La Troisième République française et ce qu’elle vaut/31

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CHAPITRE XXXI.

Comme aussi chez ceux qui le lisent, l’écoutent et le prennent pour guide infaillible ainsi qu’il arrive dans ces sectes qui se fondant pour tous piliers sur le désir et sur la foi, ont besoin de prophètes et s’en font. Alors viennent les fanatiques et les illuminés. Il n’en manque pas. Ils adorent Marat, dans un temps, Delescluze dans un autre, mais ils adorent toujours tel ou tel. Ils constituent l’élite de l’armée démocratique parce qu’ils ne demandent pas mieux que de se battre et savent parfaitement se faire tuer. Mais, pour la plupart, leur enthousiasme n’était que le produit direct de l’espérance ; au premier échec, ils se croient trahis. Leur divinité tangible qui, à leurs yeux, pouvait tout, n’exécutant rien, tombe au-dessous de leur mépris et leur indignation saute à la gorge des meneurs maladroits à moins que ceux-ci ne trouvent moyen de faire passer leur défaite pour une nouvelle preuve de la scélératesse des vainqueurs ; cet effet de rhétorique ne laisse pas que de réussir souvent. Mais si les fanatiques sont disposés à jouer leur vie, ils ne forment là, comme dans tous les camps, qu’une minorité et le gros de l’armée n’a jamais autant envie de se battre que de s’enfuir. On le retient par les menaces, par la peur, par l’argent, par le vin, par l’état d’excitation où on le plonge tant qu’on peut, mais malgré tous les efforts, ce n’est jamais une puissance militaire ni dense ni résistante. Il n’existe pas, dans l’histoire d’un pays quelconque, un seul exemple grand ou petit donnant lieu de penser que des troupes de ce genre peuvent vaincre autre chose et plus qu’un ennemi complètement démoralisé, déjà en déroute ou abandonné par ses chefs. C’est l’histoire uniforme de ce que les jacobins appellent les grandes journées de la Révolution. Au dix août, une poignée de Suisses mettait en panique la population enragée des faubourgs malgré ses canons, ses bonnets rouges, ses fusils, ses piques et toutes ses Théroigne, quand le Roi ordonna à ses défenseurs de mettre bas les armes et les quitta. Mais au 12 vendémiaire, Paris entier fut foulé aux pieds par une poignée de soldats. En juin 48, on avait laissé au tumulte temps de se rendre irrésistible ; il avait des armes et les meilleures, des forteresses de pierres de taille dans ses barricades, et on eut soin de ne pas l’attaquer avant qu’il fût prêt. Il tira le premier coup de feu ; il n’avait devant lui que de la garde nationale, peu de troupes (on les avait écartées pour lui rendre la partie plus belle) et quinze bataillons mobiles, la chair de sa chair, ses frères, ses enfants, qui devaient passer à lui et ajouter à l’isolement des autres le coup de tonnerre d’une défection. À la chaude, il tira sur ces auxiliaires, les fâcha, c’en fut assez pour le perdre et il fut perdu.

En 1870, que pouvait-il souhaiter ? On lui laissa même Paris et les mûrs d’enceinte et les forts et si le Mont-Valérien lui manqua, ce fut, certes, par accident. Mais, à défaut de ce dernier atout, dans ses mains il tenait, tous les autres. Jamais, en aucun temps, dans aucun pays, Bagaudes et Jacques ne furent pourvus de si belle sorte. Par-dessus le marché, l’étranger vainqueur, témoin du duel, regardant de tous ses yeux et jugeant des coups. La démocratie ne s’était assurément pas piqué ces jours-là du patriotisme dont elle a tant perfectionné les clabauderies.

Contre elle se tenaient des débris d’armée, des régiments mal cousus, que menait tant bien que mal un corps d’officiers dont tous les éléments étaient loin de mériter également la confiance et la discipline, elle était en guenilles. Les habitants de Versailles, témoins naguères de la tenue des troupes allemandes, contemplaient maintenant d’un œil morne les soldats français parcourant leurs rues et voies mortes, roulant sur les trottoirs. Pour ramener à eux-mêmes ces malheureux auxquels une poignée de gendarmes et un bien petit nombre de vrais porteurs d’uniformes donnaient sans grand succès l’exemple, que ne fallait-il pas faire ? Que ne fallait-il pas souffrir ! Que de peines, de fatigues, de doutes ! Et, cependant, la démocratie se montra tellement impuissante sur son champ de triomphe ainsi préparé, elle défendit si mal ses positions, que les forts, l’enceinte, l’innombrable artillerie, les bataillons multiples, rien ne put lui servir, rien ne put la sauver et elle se laissa étouffer dans le sang.