La Troisième République française et ce qu’elle vaut/36

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CHAPITRE XXXVI.

Les généraux de l’armée régulière qui avec ou sans bonne foi, par nullité d’intelligence ou avidité d’ambition, se mettraient au service de la pseudo-légalité, verraient bientôt la fin de leur rôle et avant d’avoir mis la main à l’œuvre, ils auraient déjà senti leur impuissance.

Les chefs démocratiques opérant par assemblées sont de nature extrêmement jaloux les uns des autres et sujets à se renverser et à se remplacer rapidement. Ils vivent dans une crainte perpétuelle de leurs plus chauds amis et il y aurait de la malveillance à les en blâmer, tant ils sont assurés d’être renversés par eux, un peu plus tôt, un peu plus tard ; mais c’est déjà bien assez, à leur avis, de courir ce risque perpétuel, et ils ne se soucient en aucune sorte de permettre aux généraux d’être plus que des serviteurs très parfaitement mâtés, soumis et surveillés. Le dictateur de Tours et de Bordeaux a montré, pendant la guerre de 70, à quel point il était fort en doctrine sur ce dogme là.

Les Représentants du Peuple en mission auprès des armées, voilà un idéal dont la démocratie, maîtresse de conduire ses affaires à sa guise, ne s’écarterait jamais. Robespierre le Jeune et son bini (parce qu’il faut toujours deux surveillants qui se surveillent entr’eux), voilà les prototypes des compagnons assidus auxquels tous les généraux doivent s’attendre à ouvrir leurs portefeuilles, leurs cœurs, les cases de leurs cerveaux, avec lesquels ils auront à discuter leurs plans ; que ces confidents comprennent ou ne comprennent pas, il importe peu ; il faudra d’une part les convaincre à toutes minutes que l’on a raison et d’autre part, étouffer les méfiances qui seront, non seulement dans leur rôle, dans leur devoir, mais à coup sûr, dans leur goût, car les Représentants en mission ne joueront un rôle véritable que dans la mesure des services qu’ils rendront en dénonçant le général.

Or, un général dénoncé est un général bien malade. Les révolutionnaires sont en train d’aimer beaucoup la légalité en ce moment ; mais, au fond, on leur a toujours connu une propension marquée pour l’emploi des répressions préventives ou du moins sommaires ; salus populi suprevia lex esto, il n’y a rien à répondre, et quand on pense qu’un général à la tête d’une armée, ou commandant une garnison importante devient tout d’un coup suspect à ses deux observateurs, le plus zélé des deux a naturellement toutes les chances du monde de faire honte et peut-être peur à son camarade d’hésitations qui peuvent être jugées dangereuses et, je vous prie, que peut-on faire alors de mieux, dans un cas si délicat, que de mettre le chef militaire inquiétant hors de nuire ? De bonne foi, les moyens importent peu ; c’est le résultat qu’il faut envisager et nous aimons l’énergie, c’est une considération qu’on ne doit pas non plus perdre de vue. Je ne trouve pas que le métier d’un général démocratique soit le plus réjouissant du monde. Il ne l’a pas été, déjà en 70, mais encore là, s’agissait-il de mener la guerre contre l’étranger et bon gré mal gré, le dictateur et ses mandataires étaient pourtant contraints de mettre des limites à leur facilité soupçonneuse. Le sens commun ne permettait pas d’aller trop loin ; tandis que devant la situation qui se prépare, toute légale et régulière qu’elle pourra sembler aux exploitants, au fond du cœur, ces exploitants en sentiront les côtés faibles, les plus mauvais soupçons danseront à demeure devant leurs esprits ; ils croiront leurs généraux capables de tout et ils n’auront nullement tort.