C'est entendu, Clotho ; ma barque est prête depuis longtemps, et disposée pour le trajet. La sentine est vidée, le mât dressé, la voile déployée, chaque aviron est attaché à sa lanière, rien ne nous empêche plus de lever l'ancre et de partir. Mais Mercure se fait bien attendre ; il devrait être ici. Tu le vois ; ma barque, vide de passagers, aurait pu déjà faire trois voyages aujourd'hui. Voici presque le soir, et nous n'avons pas encore gagné une obole. Pluton, j'en suis certain, va me soupçonner de me négliger dans mon emploi ; ce n'est pourtant pas ma faute. Notre conducteur de morts, bon et excellent s'il en fut, a peut-être bu aussi là-haut de l'eau du Léthé, et il oublie de revenir nous voir. Peut-être encore lutte-t-il avec des jeunes gens, joue-t-il de la lyre, prononce-t-il un discours pour faire admirer sa faconde ; ou bien, le gaillard fait-il, en passant, quelque tour d'escroquerie : c'est aussi un de ses talents [1]. En vérité, il ne se gêne pas avec nous, quoiqu'il ne soit qu'à moitié des nôtres.
2.Que sais-tu, Charon, s'il n'a pas fort à faire, si Jupiter ne lui a pas donné là-haut quelque commission plus importante que de coutume ? c'est aussi son maître.
Oui, mais il ne doit pas, Clotho, disposer outre mesure d'un bien qui nous est commun. Nous ne l'avons jamais retenu, lorsqu'il était temps pour lui de partir. Oh ! je devine la cause de son retard. On ne trouve ici qu'asphodèle, libations, gâteaux, offrandes funéraires, puis obscurité, nuages, ténèbres ; au ciel, tout est lumineux ; ce n'est qu'ambroisie, qu'abondant nectar : je ne trouve donc pas étonnant qu'il aime mieux habiter chez les dieux ; il s'envole de chez nous, comme un captif qui s'échappe de prison, et, lorsqu'il est temps d'y descendre, ce n'est que lentement, pas à pas, à grande peine qu'il arrive.
3.Ne te fâche pas, Charon ; il approche, vois-tu, nous amenant plusieurs morts. On dirait un troupeau de chèvres, qu'il chasse devant lui avec sa baguette [2]. Au milieu d'eux j'en vois un garrotté, un autre éclatant de rire, puis un troisième qui porte une besace suspendue à ses épaules et tient un bâton : il a le regard sévère et il fait hâter tout le monde. N'aperçois-tu pas Mercure lui-même inondé de sueur, les pieds poudreux, essoufflé ? Il a de la peine à reprendre sa respiration. Qu'est-ce donc, Mercure ? Pourquoi cette agitation ? Tu m'as l'air tout troublé.
Ah ! Clotho, en courant après ce scélérat, qui avait pris la fuite, j'ai failli aujourd'hui manquer la barque.
Quel est-il ? Pourquoi voulait-il s'enfuir ?
Je suis sûr qu'il aimait mieux vivre. C'est un roi ou un tyran, à en juger par ses gémissements, par ses larmes et par le regret de son grand bonheur.
Et cet imbécile faisait mine de s'échapper afin d'aller revivre, lorsque a manqué la trame que je filais pour lui ?
4.Il faisait mine de s'échapper, dis-tu ? Sans ce brave homme, armé d'un bâton, et qui m'est venu en aide pour le saisir et pour le garrotter, il se serait enfui et nous aurait laissés là. Depuis l'instant qu'Atropos nous l'a remis, il n'a fait que se révolter, pendant tout le chemin, essayant de retourner en arrière, roidissant ses pieds sur le sol de manière à n'en pouvoir être détaché : quelquefois il me suppliait avec les plus vives instances de vouloir bien le relâcher pour quelques instants ; il me faisait les plus magnifiques promesses. Moi, comme de raison, je suis resté ferme dans mon devoir, en voyant qu'il me promettait l'impossible. Lorsque nous sommes arrivés à la porte des Enfers, au moment où, suivant l'usage, je comptais mes morts à Éaque, et que celui-ci en vérifiait le nombre sur le rôle envoyé par ta sœur, voila mon drôle qui, je ne sais comment, se dérobe à ma surveillance, s'évade et disparaît. Il manquait donc un mort à notre calcul. Alors Éaque, fronçant le sourcil : "Ne t'avise pas, Mercure, me dit-il, d'exercer avec tout le monde ton talent de voleur ; garde ces plaisanteries pour le ciel : chez les morts, tout est exact, et l'on n'y peut rien soustraire. Le rôle, comme tu vois, porte quatre mille quatre morts inscrits ; il en manque un, à moins que tu ne prétendes qu'Atropos t'a donné un compte mal fait." A ce reproche, le rouge me monte au visage, je me rappelle aussitôt ce qui nous était arrivé le long du chemin ; je regarde autour de moi, je ne vois plus mon drôle, je comprends qu'il s'est enfui, je me mets à courir après lui de toutes mes jambes du côté où l'on revient au jour : cet excellent homme se met de lui-même à la poursuite ; nous partons comme deux coureurs lancés dans la carrière, et nous le rattrapons déjà dans le Ténare : un instant de plus, il était parti.
5.Et nous, Charon, qui accusions Mercure de négligence !
Pourquoi tarder encore ? N'avons-nous pas perdu assez de temps?
Tu as raison. Allons! en barque ! Moi, mon registre à la main, assise auprès de l'échelle, je vais procéder à la reconnaissance de chacun des passagers, savoir quel il est, d'où il vient, comment il est mort. Toi, Mercure, prends-les l'un après l'autre et range-les ici. Mais d'abord fais monter les enfants nouveau-nés. Que pourraient-ils répondre ?
Tiens, batelier, en voilà trois cents, y compris ceux qui ont été exposés.
Ah ! la bonne prise ! C'est du raisin vert que tu nous amènes là !
Veux-tu, Clotho, que nous embarquions avec eux les morts qui n'ont pas été pleurés ?
Tu veux dire les vieillards ? Oui, A quoi bon me préoccuper de ce qui s'est fait avant Euclide <ref> Dans la guerre du Péloponnèse, les Lacédémoniens, ayant vaincu les Athéniens, établirent dans Athènes trente tyrans, qui vexèrent les citoyens et rendirent leur tyrannie si odieuse, que les Athéniens secouèrent leur joug, les chassèrent de la ville, rétablirent l'ancien gouvernement et nommèrent Euclide pour archonte. Comme plusieurs citoyens avaient participé aux violences des tyrans, et les avaient même favorisées, pour éviter les effets du ressentiment que pouvaient avoir contre eux ceux qu'ils avaient offensés, on rendit une loi, par laquelle on ordonna qu'il ne serait fait aucune recherche de ce qui avait pu se passer avant la nomination de l'archonte Euclide. De là est venu le proverbe, qui s’emploie pour marquer un temps fort éloigné comme ici ou pour désigner une amnistie générale comme dans l'Hermotimus. chap, LXXVI. . BELIN DE BALLU.</ref> ? C'est inutile. Vous qui avez plus de soixante ans, approchez ! Comment ? Ils ne m'entendent pas : l'âge les a rendus sourds ; il faudra aussi les enlever pour les apporter dans la barque.
Tiens, en voilà trois cent quatre-vingt-dix-huit, tous bien secs, bien mûrs, vendangés dans la saison.
6.Par Jupiter ! c'est vrai ; ce sont tous raisins secs. Mercure, amène à présent ceux qui sont morts de blessures. Et d'abord, dites-moi quel genre de mort vous fait descendre ici, Mais, non ; je vais examiner moi-même l'inscription qui vous concerne. Il a dû mourir hier huit cent quatre combattants en Médie, et parmi eux Gobarès, fils d'Oxyarte (04).
Ils sont là.
Sept hommes se sont suicidés par amour, ainsi que le philosophe Théagène (05) pour une courtisane de Mégare.
Ils sont près de toi.
Où sont ceux qui se sont tués mutuellement pour arriver à la royauté ?
Ici.
Et celui qui a été assassiné par sa femme, aidée de son amant ?
A tes côtés.
Amène ici ceux que la justice a condamnés ; je veux dire les gens bâtonnés ou empalés. Et ceux qui ont été tués par des voleurs : il y en a seize ; où sont-ils, Mercure ?
Les voici avec leurs blessures. Tu vois ? Maintenant, veux-tu que je t'amène les femmes ?
Sans doute. Amène aussi ceux qui ont péri dans les naufrages : ils sont morts ensemble, et de la même manière. Joins-y ceux que la fièvre a emportés, et avec eux le médecin Agathocle. 7. Où est le philosophe Cyniscus, qui a dû mourir après a voir mangé le souper d'Hécate, un œuf lustral (06), et par là-dessus une sépia crue (07) ?
Il y a longtemps que je suis près de toi, charmante Clotho. Mais pour quelle faute m'as-tu donc fait mener une si longue vie sur la terre ? Tu m'as filé presque tout un fuseau : souvent j'ai essayé de rompre le fil, pour descendre ici ; mais, je ne sais comment, il ne pouvait se casser.
Je te laissais là-haut, pour être le censeur et le médecin des fautes humaines ; mais embarque-toi, et bonne chance !
Par Jupiter ! attends un moment que nous ayons fait monter cet homme qui a les pieds et les mains liés ; je craindrais qu'il ne te séduisît par ses prières.
8.Voyons un peu quel il est.
C'est Mégapenthès, fils de Lacyde, un tyran.
Allons! En barque !
Oh ! non, souveraine Clotho ! Laisse-moi retourner, un instant sur la terre ; je retiendrai ensuite de moi-même et sans me faire appeler.
Et pourquoi veux-tu remonter là-haut ?
Permets-moi seulement d'achever mon palais; je le laisse à moitié bâti.
Tu plaisantes. Allons ! monte !
Parque, je ne te demande qu'un instant. Laisse-moi un jour, pour indiquer à ma femme les biens que je lui laisse, et l'endroit où j'ai enfoui un immense trésor.
C'est une chose dite; tu ne pourras rien obtenir.
Tant d'or va donc être perdu ?
Il ne le sera pas, sois tranquille: Mégaclès, ton cousin, va s'en rendre maître.
Quel outrage ! un ennemi que, par faiblesse, je n'ai pas fait mettre à mort !
C'est lui, pourtant. Il te survivra quarante ans et un peu plus; il jouira en outre de tes maîtresses, de tes habits, de tout ton or.
Que tu es injuste, Clotho, de distribuer mes biens à mes plus cruels ennemis !
Et toi, brave homme, n'as-tu pas pris ceux de Cydimaque, que tu as fait mourir , après avoir égorgé ses enfants sous ses yeux ?
Non ; le temps de ta jouissance est passé.
9.Écoute, Clotho, une chose que je veux le dire à toi seule, sans que personne l'entende.
Éloignez-vous donc un peu.
Si tu veux me laisser échapper de te promets mille talents d'or monnayé (08) ; tu les auras dès aujourd'hui.
Ainsi tu songes encore, pauvre fou, à l'or et aux talents ?
J'y ajouterai, si tu veux, deux cratères que j'ai pris à Cléocrite, après l'avoir tué : ils enlèvent chacun un poids de cent talents d'or raffiné (09).
Enlevez-le lui-même ! car il ne parait pas disposé à s'embarquer de bon gré.
Je vous en conjure, la muraille n'est pas finie ; l'arsenal est inachevé : il ne me fallait pour les terminer que vivre encore cinq jours.
Ne t'inquiète pas : un autre finira la muraille.
Mais au moins ce que je vais te demander est tout à fait raisonnable.
Qu'est-ce donc ?
Laisse-moi vivre jusqu'à ce que j'aie soumis les Pisides, imposé un tribut aux Lydiens, et élevé à ma gloire un monument superbe, où j'inscrirai toutes les actions d'éclat tous les exploits de mon règne.
Quel homme ! Ce n'est plus un jour que tu demandes c'est une affaire de plus de vingt ans ! 10.
Eh quoi, scélérat ! celui même que tu as si souvent souhaité de laisser vivant sur cette terre ?
Je le souhaitais autrefois : aujourd'hui je vois mieux mon intérêt.
Il viendra bientôt ici, massacré par le nouveau roi.
11.Au moins, Parque, ne me refuse pas une chose.
Laquelle ?
Je veux savoir ce qui doit arriver après ma mort.
Écoute et que cette révélation accroisse t a douleur. Ton esclave, Midas, épousera ta femme, dont il est l'amant depuis longtemps.
L'infâme ! moi qui l'ai affranchi sur les prières de ma femme !
Ta fille sera bientôt inscrite au rang des maîtresses du nouveau tyran. Les images et les statues que t'a dressées la république vont être renversées et servir de jouet aux spectateurs.
Dis-moi, aucun de mes amis ne s'indignera de ces outrages ?
Avais-tu donc un ami ? A quel titre pouvais-tu en avoir ? Tu ne sais donc pas que tous ceux que tu voyais chaque jour ramper à tes pieds, ces gens qui exaltaient chacune de tes paroles et de tes actions, n'agissaient ainsi que par crainte ou par espoir ? ils n'étaient amis que de ta puissance, et ils se pliaient au temps.
Cependant, au milieu des festins, leurs libations faites à haute voix étaient accompagnées de souhaits pour mon bonheur ; tous étaient prêts, s'il le fallait, à mourir à ma place, et ils ne juraient que par mon nom.
Et cependant, c'est après avoir soupé hier chez l'un d'eux que tu es mort : la dernière coupe qu'on t'a offerte est celle qui t'a fait descendre ici.
Voilà pourquoi j'y trouvais un goût amer ! Mais pour quelle raison m'a-t-il empoisonné ?
Tu en demandes trop ; tu devrais déjà être embarqué.
12.Il y a une chose qui me tient au cœur, Clotho, et pour laquelle je voudrais revoir la lumière, ne fût-ce qu'un moment.
Qu'est-ce donc ? cela me paraît d'une grande importance.
Carion, mon esclave, aussitôt après m'avoir vu mort, entre, le soir, dans la chambre où j'étais étendu, et trouvant l'occasion bonne, vu que personne ne me gardait, prend Glycérium, ma maîtresse, avec laquelle, je pense, le drôle était au mieux depuis longtemps, ferme la porte, et se met à la caresser, comme si personne n'était là ; puis, quand il a satisfait ses désirs, il jette les yeux sur moi : "Ah ! brigand, dit-il, tu m'as souvent battu injustement, attends !" A ces mots, il m'arrache la barbe, me donne des soufflets, et tirant enfin de sa poitrine un large crachat, il me le lance au visage, en s'écriant ! "Va-t'en au séjour des impies !" et il sort. Je brûlais de colère, mais je ne pus me venger de lui, cadavre déjà glacé. Quant à la perfide donzelle, sitôt qu’elle entend le bruit de ceux qui survenaient, elle se frotte les yeux avec de la salive, pour faire croire qu’elle pleure ma perte, pousse des sanglots et s’éloigne en prononçant mon nom. Oh ! si je les tenais…
[13] Clotho. Cesse tes menaces et monte dans la barque. Il est temps de te rendre au tribunal.
Mégapenthès. Qui donc osera voter contre un tyran ?
Clotho. Contre un tyran personne, mais contre un mort, Rhadamanthe. Tu verras tout à l’heure sa justice, et tu l’entendras prononcer d’équitables arrêts. Allons, plus de délais !
Mégapenthès. Fais-moi simple particulier, Parque, pauvre ou même esclave au lieu de roi ; mais laisse-moi revivre !
Clotho. Où est l’homme au bâton ? Et toi, Mercure, tirez-le tous deux par les pieds jusqu’ici ; car il ne montera jamais de lui-même.
Mercure. Suis-nous, fuyard. Tiens-le bien, Charon, et, ma foi, pour plus de sûreté…
Charon. C’est juste ; attachons-le au mât.
Mégapenthès. Je dois du moins m’asseoir à la place d’honneur.
Clotho. Pourquoi ?
Mégapenthès. Par Jupiter ! parce que j’étais tyran, escorté de dix mille doryphores.
Cyniscus. Ma foi, Carion n’avait pas tort de t’arracher la barbe, pauvre fou ! Je te rendrai la tyrannie amère, en te faisant goûter du bâton.
Mégapenthès. Quoi donc ? un Cyniscus osera lever le bâton sur moi ? N’est-ce pas moi qui, l’autre jour, pour ton excès de liberté, de hardiesse et d’impudence, ai failli te faire clouer ?
Clotho. Eh bien ! tu seras toi-même cloué au mât.
[14] Micylle. Dis-moi donc, Clotho ; et de moi pas un mot[3] ? Est-ce parce que je suis pauvre, qu’il me faut monter le dernier ?
Clotho. Qui es-tu ?
Micylle. Le savetier Micylle.
Clotho. Tu es si fâché pour un peu de retard ? Ne vois-tu pas quelles promesses nous fait ce tyran, pour obtenir quelque répit ? Je suis étonnée que tu prises si peu le délai qu’on t’accorde.
Micylle. Écoute-moi, excellente Parque. Je ne suis que diocrement charmé du présent du Cyclope, lorsqu'il promet à Personne de le manger le dernier (11) ; premier ou dernier, les mêmes dents l'attendent. D'ailleurs, ma condition est tout autre que celle des riches ; notre vie est diamétralement opposée, comme on dit. Lorsque ce tyran, qui paraissait heureux : de son vivant, redouté, fixant sur lui les regards, s'est vu forcé de quitter tant d'or et tant d'argent, et les habits, et les chevaux, et les festins, et les jolis garçons, et les belles femmes, il n'avait pas tort de se lamenter, et de crier si fort quand on l'en a privé. Car je ne sais quelle glu prend à ces sortes de biens l'âme, qui ne peut plus s'en séparer facilement, quand il y a longtemps qu'elle y adhère. Que dis-je ? La chaîne qui les attache, ces gens-là, devient si forte qu'il n'y a plus moyen de la briser. Alors, si on les arrache avec violence, ils ne font plus que gémir et prier : eux, qui sont si hardis d'ordinaire, se montrent lâches en face de la route qui conduit chez Pluton. Ils se retournent vers les objets qu'ils laissent derrière eux, comme des amants au désespoir ; quoique de loin, ils veulent encore voir la lumière, ainsi que faisait cet insensé, qui a tenté de fuir en route et qui t'a fatiguée ici de ses instances. Moi, au contraire, qui ne possédais rien au monde, ni champ, ni maison, ni or, ni meubles, ni renommée, ni statues, j'étais tout prêt à partir. Au premier signal d'Atropos, j'ai jeté gaiement mon tranchet et mon cuir, car je tenais justement un soulier dans ma main ; je me suis aussitôt élancé, pieds nus, sans prendre le temps d'essuyer mon cirage, et j'ai suivi, ou pour mieux dire j'ai précédé, en regardant devant moi ; rien de ce que je laissais par derrière ne me faisait retourner, ne me rappelait. 15. Mais, par Jupiter ! je vois qu'ici tout est au mieux : égalité pour tous ; personne n'y diffère de son voisin ; c'est vraiment délicieux ! Je suis convaincu, en outre, que les créanciers n'y viennent pas réclamer les dettes, qu'on n'y parle point d'impôts, et, ce qui vaut mieux que tout le reste, qu'on n'y gèle pas l'hiver, qu'il n'y a pas de malades, qu'on n'y est jamais battu par les riches. Paix parfaite ; c'est l'autre monde renversé ! Car nous autres, pauvres hères, nous rions de bon cœur, tandis qu'on entend gémir et se désoler les riches.
16.En effet, il y a longtemps, Micylle, que je te vois rire. Qui peut te mettre en si joyeuse humeur ?
Écoute, respectable déesse. Là-haut, je logeais auprès de ce tyran : je voyais parfaitement tout ce qu'il faisait, et je le croyais parfois l'égal des dieux. J'enviais son bonheur, en apercevant la fleur de sa pourpre, sa suite nombreuse, son or, ses coupes chargées de pierreries, ses lits soutenus sur des pieds d'argent ; l'odeur des plats préparés pour ses repas me faisait mal ; en un mot, je le trouvais au-dessus de l'homme, trois fois heureux, plus beau que les astres et plus grand qu'eux de toute une coudée royale (12), lorsque enivré de sa fortune, marchant d'un pas majestueux, la tête renversée, il inspirait le respect à tous ceux qu'il rencontrait sur son passage. Il mourut : ce ne fut plus pour moi qu'un objet de risée, un être dépouillé de son faste, et je ne pus m'empêcher de rire de ma sotte admiration pour un coquin, dont je mesurais le bonheur à l'odeur de sa cuisine et à sa robe teinte du sang d'un coquillage des mers de Laconie (13). 17. Ce n'était rien pourtant. Lorsque j'ai vu l'usurier Gniphon se lamenter, se repentir, avec amertume de n'avoir pas joui de ses richesses, et d'être mort sans y avoir goûté, contraint de les laisser au débauché Rhodocharès, son plus proche parent et son héritier immédiat suivant la loi, je n'ai pu mettre de bornes à mes éclats de rire, en me rappelant surtout la figure pâle et crasseuse, le front chargé de soucis de ce vieux fou, qui, riche seulement du bout des doigts, comptait les talents et les myriades (14) amassés obole à obole, que va répandre à profusion le fortuné Rhodocharès. Mais pourquoi ne partons-nous pas ? Pendant la traversée, nous rirons de reste en les voyant pleurer.
Monte ; le batelier va lever l'ancre.
18.Hé ! l'ami, où vas-tu ? Ma barque est pleine. Reste ici : demain matin nous te passerons.
Charon, ce n'est pas juste de laisser sur la rive un mort qui commence à sentir. Sois sûr que je te citerai au tribunal de Rhadamanthe, pour avoir violé la loi. Quel malheur ! 18. Ils sont partis ! On me laisse là tout seul. Mais pourquoi ne pas nager après eux ? Je n'ai pas peur de manquer de force et de me noyer, puisque je suis mort. Aussi bien je n'ai pas une obole à donner pour le péage.
Qu'est-ce donc ? Halte-là, Mycylle, il, n'est pas permis de traverser de la sorte.
Non pas. Approchons-nous plutôt pour le prendre avec nous ; et toi, Mercure, tends-lui la main pour monter.
19.Mais où s'assiéra-t-il ? Tout est plein, comme tu vois.
Sur les épaules du tyran, ma foi !
Excellente idée, Mercure ! Monte, et éreinte-nous ce scélérat. Et nous, bon voyage !
Dis-moi, Charon, à te parler franchement, je n'ai pas une obole à te donner pour mon passage. Je n'ai absolument que cette besace et ce bâton. Seulement, si tu veux que je vide la sentine ou que je rame, je suis prêt. Tu n'auras pas à te plaindre, pourvu que tu me donnes une rame commode et solide.
Rame donc ! je me contenterai de ce payement.
Ne faut-il pas aussi chanter une chanson de rameurs ?
Oui, par Jupiter ! si tu en sais quelqu'une bonne pour des marins.
J'en sais plusieurs, Charon. Mais écoute, ils nous répondent par des gémissements ; ce vacarme va troubler notre chanson.
20.Ah ! mes richesses !
Ah ! mes campagnes !
Ah ! ah ! quelle maison j'ai quittée !
Que de talents j'ai laissés à mon héritier qui les dépensera !
Hélas ! hélas ! mes petits enfants !
Qui vendangera les vignes que j'ai plantées l'année dernière ?
Et toi, Micylle, tu ne regrettes rien ? Il n'est cependant pas permis de passer sans répandre des larmes.
Ma foi ! je n'ai aucun sujet de me désoler avec une traversée aussi belle.
N'importe, il faut bien un peu pleurer afin de ne pas déroger à la coutume.
Allons ! paye, avant de descendre, le droit de passage. Donne aussi, toi. Bon ! Chacun a payé. Paye aussi ton obole, Micylle.
Tu plaisantes, Charon, ou bien, comme on dit, tu veux écrire sur l'eau, si tu attends une obole de Micylle. Eh ! sais-je seulement si une obole est longue ou carrée ?
La belle traversée aujourd'hui, et la bonne aubaine. Descendez toujours. Je vais à présent chercher les chevaux, les bœufs, les chiens et les autres animaux, car il faut bien qu'ils passent aussi.
Prends ces morts et accompagne-les, Mercure ; moi, je vais retourner chercher sur l'autre bord Indopatrès et Héramithre, deux Sères (15), qui se sont tués l'un l'autre dans un combat pour les limites de leur pays.
Avancez, vous autres ; ou plutôt suivez-moi tous à la file.
22.Par Hercule, quelle obscurité ! Où donc est le beau Mégille ? Comment distinguer ici laquelle est la plus belle de Phryné ou de Symmique (16) ? Tout se ressemble, tout est de la même couleur ; rien n'est ni beau, ni plus beau. Ce manteau, qui naguère me semblait si vilain, est maintenant aussi précieux que la pourpre d'un roi ; mes vêtements et les siens sont également invisibles et plongés dans les mêmes ténèbres. Cyniscus, où es-tu donc ?
Me voici, Micylle. Si tu veux, nous ferons route ensemble.
Volontiers. Donne-moi la main. Dis-moi, Cyniscus : t'es-tu fait initier aux mystères d'Éleusis ? Ne trouves-tu pas que c'est ici la même chose (17) ?
Tu as raison. Regarde donc, voilà une femme qui s'avance par ici un flambeau à la main. Elle a l'œil terrible et menaçant. Serait-ce par hasard Erinnys ?
On le croirait, à son extérieur.
23.Reçois ces gens-là, Tisiphone ! il y en a mille quatre.
Amène-les ici, Tisiphone ; et toi, Mercure, fais l'office de héraut ; appelle-les.
Ah ! Rhadamanthe, au nom de ton père, fais-moi appeler et juger le premier.
Pourquoi ?
Je veux absolument accuser un homme que je sais avoir fait le mal durant sa vie. Mon témoignage n'aurait pas de valeur, si l'on ne connaissait auparavant qui je suis et comment j'ai vécu.
Eh bien, qui es-tu ?
Cyniscus, philosophe de profession, mon cher ami.
Viens ici, et comparais le premier devant le tribunal. Toi, Mercure, appelle les accusateurs.
24.S'il y a quelqu'un qui veuille accuser Cyniscus ici présent, qu'il approche.
Personne ne paraît.
Oui, mais ce n'est pas assez, Cyniscus, Allons, déshabille-toi, que nous voyions tes taches.
De quelles taches puis-je être marqué ?
Chaque faute que vous commettez durant la vie imprime certaines taches invisibles sur votre âme (18).
Eh bien, me voici tout nu ! Examine maintenant si j'ai quelqu'une des taches dont tu parles.
Cet homme n'a pas de taches, sauf trois ou quatre, imperceptibles et qui échappent à la vue. Cependant, qu'est-ce-ci ? Des traces, des marques de brûlures qui ont été je ne sais comment effacées ou plutôt radicalement détruites ? Comment donc, Cyniscus, as-tu fait pour te rendre pur aussi complètement ?
Je vais te le dire ; autrefois l'ignorance m'a fait commettre bien des fautes, et j'y gagnai de nombreuses taches ; mais du moment où je me suis mis à philosopher, j'ai lavé successivement mon âme de toutes ces souillures.
Excellent remède, et des plus efficaces ! Va dans les îles Fortunées (19) jouir de la société des hommes de bien, après que tu auras accusé le tyran dont tu nous as parlé. Qu'on en appelle d'autres !
25.Mon affaire n'est pas longue, Rhadamanthe, un instant d'examen suffira. Me voilà tout nu, regarde.
Qui es-tu ?
Le savetier Micylle.
Très bien, Micylle : tu es pur et sans taches ; va-t'en auprès de Cyniscus, Qu'on appelle maintenant le tyran.
MÉGAPENTHÈS, fils de Lacyde, approche. Où vas-tu ? Viens ici. C'est toi, tyran, que j'appelle. Saisis-le, Tisiphone, et amène-le en le tenant par le cou.
Toi, Cyniscus, commence l'accusation, prouve-nous ses crimes ; le coupable est devant toi.
26.C'est bientôt fait ; il n'y a pas besoin de parler ; tu reconnaîtras tout de suite quel il est, à voir ses taches. Ce pendant je vais te démasquer cet homme, et le produire au grand jour, en disant ce que j'en sais. Tout ce qu'a fait ce triple coquin, lorsqu'il était simple particulier, je crois devoir n'en rien dire. Mais bientôt il s'associe des gens pleins d'audace, s'entoure de doryphores, se révolte contre sa ville natale, se proclame tyran, et tue indistinctement plus de dix mille citoyens. Maître de leurs richesses, et parvenu au comble de la fortune, il se livre à tous les genres possibles de débauches, Il traite avec une excessive cruauté, avec une extrême violence, ses malheureux compatriotes, déshonore les filles, corrompt les jeunes garçons, et se rue comme un homme ivre sur ses sujets. Son orgueil, son faste, ses mépris envers ceux qui l'abordaient, ne peuvent être punis d'un supplice qui les égale. Il eût été plus facile de regarder le soleil en face que ce tyran. On ne saurait énumérer tous les tourments qu'a inventés sa barbarie, qui n'a point épargné même ses proches. Et qu'on ne croie pas que mon accusation soit jetée à la légère : on peut se convaincre qu'elle est vraie, en citant ceux qu'il a fait mettre à mort, Voyez ! ils arrivent sans qu'on les appelle, ils l'entourent, ils le prennent à la gorge ! Tous, Rhadamanthe, ont été victimes de cet homme exécrable: les uns, victimes de la beauté de leurs femmes ; les autres, de l'indignation que leur causaient les infâmes outrages faits à leurs fils ; ceux-ci, parce qu'ils étaient riches ; ceux-là, parce qu'ils étaient sages, honnêtes, et désolés du spectacle qu'ils avaient sous les yeux,
27.Qu'as-tu à répondre, scélérat ?
J'ai commis les crimes qu'il m'impute ; mais pour le reste, c'est-à-dire les adultères, les outrages faits à de jeunes garçons, les séductions de jeunes filles, pour tout cela, Cyniscus en a menti.
Quels sont-ils ?
Appelle ici, Mercure, la Lampe et le Lit de cet homme : ils déposeront sur tous les faits dont ils ont été les confidents.
Lit et Lampe de Mégapenthès, approchez. C'est bien ; ils ont obéi.
Dites ce que vous savez de ce Mégapenthès. Lit, parle le premier. LE LIT. Tout ce qu'a dit Cyniscus est vrai, et je rougirais souverain Rhadamanthe, de raconter tout ce qui s'est passé sur moi.
Ton témoignage est clair, quoique tu n'oses pas en dire davantage. Toi, maintenant, Lampe, fais ta déposition. LA LAMPE. J'ignore ce qu'il faisait le jour ; j'étais absente alors ; mais ce qu'il faisait et souffrait la nuit, j'aurais honte de le dire. J'ai vu des infamies qu'on ne peut exprimer, qui dépassent toutes les horreurs. Souvent, je me hâtais de boire l'huile, afin de pouvoir m'éteindre ; mais il me faisait complice de ses abominations et souillait de cent façons ma lumière.
28.C'est assez de témoins. Dépouille-toi de ta pourpre, que nous puissions compter tes taches. Grands dieux ! il est marqué des pieds à la tête, il est livide, il est tout bleu de cette masse de taches. Quel genre de supplice lui infliger ? Faut-il le jeter dans le Pyriphlégéthon ou le livrer à Cerbère ?
Nullement ; mais, si tu veux, je te proposerai un supplice d'un nouveau genre, et qui convient bien à ses crimes.
Parle, et je t'en saurai le meilleur gré.
C'est l'usage, je crois, que les morts boivent l'eau du Léthé.
Oui.
Que lui seul soit condamné à n'en pas boire.
29.Pourquoi ?
Il sera cruellement puni par le souvenir de sa puissance sur la terre et par la pensée de ses voluptés.
Tu as raison. Qu'il subisse ce châtiment ; qu'on l'enchaîne auprès de Tantale, et qu'il se souvienne de ce qu'il a fait durant sa vie !