrèrent particulièrement généreux. Ainsi, l’œuvre à peine fondée se trouvait en état de fonctionner, et même de voguer à pleines voiles.

Le défaut d’espace me condamne à résumer brièvement les résultats qu’elle a obtenus en quelques semaines. Elle a rendu aux ateliers de tissage de Djerba, de Kairouan et de Tunis une activité qui depuis longtemps leur faisait défaut, en leur commandant des tissus de laine et des couvertures particulièrement appréciés par les tirailleurs et spahis à qui elle les destinait. Elle a demandé des cotonnades à des sociétés commerciales tunisiennes de création récente dont le gouvernement du Protectorat avait favorisé la constitution afin de développer chez nos protégés l’esprit coopératif. Elle a inauguré en Tunisie l’Assistance par le travail en des ouvroirs où les femmes des réservistes transforment les matières premières en effets nécessaires aux blessés, vareuses d’hôpital, gilets de flanelle, chemises, chaussettes, draps, cache-nez, et tirent de leur travail un prix rémunérateur. Enfin, elle a décidé d’admettre des Musulmanes, dont le mari est sous les drapeaux, à participer à cette tâche, et bien qu’on pût craindre que ces femmes, étant habituellement cloîtrées et non accoutumées au labeur en commun, ne répondissent pas à l’invitation, elles se sont présentées en assez grand nombre à l’atelier. Encouragées par l’accueil qui leur a été fait, elles mettent à apprendre la couture, la coupe, le tricotage, autant de zèle qu’en mettent à apprendre à soigner les malades celles qui suivent les cours de la Croix-Rouge. Dans ces faits minimes en apparence, ne peut-on voir le point de départ d’un programme d’éducation de la femme arabe ?

Tel n’est pas cependant le but principal poursuivi aujourd’hui par l’Œuvre tunisienne des secours aux soldats, et si elle y parvient, comme on peut l’espérer, ce sera par surcroît. Quant à celui qu’elle se proposait, il suffit de lire, ainsi que je l’ai fait, le volumineux inventaire des objets fabriqués par ses soins et envoyés déjà à plus de vingt hôpitaux et ambulances de la métropole pour se convaincre qu’il a été atteint ; ce qui n’est pas moins éloquent que ce chiffre qui grossit de jour en jour, c’est la preuve nouvelle du loyalisme des indigènes que donne la large part qu’ils ont prise aux souscriptions dont l’abondance a contribué au rapide développement de tant de bienfaits.

Ce loyalisme avait été cependant soumis à de rudes épreuves, par suite du système d’espionnage organisé par l’Allemagne depuis le jour où elle fit entrer dans ses plans la conquête de nos possessions africaines, et notamment de ce poste admirable de Bizerte dont les avantages suffiraient seuls à justifier notre établissement en Tunisie. Située en sentinelle avancée sur le canal de Sicile, d’où elle a vue sur les deux bassins de la Méditerranée par son lac qui peut abriter les plus fortes escadres, Bizerte était le complément nécessaire de Toulon, notre grande base maritime méditerranéenne. Aussi, a-t-on sans cesse poursuivi l’outillage de l’arsenal pour qu’il fût en état de recevoir et de réparer nos plus grands navires. De puissantes batteries, bien réparties sur les hauteurs qui constituent son front de mer, garantissent Bizerte contre les entreprises du large, tandis que les accès par terre sont fermés par des ouvrages qui utilisent heureusement les divers points qui dominent les vallées environnantes.

Ces défenses étaient en état de jouer dès les premiers jours de la mobilisation par le seul concours de la marine et de l’artillerie, celle-ci, renforcée par les réservistes, ayant armé sur l’heure les forts et les postes de surveillance du littoral, celle-là prolongeant à l’aide de torpilleurs et de sous-marins le rayon d’investigation de la place. On sait que si ces grand’gardes ne parvinrent pas à rejoindre le Gœben et le Breslau, c’est que la vitesse de ces deux croiseurs leur permit, aussitôt leurs méfaits accomplis, de s’enfuir avant qu’on eût pu les atteindre. Depuis, la décision des escadres ennemies de rentrer dans leurs ports, et d’y demeurer à l’abri des forts et des mines, n’a pas fourni à Bizerte l’occasion de donner toute sa mesure en tant que valeur défensive. En revanche, elle a pu remplir dans le calme son rôle principal de base de nos escadres qui, après avoir assuré la sécurité du passage des troupes africaines sur le continent, allaient opérer dans l’Adriatique pour faire le blocus des côtes d’Autriche et tenter de frapper au cœur cette puissance en s’emparant de Pola. Si l’on ajoute à ces détails que, par sa position avancée sur les routes commerciales du Levant à Gibraltar, Bizerte se trouve dans des conditions exceptionnelles pour exercer la police de la mer à l’encontre des cargo-boats suspects de ravitailler l’Allemagne par des interpositions plus ou moins habilement dissimulées, on appréciera mieux encore tous les services qu’a rendus et est appelé à rendre un poste si merveilleusement situé et organisé pour assurer aux alliés, dans les circonstances actuelles, la maîtrise de la Méditerranée.

Ces services, l’Allemagne les prévoyait depuis longtemps ; elle en avait saisi l’importance et lorsque, dans son infatuation, elle ambitionna, pour réaliser ses rêves de domination sur toutes les mers, de s’approprier nos colonies d’Afrique, la possession de la Tunisie, qui devait lui assurer celle de Bizerte, entra dans ses projets et y prit la première place. Dès ce moment, les pays qu’elle convoitait devinrent l’objet des études de son état-major, et quand on sait ce qu’elle a fait ailleurs pour se renseigner à l’avance sur la topographie des pays qu’elle voulait conquérir, sur les mœurs, les opinions et les dispositions de leurs habitans et l’espionnage infernal auquel elle s’est livrée en France, en Belgique, en Angleterre, en Russie, on ne saurait mettre en doute qu’en Tunisie, elle a use des mêmes procédés et que, là comme ailleurs, elle a jalonné les chemins qu’elle jugeait les plus rapides et les plus pratiques pour arriver à son but. À Tunis, au début de la guerre, on arrêta une demi-douzaine d’Allemands établis depuis longtemps dans cette ville et notamment deux photographes associés pour l’exploitation de leur industrie. Leurs promenades professionnelles leur avaient rendu familier tout le pays tunisien jusque dans ses coins les plus reculés, ses villes, ses villages, ses sites, ses montagnes, ce qui, vu leur nationalité, autorisait à croire que leur métier apparent s’était doublé d’un autre moins honorable, qu’ils avaient travaillé pour l’état-major de Berlin et qu’en un mot, ils méritaient les soupçons dont ils étaient l’objet. Ils ont été internés dans une localité africaine et leurs familles invitées à quitter la Tunisie.

Pour justifier cette accusation d’espionnage, il suffit de rappeler l’invasion d’Allemands dont ce pays était tous les ans le théâtre au printemps et en automne. Favorisée par sa beauté naturelle, par le désir commun aux Français et aux indigènes d’en accroître la prospérité en y attirant de riches étrangers, encouragée surtout par notre courtoisie proverbiale et par notre excès de confiance, cette invasion était devenue périodique et, tantôt en bandes d’excursionnistes, tantôt en groupes de savans, d’artistes, d’amateurs d’antiquités, l’Allemagne versait en Tunisie de nombreux voyageurs. Le tourisme, les recherches documentaires sur l’histoire et l’archéologie, le désir de voir du pays, d’observer les mœurs arabes, étaient de bons prétextes pour donner à cette affluence un caractère inoffensif. Mais, maintenant que les coutumes germaniques ne sont plus un secret pour nous, comment admettre que, parmi ces touristes, n’opéraient pas des espions qui observaient tout, questionnaient surtout, prenaient note de tout et, s’ils se flattaient d’avoir gagné ici ou là, par leurs propos ou leurs libéralités, la confiance des indigènes, s’efforçaient de les détacher de la France ?

J’ai reçu à cet égard de personnes sages et pondérées des confidences significatives, comme si la guerre actuelle, en évoquant dans leur mémoire le souvenir de choses vues et entendues et trop promptement oubliées, avait subitement ouvert leurs yeux sur la perfidie des tentatives de nos ennemis pour faciliter dans un avenir prochain la conquête des territoires et des populations qu’ils rêvaient de nous arracher. Les preuves de cette perfidie qui affectait des formes diverses, insinuantes ici, arrogantes là, revenaient à l’esprit de ces bons Français, jusque-là sans défiance, et, dans les entretiens que j’avais avec eux, ils rappelaient des traits qui ne les avaient pas frappés lorsqu’ils en avaient été les témoins ou lorsqu’on les leur rapportait. Tantôt, c’était un général allemand s’installant à Carthage, rayonnant de là dans toute la Tunisie, se montrant partout généreux, jovial, bon enfant, questionnant la main ouverte, s’informant et se vantant de se documenter en vue de travaux historiques ; tantôt, c’était un touriste qui, en prenant congé de colons qui l’avaient aimablement reçu, lui et ses compatriotes, disait, d’un accent où perçait la menace :

— Nous reviendrons ! Vous nous reverrez, et vous n’y perdrez rien.

Puis c’était, à Carthage, un groupe d’Allemands saluant au passage, par un feu d’artifice tiré sur les hauteurs qui dominent le golfe, un bateau sur lequel plusieurs de leurs compatriotes quittaient la Tunisie après l’avoir visitée et ceux-ci répondant par des cris et des chants qui proclamaient la grandeur de l’Allemagne et prédisaient qu’elle dominerait le monde ; et encore un arabisant prussien, — il se donnait cette qualité, — récitant devant des indigènes un hymne à la gloire du Kaiser et le leur traduisant comme pour le leur apprendre. Quelles manœuvres souterraines cachaient ces allées, ces venues, ces manifestations extérieures, et n’y peut-on voir l’expression d’une vaste espérance à peine dissimulée sous les moyens plus ou moins audacieux et insolens, employés pour en hâter la réalisation ? Au surplus, voici qui confirmera cette hypothèse. Au mois d’avril dernier, une personne de ma famille s’était rendue à Cartage pour visiter le musée des Pères Blancs. Comme elle sortait de la gare, un petit Arabe vint gambader autour d’elle, la main tendue, en criant et en baragouinant en mauvais allemand la fameuse devise qui est aujourd’hui le mot d’ordre germanique à travers le monde : Deutschland über alles (L’Allemagne au-dessus de tout).

— Qui t’a appris ce mensonge, mauvais drôle ?

À cette question, l’enfant ne répondit pas ; il s’éloigna moitié railleur, moitié piteux, comme s’il eût compris que son cri s’était trompé d’adresse. Ce cri n’en constituait pas moins la preuve qu’une influence allemande avait tenté de s’exercer dans le milieu où vivait ce gamin.

Autre preuve à rapprocher de celle-ci : un de mes amis excursionnant dans le Sud de la Tunisie est surpris par un orage. Rencontrant un Arabe qui rentrait dans son douar, il lui demande un abri. L’Arabe, après avoir éloigné ses femmes, reçoit l’étranger dans sa demeure, et celui-ci est tout surpris de voir accroché au mur le portrait du Kaiser et ceux de ses fils groupés autour de lui et tous, comme lui, coiffés de la chéchia. Feignant de ne pas les reconnaître, il demande :

— Qui sont ces gens-là ?

— C’est l’empereur d’Allemagne avec sa famille.

— Où as-tu trouvé ce dessin ? De qui le tiens-tu ?

— Il m’a été donné à Tunis dans la rue par quelqu’un que je ne connais pas. Il en distribuait à tout le monde.

Comment ne pas mentionner encore les paroles prononcées par la femme du consul d’Allemagne à Tunis, lorsqu’après la déclaration de guerre, elle est partie pour rejoindre son mari ? En faisant ses adieux à une femme de la colonie française, elle lui disait :

— Je vous plains, je plains ceux qui restent, car ils verront sous peu des choses épouvantables.

De ces traits, résulte la preuve que, bien avant la mobilisation, l’Allemagne préparait la guerre, en Tunisie comme ailleurs, soit par ses espions, soit par des émissaires turcs et qu’elle avait escompté une révolte arabe éclatant dans le pays au moment de la mobilisation.

Les tentatives d’espionnage faites en Tunisie, comme d’ailleurs en Algérie et au Maroc, ne sont donc pas niables. Mais il est également vrai qu’elles n’ont pas réussi à ébranler le loyalisme des indigènes, et puisque dans les circonstances actuelles et malgré tant d’efforts pour le détruire, il ne s’est pas démenti, c’est qu’il est au-dessus des manœuvres déloyales de nos ennemis. Cependant, quelque fondée que soit à cet égard la conviction dont j’ai recueilli autour de moi d’innombrables témoignages, on ne saurait trop approuver les mesures prises pour prévenir et déjouer les menées ténébreuses dont je me suis contenté de citer quelques preuves, alors qu’il m’eût été facile de les multiplier, et pour convaincre nos protégés que la France gardienne de leurs intérêts ne laissera pas l’Allemagne se substituer à elle pour les défendre.


ERNEST DAUDET.


P.-S. — Tandis que je corrigeais les épreuves de cette étude, est arrivée à Tunis la nouvelle de l’événement qui, en quelques heures, a mis la Turquie en état d’hostilité contre les puissances de la Triple-Entente. On prévoyait cette complication à laquelle on n’attachait d’ailleurs qu’une importance secondaire quant à l’influence qu’elle exercerait parmi les Musulmans, et en effet, loin d’ébranler leur loyalisme, elle leur a fourni l’occasion de le manifester en des conditions qui permettent d’affirmer que si le Kaiser, entraînant le gouvernement ottoman dans la guerre, a espéré provoquer dans l’Islam des soulèvemens contre la France, il s’est lourdement trompé. Les populations arabes ne sont pas disposées à se soulever et le message que le Bey vient de leur adresser, le langage officiel du cheik-el-Islam, de Tunisie, parlant au nom du Chara, ce tribunal qui représente la plus haute autorité religieuse de ce pays, les déclarations du chef du parti Jeune-Tunisien, le blâme universel infligé à la conduite du gouvernement Ottoman, dupe et victime des « basses intrigues allemandes, » ces protestations de dévouement et de fidélité à la France qui éclatent de toutes parts sous les formes les plus diverses, ne sont que l’écho des sentimens de nos protégés. Quoi qu’ait dit et fait notre ennemi pour les conquérir, quoi qu’il dise et fasse encore, ils préféreront toujours à la domination germanique qui ferait peser sur eux un joug de fer, le Protectorat de la France qui leur assure, avec les services d’un régime libéral et fort, les bienfaits de la civilisation. — E. D.

  1. Cinquante Pères Blancs, profès ou novices, sont sous les drapeaux et, au moment où j’écris, on vient d’apprendre que deux d’entre eux ont été tués à l’ennemi.