La Tristesse de l'aurore - L'Aïeul au médecin - Le dernier Baiser de la Muse...

La Tristesse de l'aurore - L'Aïeul au médecin - Le dernier Baiser de la Muse...
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 917-923).
POÉSIES


LA TRISTESSE DE L’AURORE


Les poètes ont dit que l’Aurore est joyeuse
Lorsque, tenant le jour dans sa main lumineuse,
Elle le donne aux cieux du clair geste éternel
D’où naissent le froment, les fleurs, les fruits, le miel.
L’Aurore n’est pas telle ; elle est pensive et grave :
Quand, sous la ténébreuse et massive architrave
Qui soutient le fronton étoile de la nuit,
Sous le portique noir au fond duquel reluit
Le reflet rose et gris de sa robe céleste
Elle s’est avancée à pas lents, elle reste
Tout attristée au bord de ce parvis obscur
Où naît l’ascension immense de l’azur.

Aussitôt que jaillit des ombres déchirées
La lumière, elle sait que les races navrées
Qui traînent lourdement le dur destin humain,
Laissant les pleurs d’hier pour les pleurs de demain,
Par la trêve nocturne un instant soulagées,
Reprennent leur fatigue et leur peine, infligées
Par le resplendissant et l’inclément retour
Du premier des rayons qui proclament le jour.
C’est le commandement, l’implacable signal
Qui ramène et remet le monde au joug du mal.
Tant de milliers de corps qui goûtaient le repos
Dans les cités, les champs, les bois, le long des flots,

Se lèvent, fatigués, pour reprendre leur tâche ;
Les bras vont ressaisir la pioche, la hache,
La rame, le marteau, le hoyau, le métier ;
Les cous vont se gonfler, les reins vont se ployer,
La sueur va mouiller les fronts et les poitrines,
Du sommet clair des monts au fond obscur des mines ;
Et les mains s’étendront pour demander leur pain,
Puisque avec le réveil revient aussi la faim.
Tant de membres meurtris qui dormaient sur leurs claies.
Vont sentir s’aviver et s’enflammer leurs plaies,
Alors que la nuit calme et tendre avait posé
Les huiles de l’oubli sur leur mal apaisé ;
Dans les chairs et les os, le feu des maladies
Va s’animer soudain en secrets incendies ;
Tant de milliers de fronts que calmait le sommeil,
Dès qu’ils seront touchés du premier trait vermeil,
En même temps que vont se réveiller les ruches,
Vont s’emplir de projets, d’ambitions, d’embûches ;
Les pleurs que le sommeil gardait sous les yeux clos
Sur les traits anxieux vont recouler à flots ;
Les coins pacifiés et détendus des bouches
Vont reprendre leurs plis angoissés ou farouches,
Et le jour redoutable, entrant dans les regards,
Y mettra des reflets douloureux et hagards ;
Grâce à lui le candide azur des yeux perfides
Va retrouver sa force ; et les lèvres splendides
Redeviendront l’appât et l’instrument de cœurs
Dont les ombres avaient aboli les noirceurs ;
Partout va s’éveiller l’immense émoi du monde,
Et le gémissement de souffrance qui gronde
Sur l’ahan de labeurs dont il semble sortir.
L’homme va, de nouveau, convoiter et haïr.

Aussi l’Aurore hésite à soulever ses voiles,
Et, laissant s’attarder la clarté des étoiles,
Garde sa lampe d’or sous son manteau pourpré !
Lentement, à la fin, elle l’ouvre à regret,
Et de ses roses bras, de ses bras de lumière,
Lève le globe ardent qui réveille la terre.

Dans le ciel ténébreux la splendeur a bondi.
Et, sous le clair azur d’un seul coup agrandi,
Où les signes d’argent des astres s’engloutissent,
Hors des sombres vapeurs qui s’affaissent, surgissent
Les hauts monts cuirassés de leurs glaciers d’argent,
Leurs ruisseaux embrumés, leurs flancs au vert changeant,
Les fluctuantes mers de blancs vaisseaux semées,
Les coteaux dont le faîte est voilé de fumées,
Les temples sur leur roc, les camps aux droits remparts
Où l’emblème s’allume au haut des étendards,
Les cités dans l’orgueil arrogant de leurs dômes,
Les villages craintifs, accroupis sous leurs chaumes,
Les labours bruns, les prés au bétail tacheté ;
Le monde entier paraît, vers la vie exalté,
Et de mille couleurs s’anime et se colore.
Mais tout est ruisselant des larmes de l’Aurore.


L’AÏEUL AU MÉDECIN


Vois cette pauvre enfant, médecin. Elle tousse,
Elle est pâle et maigrit. Sa voix était si douce
Que, lorsqu’elle parlait, on eût dit qu’un oiseau
Gazouillait dans la chambre, et le cristal de l’eau
S’écoulait moins limpide et moins frais que son rire.
Mais elle ne rit plus, et sa voix se déchire
Lorsqu’elle veut causer avec moi, son aïeul !
Mets ta pitié sur moi ! Je suis vieux, je suis seul,
Et je n’étais pas né pour un destin prospère :
Ma femme n’est plus là, l’enfant n’a plus de mère,
Et son père navigue en des pays lointains.
Je tremble quand je songe à mes jours incertains
Et que ma vie usée est un roseau débile !
Je sais, ô médecin, que ton art est habile
A ranimer la flamme en des corps affaiblis,
Et que de jeunes fronts précocement pâlis
Te doivent un retour de joie et de vaillance.
Hélas ! des talens d’or paient trop peu ta science !

Moi, je ne suis point riche et ne le fus jamais.
Ce que ce pauvre toit possède, je le mets
Devant toi, si tu veux, d’une âme généreuse,
Voir ce qui fait l’enfant si pâle et soucieuse.
Peut-être cette coupe en bronze ciselé,
Sur laquelle un rameau de vigne est simulé
Si bien qu’il ne lui faut que la couleur pour être
Le frère de celui qui tremble à la fenêtre,
Peut-être cette coupe a-t-elle un peu de prix ;
Elle est depuis longtemps parmi nous ; j’ai compris
Que l’un de nos aïeux l’apporta de Corinthe ;
Prends-la ; les dieux ont fait ma richesse restreinte !

Mais sois compatissant ! Ne m’abandonne pas !
Fais que nous bénissions l’approche de ton pas,
Avec des vœux pour toi, pour tes fils, pour ta fille !
De cette jeune plante écarte la faucille !
Elle n’a pas donné sa fleur encore : elle est
A l’heure où le calice entr’ouvert de l’œillet
Montre le liséré charmant de la corolle ;
Et de tous mes chagrins sa beauté me console !
Permets-lui, tout au moins, d’achever de fleurir !
A nul autre âge il n’est aussi dur de mourir,
Puisqu’on meurt au moment où la vie est si belle
Que le cœur la souhaite et la croit immortelle !
On l’aime moins, plus tard, lorsqu’on la connaît mieux,
On tient moins à la terre, étant plus loin des cieux ;
La saison vient, vers qui chacun des jours nous pousse,
Où la mort par degrés apparaît presque douce,
Où ton art, médecin, peut devenir cruel.
Elle a les bras levés vers les rayons de miel :
Fais que sa main les touche et que sa lèvre y goûte !
Détourne de mon front l’ombre que je redoute !
Et si je t’importune en discours trop pressant,
Agis comme les Dieux : pardonne en m’exauçant !
Et comprends, médecin, que mon vieux cœur s’effraie,
Car c’est le seul enfant du seul enfant que j’aie !

LE DERNIER BAISER DE LA MUSE


Compagne rayonnante et magnifique, ô Muse,
Toi qui nous fais marcher aux sentiers enchantés,
Tu deviens chaque jour plus belle à nos côtés,
Tandis que le chemin nous fatigue et nous use !

Ton port se fait plus fier, ton œil bleu plus profond,
La grâce de ton geste est plus ample et plus sûre,
Le Temps met des baisers et jamais de morsure
A l’ivoire invincible et brillant de ton front.

Ton beau pied chaussé d’or, plus léger et rapide,
S’élance, passe et court sur les rocs et les fleurs,
Sans sentir leurs éclats ou froisser leurs couleurs ;
Ton corps allier devient plus noble et plus splendide.

Et nous, nous vieillissons qui marchons près de toi,
Nos regards vont moins loin, et notre tête est blanche,
Et notre bras moins fort doit cueillir une branche,
Pour soutenir nos pas dont l’espace décroît ;

Nos traits, qu’a ravagés une griffe farouche,
Refoulent le sourire, autrefois épandu,
Qui, comme un hôte heureux et toujours attendu,
Changeait l’accueil des yeux pour celui de la bouche ;

Notre cœur las s’alarme en se sentant moins prompt
A la joie, aux douleurs, aux anciennes noblesses,
Et l’âme aussi connaît les minutes épaisses
Où le verbe paraît être moins près du front ;

Ce qui fut nous, hélas ! chaque jour s’expatrie,
Un peu d’ombre entre en nous, un peu de vie en sort,
Quelque chose s’en va, quelque chose s’endort,
Sur le vin épuisé baisse l’outre amoindrie.

A la fin, défaillans, talonnant de la main,
Comme si l’ombre était en dehors de nous-mêmes,
Fermant nos yeux ternis où les choses sont blêmes,
Nous couchons pour jamais notre pauvre être éteint !

Mais alors, ô compagne, ô toi que rien n’outrage,
O Muse, qui devins si belle auprès de nous,
Tendant tes jeunes bras et pliant tes genoux,
Tu prends, entre tes doigts divins, notre visage,

Et l’attirant à toi, si pâle et déformé,
Tu lui mets le baiser de ta lèvre sublime,
Et l’immortalité de ce baiser ranime
La clarté d’autrefois, le rayon consumé ;

Ce front mort est paré d’éternelle jeunesse
Quand il est sur le sol reposé par tes mains,
Et les traits glorieux des grands bustes humains
Sont ceux que tu touchas d’une telle caresse.


LE VOYAGEUR


Sois comme un voyageur las d’une longue route,
Quand il arrive au bord de la mer qu’il écoute
Depuis longtemps gémir d’un soupir grandissant.
Ses reins sont douloureux, et ses pieds sont en sang
Sos genoux sont roidis par l’effort de la marche ;
Courbé comme celui qui passe sous une arche,
Les yeux ternis du long défilé du chemin,
Il se meut avec peine, à pas traînans ; sa main
Trouve lourd le bâton sur lequel il s’appuie ;
Son visage est couvert de sueur qu’il essuie
En abaissant son front jusqu’à son bras plié.
Le départ du matin allègre est oublié,
Et le salut aux bois scintillans de rosée ;
Dans la sombre lueur, déjà verte et bronzée,
Où les chênes confus mêlent leurs rameaux noirs,
L’homme sent en son cœur la vanité des soirs.

Mais lorsque, descendant des rochers sur la grève,
Il voit la mer, immense et douce comme un rêve,
Emplir tout l’horizon de son calme infini
Que le soleil mourant de sa clarté bénit,
Il jette son bâton, son sac, sa gourde vide,
Qui n’a plus, dès longtemps, rien pour sa lèvre aride,
Il ôte son manteau déchiré par le vent,
Et dont il voit les trous paraître en l’enlevant,
Il défait sa ceinture et ses lourdes sandales,
Et nu, se redressant, dans les ondes lustrales
Qui lavent la sueur, la poudre du chemin,
Il s’avance, et prenant de l’eau dans ses deux mains,
Verse la pureté du sel sur son visage.
Dans ses membres meurtris expire le voyage,
Et, baigné jusqu’au cœur d’un repos solennel,
Il va vers le soleil comme vers un autel.
Ainsi, lorsque accablé, vaincu par la fatigue,
Las du goût du froment, du vin et de la figue,
Las d’avoir cheminé du rêve et de l’espoir,
Par la haine et l’amour, vers l’acte et le vouloir,
Sentant s’humilier tes épaules moins hautes,
Et portant sur ton cœur la poussière des fautes,
Tu voudras te laver de ton humain effort,
Entre résolument dans les flots de la Mort.


AUGUSTE ANGELLIER.