La Troisième République française et ce qu’elle vaut/5

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CHAPITRE V.

On a dû naturellement multiplier dans une proportion effrayante le nombre des places rétribuées afin de satisfaire aux exigences du mérite. Plus les idées démocratiques s’étendent, plus aussi le nombre des places devient considérable, car il est contraire à l’égalité que celui-ci ait une place parce qu’il a du mérite, tandis que celui-là n’aurait pas de mérite, ce à quoi il a droit tout autant que son voisin, afin d’être comme lui mis en état d’obtenir une place, ce qui est son droit strict. Voilà donc que la nation prise dans son ensemble est contrainte à se ruiner pour payer l’égalité, pour payer le mérite, pour rétribuer les places du mérite, et plus elle paye, plus les places et les titulaires d’emplois deviennent légions. Par un tel état de choses on peut admettre que l’égalité est satisfaite ; mais le mériter ? Il s’efface de plus en plus, et rien n’est plus naturel, car, de sa nature, le mérite est chose relativement rare et, pour tout et bien dire, c’est une aristocratie.

L’idée démocratique, logique de son côté, en est si bien persuadée qu’elle ne s’en soucie pas ; elle ne l’aime pas ; elle n’en veut pas ; elle se borne à le supposer ; elle le prend comme une fiction dont elle trouve les équivalents pratiques, c’est-à-dire, pour le recrutement et l’avancement dans les fonctions publiques, elle n’admet et il ne saurait en effet y avoir pour elle que deux titres valables : l’ancienneté et la faveur. La première n’effarouche pas précisément l’égalité ; la seconde lui sourit à beaucoup de titres mais surtout parce que c’est un jeu de hasard. Ainsi, voilà le bâton de maréchal trouvé ; il est dans la giberne du soldat, en effet. C’est à la longue, à la longue qu’il en sortirait, si la fortune et rien que la fortune ne passait par là. Pauvre fortune ! Est-elle libre encore ? Non, elle n’est ni libre, ni honnête et, certainement, elle est beaucoup moins capricieuse qu’on ne le raconte ; de sorte que, sans ancienneté, même sans faveur, et seulement en retrouvant çà et là des voies souterraines dont les embranchements se sont horriblement multipliées, elle jette, à tous moments, dans les ministères, dans les armées, dans les escadres, dans tous les services publics, ces bandes de mandarins, sur lesquels il y a beaucoup à dire si un seul instant on les regarde, en particulier, du haut en bas. En ce moment, on se doute qu’ils ne valent pas l’argent qu’ils gagnent et que le mal résultant de leur présence dans les emplois ne se borne pas à la dilapidation des ressources publiques si mal employées.