La Triomphatrice ; pièce en trois actes
Eugène Figuière, éditeur (p. 53-89).
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ACTE II

Même décor.


Scène 1

Claude, Denise.

Claude assise, elle étreint fortement sa fille assise à ses pieds et lui renverse la tête.

Claude.

Tu as du chagrin, Denise, et tu ne veux pas me le dire ?

Denise.

Je n’ai pas de chagrin.

Claude.

Depuis huit jours, tu passes comme une petite ombre qui ne rit pas, qui ne parle pas, qui n’écoute pas…

Denise.

Je n’ai pas votre entrain, maman, je ne suis pas brillante comme vous.

Claude.

Pardon ! quand j’entendais toujours ta voix, et quand j’étais occupée avec d’autres, je t’écoutais et cela me réchauffait le cœur.

Denise, incrédule.

Oh ! maman, quand vous êtes avec les autres, vous ne pensez pas à moi !

Claude, émue.

Denise, est-ce que je ne t’ai jamais négligée ? Est-ce que tu as jamais souffert d’avoir une mère écrivain ?

Denise.

Oh ! non, non, je ne dis pas cela. Je sais bien que vous m’aimez…

Claude.

J’étais à la maison plus que les mamans des autres petites filles, et peut-être, parce que j’étais sérieuse et attentive, je jouissais mieux de la mienne que les mamans étourdies… Est-ce que tu n’étais pas souvent, bien souvent, dans la pièce où je travaillais ? Tu jouais sur le tapis avec les chiens et je ne me fâchais jamais, on pouvait rire et crier, et même gronder et aboyer, si je mettais à la porte, c’était toujours en riant.

Denise.

Vous étiez si patiente, maman.

Claude.

Je ne t’ai jamais quittée… je ne parle pas de tes petites maladies, ce n’est pas rare de soigner sa fille… Pourtant, nous, femmes qui travaillons, nous sommes mises en telle suspicion… Enfin, ma chérie, jamais tu n’as pu souffrir d’avoir une mère célèbre. Si j’avais été comme les autres, je t’aurais moins aimée… Quand on vit beaucoup avec son cœur, il se développe, comme un bon muscle qui travaille… Et puis, nous méditons comme les moines et nous les remplaçons un peu. Comme eux nous savons que tout passe, que les êtres ne nous sont que prêtés. (Elle serre sa fille avec un frisson.)

Denise, très triste.

Maman chérie, vous avez été très bonne.

Claude, exaspérée.

Mais alors, qu’est-ce que tu as ? Tu m’en veux de quelque chose. Tu as un regard. (Faux mouvement de la jeune fille.) Oui, c’est bien cela, un regard de vilaine petite ennemie. (Le visage de la jeune fille se ferme, se durcit. Elle a un geste pour se dégager. Claude la retient.) Denise ! Ce n’est pas pour ce malheureux manuscrit… parce que je me suis moquée de toi ?

Denise.

Non, maman, vous avez bien fait. Je sais bien que je n’ai pas de talent.

Claude, avec élan.

Veux-tu en avoir du talent ? Veux-tu que nous collaborions ensemble ? Personne ne le saura, personne ne devinera… je me déguiserai si bien… Hein, veux-tu ? C’est ça qui serait amusant !

Denise, très triste.

Non, maman.

Claude.

Mais alors, qu’est-ce qu’il faut que je fasse… Denise ? Cela ne marche pas avec Flahaut ?

Denise.

Monsieur Flahaut est charmant.

Claude.

Mon pauvre petit, pourquoi ne me le disais-tu pas ?

Denise, se dégageant.

Nous ne nous comprenons pas, maman. Soyez assurée qu’il est impossible à monsieur Flahaut de me causer du chagrin.

Claude, se levant avec découragement.

Je doute si peu qu’il est la cause de ta manière d’être, que je vais l’interroger dès qu’il arrivera… Seulement, Denise, ce qui me fait une peine insensée, ce qu’il ne pourrait pas me dire, c’est pourquoi tu te refuses si… vilainement à t’ouvrir à moi.

Denise.

Oui, parlez-lui, maman, c’est cela. (Désolée.) Et après, si vous le voulez, nous reprendrons l’entretien.

Claude, stupéfaite.

Qu’a-t-elle ? mais qu’a-t-elle ? Flahaut t’a-t-il choquée en quelque chose ? Il ne partage pas tes idées…

Denise.

Monsieur Flahaut a vos idées, maman. Vous n’avez pas voulu que ce soit les miennes…

Claude, sautant sur le prétexte.

Alors, c’est cela ? Vous ne vous entendez pas sur les grandes questions.

Denise, avec une indulgence très douce.

Oh non, non, nous n’avons rien discuté de cela, nous ne sommes pas allés si loin.

Claude.

Tu veux me rendre folle… Denise, tu as été la première vie de mon cœur, avant toi je ne tenais à rien. Pendant dix ans, je n’ai eu dans le monde qu’une petite fille en robe blanche qui n’aimait pas se faire embrasser… Denise, j’ai confessé trente femmes et je verrais ma fille se miner de chagrin…

Denise, un peu d’ironie.

Vous êtes un trop grand psychologue, maman. Vous allez chercher des choses extraordinaires.

Claude.

Je ne sais pas si je suis un psychologue, mais je suis bien sûre que le coupable est cet imbécile de Flahaut, et celui-là va me rendre raison de ce qui m’arrive…

Denise, doucement résignée.

Ne parlez pas à Flahaut…

Claude.

Ne pas lui parler ? Je regrette infiniment de te déplaire… Celui-là n’est pas une sotte petite fille. En cinq bonnes minutes, nous saurons à quoi nous en tenir.

Denise, qui observe sa mère.

Vous regretterez, maman.

Claude.

Entre gens raisonnables, tout s’arrange… Flahaut m’en a confié bien d’autres, il n’y a rien d’indiscret de ma part à lui demander où il en est avec toi. Il sait que je désire ce mariage ; s’il ne voulait pas s’y prêter, il n’avait qu’à s’éloigner. (Denise regarde sa mère avec des yeux étranges.) Eh bien oui, à s’en aller. Je ne serai jamais embarrassée de caser ma fille. Par parenthèse, c’est un des avantages du métier. Denise, veux-tu un artiste, un écrivain, un millionnaire ou un marquis ? Tiens, Roquelaure t’épouserait tout de suite.

Denise, nerveuse.

Maman, laissez mon mariage en repos, je ne vous demande que cela. Je n’épouserai ni grand seigneur, ni littérateur.

Claude, de toute sa force de créature victorieuse.

Tu épouseras qui tu voudras, je te le certifie !

Denise, résignée.

Pas davantage, maman, je n’épouserai sans doute personne.

Claude.

Petite loque ! Peut-on se laisser aller… Je vais te le préparer ton Flahaut. Ah ! Denise, embrasse-moi, nous rirons bien ce soir. (La jeune fille se laisse aller inerte et sans abandon.) Ma sotte petite chérie, oh ! l’héroïne bêbête, quel roman idiot on ferait avec cette demoiselle-là…

(Flahaut entre pendant que Claude berce encore sa fille, qu’elle garde dans ses bras pendant les premières répliques.)


Scène 2

Claude, Flahaut, Denise.
Flahaut, ému, sourdement, avec une dévotion d’adorateur.

Je suis content de vous, mon cher maître, quel livre ! J’ai passé ma nuit à vous lire et vous relire… quel style ! ah ! le métier ne vous tue pas, vous ! Vous êtes la verve, la force, la vie. Je plains ceux qui devront avoir du génie après vous… Il y a des mots pour lesquels on ne sait pas si l’on doit vous haïr ou vous adorer, tant l’on est certain qu’on ne les retrouvera jamais.

Claude, jouant la distraction, la bouche dans les cheveux de sa fille, qui a fermé les yeux.

Oui, oui… c’est très bien ce qu’il dit là… Ce n’est pas le premier venu, personne ne sait flatter comme ce garçon-là… Et puis, il aime vraiment les belles choses… ce qui ne l’empêche pas quelquefois d’être bouché, bouché, borné… (La jeune fille s’est dégagée, s’éloigne et sort pendant les répliques suivantes.)

Flahaut, nullement inquiet.

Si borné que cela, madame ?

Claude.

Va-t-en, Denise. (S’asseyant et regardant le jeune homme avec souci.) Pourquoi faites-vous de la peine à ma fille ?

Flahaut.

De la peine à… mais nous sommes les meilleurs amis du monde !

Claude.

Où en êtes-vous exactement ?

Flahaut, surpris.

Mais… je suis le conseilleur très écouté, je vous assure. J’ai fait supprimer le commencement et changer la fin. Nous ferons peut-être de ce roman-là une nouvelle très présentable.

Claude, se lève, agacée.

Dites-moi donc tout de suite que c’est moi qui suis bouchée, bouchée, bornée ! Si vous ne vouliez pas épouser Denise, pourquoi lui faisiez-vous la cour ?

Flahaut, sincère.

J’ai fait la cour à Denise ?

Claude.

Vous êtes toujours fourré ici…

Flahaut.

Il y a cinq ans de cela, et c’est la première fois que vous me le reprochez.

Claude.

Vous ne la quittez pas et vous étiez fort capable de voir que vous la troublez.

Flahaut, de l’ennui sur le visage. Après un temps.

Vous n’êtes pas une mère comme les autres. Denise m’accueillait en vieil ami de la maison et, ces derniers mois, en littérateur, en professeur de roman ; nous avons beaucoup pioché ensemble, d’où un rapprochement qui pouvait faire illusion.

Claude.

Vous êtes bien aussi clairvoyant que moi. Vous avez vu venir l’émotion, cela ne vous a pas déplu, vous avez continué le jeu, un flirt de salon… Oh ! Flahaut…

Flahaut, la voix vibrante.

Denise est la dernière femme avec laquelle j’eusse jamais songé à flirter.

Claude.

Allons donc ! Quand un homme s’amuse…

Flahaut.

Vous voulez que je sois sincère ? En effet, pouvais-je ne pas voir ce qui se passait ? Quand j’ai vu certains fléchissements dans le regard de votre fille, j’ai été atterré, voilà la vérité, atterré, vous m’entendez.

Claude.

Il n’y avait pas de quoi.

Flahaut.

Si, puisque j’étais parfaitement décidé à ne pas l’épouser, et qu’être éloigné de votre maison m’apparaissait comme une chose inacceptable.

Claude, qui réfléchit.

Je connaissais vos idées sur le mariage… je vous voyais toujours ensemble… j’ai cru, sans être une mère indiscrète…

Flahaut, la voix un peu altérée.

Je ne pouvais pas épouser votre fille.

Claude.

Mais enfin, pourquoi ? Pardonnez-moi, Flahaut, nous nous sommes dit tant de choses… j’ai cru que vous ne me cachiez rien. J’ai cru même que vous comptiez sur moi… de là à penser à Denise…

Flahaut, étrange.

Il y a des bornes aux plus belles clairvoyances… Je pense qu’il faudra m’en aller à présent ?

Claude.

Dieu m’est témoin que ce n’est pas ce que j’avais souhaité. Mais puisqu’il vous est tellement impossible d’épouser Denise…

Flahaut, âpre.

Peut-être que si j’aimais moins Denise, je l’épouserais tout de même.

Claude, gênée par le ton.

Je ne vous comprends pas bien…

Flahaut, même jeu.

Parce que la dernière chose que vous supposerez jamais, est que le disciple qui vous aime et qui vous admire, ait puisé dans votre incomparable amitié le dégoût de tout ce qui ne la vaut pas. (Très ému.) L’impossibilité de vivre ailleurs qu’en vous.

Claude, frappée.

Flahaut, vous oubliez mon âge !

Flahaut, rire cruel.

Regardez donc votre fille auprès de vous !

Claude.

Vous êtes l’ami de Sorrèze…

Flahaut, âpre.

Sorrèze a cinquante ans.

Claude.

Ainsi, pas même vous, pas même vous n’aurez compris avec quelle passion nous tenons l’un à l’autre… comme tous les badauds dont nous n’avons pu nous cacher, vous n’avez vu qu’un scandale dont on escompte la fin !

Flahaut.

Ne m’en veuillez pas trop, Claude, c’est dur, je vous assure, c’est dur de s’habituer à vous, d’avoir, de par son esprit, le droit de passer des heures auprès de vous… de vous voir vivre, ardente, intelligente et grave, d’entendre votre belle voix parler de ce qui m’est le plus cher au monde, de savoir que nulle part ailleurs il n’existe une atmosphère comme la vôtre (très sourdement) et de vous savoir une femme, Claude, une femme qui a besoin d’amour…

Claude, s’interrogeant.

Je n’ai rien fait… je ne suis plus coquette. Avec vous j’ai toujours été un confrère, une amie, un camarade… je n’ai jamais été une femme.

Flahaut.

La pire coquetterie est de valoir plus d’amour que les autres… Quand on a rêvé d’être aimé par vous, Claude, comment voulez-vous qu’une petite fille…

Claude.

J’ai cinq ans de plus que vous… Allons, Flahaut, ne confondez pas vos amours spirituelles et les simples étreintes du cœur.

Flahaut.

Vous êtes tout l’intérêt de ma vie. La chaleur, l’élan quotidien, je ne les trouve que chez vous… Je m’endors et je m’éveille dans la passion de nos belles causeries… Depuis cinq ans, je viens ici, je ne pourrai pas ne pas revenir toujours…

Claude.

Vous êtes très coupable, vous, plus averti que tant d’autres, très coupable de gâcher notre belle amitié.

Flahaut.

Vous préférez sans doute les hommes qui ne vous aiment pas !

Claude, cruelle à mesure qu’elle s’énerve.

Je préfère les hommes qui savent qu’on ne devient jamais le rival d’un Sorrèze.

Flahaut, même jeu, hors de tout ménagement.

Sorrèze ! Mais il ne vous vaut pas ! Regardez donc son dernier livre où il a soin de répandre sa belle âme… Comparez-le donc à vous ! Cerveau, cœur, effort, volonté, vous êtes à cent piques au-dessus de Sorrèze… Comment ne le sentez-vous pas ? Comment n’en souffrez-vous pas ? Ah ! Claude, moi, au moins, vous ne savez pas encore qui je suis.

Claude, qui a bien senti et souffert, enragée.

Sorrèze est plus grand que nous tous ! et vous êtes indigne, Flahaut, indigne comme ami et comme disciple… un livre peut être une défaillance. Le passé de Sorrèze a tué tous vos avenirs !

Flahaut.

Vous criez trop fort… avouez donc votre déception ! Le triomphe de Sorrèze est qu’il n’avait jamais parlé de l’amour… le voilà qui s’en mêle, et je sais bien que vous en avez pleuré. (Sarcastique.) Il n’y a rien de tel que d’aimer un écrivain, on finit toujours par savoir ce qu’il y a dedans.

Claude, très douloureuse, avec reproche.

Oui, et ils n’ont même pas toujours besoin de l’écrire.

Flahaut.

Pardonnez-moi, on vous combat comme on peut, vous êtes trop forte.

Claude, prête aux larmes.

Trop forte ! on m’a dit cela toute ma vie. Trop forte ! Est-ce que nous ne sommes pas aussi faibles, aussi mendiantes… (Pleurant.) Vous m’énervez, vous me blessez… Vous ne pouvez rien pour moi, vous le savez… Pourquoi vous en prendre au seul qui a fait de ma vie une chose acceptable… et de ma mort une chose à laquelle je peux penser… Sorrèze ne parle pas de l’amour aussi bien que moi, qu’est-ce que cela fait ? Qu’est-ce que cela prouve ? Oh ! les forçats que nous sommes : toujours des prodiges, toujours des chefs-d’œuvre.

Flahaut.

Claude, je suis là. Aimez Sorrèze, et quand vous souffrirez quand vous douterez, pensez à moi. Dites-vous qu’un autre cœur aussi profond que le sien, une autre âme attentive comme la sienne, par sa ferveur, par sa détresse, achève la rançon, le prix que vous valez.

Claude.

Je ne souffre pas, je ne doute pas. Je ne permets à personne de douter pour moi.

Flahaut, passionné.

Si je ne jugeais pas Sorrèze… Il ne peut pas être tout ce que vous aurez eu ! Claude, un jour vous ouvrirez les yeux… cet homme n’aimera jamais, que lui-même, c’est notre plus illustre égoïste.

Claude, brusque.

Ai-je besoin de l’amour des dévoués ?

Flahaut.

Vous souffrirez… Son livre… mais c’est vous, mais c’est votre histoire… et voyez ce qu’il en a fait !… Oh ! je ne dis pas qu’il ait exploité… c’est pire : il n’en a rien tiré.

Claude.

Eh bien, oui, là, je n’en ai pas dormi… ce livre m’a énervée, ce livre m’a déçue, ce livre est manqué, n’en parlons plus ! C’est de ma faute… il fallait être une bête… il fallait ne pas sentir… il fallait ne pas écrire… (Ironique.) Ah ! ne pas être une « femme de génie »…

Flahaut.

Ne vous reniez donc pas, Claude, parce que vous valez plus que lui. Si vous croyez que nous ne le savons pas tous… lui-même finira bien par s’en douter, allez ! Et ce jour-là, ah ! ma pauvre Claude, vous verrez alors ce que vaut un amant !

Claude.

Taisez-vous ! Si jamais l’ombre d’une rivalité professionnelle, l’ombre de cette abominable jalousie auprès de laquelle toute autre est une félicité, s’élevait entre nous, je ne serais pas une heure, entendez-vous, à venger la femme en moi, à détruire cet être factice, que l’ennui, le désœuvrement ont fait éclore dans mon cerveau.

Flahaut, dans un cri.

Claude, vous ne voulez pas dire…

Claude.

Mon talent ! Ah ! Seigneur Dieu de mon salut, si vous saviez comme je m’en moque, si vous saviez comme j’en ai trop d’écrire. Que me sont vos admirations ? Qu’est-ce que la gloire pour une femme, et même pour un homme ? On nous admire, Sorrèze et moi, mais on ne vit pas de nous admirer. Il n’y a pas un homme, une femme, si piètres qu’ils soient, pour lesquels chacun ne nous trahisse. Qu’ai-je à dire de ces cœurs que je ne remplis pas ? La vérité est que Sorrèze et moi n’avons l’un que l’autre, et qu’il me soit enlevé pour une jonglerie, pour une misérable virtuosité.

Flahaut.

Cette jonglerie, cette misérable virtuosité, il n’est pas près de vous les sacrifier !

Claude.

Et je ne le désire pas ! (Frissonnante.) Mais il ne me faudrait pas deux conversations comme celle-ci, mon cher, pour me séparer à jamais d’un métier auquel je me suis trop donnée. (Elle a un long frémissement, ils se taisent.)

Flahaut, avec remords.

Pardon, pardon, pardon…

Claude.

Plus tard… quand vous serez parti, et revenu.

Flahaut, comme il étoufferait un juron.

Non…

Claude, ironie triste.

Ah ! il faudra renoncer à quelques habitudes…

Flahaut.

Permettez-moi de rester, Claude, même encore ! Vous me connaissez… sans doute je ne me soucie plus de rien, je ne me soucie plus d’être et de valoir. Je crois, Dieu me pardonne, que si j’ai travaillé, c’est pour vous atteindre, pour rapprocher nos lointaines existences… Claude, vous êtes mon but. Défendez-le, faites-vous inaccessible. Mais laissez-moi vous poursuivre, laissez-moi vous combattre…

Claude.

S’il n’y avait que moi, je vous garderais tout de même, fiévreux, malade, insensé, qu’importe ! Je tâcherais de refaire de vous le beau cerveau équilibré que j’admirais, le régulier, le travailleur qui devait nous dépasser tous. (Souriant.) Le « cœur classique » qui me plaisait tant. Mais il y a ma pauvre fille ; celle-là, il ne faut pas qu’elle vous voie ici… Flahaut, ce que je ne vous pardonne pas, c’est que Denise vous ait deviné avant moi.

Flahaut, dur.

Vous ne sentiez plus que par Sorrèze !

Claude.

Après lui, vous étiez mon meilleur attachement. Je bénissais mon métier d’avoir donné à ma vie des compagnons tels que vous, et vous m’obligez à vous dire adieu.

Flahaut, geste impatient.

Des liaisons comme la nôtre… ce n’est pas si simple à dénouer. Vous n’êtes pas seulement une femme qui éloigne un homme reçu dans son intimité… Vous êtes mon maître, vous n’avez pas le droit de m’abandonner.

Claude.

Je n’ai pas le droit de torturer ma fille.

Flahaut.

Toutes ces soirées que je passais auprès de vous…

Claude.

Chut !

Flahaut.

Vous continuerez à parler, à vivre pour les autres… Claude… vous viendrez me voir !

Claude.

Vous travaillerez… vous écrirez de belles choses qui me feront battre le cœur… Allez-vous en bien vite, maintenant, il faut que je pense à ma fille. (Flahaut se laisse tomber et lui enserre les genoux.). Flahaut, je vous aime comme un fils. (La porte s’ouvre, Denise entre et ne voit le jeune homme qu’au milieu de la scène. Elle a un petit sursaut et s’arrêté net.)


Scène 3

Claude.

Flahaut, puisque vous partez, dites au revoir à Denise.

(Flahaut se relève, il est obstiné, douloureux et contraint.)

Denise, les yeux hostiles, la voix âpre.

Ne vous croyez donc pas obligé d’éloigner Monsieur Flahaut, je vous affirme qu’il n’y a jamais rien eu entre nous.

Claude, un peu interdite.

Mais je ne l’éloigne pas, Flahaut fait ce qu’il lui plaît.

Denise, même jeu.

En ce cas je ne comprends pas bien pourquoi je l’ai trouvé vous embrassant les genoux.

Claude, un peu âpre, à sa fille.

Je te dirai, on te dira, on t’expliquera plus tard…

Denise, blessante.

Je ne demande pas d’explications.

Claude.

Denise…

Flahaut.

C’est avec un grand chagrin que je me sépare de madame Bersier. Mais je viens de lui donner une déception, j’ai dû décliner un honneur auquel elle m’appelait…

Denise, nerveuse.

L’honneur d’être son gendre ! Monsieur Flahaut, je me charge d’arranger les choses… Ma mère a fait du roman, c’est son métier… Il ne me viendra jamais à l’esprit de chercher un mari parmi ses adorateurs.

Claude.

Oh !… (Claude regarde sa fille avec une pitié douloureuse).

Flahaut, se retournant vers Claude.

Alors, c’est bien adieu ? (Elle fait un signe imperceptible.) Et vous, mademoiselle Denise, n’oubliez pas que Claude est votre meilleur ami.

(Flahaut sort.)


Scène 4

Claude, Denise.
Denise, âpre et sèche.

Il tient donc bien à s’en aller ? Je croyais, moi, que j’allais tout arranger.

Claude, très triste.

Ma petite Denise, arrive un peu.

Denise.

Oh ! je vous en prie, maman, pas d’airs de commisération ! Ne pouvez-vous admettre qu’on ne soit pas amoureuse de M. Flahaut ?

Claude.

Ce que je ne puis admettre, c’est le ton, c’est le visage, c’est l’attitude à laquelle tu t’efforces en ce moment.

Denise, désespérée, sincère.

Mais croyez-vous que j’ai besoin d’efforts ? Maman, croyez-vous qu’on puisse vivre auprès de vous ?

Claude, émue, indignée.

Ma fille !

Denise.

Mais il n’y a d’air que pour une femme dans cette maison. Est-ce que j’existe ici ? Qui me regarde, qui m’aime ? J’arrive dans le monde, qui me doit mon bonheur, j’ai tous les droits de ma jeunesse, et voilà que je viens trop tard, la place est prise… une femme m’a ruinée d’avance, sous sa dangereuse tutelle j’ai tout perdu… Ma mère est ma rivale…

Claude, même jeu.

Ah ! tu es bien la fille de ton père…

Denise.

Mais croyez-vous que ce soit la première fois ? Mais toujours je vous ai trouvée contre moi… Ah ! je sais trop ce que vous valez, maman. Si je n’avais pas été votre fille, je vous aurais adorée comme les autres… mais on ne peut pas, maman, on ne peut pas être votre fille… on ne peut pas être auprès de vous cette pauvre chose enfantine, qui ne sait pas parler, qui ne sait pas écrire, qui peut-être même, ne sait pas sentir comme vous… Ils savent trop qu’ils n’auraient qu’à perdre avec moi (amère, ironique.) Ah ! ce ne sont pas des amours illustres qu’ils pourraient me demander. Que voulez-vous, maman, vous tenez les cœurs et les vanités.

Claude, profondément.

Pas tant que tu le crois.

Denise.

Flahaut, mon Dieu, je l’aurais épousé, peut-être, mais ce n’est pas lui (âpre), ce n’est pas lui. (Elle s’arrête pour respirer.)

Claude, résignée, immobile, glacée.

Voyons, qui est-ce ?

Denise.

Il y a deux ans, j’ai aimé de tout mon cœur. J’étais une naïve, j’avais seize ans, il en avait vingt, il était toujours ici… Par parenthèse, maman, vous auriez pu nous observer… il est vrai que vous saviez à quoi vous en tenir…

Claude, de plus en plus immobile.

Va, va…

Denise.

Vous étiez tous à l’admirer, à le dire charmant, supérieur, plein d’avenir… maman, vous en parliez sans cesse, j’étais une sotte, j’ai cru que vous nous encouragiez. Il vous regardait avec de si grands yeux affamés d’espoir, maman… j’ai cru qu’il attendait de vous… ah ! je n’ai pas de génie, moi… que vous lui donniez votre fille. (Claude est très sombre.) Un jour… (Elle s’angoisse.) un jour j’ai appris que Fréville venait de se tuer pour vous.

Claude, plus statue que jamais.

Qui t’a dit cela ?

Denise.

On entend plus de choses que vous ne croyez.

Claude, dans une grande rêverie.

Tu aimais Jacques Fréville ?

Denise.

Celui-là, au moins, je le croyais plus près de moi que de vous.

Claude, âpre à son tour.

Tu te trompais. (Remords immédiat.) Ma pauvre, pauvre petite, tu viens d’être bien insensée… et tellement injuste.

Denise.

Non, maman, je ne suis pas injuste. Est-ce que je vous reproche vos actes ?

Claude.

Mais, à la fin, quel reproche m’adresses-tu ?

Denise.

À vous, aucun… c’est moi qui ai tort, tort d’être votre fille.

Claude.

Tu y reviens encore, malheureuse petite ingrate…

Denise.

Mais vous le voyez bien que ma vie est finie, que vous m’étouffez… mais qu’est-ce que je fais ici, qu’est-ce que j’espère ? d’épouser un jour un de vos habitués de médiocre importance, un monsieur d’assez mince envergure pour ne prétendre qu’à moi ?

Claude.

Dieu, l’affreuse petite fille… Denise, à cause de toi, je viens de traiter durement, cruellement mon vieil ami Flahaut. Il est capable de ne plus rien faire… Il n’a pas d’amis, pas de milieu… Il ne vivait que chez moi… c’est peut-être un talent que je viens d’assassiner…

Denise, ironie, rancune.

Ce monsieur fera comme des autres : il se passera de talent !

Claude.

Ah ! (Elle a un mouvement de rage.) Si tu ne viens pas m’embrasser à l’instant, Denise, c’est fini. Tu me feras horreur, je ne pourrai plus te voir…

Denise, en petite fille, épuisée.

Maman, maman, pardon !

Claude, l’étreint furieusement comme ferait un amant.

Oublier, oublier, Denise, oublier tout cela ! On peut être heureuse avec moi, ma chérie, je t’aimais tant… tu m’as dit des choses monstrueuses… tu aimais Fréville… Ah ! tu avais bien raison, Denise. Je te pardonne à cause de cela, c’est tout ce que tu m’as dit de bien. Et nous en trouverons un autre, ma fille, ils sont quelques-uns comme cela… Je me ferai toute petite… et puis je ne compte plus, moi… Regarde comme mes cheveux blanchissent… c’est toi ma rivale, maintenant, c’est toi qui n’aurais qu’à vouloir… Ah ! Denise, est-ce que j’ai jamais souhaité te voir épouser un crétin ? (La jeune fille est immobile, douloureuse, fermée.) Mais réponds donc, dis-moi une bonne parole, embrasse-moi ! (Sa fille l’embrasse du bout des lèvres.) Dieu ! quel vilain baiser… Il faudra qu’on lui apprenne cela. Allons, Denise, un bon mouvement ! (La jeune fille, avec découragement, laisse aller ses bras aux épaules de sa mère. Claude la couvre de baisers.) Mon enfant, ma seule enfant…


Scène 5

Les mêmes, Bersier.
Bersier, machinalement.

Vous travaillez, Claude ? Je vous dérange ? (Les deux femmes se séparent et tâchent de prendre une contenance. Curieux.) Qu’est-ce qu’il y a ? Denise a pleuré ?

Claude.

C’est fini. C’est passé, n’est-ce pas, Denise ?

Denise, très de sang-froid.

Complètement passé. (Elle s’éloigne.)

Claude.

Où vas-tu ?

Denise.

J’ai à sortir.

(Claude la suit des yeux en soupirant.)


Scène 6

Claude, Bersier.
Bersier.

Elle a une mauvaise figure.

Claude.

Est-ce que vous êtes très amis avec Denise ? Vous causez souvent ?

Bersier.

Bon dieu, ma chère Claude… je me suis toujours pris pour le meilleur des pères. Denise me comble de caresses et d’amitiés, quant à causer… j’aurais cru que cela vous regardait plutôt.

Claude.

Cela ne vient pas de nous réussir… Denise m’en veut de ce que cela n’a pas marché avec Flahaut.

Bersier.

Ah ! c’est ennuyeux… Je m’étais fait à l’idée… il était très simple ce garçon-là. Est-ce que c’est tout à fait manqué ?

Claude.

Hélas, oui… aidez-moi à mieux faire… Ma fille ne me pardonnera que lorsqu’elle ne pourra plus douter de mon dévouement. Ah ! si je pouvais lui ramener Flahaut.

Bersier.

Pourquoi est-ce tellement impossible ?

Claude.

Flahaut n’est pas à l’âge où l’on s’éprend des jeunes filles. Denise est bien sage, bien simple, pas très brillante.

Bersier.

Il est certain que vous l’éclipsez un peu.

Claude, vivement.

Nous avons les mêmes notes de couturière…

Bersier, court éclat de rire.

Enfin, je vois que Denise et moi nous somme logés à la même enseigne…

Claude.

Henri…

Bersier.

Nous ne représentons évidemment pas l’aristocratie de la maison (Claude a un mouvement de lassitude.) Tenez, puisque décidément je lis Saint-Simon, en ce moment… on ne peut pas toujours lire sa femme… Je vous rappellerai ce qu’il dit du maréchal de Villeroi… ma chère Claude, vous me faites l’effet d’une machine pneumatique, vous pompez l’air autour de vous.

Claude, revenue à son immobilité.

Votre fille vient de me dire cela.

Bersier.

Ah ! ah ! la petite aussi, parbleu. Ça devait arriver… que voulez-vous, ma chère, il est évident que vous n’avez pas uniquement vécu pour votre mari et pour votre enfant.

Claude a un petit frisson et semble rêver.

Envers Denise, je n’ai rien à me reprocher. Toute la force vive que je puisais dans mon travail a entretenu chez moi un éveil, une ardeur, une joie maternelle, dont l’absence chez les autres femmes, m’a souvent fait froid.

Bersier.

Envers Denise, disons-nous, soit. Je ne fais pas difficulté d’admettre que vous étiez une mère séduisante et l’enfant le sentait… mais il arrive un moment, ma chère amie, où le devoir est de charmer un peu moins et de s’effacer un peu plus.

Claude.

Je ne comprends pas bien la leçon que vous me donnez là ?

Bersier.

Je veux dire que la meilleure mère est celle qu’on ne remarque pas… Voilà ce qui manque à votre fille… cette enfant a compris mieux que vous, avec tout votre esprit, la loi qui régit les générations, la mère est une femme abdiquée.

Claude, a les larmes aux yeux.

Grand Dieu ! mais si ma mère… si elle avait vécu comme je l’ai fait… Je ne souhaite pas à ma petite Denise de voir sa vie étouffée à quarante ans.

Bersier.

Voilà qui vous juge, faire le bonheur de sa fille vous paraît une vie étouffée.

Claude, énervée.

Ah ! voyons, qu’elle y collabore un peu à ce bonheur… il n’en vaudra que mieux.

Bersier.

Dieu me sauve des femmes ouvrières de leur bonheur.

Claude.

Croyez qu’elles aimeraient mieux qu’on s’en chargeât.

Bersier.

En ce cas-là, ma chère, elles en rencontrent plus d’un.

Claude.

Ah ! en voilà assez… Faut-il que j’aime la vie pour que malgré vos scènes, malgré vos reproches, malgré vos voix et malgré vos yeux, j’arrive encore à bander en moi-même l’arc difficile du travail quotidien… Que ne travaillez-vous, Henri, que ne travailles-tu, Denise !

Bersier.

Taisez-vous, on a sonné… le coup de sonnette de Sorrèze. (Sarcastique.) Ah ! voilà un travailleur. (Claude se tait.) Il y a longtemps que je n’ai vu Sorrèze… Comment va son foie ? (Claude garde un silence impatient). Mon Dieu, ma chère, que voulez-vous ? on apprend à vivre, on se fait à toutes les situations… le plus fort est que c’est vous qui soyez choquée.

Claude, épiant du dehors.

Je ne me choque que de vos intentions…


Scène 7

Claude, Bersier, Sorrèze.
Sorrèze, il a une mine affreuse, l’œil nerveux, inquiet, soupçonneux, malheureux.

Bonjour, Claude… Bonjour, Bersier…

(Il jette sur son bureau une liasse de coupures de la Presse.)

Bersier.

Bonjour, Sorrèze. Ah ! vous aussi… les coupures. Je me demande pourquoi nous les recevons, Claude ne les lit même plus.

Claude, frappée de l’aspect de Sorrèze.

Vous êtes mécontent ?

Sorrèze.

Pis que cela, je vous dirai…

(Il regarde Bersier).

Bersier.

Quel temps fait-il dehors ?

Sorrèze.

Très beau, je ne sais pas… il ne pleut plus.

Bersier.

Alors, je vais promener Denise, cela nous fera du bien à tous les deux.

Claude.

Elle nous a quittés bien brusquement, ramenez-la à de meilleurs sentiments.

Bersier.

Ça, je ne promets rien, avec Denise… Adieu, Sorrèze, vous m’excusez… Je vous laisse à votre confrère. J’ai l’impression d’être une dame entre vous deux.

Sorrèze, qui pense à autre chose, lui serrant la main.

Amitiés à Denise.

Bersier.

Adieu, ma chère amie, vous n’avez pas de courses à nous faire faire ? (Sortant.) Je compte passer chez ma couturière et chez ma modiste…


Scène 8

Claude, Sorrèze.
Claude, qui pleure d’énervement.

Et ces plaisanteries-là n’auront jamais de fin… Ce n’est pas qu’il soit méchant, mais il a l’âme d’un désœuvré. Quand il n’est plus à ses écritures de Comptoir — il appelle cela travailler ! — il n’a plus rien à faire dans la vie… Vous ne m’écoutez pas, c’est un ennui sérieux ?

Sorrèze.

Un éreintement de Flahaut.

Claude.

Non !

Sorrèze.

Lisez… (Au bout d’un moment elle retourne la page pour voir la signature.) Ah ! vous faites comme moi, c’est bien lui. Il ne signe là que de ses initiales.

Claude, lisant.

Le ton est mesuré…

Sorrèze.

Le ton seul.

Claude, même jeu.

Ce n’est pas de Flahaut…

Sorrèze.

Achevez. (Claude devient tout à fait silencieuse, elle lit longuement.) Eh bien ?

Claude.

Je n’y comprends rien… Vous n’avez pas de plus grand admirateur que Flahaut.

Sorrèze.

Je le croyais… Vous voyez qu’il nous en faut revenir… Je vous avoue que cela m’a ému plus que tout le reste.

(Il a un regard vers les coupures.)

Claude, hésitant.

Je pourrais peut-être vous expliquer…

Sorrèze.

L’ingratitude de Flahaut ? Ce n’est pas cela qui m’étonne… mais qu’il n’ait pas été retenu par vous, par la certitude de vous blesser. (Amer.) Vous ne savez donc pas tout ce que je vous dois ? Mais si je n’étais pas votre amant, ma chère, si je n’étais votre faiblesse à vous, la grande femme, la femme à la mode. (Le mot atteint Claude qui a un mouvement.) Il y a longtemps, si l’on ne craignait de vous déplaire, que j’essuierais toutes leurs insolences.

Claude.

Michel, Flahaut vous admire et vous aime !

Sorrèze.

Il m’a admiré et il m’a aimé… depuis, un autre idéal, une autre esthétique…

Claude, nerveuse.

Lesquels ?

Sorrèze.

Dame, les vôtres, à ce que je croyais. Flahaut n’est-il pas votre disciple ?

Claude.

En ce cas, vous seriez notre maître à tous deux !

Sorrèze, vivement.

Quand avez-vous été mon élève ? Et je vous en félicite, ma chère Claude, ne me faites pas la politesse de protester… M’avez-vous jamais imité ? Vous savez bien qu’avec nos divergences…

Claude.

Voilà la première fois que vous me parlez de nos divergences…

Sorrèze.

Laissez faire la jeune génération. Elle se chargera de vous les indiquer.

Claude.

Cet article de Flahaut est odieux.

Sorrèze.

Il n’est pas odieux, il est cruel. J’aurais souhaité que près de vous, j’aurais pensé trouver dans votre voisinage immédiat, une compréhension, une appréciation… moins parcimonieuses.

Claude.

Michel, est-ce que vraiment vous allez croire… Jamais Flahaut ne m’aurait parlé ainsi d’un livre de vous.

Sorrèze.

Il a renchéri sur vos antipathies, voilà tout… Nous cessons de nous comprendre, ma pauvre Claude… c’est presque infaillible, tant qu’on est deux.

Claude, émue.

Nous ne sommes pas deux…

Sorrèze.

Si… croyez-vous que je ne l’ai jamais senti…

Claude, vivement.

Nous sommes deux écrivains, ça c’est probable, mais le métier n’a rien à faire dans l’unité que nous sommes… Jusqu’ici, il ne nous a jamais gênés…

Sorrèze.

Qu’est-ce que vous en savez ?

Claude.

Vous auriez mieux aimé…

Sorrèze.

Eh bien oui, on souffre à la fin… si vous croyez que c’est drôle de voir tourner trente imbéciles autour de vous, trente imbéciles intelligents, qui vous comprennent et qui vous admirent, qui ont votre portrait chez eux, mieux que votre portrait, le décalque de votre être, esprit, cœur et le reste, dans la dizaine de bouquins qui sont en leur possession légitime et quotidienne, qu’ils relisent et qu’ils jugent pour écrire ces articles, où tout en vous est connu, discuté, disputé, votre cerveau, votre cœur et jusqu’à votre sensualité…

Claude, persuadée.

Oui, c’est vrai, c’est ennuyeux… mais il y a des compensations.

Sorrèze, sec.

Il n’y en a pas.

Claude.

Michel, une pareille sortie, parce que vous êtes mécontent d’un article de Flahaut…

Sorrèze.

Vous avez des euphémismes…

Claude, embarrassée.

Eh bien, cet article, je n’aurais pas osé vous le dire… je commence à me l’expliquer. Ce ne sont pas des raisons littéraires qui vous font un ennemi de Flahaut. Flahaut était ici, il n’y a pas une heure ! Il est parti, il ne reviendra plus… d’ici quelque temps… Je l’en ai prié… nous venions d’avoir une conversation, il s’était conduit comme un fou.

Sorrèze, respirant, un temps.

Il vaut mieux que ce soit cela.

Claude, l’observant, comme en rêve.

Bien mieux…

Sorrèze, comme à lui-même.

Les femmes rendent toujours les questions plus complexes.

Claude, même jeu.

Beaucoup plus complexes… Flahaut est un emballé, un profond, un dangereux… pour lui-même.

Sorrèze, continuant à se rasséréner.

Il est tout naturel qu’épris de vous, il m’en veuille.

Claude.

L’absence aura pour résultat de l’exaspérer, mais que faire ?… Il sera à surveiller au retour…

Sorrèze.

Comment ne l’ai-je pas compris de suite… cet article sue la mauvaise foi. Il a fait tout ce qu’il a pu pour ne pas comprendre, pis que cela, pour avoir l’air de ne pas comprendre.

Claude, qui l’a attentivement écouté.

J’aime beaucoup Flahaut. Je n’ai pas voulu vous parler de son état… inquiétant. Je n’ai pas voulu compliquer vos rapports. D’ailleurs, il me semblait le même avec vous, il n’y avait rien à vous éclaircir.

Sorrèze.

Nous verrons à la Revue de France, Flahaut y a sa rubrique de quinzaine. Je l’attends là… envoyez-le-moi demain soir.

Claude, assez froide.

Je viens de vous dire que je ne reverrai pas Flahaut… Écrivez-lui.

Sorrèze.

Après son éreintement ? Vous y allez bien quand il s’agit de ma dignité.

Claude.

Que voudriez-vous donc ?

Sorrèze.

Que vous vous chargiez de me l’envoyer.

Claude, émue.

Et par la même occasion, de le rappeler chez moi ?

Sorrèze.

Ça, c’est une autre affaire et dont vous êtes juge.

Claude, gravement.

Seul juge, en effet. (Se domptant.) Je le rappellerai.

Sorrèze, se prépare à sortir, serre la main à Claude.

Au revoir, Claude.

(Il sort.)


Scène 9

Claude, Denise.
Claude, se renverse dans un fauteuil, les yeux fermés, le masque durci. Reconnaissant les pas de sa fille.

Denise, c’est toi, mon bijou ?

Denise.

Vous êtes souffrante, maman ?

Claude.

Viens t’asseoir là, viens vite ma petite fille, j’ai tant besoin de toi.

Denise.

Voulez-vous que je sonne Emma ?

Claude.

Non, c’est toi qu’il me faut, assieds-toi là. Je vais mettre ma tête sur ton épaule… c’est le monde renversé, n’est-ce pas ? Quand tu étais toute petite et que j’avais besoin d’une grande amie, je te plantais debout sur une table et je mettais mon front dans ta collerette, dans ton cou de petit oiseau fragile.

Denise, émue, un peu gênée

Maman !

(Un silence, Claude a la tête dans le cou de sa fille.)

Claude, sans bouger.

Cela va déjà un peu mieux.

Denise.

Mal à la tête ?

Claude.

Un moment de grand découragement, Denise.

Denise.

Vous ! Ce n’est pas possible, maman, vous devez vous tromper…

Claude, a un léger rire.

Et dès demain… oui, dès demain, je me laisse aller en grand…

Denise.

Vous vous ennuierez, maman, mais je suis là, et vous me ferez une autre tête.

Claude, intime.

Denise, cela va mieux… (Confidente.) Nous nous sommes fait de la peine, tout à l’heure, ma chérie. Il faut que ce malentendu se dissipe… Fréville ? Je voudrais tant que tu m’en parles sans… sans défiance aucune, Denise ?

Denise, mauvaise.

Je ne vous demande rien. Vos affaires ne me regardent pas, maman.

Claude.

Ceci est un point contestable, mais ce qu’il y a de certain, ma fille, c’est que les tiennes me regardent, moi. Or, Denise, je puis te dire ceci, et je pense que tu as le cœur et l’esprit assez ouverts pour sentir que cela devrait régler toute chose entre nous, je peux te dire ceci, que ton amour pour Fréville est ce que j’aime le mieux en toi. Il était exquis, ce garçon… et ma chère grande fille a compris qu’il valait mieux que les autres. Elle n’a rien oublié. Pendant quatre ans, alors que personne ne prononçait ici un nom, elle a gardé le grand, le douloureux souvenir. (Doucement.) Pleure, ma chérie.

Denise.

Fréville s’est tué pour vous.

Claude.

On peut hélas ! se tuer pour une femme qui ne vous aime pas, qui ne vous a jamais aimé. Il n’y a jamais eu que de l’amitié entre Fréville et moi, ma chérie, ne crois jamais autre chose… même si on te le dit. Tu m’entends, à la fin, petite borne.

Denise.

Fréville s’est tué pour vous.

Claude.

Que dire ? Que faire ?… Fréville ne pouvait rien espérer… parce qu’il savait que j’en aimais un autre.

Denise.

Vous dites cela pour me consoler…

Claude.

Tu ne me crois pas ?… Alors, cela ne suffit pas ? Ce n’est pas encore assez ?… Je viens de faire pour toi ce qu’une mère n’a jamais fait… Pour garder le cœur de ma fille, pour la consoler, je viens de lui faire un aveu qu’on ne fait qu’à son lit de mort.

Denise.

Je ne vous juge pas, maman.

Claude.

En voilà trop… Eh ! bien, écoute. Puisque tu parles de juger, tu vas m’entendre, et je ne veux pas d’équivoque. Oui, tu m’entendras. (Elle lui saisit les deux poignets.) Vois-tu, ma petite fille, il n’y a rien de plus beau qu’un mariage heureux. Il faut être heureuse dans le mariage, avoir le mari de son existence à son foyer… Je souhaite à ma fille une vie toute droite et toute simple. Je veux la lui préparer de mes mains si je peux… parce qu’ici, vois-tu, parce qu’ici tout est manqué… Ton père t’aime, nous t’aimons tous deux… mais ton père et moi nous sommes deux divorcés… J’étais très malheureuse, Denise, malheureuse comme les sages jeunes femmes le sont quelquefois, malheureuse à mourir sans desserrer les dents… quand mon premier livre me fit connaître Michel Sorrèze. (Claude a un frémissement, Denise s’émeut.) Et sans un mot, sans un geste et sans un élan, sans que rien ait encore changé, il n’y eut plus de malheur, Denise, il n’y eut plus de détresse. (Un silence.) Ensuite, il s’est passé du temps… beaucoup de temps… Je n’étais pas sûre de Sorrèze, j’ignorais sa vie, quand moi j’arrivais tout entière, ayant tout à prendre… Ah ! si je n’avais pas vu là les éléments d’une grave et durable union, le bonheur, quand il est vraiment grand, vaut ce qu’il coûte… mais c’est toujours un grand malheur d’être heureuse à côté de sa vie… ce douloureux bonheur a été le mien. Je l’ai accepté ainsi… pour que tu puisses grandir en paix. (Réveillant sa fille, qui semble accablée, annihilée sous la personnalité de sa mère.) Je l’ai souffert ainsi, pour que, devenue grande, tu puisses me juger et me juger bonne. (Denise ne bouge pas.) Eh bien, Denise, valais-tu ce sacrifice ?

Denise, écrasée.

Maman, maman, je ne sais pas.

Claude.

Non, ce n’est pas tout. J’ai connu des heures incroyables… Il y a quatre ans, Michel Sorrèze a été malade, très malade, il a failli mourir… Je savais qu’il me demandait, et il m’était interdit de le voir… Il n’y a pas d’enfer plus effrayant. Être ailleurs, être on ne sait où, quand ce qu’on aime a le visage de l’agonie. Ensuite, quand je l’ai revu, dans la joie surhumaine de la convalescence, il m’ordonnait de partir, de le suivre chez lui, dans une autre demeure, et j’ai eu le courage, devant ces yeux qui me disaient tout le jour : « Je ne veux pas mourir sans toi », j’ai eu la cruauté de ne pas bouger, de rester à l’attache, auprès d’un homme et d’une jeune fille qui, peut-être, n’avaient pas besoin de moi…

Denise, dans l’épaule de sa mère.

Maman, vous êtes bonne.

Claude, très bas.

Et si un jour, Denise, il ne me restait que toi… la vie est si monstrueuse…

Denise.

Si Michel Sorrèze mourait ?

Claude.

Enfin, si j’étais plus malheureuse que je ne l’ai jamais été…

Denise.

Vous n’êtes pas de l’étoffe dont on fait les malheureux.

Claude.

Non ? Pourtant ce qui m’arrive en ce moment est d’un goût si épouvantable. (Rêverie affolée.) J’ai trop demandé à l’existence, j’ai voulu un bonheur qui dépassât les autres de cent coudées… Eh ! bien, si ma petite Denise m’en a voulu, si elle m’a trouvée trop gâtée comme femme, si elle a fait un retour sur elle-même… elle a bien fait ! La providence l’a entendue… Ah ! comme elle va être vengée !

Denise.

Ne me parlez pas comme cela, maman, que voulez-vous

que je devienne ?
Claude, avec un soupir.

Allons, je vois qu’il faut te laisser. J’avais espéré un mot… je ne sais pas, tu es ma fille pourtant… Mais tu es là à me répondre comme un pauvre petit mouton que je torture. (Elle remet la tête sur l’épaule de Denise.) Allons, tiens, souffle sur mon front. Qu’est-ce que tu attends ? (Denise sourit et souffle.) C’est ma grande fille, ma fidèle… On ne se comprend pas toujours, mais on s’aime bien. (Denise a un geste instinctif pour se dégager.) Je t’ennuie, mon pauvre petit, allons, va t’amuser, va jouer… Va jouer du piano. (Affectueuse.) Qu’est-ce que tu vas faire, Denise ?

Denise, réticente.

J’ai à écrire…

Claude.

Bon, bon… tu n’es pas obligée, de me dire à qui. (Impatiente.) Allons, file.

(La jeune fille partie, Claude éclate en sanglots.)

Bersier, tenant une dépêche fermée et sans voir les sursauts de sa femme qui sanglote silencieusement.

Une dépêche… J’ai ouvert par mégarde… Vous avez le prix Nobel.


RIDEAU.