La Troisième Jeunesse de Madame Prune/27

Calmann Lévy (p. 133-141).
◄  XXVI
XXVIII  ►



XXVII



7 février.

Deux mois de Japon déjà, et Nagasaki m’est redevenu familier comme si je n’avais pas cessé d’y vivre. Entre ce séjour et le premier, des liens se nouent de plus en plus, qui jettent parfois comme dans un recul de second plan les quinze années d’intervalle. Mes camarades d’exil se japonisent aussi de jour en jour, sans s’en apercevoir. On s’habitue à l’enserrement de ces montagnes et aux dentelures de leurs cimes ; on ne trouve plus leurs pointes si singulières ni si « japonaises ». On s’habitue à ces bois suspendus alentour, à ces nappes de verdure jetées sur toutes les pentes, depuis le ciel jusqu’à la mer, à tout ce site presque trop joli que les brumes roses des matins de février déforment et compliquent souvent jusqu’à la plus charmante invraisemblance. On circule comme chez soi au milieu de cette ville, parmi cet amas de maisonnettes de bois et de papier, aussi drôles que des jouets d’enfant. On cueille, de-ci de-là, en passant dans les rues, les sourires et les révérences d’une quantité de mousmés qui vous connaissent ; on a des amis et des amies chez tout ce petit monde, à l’abord accueillant et facile, — à l’âme fermée, exclusive, vaniteuse et ennemie.

Et rien encore n’indique le printemps, qui nous fera quitter ce pays pour nous envoyer à la peine, sur les côtes de cette grande Chine funèbre…

J’ai vraiment commis une erreur, il y a quinze ans, en n’épousant pas plutôt madame Renoncule ma belle-mère. Chaque jour augmente mon regret de l’avoir ainsi méconnue. Elle-même, si je ne m’abuse, le déplore secrètement, et, aujourd’hui que l’irréparable est accompli entre nous, ne se lasse point de me traiter en gendre, pour maintenir au moins ce lien-là, faute de mieux.

Par ces froides pluies d’hiver, je passe chez elle des heures nostalgiques à entendre pleurer sa longue guitare, dans le silence de sa maison, dans l’éternel crépuscule de ses châssis de papier, devant ses rocailles verdies à l’ombre, ses arbres nains qui n’ont pas dû grandir depuis un siècle, son jardin de vieille poupée, où tombe un jour gris, entre des murs… Oh ! ce jardin de ma belle-mère, dont le seul aspect autrefois me donnait déjà le spleen au soleil d’août, qui dira sa mélancolie, sous le pâle éclairage de février !… Du fond de la pièce, où l’on est assis plus en pénombre, à écouter la petite musique de mystère échappée des cordes grêles, on aperçoit par la baie de la véranda une sorte de site sauvage qui dès le premier coup d’œil vous déroute par quelque chose de pas au point, de pas naturel. Sont-ce de véritables vieux arbres, sur des rochers, un véritable lointain agreste vu à travers une lunette faussant les perspectives ? Cependant on dirait bien que cela est tout petit et tout près. Plutôt ne serait-ce pas un décor romantique, découpé et peint pour théâtre de marionnettes, sur lequel un réflecteur laisserait tomber de la lumière verdâtre ? Pas un coin du vrai ciel ne se découvre au-dessus de ce paysage enclos ; mais le mur du fond, tout en grisailles estompées, à mesure que le jour baisse, finit par n’avoir plus l’air d’un mur ; il joue les nuages lourds, les nuages en linceul, amoncelés au-dessus d’un monde étiolé par la vétusté et qui aurait perdu son soleil.

Tous les jardins de Nagasaki ne portent pas au spleen comme celui-là ; mais tous sont de patientes réductions de la nature, arbres nains, longuement torturés, et montagnes naines, avec des temples d’un pied de haut qui ont l’air centenaire. Comment concilier, dans l’âme japonaise, cette prédilection atavique pour fout ce qui est minuscule, mièvre, prétentieusement gentil, comment concilier cela avec ce goût transcendant de l’horrible, cette conception diabolique de la bataille qui a engendré les masques et les cornes des combattants, toutes les effrayantes figures des divinités et des guerriers ? Et comment faire marcher de pair cet excès de politesse, de saluts et de sourires, avec la morgue nationale et la haine orgueilleuse contre l’étranger ?…

Les petits thés de cinq heures chez ma belle-mère sont très courus et très sélects. Pendant que le chant de la guitare si tristement sautille, ou gémit à fendre l’âme, de cérémonieuses voisines arrivent sur la pointe du pied, des mousmés fragiles comme des statuettes de porcelaine ; sans bruit elles s’accroupissent à côté de mes jeunes belles-sœurs, pour écouter la musique ou accepter une sucrerie, qu’elles cueillent du bout de leurs bâtonnets. Leurs yeux en amande oblique, si bridés qu’on aurait envie de les fendre d’un coup de canif à chaque coin, ressemblent à ceux des chattes lorsqu’elles ferment à demi leurs paupières par nonchalante câlinerie. Leurs beaux chignons apprêtés et reluisants font leurs têtes trop grosses sur les cous minces, sur les délicates épaules… Et c’est là l’étrange petit monde qui médite de s’attaquer férocement à l’immense Russie ; les maris, les frères de ces bibelots de Saxe veulent affronter les armées du tsar !… On n’en revient pas de tant de confiance et d’audace, surtout lorsque dans la rue on voit ces soldats, ces matelots japonais, tout proprets et tout petits, imberbes figures de bébé jaune, passer à côté des lourds et solides garçons blonds qui composent les équipages russes.

Entre chien et loup, devant les tasses de fine porcelaine bleue et les plateaux en miniature, ce petit monde resté assis par terre, immobile à cause de la guitare qui l’enchante et hypnotisé par le paysage artificiel, de plus en plus éteint, sur lequel souvent un peu de neige tombe, — de la neige vraie, dont les flocons paraissent trop grands pour les arbres qui les reçoivent. Madame Renoncule, la notable guécha d’autrefois, retrouve pendant ces heures grises son pouvoir et son charme. Comme il arrivait à madame Chrysanthème sa fille, un changement se fait dans sa figure, qui s’ennoblit ; ses yeux ne sont plus ni puérils ni bridés ; ils reflètent d’insondables rêveries de race jaune, où l’on devine de l’énergie farouche et qui bouleversent vos appréciations d’avant sur ce peuple rieur.

J’ai subi jadis un commencement d’initiation à cette musique lointaine qui, les premières fois, ne me semblait qu’une débauche de sons incohérents et discords ; de soir en soir, elle me pénètre davantage ; presque autant que la nôtre, elle me fait frissonner, d’un frisson plus incompréhensible, il est vrai ; quand cette femme, aux yeux tout changés, agite fiévreusement sur les cordes la spatule d’ivoire, on dirait que l’ombre des mythes religieux, mal enfermés dans les temples voisins, vient rôder alentour, derrière ces vieux châssis de papier, qui nous font alors des murailles plus assez sûres : dans l’antique maisonnette, toujours plus enveloppée de crépuscule et d’hiver, on sent passer des effrois d’un ordre inconnu… Il y a aussi des instants où la mélodie descend aux notes de basse extrême, devient soudainement rauque, sauvage, et si primitive qu’elle a dû être transmise jusqu’à nous, comme tant d’autres choses nipponnes, par les arrière-ancêtres, établis dans ces îles au commencement des âges. Quand enfin les ténèbres arrivent pour tout de bon, quand il n’y a plus qu’un reste de lueur blême, à la cime des arbres nains, pour nous indiquer encore le faux paysage, voici que la guécha vieillie, qui ne veut pas qu’on allume de lampe, est prise de fatigue, de torpeur. La guitare, que les dames assises continuent d’écouter dans l’obscurité, ne rend plus que des petites plaintes sourdes, entrecoupées, des notes intermittentes, ou qui vont deux par deux, trois par trois, en groupes s’espaçant. La guitare mourante cesse d’évoquer les mythes invisibles, cesse d’émouvoir, de faire peur ; tout simplement elle distille de la tristesse, de la tristesse sans nom, qui tombe sur nous comme la pluie lente d’un ciel mort ; à moi, elle dit l’exil, les deux années de Chine en avant de ma route, la fuite de la Jeunesse et des jours ; surtout elle me fait sentir jusqu’à l’angoisse l’isolement de mon âme de Français au milieu de ces légions d’âmes japonaises, étrangères, hostiles, qui m’enserrent dans ce quartier éloigné, au pied des pagodes et des sépultures, à présent que la nuit vient.

Et c’est l’heure où j’ai envie de m’en aller. C’est l’heure où je sens une hâte presque enfantine de prendre ma course à travers les ruelles boueuses, où tant de lanternes baroques, tourmentées par le vent de neige, font miroiter les flaques d’eau ; d’atteindre au plus vite, là-bas, les quais déserts ; de me jeter dans un canot, qui pourtant sera secoué, dans le noir, par mille petites lames méchantes, — d’arriver enfin dans cette sorte d’îlot blindé, dans ce navire qui est un coin de France, et où je reverrai les bons visages de chez nous avec leurs yeux droits et bien ouverts.