La Troisième République française et ce qu’elle vaut/41

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CHAPITRE XLI.

Il a de plus que les autres des désavantages notables, vrais en quelques points, fictifs en d’autres, et qu’on exploite également contre lui. Il s’est déjà lavé de bon nombre d’accusations plus spécieuses que réelles sans que les adversaires en tiennent beaucoup de compte ; pour essayer de voir les choses telles qu’elles sont, il faut les regarder bien en face, la lumière tombant dessus.

Lorsque, sept ans en ça, l’Empire fut tombé et que la France l’eut suivi dans sa chute, il y eut de larges cris de colère, mais il s’y joignit presqu’aussitôt une effusion éplorée des plus amers repentirs et les journaux en pleurs entonnèrent, en se frappant la poitrine, les sept psaumes de la pénitence. Jonas n’a jamais vu pareil spectacle dans Ninive prosternée. On avait péché. On avait mérité son sort ; on avait oublié, mis à l’écart, laissé gâter toutes les anciennes vertus ; on s’était plongé par-dessus les oreilles dans tous les plaisirs les plus malfaisants, bref on n’avait songé qu’à gagner de l’argent pour en manger Dieu sait comme et on était en décadence.

Depuis le Petit Journal pour rire jusqu’à la Revue la plus haut colletée, c’était tout du même langage. On ne parlait que componction et rétractation dans les maisons et tout autant dans les rues. Quant à la nécessité urgente de se corriger immédiatement, qui l’eût discutée ? À l’unanimité on était d’accord, on allait se mettre à l’œuvre ; rien ne résiste à la bonne volonté et au ferme propos, et ainsi, tout charmé de soi, on en eut d’autant plus d’indignation contre les Allemands qui tourmentaient un si bon peuple et en continuant de protester, avec la candeur la plus touchante, qu’on avait eu des torts, on constata avec plaisir qu’on n’en avait plus. La faute si grande, le châtiment si dur avaient réveillé la conscience, ce qui prouvait qu’elle était restée toujours délicate. Positivement, on se sentait en veine de sainteté et on eût revendu des vertus austères à l’homme d’Utique.

Mais d’où pouvait provenir, qu’une nation, en définitive, si facile à remettre dans le bon chemin, en fût jamais sortie ? Il n’y avait qu’une voix là-dessus : c’était la faute de l’Empire ! Il avait corrompu cette multitude de belles natures et inoculé dans des âmes trop tendres le venin morbide. Sans lui, la nation eût été toute autre.

Faut-il l’avouer ? l’Empire s’était plaint de son côté, pendant les jours de son existence, que c’était la nation qui le corrompait et qui faute de vertus civiques d’aucun genre, lui rendait la marche difficile. Lors du traité de Paris, dans une occasion où il fut manifeste que les représentants français ne connaissaient pas le premier mot des questions traitées, l’Empereur s’en ouvrit avec amertume à des étrangers et déplora son impuissance à corriger le seul personnel qu’il eût à sa disposition. Le goût du plaisir était assurément général dans toutes les classes, il domptait les imaginations ; il vidait toutes les bourses. Il fallait les remplir ; on les remplissait comme on pouvait. De là des scandales. Mais ces scandales, ne s’étaient-ils jamais manifestés dans les temps antérieurs ? On prétendait pourtant, à ces époques-là, en avoir à revendre dans le public, à la Bourse, sur les boulevards, dans les salons, à la cour même et les mêmes jérémiades éjaculées contre la perversité impériale, on les avait ouïes, dans toute leur éloquence, à propos de la dépravation bourgeoise du régime de 1830. Si, dans cent ans d’ici, on veut se renseigner sur cette dernière période, quoi de plus saisissant que les peintures du grand romancier d’alors et de plus repoussant que telles de ses analyses, par exemple le Cousin Pons et la Cousine Bette ? D’ailleurs vers la fin du régime auquel présida M. Guizot que disait chacun ? Chacun disait : « la France s’ennuie ».

Puisque la France qui s’amusait pourtant avec une verve miraculeuse et tant qu’elle pouvait, ne s’amusait pas encore assez, il était inévitable que sous le régime qui allait lui venir, fût-ce la République elle-même, celle de 1848, elle voulût s’amuser encore davantage. Ce fut alors qu’on inventa d’aller aux réceptions de la Présidence. M. Marrast poudré et marivaudant, s’intitulant athénien, contemplant le jeune héritier de la maison endormi dans le berceau que, jadis, la ville de Paris avait offert à un prince. On faisait de son mieux. On voulait du plaisir, on voulait de l’imprévu, on voulait même faire encore rimer gloire avec le mot correspondant ; ce qu’on reprochait le plus amèrement au système du Roi Louis Philippe c’était la paix, il y avait une phrase à cette intention « la paix à tout prix ». Il était absolument inévitable que le gouvernement futur se montrât belliqueux.

L’Empire a corrompu les Français ! Après le XVIIIe siècle ? Après le Directoire ? Les Parisiens se corrigent donc, en effet, radicalement, comme ils l’ont prétendu dans les pantalonnades de 70, pendant les intervalles d’une corruption à une autre ? Alors ils devraient le prouver en ce moment même et certes, on n’a jamais vu plus nettement, plus clairement, régner partout l’abaissement moral et intellectuel ; jamais il ne s’est étalé plus au large, jamais les meneurs de l’État et ceux qui veulent prendre leurs places n’ont plus ouvertement lutté d’incapacité et d’ambition étriquée et jamais on n’avait vu non plus des personnages pour si peu recommandables qu’ils fussent, se dépouiller si complètement des dernières apparences qu’un étranger pût dire d’un ministre français : à quoi bon lui donner un coup de pied ? il le reçoit et roule ; c’est une boule ! D’autre part, ceux qui voyant s’approcher le même dignitaire, n’ont pas assez vite boutonné leurs poches, ne trouvent plus rien dedans. La corruption de l’Empire ? Mais qu’on ouvre les yeux et qu’on regarde ! La corruption, sous le Septennat, eût appris bien des tours ignorés à ses ancêtres de la rue Quincampoix.