La Traversée du Mont-Cenis et les nouveaux chemins de fer

La Traversée du Mont-Cenis et les nouveaux chemins de fer
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 141-164).


LA TRAVERSÉE
DU MONT-CENIS
ET
LES NOUVEAUX CHEMINS DE FER

L’Italie est séparée du reste de l’Europe par la chaîne des Alpes, qui décrit un vaste demi-cercle depuis le golfe de Gênes jusque vers Trieste sur la mer Adriatique, et dont le Mont-Blanc, haut de 4,800 mètres, forme en quelque sorte le noyau. Cette barrière naturelle a pendant de longs siècles servi de rempart à la péninsule italienne, et permis à la civilisation de s’y développer en toute sécurité, tandis que les contrées voisines étaient encore plongées dans la barbarie. Pourtant il n’est pas de barrière si formidable que l’homme, attiré par l’inconnu, poussé par le désir d’étendre sa puissance, ne cherche à franchir, pas de montagnes si élevées qu’il ne veuille traverser. Aussi les Romains, une fois leur domination assurée dans toute l’Italie, n’hésitèrent-ils pas à pousser au-delà des limites naturelles de leur premier domaine. Remontant les vallées étroites au fond desquelles grondent les torrens, escaladant les rochers presque à pic, ils se frayèrent un chemin le long des cols de cette chaîne aux sommets neigeux, et passèrent ainsi d’un versant à l’autre. C’est par ces cols, élevés d’environ 2,000 mètres au-dessus du niveau de la mer, qu’ils envahirent les plaines de la Gaule et de la Germanie, c’est par ces mêmes cols que le torrent des barbares se rua sur l’Italie, et que jusqu’à ces derniers temps les armées françaises allèrent y chercher des champs de bataille. Si les Alpes n’ont guère empêché les armées de passer et les peuples de se battre, du moins ont-elles toujours été pour les relations commerciales un obstacle des plus sérieux. Jusqu’au commencement de ce siècle, il n’existait encore dans ces montagnes aucune route carrossable, et c’était à dos de mulet qu’on les traversait. Ce fut Napoléon qui, en 1801, fit ouvrir la première, celle du Simplon, pour laquelle il dépensa 18 millions et employa 6,000 ouvriers. Aujourd’hui même, pour se rendre de Suisse ou de France en Italie, il n’y a encore que sept routes dignes de ce nom : celle du Simplon, terminée en 1823, qui unit la vallée du Rhin au lac de Côme; celle du Bernardin, construite en 1822 entre la vallée du Rhin et le lac Majeur; celle du Saint-Gothard, construite de 1820 à 1832, entre les lacs des Quatre-Cantons et Majeur; celle du Simplon, qui suit les rives du lac de Genève et la vallée du Rhône, et vient également aboutir par Domo d’Ossola au lac Majeur; celle du Petit-Saint-Bernard, entre la vallée de l’Isère et la vallée d’Aoste; celle du Mont- Cenis, entre la vallée de l’Arc et Suse; enfin la route de la Corniche, qui suit le bord de la mer. De ces différens passages, le plus curieux, en raison des travaux qu’on y exécute et des essais divers qui y ont été tentés, est celui du Mont-Cenis.


I.

La route actuelle du Mont-Cenis, comme celle du Simplon, a été ouverte par les ordres de Napoléon; elle a été construite de 1805 à 1810 par le chevalier Fabioni, et a coûté 7,500,000 francs. Partant de Chambéry, elle suit pendant quelque temps la vallée de l’Isère, qu’elle abandonne bientôt pour celle de l’Arc, un des affluens de cette rivière, et dont le lit torrentueux est encombré de galets. Les sites ont le caractère de sauvage grandeur que présentent toutes les montagnes savoisiennes. Ces montagnes, dont l’existence est relativement récente, sont formées des couches les plus diverses, car le soulèvement qui les a produites est postérieur aux dépôts du terrain tertiaire, et a mis au jour des affleuremens de tous les étages inférieurs. Toutefois les couches qui dominent dans cette partie de la Savoie, qu’on appelle la Maurienne, sont les schistes des terrains anthracifères et les poudingues, roches formées de cailloux agglomérés qui se désagrègent par l’action des eaux. Le fond des vallées, couvert des débris des montagnes, est généralement fertile, et, comme il est abrité contre les vents froids par les hauteurs voisines, il jouit d’une température des plus favorables. C’est la région des céréales et des prairies, et jusqu’à une hauteur de 900 mètres au-dessus de la mer on voit la vigne courir d’arbre en arbre et former ces hautains pittoresques que connaissaient déjà les Romains. Au-dessus de cette région des cultures est celle des forêts, qui s’élève jusqu’à 1,300 mètres environ, hauteur où commence celle des pâturages et des neiges.

Dans les parties inférieures et aux expositions méridionales, les forêts sont des taillis de chênes, de hêtres et de charmes; mais à une altitude plus élevée elles se peuplent d’épicéas et de mélèzes. Cette zone forestière est de beaucoup la plus importante, moins à cause des produits qu’elle fournit que par la protection qu’elle exerce sur la région cultivable. Le sol tantôt schisteux, tantôt formé de poudingues, est extrêmement friable. Il se délite sous l’action des pluies d’orage, se creuse, se ravine, et donne naissance à des torrens qui charrient des galets jusqu’au fond de la vallée, et recouvrent les plaines de cailloux stériles. La présence des forêts dans ces régions est une précieuse sauvegarde; elle maintient les terres sur les pentes, permet aux eaux de s’y infiltrer et de s’écouler lentement en fertilisant la contrée au lieu de la dévaster. Partout où elles ont disparu, on voit d’abord des ravins se former, comme des rides, sur les flancs de la montagne ; bientôt après se montre le roc nu, dont les débris ressemblent de loin à un amas de vieilles ruines.

La conservation des forêts est pour ces contrées une question de vie ou de mort, et exige dans les exploitations la plus grande circonspection. Afin de ne pas s’exposer à découvrir le sol ou à trop espacer les arbres, qui pourraient alors être renversés par le vent, on doit éviter de concentrer les exploitations sur un même point et s’en tenir à la méthode du jardinage, qui consiste à abattre çà et là, au milieu des massifs, les arbres arrivés à maturité. Pour plus de sécurité, il convient même de ne les couper qu’à un mètre du sol, afin que les racines, restant en terre, continuent leur office de protection jusqu’à ce que de nouveaux sujets aient remplacé les anciens. Un peu abandonnées sous le régime piémontais aux dévastations des habitans et aux abus du pâturage, les forêts ont depuis l’annexion été l’objet de soins plus intelligens. La loi sur le reboisement sera notamment une de celles dont la postérité saura le plus de gré au gouvernement français.

Au-dessus de la région des forêts commence celle des pâturages. Le climat y est trop rude pour la végétation arborescente; mais le gazon y croît avec abondance, précieuse ressource pour les troupeaux de vaches et de moutons qui chaque printemps quittent les vallées pour passer l’été sur ces hauts plateaux. Les cimes sont généralement dentelées, et, vues de face, elles présentent l’aspect d’un mur à pic continu; on voit que les couches auxquelles elles appartiennent, autrefois horizontales, ont été violemment déchirées et soulevées à une grande hauteur par une explosion souterraine.

Jusqu’à Saint-Michel, à 722 mètres au-dessus de la mer, la route ne quitte pas la région des cultures; un peu au-delà, elle pénètre dans celle des forêts, bien que l’on y rencontre encore quelques villages, et que de nombreux champs de seigle et de pommes de terre interrompent fréquemment la sombre uniformité du paysage. De Saint-Michel à Modane, la route suit toujours l’étroite et abrupte vallée de l’Arc, tantôt longeant le torrent, tantôt le traversant sur un pont de bois à une hauteur vertigineuse. En face, sur le versant opposé, au sommet d’un rocher à pic, est le fort d’Esseillon, dont les batteries superposées commandaient dans toutes les directions la route de France. Il est mis en communication avec celle-ci par un pont suspendu jeté sur le précipice au fond duquel gronde l’Arc en fureur. Ce fort, aujourd’hui abandonné, est d’un effet très pittoresque; il contribue à orner le site, et c’est le seul service que nous voudrions à l’avenir avoir à attendre de tous les ouvrages de ce genre. De Modane à Lanslebourg, la vallée devient de plus en plus sauvage et grandiose. On aperçoit tantôt des cascades aux eaux écumantes qui se précipitent d’une hauteur prodigieuse, tantôt des ravins qui, en été à sec, seront pendant la saison des pluies des torrens furieux. Parfois une tache jaune, au sommet de la montagne, indique qu’un éboulement s’est produit à cet endroit, et que les terres détrempées ont été précipitées dans la vallée.

Bien que depuis Saint-Michel les rampes de la route dépassent quelquefois 8 pour 100, ce n’est qu’à Lanslebourg que, pour les gens du pays, commence l’ascension du Mont-Cenis. Ici en effet, la route quitte la vallée de l’Arc, et, s’attaquant directement à la montagne, en escalade les flancs par des lacets répétés qui la conduisent jusqu’au sommet du col. Elle traverse d’abord une magnifique forêt de sapins et de mélèzes, puis entre dans la région des pâturages et des rochers. La neige en ferait pendant l’hiver perdre la trace aux voyageurs, si des dés en pierre et des poteaux placés de distance en distance n’en signalaient les sinuosités. Ce n’est pas d’ailleurs tout ce qu’on a fait pour assurer la sécurité du passage. Vingt-trois maisons de refuge ont été construites entre Lanslebourg et Suse; elles sont occupées par des cantonniers dont le devoir est non-seulement d’entretenir la chaussée, mais encore de venir en aide aux voyageurs en péril. Au sommet du col est un petit plateau abrité par les cimes des montagnes voisines, et sur lequel se trouve un charmant lac, aux eaux azurées, peuplées de truites délicieuses; en face du lac se trouve un hospice qui fut fondé par Charlemagne lorsqu’il traversa le Mont-Cenis avec son armée pour se rendre en Italie. Très utile à l’époque où le passage offrait quelque danger, cet hospice n’est plus habité que par un abbé qui se fait avec la pêche du lac un revenu considérable.

La hauteur du col au-dessus du niveau de la mer est de 2,098 mètres ; celle de Saint-Michel étant de 722 mètres, la différence de niveau entre ces deux points est de 1,376 mètres, et la distance de 52 kilomètres. Les rampes varient entre 3 et 8,50 pour 100. Sur le versant italien, elles sont plus fortes, car la distance entre le col et Suse n’est que de 27 kilomètres, et la différence de niveau de 1,562 mètres. La route ici ne suit plus les sinuosités de la montagne à cause des avalanches, qui sont à craindre sur plusieurs points ; elle descend en lacets et arrive à Suse par la belle vallée de la Novalèse. En temps ordinaire, les voitures mettent douze heures pour faire les 79 kilomètres qui séparent Saint-Michel de Suse, et sont parfois obligées d’atteler jusqu’à quatorze mules ; mais pendant l’hiver le trajet, souvent dangereux, se fait en partie en traîneau.

Cette route, chef-d’œuvre de hardiesse et de solidité relative, a beaucoup contribué à multiplier les relations entre la France et l’Italie; elle était la voie la plus directe pour se rendre à Turin et incessamment parcourue par des services réguliers pour les voyageurs et les marchandises. Toutefois, si elle constituait un progrès énorme sur les sentiers de mulets qui l’avaient précédée, elle devenait elle-même bien insuffisante en présence des conditions nouvelles que les chemins de fer ont apportées aux relations des peuples. La quantité de marchandises transportées et le nombre de voyageurs en mouvement se sont accrus, grâce à ces voies de transport, dans des proportions telles que tous les anciens modes de locomotion ne peuvent plus satisfaire aux nouvelles exigences. Ce n’est pas seulement aux nécessités d’un trafic agrandi qu’il faut trouver moyen de faire face, c’est encore à un besoin de rapidité devenu général. Lorsqu’en seize heures on peut parcourir 680 kilomètres pour venir de Paris à Saint-Michel, il est difficile de se résigner à mettre douze heures pour faire les 79 kilomètres qui séparent Saint-Michel de Suse, les deux points où l’ancienne ligne du Victor-Emmanuel se trouve interrompue par la chaîne des Alpes. C’est pour combler cette lacune que le percement du Mont-Cenis par un tunnel fut décidé; mais ce travail devait durer longtemps. On avait calculé que, par les procédés ordinaires, il ne faudrait pas moins de vingt-quatre ans pour le terminer, et bien qu’à l’aide des nouveaux procédés découverts par M. Sommeiller on pût espérer diminuer de beaucoup ce délai, le laps de temps qui devait s’écouler était encore assez considérable pour qu’on avisât à quelque autre moyen de franchir la montagne. C’est ce qui décida une compagnie anglaise à tenter fessai d’un chemin de fer d’invention nouvelle, et qui est aujourd’hui en exploitation.


II.

Personne n’ignore que sur les chemins de fer ordinaires les rampes à franchir doivent être très faibles et les courbes très peu prononcées. Cette condition est la cause principale des dépenses qu’exige l’établissement d’une voie ferrée, puisque les tunnels, les viaducs, les ouvrages d’art, n’ont d’autre objet que de rendre la voie aussi plane et aussi droite que possible. Dans un chemin de fer en effet, le moteur est la locomotive, que mettent en mouvement les pistons de deux cylindres à vapeur fixées par une manivelle aux roues motrices. Or il est évident que la puissance de traction dépend de l’adhérence de ces roues sur les rails, et cette adhérence est proportionnelle à la charge des essieux, c’est-à-dire au poids de la machine. D’un autre côté, l’effort qu’il faut développer à la montée des rampes augmente avec l’angle d’inclinaison de la voie, tandis que l’adhérence des roues diminue, puisque celles-ci, entraînées par la pesanteur, tendent sans cesse à redescendre. La résistance à la traction devient ainsi très rapidement supérieure à la résistance du point d’appui, et rend impossible l’ascension de rampes un peu fortes.

La vitesse d’une locomotive dépend du diamètre des roues motrices, puisque, pour un même nombre de coups de piston, une roue d’un diamètre considérable parcourt plus de chemin qu’une roue d’un diamètre moindre. Les machines à grande vitesse n’ont que deux roues motrices, situées à l’arrière, afin que le diamètre puisse en être augmenté sans que le centre de gravité soit déplacé, ni que la stabilité soit compromise. Ces machines ont beaucoup moins d’adhérence sur les rails que celles dont toutes les roues, placées sous la chaudière, sont couplées entre elles; elles ne peuvent par conséquent traîner qu’un poids plus faible que celles-ci et gravir des rampes beaucoup moins fortes. Lorsqu’il s’agit de surmonter ces difficultés, la vitesse doit donc en tout état de cause être sacrifiée. Les rampes ordinaires des chemins de fer varient entre 3 et 8 millimètres par mètre en plaine; en montagne, elles vont jusqu’à 30 millimètres. Au-delà, ce sont des rampes exceptionnelles, qu’on ne peut gravir qu’avec un matériel spécial. Telle est la rampe du chemin de fer de Saint-Germain, qui a 35 millimètres, et celle du chemin de fer d’Enghien à Montmorency, qui en a 45.

Pour les courbes, la difficulté est la même. Afin de donner plus de solidité à la locomotive et aux voitures, les essieux des roues sont fixés l’un à l’autre de manière à rester toujours parallèles entre eux; il en résulte que, lorsqu’on a des courbes accentuées, ils ne peuvent s’incliner dans la direction du rayon de courbure, et qu’ils empêchent les roues de s’emboîter exactement dans les rails. Ce n’est pas tout; lorsque le train dépasse une certaine vitesse, la force centrifuge tend à lui faire prendre la tangente de la ligne qu’il parcourt, et par conséquent à le faire dérailler. Sur les chemins de fer ordinaires, le rayon des courbes varie de 300 mètres à 800 mètres, et sur ceux d’intérêt local, dont la vitesse est beaucoup moindre, il descend à 200 mètres. Si l’on veut décrire des courbes d’un plus faible rayon encore, il faut, comme sur le chemin de fer de Sceaux, adopter un système qui laisse les essieux indépendans l’un de l’autre, et qui, par des galets directeurs, mette le train à l’abri des déraillemens. Dans ce cas, le rayon peut être réduit jusqu’à 50 mètres.

Pour gravir les rampes, on a eu recours à divers procédés. On a d’abord employé la traction au moyen d’un câble, mû soit par une machine fixe située au sommet, soit par un plan automoteur. Ce système est appliqué au chemin de fer de la Croix-Rousse, dont la rampe a 165 millimètres, et sur plusieurs lignes d’Angleterre et d’Amérique; mais il est peu pratique et applicable seulement sur de petites distances. On a essayé ensuite du système atmosphérique, que nous avons vu fonctionner à Saint-Germain sur une rampe de 35 millimètres. C’était un tube creux dans lequel une machine fixe, placée au haut de la rampe, faisait le vide, et dans lequel glissait à frottement un piston fixé par une tige verticale au premier wagon. Le train se trouvait ainsi en quelque sorte aspiré par la machine. On a renoncé à ce système dès que l’on est parvenu à gravir cette rampe avec des locomotives.

C’est un ingénieur allemand, M. Engerth, qui résolut le problème. Pour accroître l’adhérence da la machine, il chercha à en augmenter le poids; mais, afin de ne pas trop surcharger les essieux, il imagina de réunir le tender à la locomotive et de donner par conséquent dix roues à l’appareil moteur, tout en en répartissant le poids sur cinq essieux au lieu de trois. Il arriva ainsi à construire des machines d’une puissance considérable et assez adhérentes pour monter des rampes de 3 et 4 pour 100. Ces machines, essayées d’abord sur la ligne du Sommering, de Vienne à Trieste, sont celles qu’on emploie le plus souvent pour remorquer les trains de marchandises. Le système du Mont-Cenis est basé sur un tout autre principe.

Depuis longtemps, on avait pensé pouvoir résoudre les difficultés qu’offrent les rampes et les courbes par l’emploi d’un troisième rail. Cette idée remonte à 1830, et appartient à un ingénieur anglais, M. Vignole, et à un Suédois, M. Ericsson. M. le baron Séguier s’en est occupé spécialement, et a étudié la question assez à fond pour qu’on puisse le considérer comme l’inventeur du système qui vient d’être appliqué avec succès au railway du Mont-Cenis par une compagnie anglaise, et qui porte le nom de système Fell. Voici théoriquement en quoi il consiste. Outre les deux rails qui, comme sur les voies ordinaires, supportent la machine et tout le train, il y a un rail central, élevé au-dessus du sol de 18 centimètres environ, et solidement fixé aux traverses de la voie. Ce rail est embrassé par deux roues horizontales qui le pressent, et qui augmentent beaucoup l’adhérence. Pour se figurer l’effet qu’il produit, il suffit de se rappeler comment une barre de fer introduite entre les deux cylindres d’un laminoir est entraînée par le mouvement de rotation de ces cylindres. Ici, la barre est fixe, c’est le rail, le laminoir est mobile, ce sont les roues, et celles-ci, par l’effet de la réaction, sont entraînées en avant. Grâce à ce système, qui rend l’adhérence indépendante du poids de la machine, on peut gravir des rampes de 80 à 90 millimètres par mètre.

Les locomotives ont huit roues solidaires et de même diamètre, quatre roues verticales portant sur les rails extérieurs, quatre roues horizontales exerçant sur le rail central une pression qui est réglée par le mécanicien au moyen d’une vis et de ressorts, et qui peut être portée à 30 tonnes. Comme le poids de chaque machine est de 20 tonnes, il en résulte que la pression totale des huit roues sur les rails est de 50 tonnes, et qu’elle produit une adhérence du sixième de ce chiffre, c’est-à-dire de 8 tonnes. Les machines marchent à la pression de 9 atmosphères, et peuvent remorquer un train pesant de 20 à 30 tonnes.

Les locomotives comme les wagons sont armés d’un frein ordinaire à sabots de bois ou de fonte et d’un frein central qui serre le rail du milieu. Ils obéissent l’un et l’autre à la même manivelle, et sont manœuvrés simultanément. Toutes les voitures sont articulées, et portent en outre deux galets directeurs entre lesquels passe le rail médian; enfin chaque essieu est muni d’une roue folle pour éviter le déraillement dans le passage des courbes. Le rail central, qui constitue l’originalité de ce système, remplit donc trois fonctions principales: d’abord il augmente l’adhérence des trois cinquièmes et aide à la traction dans la même proportion; dans les courbes, embrassé qu’il est par les roues horizontales, il empêche les déraillemens; enfin, au moyen du frein qui le serre comme un étau, il permet dans les descentes d’arrêter les trains presque instantanément.

La voie ferrée, qui à Saint-Michel comme à Suse aboutit dans l’intérieur des gares des compagnies de Lyon et de la Haute-Italie, a été établie sur la route de terre, dont on a distrait un tiers environ de la largeur pour cet objet. Elle en suit le bord extérieur, et est séparée du reste de la route par une barrière de bois destinée à empêcher les voitures ordinaires de s’engager sur la voie, ou les chevaux effrayés de se précipiter dans l’abîme. Sur quelques points, où les lacets de la route sont trop prononcés, la voie ferrée quitte celle-ci et décrit une courbe un peu plus large, dont le rayon descend souvent à 40 mètres. Dans les passages à niveau, le rail médian s’abaisse pour s’engagea-dans une rainure, et permet ainsi aux voitures de traverser sans danger.

La plus sérieuse difficulté qu’on ait rencontrée pour la construction de ce chemin de fer, c’est l’abondance des neiges, qui dans les régions élevées couvrent le sol pendant la moitié de l’année, et souvent à une hauteur de plusieurs mètres. On l’a résolue en établissant dans cette partie de la route, sur une longueur de près de 10 kilomètres, des tunnels artificiels pour protéger la voie. Ils sont formés d’un mur de 1 mètre de haut environ, sur lequel sont fixées des cloisons en planches, surmontées par une toiture de tôle ondulée et ouverte par le milieu pour donner passage à la fumée. Ces tunnels, qui, vus de l’extérieur, sont très pittoresques d’aspect, ont parfaitement résisté jusqu’ici à la pression des neiges; mais dans les parties exposées aux avalanches il a fallu les construire un peu plus solidement. Ce sont alors des galeries en maçonnerie dont le toit suit l’inclinaison naturelle du sol, de façon à ce que les neiges qui viennent du haut de la montagne ne rencontrent pas d’obstacle et puissent passer par-dessus sans les emporter. Sur le surplus du trajet, le chemin est à découvert; les chasse-neige et les cantonniers suffisent généralement à le déblayer. Il peut arriver cependant que sur certains points l’amoncellement soit tel qu’il faille momentanément interrompre le service; on passe alors ces parties en traîneau, et l’on reprend le chemin de fer un peu plus loin. C’est ce qui est arrivé l’hiver dernier pendant une douzaine de jours.

Des interruptions du même genre sont à craindre quand après de violens orages la route est obstruée par les cailloux et les terres amenées de la montagne, ou quand elle est elle-même emportée sur quelques points par les torrens furieux. Dans le premier cas, il suffit ordinairement de quelques heures pour déblayer le terrain; mais dans le second il faut refaire la route et la voie : aussi l’interruption peut-elle durer plusieurs semaines. C’est ce qui s’est présenté en 1868, aux mois d’août et de septembre, et les voyageurs ont dû prendre une autre direction. Il n’y a guère de remède à ce danger, qui menace la route de terre aussi bien que le chemin de fer, puisqu’il tient à la nature du sol, dont le peu de consistances facilite les ravinemens; il n’y a guère que des palliatifs, qui sont le maintien à l’état boisé des parties supérieures des pentes et l’établissement de barrages dans les ravins les plus dangereux.

Dans les circonstances où s’est établi le chemin Fell, c’est-à-dire sur une route fréquentée qui n’a elle-même pas plus de 10 mètres de largeur, on a dû nécessairement lui disputer l’emplacement. On ne lui a cédé qu’une largeur de 3 mètres, ce qui a forcé les constructeurs à réduire à 1m 10 la largeur de la voie, qui sur tous les autres chemins de fer est de 1m 44. Cette voie est établie sur des traverses munies de rails à patins et reliées entre elles par une longrine qui supporte le rail central.

Le rétrécissement de la voie présente plusieurs inconvéniens graves qu’il importe de signaler, afin qu’on cherche à les éviter dans les nouvelles applications qu’on pourra faire de ce système. D’abord il nécessite des voitures spéciales, et par conséquent, pour changer de ligne, des transbordemens ennuyeux lorsqu’ils s’appliquent aux personnes et onéreux en ce qui concerne les marchandises. En second lieu, les voitures étant plus étroites, il a fallu placer les voyageurs sur le côté, comme dans les omnibus, ce qui est toujours incommode pour les longs trajets. Enfin le rétrécissement de la voie a entraîné celui du foyer de la machine, et diminué par conséquent la quantité d’air qui peut le traverser dans un temps donné. Or, la quantité de vapeur produite étant proportionnelle à cette quantité d’air, c’est-à-dire à la chaleur dégagée par la combustion, il devient souvent difficile, pendant la montée, d’obtenir assez de vapeur pour produire l’effort de la traction. Parfois dans les fortes rampes, surtout lorsque les rails sont rendus glissans par la pluie ou les brouillards, la machine s’arrête essoufflée. Il faut attendre un instant qu’une nouvelle quantité de vapeur ait été produite, et qu’elle puisse, par un nouvel effort, avancer encore de quelques mètres. Ces à-coups répétés usent rapidement le mécanisme et nécessitent des réparations fréquentes. La compagnie d’ailleurs possède à Saint-Michel des ateliers qui lui permettent de réparer et de construire la plupart des pièces qui lui sont nécessaires. La faiblesse des machines oblige à restreindre beaucoup le nombre des wagons remorqués; en général, ce nombre ne dépasse pas h, ce qui représente les voyageurs par trajet, et l’on ne fait par jour que deux trajets dans chaque sens. Quant aux marchandises, la compagnie a dû y renoncer, du moins en partie, et aujourd’hui encore c’est un service de roulage qui transporte de France en Italie les colis qui ne peuvent supporter les frais de la grande vitesse.

Les machines brûlent 20 kilogrammes de charbon par kilomètre et consomment 100 grammes d’huile pour graisser les 44 articulations à mettre en jeu. Les frais de traction, y compris le personnel, s’élèvent à 3 fr. 35 c. par kilomètre, ce qui est un chiffre très élevé, puisque ces frais ne s’élèvent guère à plus de 1 fr. sur les chemins ordinaires, et qu’une machine Crampton, qui fait 80 kilomètres à l’heure et traîne 88 tonnes, ne consomme que de 7 à 8 kilogrammes de charbon par kilomètre. Cet exemple confirme une fois de plus le fait, connu depuis longtemps, que les frais d’exploitation sont toujours beaucoup plus élevés sur les chemins qui ont été établis dans des circonstances exceptionnelles et qui, sous le rapport des courbes et des pentes, présentent des conditions anormales.

Malgré les inconvéniens assez nombreux qu’il présente, inconvéniens dont les uns sont dus à la nature du sol et à la configuration du terrain, dont les autres tiennent aux conditions spéciales et éphémères dans lesquelles ce chemin a été créé plus qu’au système lui-même, le chemin Fell a rendu un très grand service. D’abord il permet de transporter journellement d’un côté de la montagne à l’autre près de 200 voyageurs, et cela à raison de 25 francs au lieu de 37 que coûtaient les anciennes diligences. De plus il exécute ce voyage, lorsque le temps est favorable, en cinq heures et demie au lieu de douze ou quatorze qu’il fallait autrefois; enfin il a de beaucoup diminué les chances d’accident: s’il arrive parfois qu’on est arrêté en route par la rupture de quelque pièce de la machine, il n’en résulte jamais qu’un retard de quelques heures, et nous ne croyons pas qu’aucun malheur soit jamais arrivé. Il n’en était pas de même avec les voitures, qui versaient assez souvent. Ce n’est sans doute pas sans une certaine émotion qu’on se voit côtoyer le précipice, ni arriver en droite ligne sur un abîme; mais lorsqu’on s’est bien rendu compte du mécanisme, on sent qu’il ne peut y avoir aucun danger, qu’au moment opportun le train tournera sur lui-même, et qu’au besoin le frein central serait assez puissant pour le maintenir cloué sur la voie. Ce frein peut en effet arrêter le train sur la pente la plus forte, et c’est ce qui explique pourquoi la vitesse moyenne à la descente est moindre qu’à la montée; celle-ci est de 24 kilomètres à l’heure, tandis que la première n’est que de 17.

Si la création de ce chemin a été heureuse pour le pays, a-t-elle été aussi avantageuse pour la compagnie? Ceci est une autre question. La concession lui en a été faite gratuitement, il est vrai, mais pour un petit nombre d’années seulement, car, aussitôt que le percement du tunnel sera effectué, elle devra cesser tout service. Bien que le terrain de la route lui ait été abandonné, et que les principaux travaux d’art n’aient pas été par conséquent à sa charge, la construction de la voie lui a coûté 10 millions; le matériel et les machines environ 2 millions[1]. Si aux intérêts de ce capital on ajoute les frais d’exploitation et l’entretien de la voie, il est permis de douter que la compagnie fasse de grands bénéfices. Les recettes sont très variables, et les profits que lui procurent les mois les plus favorables sont bien atténués par les pertes qu’elle doit éprouver pendant les mois d’hiver, car, bénéfices ou non, elle est tenue de faire circuler ses trains. Quoi qu’il en soit de cette entreprise en particulier au point de vue des résultats financiers, on peut dire que le problème de l’ascension des montagnes est résolu. Si le chemin Fell, construit dans des conditions aussi défavorables sous le rapport de la durée de la concession comme sous celui de la topographie du terrain, a pu triompher des obstacles qui s’opposaient au succès, on ne peut douter que ce système, appliqué d’une manière permanente et sur des montagnes d’un accès plus facile, ne puisse être très avantageux.

La chaîne des Vosges, par exemple, qui sépare la vallée du Rhin du reste de la France, n’est traversée que par deux chemins de fer, celui de Strasbourg et celui de Mulhouse, qui aboutissent aux deux extrémités de l’Alsace, et qui obligent les habitans des localités intermédiaires à faire un long circuit pour joindre ces deux lignes. De petits chemins de fer s’enfoncent, il est vrai, dans les vallées de Mutzig, de Sainte-Marie-aux-Mines, de Munster et de Wesserling, et les relient à l’artère principale de Strasbourg à Bâle; mais ces lignes s’arrêtent au pied des montagnes, et ne peuvent joindre les voies ferrées qui, sur le versant opposé, sont arrêtées par le même obstacle. On ne peut songer à opérer cette jonction au moyen de tunnels qui seraient trop dispendieux pour les résultats à obtenir; mais rien n’empêche d’installer, sur les magnifiques routes qui traversent la chaîne, un chemin Fell qui éviterait aux marchandises et aux voyageurs le long circuit de Strasbourg ou de Mulhouse. Le chemin du Mont-Cenis a coûté 400,000 livres sterling ou 10 millions pour 79 kilomètres, soit environ 126,000 francs par kilomètre. Dans les Vosges, où les terrains sont plus consistans, où l’on n’a ni éboulemens, ni avalanches à craindre, où l’on n’aurait à construire ni tunnels, ni galeries, ni ponts, on pourrait peut-être établir une voie ferrée à moitié prix en utilisant les routes actuelles, et par conséquent avec une somme de 2 ou 3 millions compléter les 25 ou 30 kilomètres qui séparent les tronçons des chemins de fer aujourd’hui coupés par la chaîne des Vosges. Ce que nous disons des Vosges est évidemment applicable à bien d’autres montagnes. Grâce au système Fell, il sera possible de créer des chemins d’intérêt local même dans les contrées les plus accidentées qui menaçaient d’être à jamais privées de ce puissant élément de prospérité et de richesse.


III.

Si la magnifique route ouverte par Fabroni, si le chemin Fell, ont été pour la traversée du Mont-Cenis un immense progrès, celui qui résultera du percement aujourd’hui en cours d’exécution sera bien plus considérable encore. Nous ne reviendrons pas sur les circonstances qui ont amené le gouvernement italien à entreprendre ce gigantesque travail, et qui ont été exposées dans la Revue d’une manière si complète et si intéressante[2]; nous nous bornerons à décrire l’état présent des travaux et à exposer en peu de mots les procédés employés pour surmonter les difficultés que devait présenter une œuvre aussi colossale. C’est en 1857 que M. de Cavour s’entendit avec la compagnie du Victor-Emmanuel pour le percement du Mont-Cenis ou plutôt du Mont-Tabor, montagne contiguë à la première. D’après les conventions, les travaux devaient être exécutés aux frais et sous la direction du gouvernement italien; mais la compagnie devait y contribuer pour une somme de 20 millions. Après l’annexion de la Savoie, en 1862, la compagnie du Victor-Emmanuel fut démembrée; la partie française fut incorporée dans le réseau de Paris-Lyon-Méditerranée, tandis que la partie italienne, d’abord restée indépendante, fut, par nous ne savons quelle combinaison financière, fusionnée avec le réseau calabro-sicilien, dont elle eut à subir les vicissitudes. À ce moment, le gouvernement italien, qui d’abord était seul chargé de l’entreprise, demanda la coopération du gouvernement français. Celui-ci fit estimer ce que coûterait le percement par les procédés ordinaires; ce chiffre s’élevait à 3,500,000 fr. par kilomètre, et l’opération devait durer vingt-quatre ans. Le gouvernement français accepta de payer la moitié de cette somme et d’ajouter une subvention de 300,000 francs par année gagnée sur les vingt-quatre ans, de 500,000 francs par année gagnée sur quatorze ans. D’après les évaluations qu’on peut faire aujourd’hui, la dépense totale sera de 75 millions, dans laquelle le gouvernement français entrera pour 26 ou 27 millions.

La plus sérieuse difficulté étant incontestablement la longueur du tunnel à percer, on a dû, pour raccourcir celle-ci le plus possible, établir l’ouverture aussi haut dans la montagne que le permettaient les rampes à franchir. Il est clair en effet que, si le tunnel avait été creusé au fond de la vallée, la longueur en eût été beaucoup plus grande, et la dépense infiniment plus considérable sans que les frais de traction en eussent été proportionnellement diminués.

L’ouverture du côté italien, à Bardonnèche, qui devait, par la disposition des lieux, commander l’emplacement du tunnel, fut fixée à environ 1,291 mètres au-dessus du niveau de la mer. L’ouverture du côté français, près de Modane, devait se trouver le plus bas possible par rapport à celle-ci, afin que le tunnel pût se raccorder plus facilement avec la ligne qui aujourd’hui s’arrête à Saint-Michel. Voici comment on put déterminer le point d’attaque. De quelque manière qu’on opérât, il fallait, afin de permettre l’écoulement des eaux, que le tunnel eût une double pente, l’une dirigée vers le versant sud ou Italien, l’autre vers le versant nord ou français, et que le point culminant se trouvât précisément au milieu, à égale distance des deux ouvertures ; mais, l’ouverture sud étant la plus élevée, il fallait que la pente vers le sud fût la plus faible possible, c’est-à-dire de 1/2 millimètre par mètre environ ; par contre, l’ouverture nord étant située plus bas, la pente, à partir du milieu, devait être aussi forte que le permettaient les exigences de la traction ; elle fut fixée à 22 millimètres par mètre. Ces chiffres, appliqués à la longueur de 12,200 mètres que doit avoir le tunnel, mettent l’ouverture de Modane à 128 mètres environ plus bas que celle de Bardonnèche, c’est-à-dire à 1,163 mètres au-dessus du niveau de la mer, et à 110 mètres au-dessus du fond de la vallée. Et comme Saint-Michel, point extrême de la ligne actuelle, est à 722 mètres, la hauteur à racheter jusqu’au tunnel sera de 441 mètres.

Les deux points d’attaque étant déterminés, il fallut s’assurer que les galeries creusées de part et d’autre se rencontreraient au milieu. Une simple déviation de 1/2 centimètre par mètre dans chacune d’elles suffirait pour les faire passer, au centre de la montagne, à 120 mètres l’une de l’autre. Pour déterminer la direction d’une manière certaine, on commença par fixer et jalonner extérieurement le plan vertical dans lequel se trouvent les deux ouvertures. L’opération présentait de sérieuses difficultés en raison de l’élévation de la montagne à franchir, montagne dont le sommet est à peu près inaccessible. Il fallut procéder trigonométriquement, et, au moyen de triangles successifs, jeter sur la montagne une ligne imaginaire qui, se brisant en autant d’angles qu’il se rencontre d’aspérités interceptant la vue, montait par degrés de l’ouverture de Modane jusqu’au sommet, pour redescendre sur l’ouverture de Bardonnèche. Ce ne fut qu’après plusieurs tentatives répétées que l’opération réussit, et qu’on put avec certitude planter sur le point culminant un signal qui fût dans le même plan vertical que les deux ouvertures. Ce premier travail terminé, il s’agissait de fixer exactement la direction à suivre dans le souterrain. Pour cela, on a établi sur le flanc opposé de la vallée, juste en face du tunnel à ouvrir et dans le prolongement même de l’axe de ce tunnel, un observatoire muni d’un puissant théodolite. Cet instrument, alternativement braqué sur le repère du sommet et sur une lumière placée au fond des galeries, empêche celles-ci de s’écarter de la ligne exacte d’Herminée à l’avance. Comme les mêmes précautions sont prises des deux côtés et que les attaques s’avancent de part et d’autre en ligne droite et suivant une pente régulière, il faut inévitablement qu’elles se coupent au centre de la montagne. Aucun doute sous ce rapport n’existe dans l’esprit des ingénieurs.

L’attaque de la roche se fait au moyen de perforateurs, c’est-à-dire de tiges d’acier mues par des machines à air comprimé. C’est au bord de l’Arc que sont installés les appareils à comprimer l’air. Un canal de dérivation fournissant 6 mètres cubes d’eau par seconde, et de 6 mètres de chute, fait mouvoir 6 grandes roues hydrauliques représentant chacune une force de 80 chevaux. Chacune de ces roues commande à 12 corps de pompe coudés, en partie remplis d’eau, et dans lesquels se meuvent, au moyen de bielles et de manivelles, des pistons horizontaux. En se retirant, le piston fait baisser la colonne d’eau dans la partie verticale du corps de pompe, et provoque l’introduction dans celui-ci de l’air extérieur au moyen d’une soupape qui s’ouvre du dehors au dedans; en revenant sur ses pas, le piston repousse la colonne d’eau qui comprime l’air, et le refoule dans la partie supérieure du corps de pompe. Une nouvelle soupape, s’ouvrant du dedans au dehors, lui livre passage à travers un tuyau de fer qui le conduit dans un vaste récipient. C’est le jeu des pompes à la fois aspirantes et foulantes qui, par les oscillations alternatives de la colonne d’eau, aspire et comprime l’air puisé dans l’atmosphère. Les récipiens dans lesquels cet air est conduit sont situés dans un bâtiment à part; ils sont en fonte, au nombre de 10, et contiennent chacun 17 mètres cubes d’air à la pression de 7 atmosphères, ce qui équivaut à 119 mètres cubes d’air à la pression ordinaire. Chacun de ces mètres cubes représente à cette tension une force de 130,000 kilogrammètres, c’est-à-dire à force nécessaire pour élever à un mètre de hauteur un poids de 130,000 kilogrammes. — Ainsi emmagasinée, cette force se conserve pendant plus de vingt-quatre heures sans déperdition sensible, et se distribue avec la plus grande facilité sur les points où elle peut être utilisée.

De ces récipiens en effet partent de longs tuyaux de fer qui escaladent les flancs de la montagne et plongent dans les profondeurs du tunnel, où ils apportent la force motrice nécessaire pour faire marcher les machines perforatrices. Ces tubes ont aujourd’hui un développement total de 6,440 mètres, dont 2,200 mètres à l’extérieur. Dans le tunnel, la conduite est souterraine, et par conséquent à l’abri des éclats de mine et des blocs tombant de la voûte ; elle se ramifie ensuite en plusieurs veines flexibles au moyen de tuyaux de caoutchouc enveloppés d’une forte chemise de toile, qui se déroulent à mesure que le travail avance. Chacun de ces tuyaux aboutit à une machine composée d’un corps de pompe dans lequel se meut, par l’effet de la dilatation de l’air, un piston d’acier terminé en pointe. Ce piston frappe le roc de 200 coups par minute, et chacun de ces coups représente le choc d’un poids de 160 kilogrammes. Par un mécanisme très ingénieux, le piston, dont la course est de 12 centimètres, tourne sur lui-même et avance peu à peu à mesure que le trou se creuse. Neuf de ces machines, munies chacune de 6 perforateurs, travaillent incessamment sur un front de 2m, 80 de largeur sur 2m, 60 de hauteur. Lorsque les trous qu’elles ont creusés ont atteint la profondeur de 80 centimètres, on y place des cartouches préparées à l’avance, et auxquelles on met le feu. La roche vole en éclats, les déblais sont enlevés sur des wagons, et les machines recommencent leur œuvre. Cette opération, répétée trois fois en vingt- quatre heures, produit un avancement d’environ 2 mètres par jour. Au commencement de septembre de cette année, la longueur ouverte était, du côté italien, de 5,913 mètres, et du côté français, de 4,222 mètres; comme le tunnel doit avoir 12,200 mètres, il ne restait à perforer que 2,065 mètres, opération qu’on espérait avoir terminée pour les premiers jours de 1871.

Nous avons dit que les machines ne fonctionnaient que sur un espace de 2m, 80 de large sur 2m, 60 de haut. Le surplus des matériaux à enlever pour donner au tunnel la section normale nécessaire à l’établissement de deux voies, c’est-à-dire une largeur de 8 mètres, est extrait par les moyens ordinaires, le pic, le marteau et la mine. Les parois sont ensuite maçonnées et cimentées avec soin, de façon à empêcher les éboulemens qui pourraient survenir.

Les roches qu’on a rencontrées dans ce travail sont des quartzites, des schistes et des calcaires schisteux. Les premières étaient d’une dureté extrême : aussi n’avançait-on qu’avec une grande lenteur et en usant un grand nombre de machines; aujourd’hui on est dans la zone calcaire, et le travail se fait beaucoup plus vite. On avait craint que le percement ne mît à découvert quelques nappes d’eau souterraines qui, envahissant le tunnel, empêcheraient l’exécution des travaux. Rien de semblable ne s’est passé. Il s’est produit sans doute des infiltrations, on a crevé quelques poches intérieures; mais au bout de quelques jours toute l’eau qu’elles renfermaient s’était écoulée, et les travaux étaient à sec.

Ce tunnel sera beaucoup plus long que tous ceux qu’on a construits jusqu’ici; — il aura plus de 12 kilomètres, tandis que les deux plus grands, celui de la Nerthe, entre Marseille et Avignon, et celui de Blaisy, près de Dijon, n’ont l’un que 4,200 mètres, l’autre que 4,000 mètres. On se demandait donc avec une certaine inquiétude comment on pourrait, à d’aussi grandes profondeurs, fournir aux travailleurs l’air nécessaire, et comment les trains pourraient circuler sans asphyxier les voyageurs de leur fumée. Pour des puits d’aération, on n’y devait pas songer, car il eût fallu percer la montagne verticalement sur une hauteur de 1,500 ou 1,600 mètres. Une fois le tunnel construit, l’aération se fera naturellement, et probablement avec plus d’activité qu’on ne le désirerait. Deux causes y contribueront : d’abord la différence de température entre le versant nord et le versant sud, ensuite la plus grande élévation de l’orifice méridional. La différence de niveau étant de 128 mètres, le tunnel fera l’effet d’une cheminée de 128 mètres de haut à travers laquelle il s’établira un tirage considérable.

Quant à l’aération du tunnel pendant l’exécution des travaux, elle a été obtenue d’une façon très heureuse par l’emploi de l’air comprimé comme force motrice. Si l’on avait dû avoir recours à la vapeur, le problème eût été probablement insoluble, et l’on ne fût jamais parvenu à expulser au dehors l’air vicié par la respiration des ouvriers, la combustion du charbon et l’explosion des mines, sur une longueur de plusieurs kilomètres dans la montagne. Grâce à l’invention de M. Sommeiller, chaque coup de piston perforateur laisse échapper dans le fond de la galerie une certaine quantité d’air propre à la respiration. Il s’introduit ainsi par minute 6 mètres cubes d’air à la pression de 7 atmosphères ou 42 mètres cubes à la pression ordinaire. Si ce volume d’air pur était insuffisant, on n’aurait qu’à ouvrir le robinet d’un tuyau aboutissant à des récipiens spéciaux remplis par le surplus de l’air non utilisé pour les travaux, pour en avoir toute la quantité nécessaire. L’air qui se dégage au fond des galeries chasse donc derrière lui l’air vicié, qui revient vers l’ouverture; mais, refoulé également par la pression extérieure, ce dernier reste stationnaire à une certaine distance dans l’intérieur du tunnel : c’est là qu’au moyen d’une machine située au dehors il est aspiré et rendu à l’atmosphère. Les débris de la roche sont, après l’explosion des mines, enlevés par des wagons et jetés en avant de l’ouverture sur le flanc de la montagne où ils forment un talus grisâtre qu’on aperçoit de loin. La hauteur du tunnel au-dessus de la vallée eût été pour les ingénieurs chargés du travail une difficulté de plus, s’il avait fallu amener sur le chantier, avec des voitures, tous les matériaux nécessaires. M. Sommeiller sut éviter cette cause considérable de dépenses par l’établissement d’un plan automoteur qui, partant du fond de la vallée, permet de faire parvenir jusqu’au tunnel toutes les pierres, les outils, les provisions de toute nature dont on a besoin. Ce plan se compose de deux wagons reliés entre eux par une chaîne engagée autour d’une poulie, et qui roulent sur des rails inclinés, de façon à ce que l’un monte pendant que l’autre descend. Veut-on faire monter un wagon chargé, on remplit d’eau le wagon vide, qui, entraîné par son poids, descend sur le plan en faisant remonter l’autre. Quand il est en bas, on vide l’eau dont il était rempli, on le charge de matériaux, et on le remonte par le même procédé.

L’organisation du travail est bien entendue; 1,200 ouvriers, presque tous Piémontais, sont constamment occupés. Ils sont payés les uns à la tâche, les autres à la journée et suivant leurs aptitudes spéciales. Ils habitent la plupart sur le lieu même de leurs travaux, aux Fourneaux, à 2 kilomètres de Modane, dans des maisons construites par la société qui aujourd’hui a l’entreprise des travaux, et qui leur loue des logemens à des prix très réduits, — 8 francs par mois pour une chambre dans laquelle habitent ordinairement 4 ouvriers. — Cette société a également établi des magasins dans lesquels elle revend à peu près au prix coûtant les marchandises achetées par elle en gros.

La société dont nous parlons se compose de MM. Sommeiller frères et des autres ingénieurs qui dans l’origine faisaient exécuter les travaux en régie pour le compte du gouvernement italien, mais qui, afin de simplifier l’organisation, ont depuis quelque temps pris l’entreprise à forfait. Ils ont traité, nous a-t-on dit, à raison de 4,600 fr. par mètre courant du tunnel complètement terminé et prêt à être livré à l’exploitation. Quels que soient les bénéfices qu’ils puissent faire ainsi, ils ne recevront jamais une rémunération proportionnée à l’immense service qu’ils auront rendu à leur pays.

De toutes les inventions dues à M. Sommeiller, la plus remarquable est certainement celle de l’emploi de l’air comprimé, dont jusqu’alors il avait été impossible de tirer parti, et qui est devenu entre ses mains une force d’une souplesse extrême et des plus faciles à manier. L’air comprimé offre sur la vapeur de nombreux avantages; d’abord il peut s’introduire partout sans danger et se transporter à de grandes distances. Il serait donc facile d’en produire sur un point donné une certaine quantité, de l’emmagasiner dans des récipiens, et de la répartir ensuite, au moyen d’une canalisation spéciale et de branchemens particuliers, chez les industriels, qui pourraient l’utiliser comme force motrice. L’ouverture d’un robinet suffirait pour mettre la machine en marche, et un compteur semblable à celui du gaz ferait connaître la force dépensée. Avec cet agent, il n’est plus nécessaire, comme pour la vapeur, d’avoir un local séparé pour la chaudière, la machine et le charbon ; on n’a plus ni fumée, ni chaleur, ni crainte d’incendies; il ne faut plus d’eau pour alimenter les générateurs, et l’on est à l’abri des coups de feu et des explosions. L’air comprimé, loin d’être une cause d’insalubrité, assainit les ateliers, et ne se paie que quand on le consomme. D’après les calculs faits par M. Sommeiller, une usine établie à Paris pour comprimer l’air et le distribuer dans un quartier coûterait, pour une force de 2,000 chevaux effectifs, environ 17 millions; mais elle pourrait donner un bénéfice de plus de 3 millions, car le prix de revient du mètre cube d’air comprimé à 6 atmosphères serait de 0 fr. 046 mill. et pourrait être vendu 0 fr. 16 cent. Il y a évidemment là matière à une entreprise à la fois fructueuse pour ceux qui l’entreprendront et extrêmement utile pour la petite industrie. Si ces prévisions se réalisaient, le percement du Mont-Cenis n’aurait pas seulement été par lui-même une œuvre d’une immense portée civilisatrice, il serait encore indirectement devenu l’occasion d’un progrès industriel des plus importans.


IV.

Ainsi que nous l’avons dit en commençant, l’Italie est séparée du reste de l’Europe par une barrière de montagnes qui, jusqu’au commencement de ce siècle, était pour elle un obstacle absolu à des relations commerciales avec les pays voisins. Les routes qui depuis cette époque ont été ouvertes à travers la chaîne des Alpes sont aujourd’hui insuffisantes, et quand des voies ferrées unissent un bout de l’Europe à l’autre et fusionnent tous les peuples, l’Italie seule ne peut rester en dehors du mouvement général. Deux chemins de fer déjà la relient à l’Allemagne méridionale, celui du Sommering, entre Vienne et Trieste, qui fut construit par l’Autriche dans un intérêt stratégique, et celui du Brenner, qui va de Munich à Vérone en traversant le Tyrol. Le chemin du Mont-Cenis et celui de la Corniche, qui suit le littoral de Marseille à Gênes, répondront à tous les besoins du côté de la France; mais la Suisse et l’Allemagne du nord restent jusqu’ici sans communication directe par voies ferrées avec l’Italie. Il est probable que cette lacune ne tardera point à être comblée, car dès aujourd’hui quatre projets de percement sont en présence : celui du Simplon, celui du Saint-Gothard, celui du Splügen et celui de Lucmanier. Nous n’avons pas à entrer dans la discussion qu’ils soulèvent, et qui passionne très vivement toutes les localités intéressées.

En Suisse, le gouvernement fédéral ne subventionne aucune ligne de chemin de fer, car il serait alors forcé de les subventionner toutes : il laisse ce soin aux cantons traversés, dont l’intérêt est immédiat ; mais, si riches que soient ces cantons, ils ne peuvent prendre à leur charge une dépense comme celle qu’entraînera le percement des Alpes, il faut donc qu’ils comptent sur le concours des autres nations intéressées, l’Allemagne et l’Italie, dont les sympathies sont, dit-on, acquises au projet du Saint-Gothard[3]. Le tunnel à percer n’aurait pas moins de 16 kilomètres, et l’on ne pourrait guère espérer l’avoir terminé avant une dizaine d’années. Jusque-là rien n’empêcherait que, sur ce point comme sur d’autres, on n’eût recours au chemin Fell pour réunir les lignes suisses aux lignes italiennes.

Lorsqu’il s’agit de franchir les montagnes, on se trouve en effet en présence de trois systèmes différens : l’un les perce par de longs tunnels, le second consiste à traverser les cols au moyen de rampes très fortes et de courbes très prononcées, enfin le troisième, participant des deux autres, fait usage de rampes moins fortes et de courbes d’un plus grand rayon que ce dernier, mais nécessite par contre l’ouverture d’un certain nombre de tunnels. D’après les études qui ont été faites, ce dernier système, guère moins dispendieux que le premier, est d’une exploitation aussi difficile que le second, et présente les inconvéniens des deux autres sans en avoir les avantages; il paraît donc, en ce qui concerne la traversée des Alpes, devoir être écarté.

Le système des longs tunnels exige que la voie soit construite avec le plus grand soin, et permet par conséquent que l’exploitation des lignes soit faite avec économie, régularité et célérité; mais il est très cher, et retarde pendant de longues années la mise en activité du chemin. Quels que soient les progrès qu’on puisse atteindre dans l’art de percer les montagnes, il est douteux qu’on dépasse jamais beaucoup la rapidité des travaux du Mont-Cenis. Sans doute, s’il était possible d’ouvrir des puits verticaux et d’introduire des travailleurs dans les entrailles mêmes de la montagne, on pourrait multiplier les points d’attaque et avancer la besogne; mais, si l’on est forcé de s’en tenir aux deux ouvertures extrêmes, il n’est pas probable qu’on creuse jamais plus de 3 mètres par jour de chaque côté. En admettant ce chiffre, bien supérieur aux résultats obtenus jusqu’ici, il ne faudrait guère moins de huit années pour percer un tunnel de 16 kilomètres, comme serait celui du Saint-Gothard. C’est là un délai considérable et qui retarderait beaucoup les bénéfices de l’entreprise.

Le second système au contraire, qui consiste à franchir les cols au moyen d’une voie ferrée à fortes rampes, et dont le chemin Fell est aujourd’hui le type le plus complet, offre l’immense avantage de permettre une exploitation à peu près immédiate et de coûter moins de frais d’établissement; mais il a l’inconvénient d’être d’une exploitation difficile, d’accroître sensiblement les dépenses de traction et d’entretien, et, surtout dans les hautes montagnes, d’être exposé pendant l’hiver à des irrégularités et des interruptions de service. Ces systèmes ont donc chacun leurs mérites et leurs défauts; la préférence à donner à l’un ou à l’autre doit dépendre des circonstance: où l’on est placé.

Lorsqu’il s’agira d’une voie principale, destinée à un trafic considérable, à une circulation active, il n’y aura point à hésiter: c’est aux longs tunnels qu’il faudra recourir, et c’est pour ce motif qu’on a eu raison de percer le Mont-Cenis, qu’on aura raison de percer le Saint-Gothard ou toute autre montagne de cette chaîne. Les frais seront alors plus que couverts par les bénéfices d’une exploitation de grande importance. S’il ne s’agit que de donner satisfaction à des intérêts plus restreints, le système Fell sera préférable, car, tout en permettant de parcourir au moins 25 kil. à l’heure, il permettra d’éviter des dépenses qui ne donneraient aucune compensation. On a tout dit sur les avantages économiques et moraux des chemins de fer; encore faut-il que ces avantages balançant les sacrifices qu’ils imposent, et dans les tracés nouveaux à choisir c’est aujourd’hui moins de la question technique que de la question économique qu’on doit se préoccuper. Or il est de principe qu’en matière de chemin de fer il faut proportionner les frais à l’activité commerciale des pays qu’ils sont appelés à desservir; s’il est rationnel d’acheter une exploitation régulière et peu onéreuse par une première mise de fonds considérable, il serait insensé de poursuivre la perfection à grand renfort de millions dans les pays qui ne peuvent donner qu’un trafic insignifiant.

Ces principes ne sont pas seulement applicables à la Suisse, et la France fera bien de s’en pénétrer à son tour, puisqu’elle songe aujourd’hui à compléter le réseau de ses chemins de fer d’intérêt local. On n’est pas d’accord en effet sur la manière d’exécuter ces nouvelles lignes. Quelques ingénieurs pensent que, bien que destinées seulement à satisfaire aux besoins de localités circonscrites, elles doivent cependant être construites avec soin, avoir la même largeur de voie que les chemins ordinaires, afin que le matériel roulant puisse y être employé sans transbordement, être établies aussi de façon à ce qu’elles puissent servir à un trafic beaucoup plus considérable que celui qu’on prévoit. Ils consentent à une diminution de vitesse qui permettrait, comme sur les chemins de la Suisse, de franchir des rampes assez fortes; mais ils veulent une voie spéciale, et n’évaluent pas le prix du kilomètre à moins de 80,000 ou 100,000 fr., c’est-à-dire au quart de ce qu’ont coûté les grandes lignes. D’autres ingénieurs non moins autorisés croient que, pour les chemins de fer de cette nature, il faut avant tout viser à l’économie, afin de diminuer les frais de premier établissement, et ils proposent, pour éviter les travaux d’art, d’établir autant que possible la voie ferrée sur les routes de terre déjà existantes, lors même que celles-ci présenteraient de fortes rampes et des courbes prononcées. Ils pensent que l’inconvénient des transbordemens n’est pas aussi grand qu’on le dit, et qu’il vaut mieux le subir que d’accepter les charges d’un matériel trop dispendieux. Les frais d’exploitation de ces lignes d’intérêt local s’élèvent à 8,000 ou 10,000 francs par kilomètre, tandis que les recettes sont souvent bien inférieures; il est donc important de ne pas engager dans la construction un capital trop considérable[4].

Les chemins de fer dits américains, qui sont traînés par des chevaux, et le chemin Fell répondent à ces conditions, et pourraient être établis sans grands frais dans certains pays de montagne. Il en est de même du système Larmanjat, qui fonctionne aujourd’hui sur une longueur de 5 kilomètres entre la station du Raincy et Montfermeil. Ce système consista à faire porter les roues motrices de la machine sur le sol naturel et celles des wagons qu’elle remorque sur un rail unique; on augmente ainsi l’adhérence de la machine tout en diminuant la résistance de la charge. Deux roues, placées l’une devant, l’autre derrière, supportent la voiture; afin que celle-ci puisse se maintenir en équilibre, deux roues latérales qui roulent sur des bandes en bois, mais sans s’y appuyer, lui conservent son aplomb. Les roues du milieu, qui emboîtent le rail, peuvent être abaissées ou relevées à volonté, de façon à supporter seules tout le poids ou à le faire supporter par les roues latérales comme dans une voiture ordinaire. On peut alors y atteler des chevaux et circuler librement sur la route. Ce chemin, établi comme essai, a une rampe de 72 millimètres et des courbes très prononcées; il fait 16 kilomètres à l’heure.

Il est probable que de nouveaux procédés surgiront encore pour l’établissement économique des voies ferrées; mais ce n’est pas tout de triompher des obstacles matériels qui empêchent les hommes de se rapprocher, il faut aussi faire disparaître d’autres obstacles qui s’opposent à de fréquens déplacemens. L’un des plus graves est l’élévation des tarifs. Aux demandes souvent répétées qui leur sont faites à ce sujet, les compagnies répondent par des motifs pleins de raison. Le tarif doit payer, disent-elles, d’abord l’intérêt des capitaux engagés dans l’entreprise, ensuite les dépenses de transport et d’entretien; sur les routes ordinaires, les frais de construction sont payés par l’état, qui n’en réclame pas le remboursement, et les frais de transport seuls restent à la charge des voyageurs. Si l’état voulait consentir à rembourser les capitaux déboursés pour la construction des lignes, il serait possible aux compagnies d’abaisser les prix de 50 ou de 60 pour ÎOO; mais jusque-là il faut bien admettre qu’elles s’indemnisent de leurs sacrifices. Or réclamer à l’état les frais de construction, c’est les demander aux contribuables et par conséquent commettre une injustice, car il est beaucoup plus juste de les faire payer à ceux qui se servent des chemins de fer qu’à ceux qui ne s’en servent pas. Elles font remarquer enfin que les tarifs sont le résultat d’un contrat mutuel, et que abaisser les prix contre leur gré serait une véritable spoliation.

Ces argumens sont très sérieux, mais nous pensons que les compagnies elles-mêmes trouveraient leur avantage à une réforme dont le résultat inévitable serait la multiplication des voyages et l’accroissement du trafic. Ce n’est là qu’une simple conjecture; pourtant le succès des combinaisons adoptées sur quelques lignes pour réduire le prix des places lui donne une grande probabilité. Ainsi le système des abonnemens permet d’habiter la campagne à ceux que leurs affaires appellent journellement à la ville, les billets circulaires à prix réduits et les trains de plaisir ont pour effet de faire voyager des personnes qui, sans ces réductions, n’auraient pas quitté leur foyer.

Que les compagnies entrent plus largement dans cette voie, et à coup sûr elles ne s’en trouveront pas mal. En tout état de cause, il y a dès aujourd’hui une réforme indispensable à faire dans les tarifs, c’est celle d’une plus équitable répartition des prix. La répartition par kilomètre n’est pas rationnelle, car tous les frais de l’entreprise n’augmentent pas avec la distance; il y en a qui ne varient pas et qui resteraient ce qu’ils sont, lors même que toutes les stations ne seraient qu’à un kilomètre du point de départ : tels sont les frais d’administration, ceux de personnel et d’entretien de gares. Les dépenses qui augmentent avec la distance sont seulement les frais de traction et ceux d’entretien de la voie. Il résulte de là que le prix des transports, pour être convenablement réparti, devrait se composer de deux parts : une part fixe, uniforme pour toutes les distances, une part variable et calculée en raison du nombre de kilomètres à parcourir. Les petits trajets coûteraient, il est vrai, un peu plus cher; mais les grands éprouveraient une notable diminution. Il ne faut pas perdre de vue que, si les chemins de fer ont déjà rendu au monde civilisé d’importans services, ils sont appelés à en rendre de bien plus grands encore, car ils doivent contribuer de plus en plus aux progrès moraux et matériels des peuples; mais il faut pour cela que ceux qui les détiennent ne cessent de se préoccuper des moyens de donner une satisfaction de plus en plus grande aux besoins du public.


J. CLAVE.

  1. Il y a douze machines dont chacune coûte 50,000 francs, plus les wagons, les ateliers, etc.
  2. Voyez la Revue du 15 février 1865, Il Traforo delle AIpi, par M. Hudry-Menos.
  3. Cette prévision vient de se réaliser; le protocole de la conférence internationale instituée pour cet objet a été signé le 13 octobre 1869. D’après les conventions, une subvention de 85 millions serait accordée à la compagnie concessionnaire de la voie de Lucerne à Bellinzona, et qui serait chargée de tous les travaux de construction. Dans ce chiffre, l’Italie figure pour 45 millions, la Suisse pour 20, les états allemands pour le surplus. Le point le plus élevé serait à 1,162 mètres, et les pentes les plus fortes de 25 millimètres; la surveillance de la ligne est confiée au conseil fédéral.
  4. Dans son ouvrage De l’Exploitation des Chemins de fer, M. Jacmin, directeur de l’exploitation de la compagnie de l’Est donne les chiffres kilométriques suivans pour les chemins de l’Alsace et des Vosges en 1866, en tenant compte des annuités relatives à la voie et au matériel roulant : ¬¬¬
    Recettes Dépenses
    Strasbourg à Wasselonne 8,333 fr. 40 cent. 9,068 fr. 81 cent.
    Schélestadt à Sainte-Marie-aux-Mines 6,236 25 7,351 78
    Haguenau à Niederbronn 7,317 81 8,369 33
    Lunéville à Saint-Dié 11,838 10 9,113 75
    Épinal à Remiremont 8,401 23 8,093 89
    Avricourt à Dieuze 7,181 30 7,273 92


    Il pense que des compagnies locales tireraient de ces lignes un bien meilleur parti que celle de l’Est, d’abord parce que le public se montrerait pour elles beaucoup moins exigeant, ensuite parce qu’elles n’auraient pas à supporter les charges élevées qui sont imposées aux grandes compagnies, telles que le transport gratuit des postes, des gendarmes, des troupes.