La Transylvanie depuis la fin du XVIIe siècle jusqu’en 1849/01

LA TRANSYLVANIE


DEPUIS LA FIN DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE JUSQU’EN 1849.




PREMIÈRE PARTIE.
RAPPORTS DE LA TRANSYLVANIE AVEC LA FRANCE. — SA RÉUNION À L’AUTRICHE.




Au-delà de la Hongrie, — entre l’ancienne Pologne, la Turquie et les principautés, au sein des monts Karpathes, qui rejettent brusquement le Danube vers les plaines de la Valachie, — perdue dans ces régions intermédiaires où se rencontrent et se confondent la civilisation de l’Occident et celle de l’Orient, la Transylvanie occupe à ces limites indécises de deux mondes une place que la politique a faite plus grande que la nature. C’est la Suisse de l’Orient ; ce ne sont pas seulement les montagnes et l’aspect général du pays, le courage de ses habitans, leurs langues et leurs costumes divers, qui amènent aussitôt cette comparaison à l’esprit : c’est surtout la position qu’occupent ces deux petits pays au milieu d’empires puissans et souvent ennemis. Il semble que la mission de l’un et de l’autre ait été de s’interposer entre leurs rivalités, d’empêcher leur choc et de refouler leur ambition dans des directions différentes, comme au sommet des Alpes et des Karpathes les eaux et les fleuves se divisent, courant ceux-ci à l’orient, ceux-là à l’occident. La Transylvanie est un peu plus grande que la Suisse, sa population est à peu près la même ; mais là s’arrêtent les ressemblances : la politique leur a fait des destinées différentes. La Suisse, grace à la neutralité que la sagesse des grandes puissances lui avait garantie, a conservé son indépendance ; la Transylvanie, au contraire, livrée, dès l’origine, à l’ambition de tous ses voisins, ne s’est reposée d’une liberté pleine de périls qu’en abdiquant son indépendance pour devenir une province autrichienne.


I

Il y a environ cent soixante ans qu’un seigneur transylvain, réfugié à la cour de Louis XIV, se plaignait du peu d’attention qu’on accordait en France aux affaires de son pays. « On aurait eu bien de la peine il y a dix ans, disait-il[1], à fournir quatre personnes qui eussent quelque connaissance de la Transylvanie. Bien des gens, à mon arrivée, semblaient ignorer jusqu’à son nom. On ne le prononçait pas sans un peu d’étonnement, comme si c’eût été le nom de quelque province découverte depuis peu au Nouveau-Monde ; mais, ajoute l’émigré transylvain pensionné à la cour de Versailles, comme il n’y a point de nation si barbare et si éloignée que le soleil ne daigne éclairer, on ne doit pas s’étonner si les bienfaits du roi Louis-le-Grand, qui en prenait sa devise, nous ont enfin tirés de notre obscurité. »

À cette époque, en effet, à la fin du XVIIe siècle, la politique française cherchait à susciter de toutes parts des ennemis à la maison d’Autriche. Non content des champs de bataille qui lui étaient ouverts en Flandre, en Allemagne, en Italie, Louis XIV n’épargnait aucun sacrifice pour susciter sur les derrières des armées impériales, au sein même de l’empire, de puissantes diversions. Il donnait la main aux mécontens de Hongrie, et, à défaut des Turcs, qui, depuis la levée du siège de Vienne (1683), perdaient constamment du terrain, il soulevait les populations encore à demi barbares campées à l’extrême frontière de l’Europe entre la chrétienté et le mahométisme. Tour à tour attachées aux rois de Hongrie ou aux sultans, ces races belliqueuses changeaient sans cesse d’intérêts et d’alliances ; elles semblaient vouées par leur caractère, autant que par la situation du pays, au rôle que l’ambition assignait, dans l’ouest de l’Europe, à la Sardaigne, entre la maison d’Autriche et la maison de France. Après avoir chassé les Turcs avec les secours de l’empereur, elles rappelaient bientôt les pachas voisins pour se garantir des vexations des troupes impériales. Au moment où l’action de la Turquie, désormais énervée et impuissante, ne devait plus suffire à tenir la balance, les Transylvains accueillirent avec empressement les nouveaux protecteurs qui leur arrivaient du fond de l’Occident. Malgré l’éloignement et la difficulté des communications, Louis XIV ne cessa d’entretenir avec la Transylvanie des relations de tout genre. Il y envoyait, par la Turquie, par Venise, par la Pologne surtout, avec laquelle les correspondances étaient plus faciles, des agens, des officiers, des ambassadeurs publics ; c’était par Dantzick qu’on dirigeait les secours d’hommes et d’argent ; de là, on arrivait à Varsovie ; enfin, à travers les défilés et les précipices qui séparent la Transylvanie de la haute Hongrie et de la Pologne, on pénétrait dans ce lointain pays.

Pendant plus d’un demi-siècle que continuèrent ces relations, la Transylvanie s’habitua à regarder la France comme une protectrice naturelle, à recevoir ses directions et ses secours ; et quand la fortune contraignit Louis XIV à la paix, quand la Transylvanie, après la longue lutte qu’elle soutint avec la Hongrie contre l’empire, se rangea sous la domination autrichienne, la France servit d’asile aux proscrits et leur prodigua les bienfaits de son hospitalité. On voit à chaque instant, dans les mémoires de cette époque, les noms des seigneurs hongrois et transylvains mêlés aux récits du jour, aux descriptions des fêtes de Paris ou de Versailles ; le roi engageait toujours quelques-uns de ces étrangers à Marly ; les princes les invitaient à leurs chasses ; le grand Condé les régalait à Chantilly et se faisait raconter par eux la manière de combattre des Turcs. La mode avait pris sous son patronage la bravoure et les malheurs de ces nobles rebelles : on portait des bottes à la transylvaine, et le malheureux comte Zriny, décapité à Neustadt, donnait son nom à des vestes brodées dont on nous vante le bon goût et la richesse[2].

La paix générale qui suivit la guerre de la succession d’Espagne, et plus tard un nouveau système politique, l’alliance de la France avec l’Autriche sous Marie-Thérèse (1756), changèrent profondément ces rapports. La solidarité qui existait depuis François Ier entre l’orient et l’occident de l’Europe fut rompue ; elle avait perdu quelque chose de son équité le jour où l’Espagne était entrée dans la famille de nos rois et dans le système français. Quand la politique autrichienne pouvait avoir une armée sur les Pyrénées, il était assez naturel que les Français eussent des auxiliaires au pied des monts Karpathes. Des deux côtés, on renonçait à s’attaquer par derrière ; la Transylvanie cessa dès ce moment de jouer un rôle particulier dans les mouvemens de l’Europe. Réduite à n’être qu’une province de l’empire, elle retomba peu à peu dans l’isolement et l’obscurité. Les noms lointains et fameux de Bethlem Gabor, de Bathory, de Toekély, de Ràkoczy, s’éteignirent dans la mémoire de l’Occident ; ils ne retentirent plus hors de ce rempart de montagnes où s’enferme la Transylvanie, mais là ils restèrent comme les souvenirs les plus chers du courage et de l’indépendance nationale.

L’insurrection des Hongrois, et tout récemment l’intervention des Russes en Transylvanie, ont, après plus d’un siècle d’intervalle, rappelé l’attention sur cette contrée ; mais, plus encore qu’au temps de Bethlem Niklos, la Transylvanie reste cachée pour nous derrière ces vastes forêts des temps reculés qui lui valurent son nom (trans sylvas). Elle n’est sur aucune des grandes routes politiques ou commerciales du monde. Les lignes des opérations militaires semblent s’écarter d’elle et devoir en écarter aussi la guerre et ses fléaux. Quand la Russie s’avance vers Constantinople, ce sont les principautés et Bucharest qui lui servent d’étapes ; de Vienne à Andrinople, la route directe est par Belgrade et la Servie. La navigation du Danube, qui a ouvert la Hongrie aux spéculations du commerce et à la curiosité européenne, n’a pas eu pour la Transylvanie les mêmes résultats. À Orschowa, dernière forteresse de la Hongrie, vis-à-vis la frontière turque, le fleuve, qui depuis Belgrade se dirigeait de l’ouest à l’est, rencontrant les derniers contre-forts des monts Karpathes, se détourne tout à coup vers le sud et emporte loin de la Transylvanie, à travers les plaines basses et noyées de la Valachie, les bateaux à vapeur, les marchandises et les voyageurs de l’Occident.

Toutefois, de ce que la Transylvanie n’est sur le chemin de personne, il faut se garder de conclure qu’elle n’a pas tenu une place importante dans les questions européennes ; l’histoire du passé prouve le contraire. De tout temps, on s’est disputé avec acharnement la possession de ce pays. Sans remonter à Trajan et aux guerres contre les Daces, nous le voyons au moyen-âge servir de champ de bataille à tous les puissans empires au milieu desquels il est placé. Les Polonais, les Tartares, les Hongrois, les Turcs et les impériaux ont tour à tour envahi ce coin de terre ; partout restent les traces ou les souvenirs des luttes et des combats des âges passés. Les Allemands, en appelant la Transylvanie le pays des sept forteresses (Siebenbürgen)[3], ont rendu témoignage du rôle qu’elle a joué dans toutes les rencontres des peuples de l’Orient et du centre de l’Europe. La nature même semble lui avoir assigné ce rôle.

C’est une sorte de citadelle immense, enceinte de montagnes, qu’aucune armée ne peut laisser impunément derrière elle. Elle n’est point, nous l’avons dit, placée sur les grandes lignes militaires, mais il faut nécessairement se détourner pour l’assiéger et s’en rendre maître avant de passer plus avant. De là toute l’histoire et les malheurs de cette contrée. Les écrivains hongrois, frappés de cette situation, l’appellent toujours la forteresse de la Hongrie, arcem Hungariœ. Qui est maître de la Transylvanie en effet l’est bientôt de la Hongrie, et peut se jeter à volonté sur les principautés danubiennes. La plus légère inspection du pays suffit à le faire comprendre.

À l’extrémité des plaines marécageuses qui s’étendent en Hongrie entre le Danube et la Theiss, le terrain se renfle peu à peu, monte par degrés, et s’élève au niveau des groupes irréguliers que les Karpathes jettent çà et là en dehors de leur chaîne principale. Ces monts confusément entassés et les hautes vallées qu’ils renferment forment un plateau d’environ trois cents lieues de circonférence. Si du haut d’un des sommets les plus élevés on pouvait considérer l’ensemble de la contrée, elle apparaîtrait comme une mer houleuse dont les vagues, tourmentées par les vents, tantôt élèvent leurs crêtes blanches d’écume, tantôt se creusent en sillons d’un vert étincelant. Au midi, à l’est, et en partie au nord, la chaîne des Karpathes enveloppe le pays comme d’un rempart taillé à pic. Quelques rares passages qui suivent le lit des torrens ouvrent seuls des brèches à travers cette muraille[4].

Cette région élevée donne naissance à un grand nombre de rivières, dont les plus grandes, la Marosh, le Szàmos et l’Aluta, sont à peine navigables dans l’état actuel. La Marosh seule coule dans la direction de la pente générale vers la Hongrie, et se jette, près d’Esseg, dans la Theiss. Les deux autres, au contraire, tourmentées par les obstacles qu’elles rencontrent et contraintes de couler dans le lit de vallées tortueuses, s’échappent de la Transylvanie, la première par le nord, l’autre par le midi. L’Aluta, après avoir roulé ses eaux à travers l’étroit défilé de la Tour-Rouge et les plaines de la Valachie, se jette dans le Danube. Souvent aussi, au milieu de ces pentes, heurtées, contrariées l’une par l’autre, les eaux, ne trouvant nul écoulement naturel, forment des lacs profonds, qu’on rencontre avec étonnement au sommet des montagnes, et qui donnent au paysage un aspect particulier. Les antiques chênes, les pins, les hêtres, qui couvrent encore les montagnes de la Transylvanie, baignent leurs troncs dans ces eaux tranquilles. D’innombrables oiseaux habitent au fond de ces retraites. Quand le voyageur arrive, fatigué, aux dernières heures du jour, près d’un de ces lacs perdus dans les forêts, il dresse sa tente au bord du rivage ; les chevaux sont laissés en liberté à la lisière des bois, et la pêche ou la chasse ont fait bien vite les frais du repas[5]. Cependant le bruit qui trouble alors le silence universel attire quelque famille nomade de bohémiens à demi nus, cachée dans l’épaisseur des bois, et alors les sauvages même ne manquent plus à cette scène, qui semble appartenir plutôt au nouveau monde qu’à l’ancien. Mais l’Amérique n’a point de passé : aucune image glorieuse ou mélancolique ne s’attache à ses paysages et à ses rochers ; rien n’y parle au cœur ou à l’esprit de l’homme : ses forêts n’ont vu que l’éternelle cascade, les guerres ou les amours des bêtes sauvages. Les souvenirs de l’homme au contraire et la trace sympathique de son passage sont partout empreints dans notre vieille Europe : c’est la maison paternelle où sont morts nos pères et les frères qui nous ont précédés dans la vie ; partout nous retrouvons leur mémoire ; les scènes de la nature s’animent pour nous de leurs joies ou de leurs douleurs, et le lien mystérieux des générations, comme la chaîne à travers laquelle courent des fluides invisibles, rattache le jour si court de notre existence à tous les siècles qui l’ont précédé.

Ainsi, au milieu même de ces solitudes transylvaines, perdu dans les immenses forêts à travers lesquelles il erre des journées entières, enfoncé dans ce labyrinthe inextricable de montagnes et de vallées, au fond de ces précipices où il ne voit que le lac à ses pieds et le ciel sur sa tête, le voyageur sent bien qu’il n’a pas marché le premier par ces étranges chemins, qu’il est dans le vieux monde, où tant de générations se sont déjà succédé ; il retrouve à chaque pas la trace de l’homme et les monumens de l’histoire. Voici les ruines du camp de Trajan ; là-bas, sous ces grands sapins, se dresse la pierre d’un tombeau turc, surmontée d’un croissant à demi brisé : c’est tout ce qui reste des cent mille Turcs défaits par le vaillant Huniade. Une fontaine à moitié ensevelie dans les roseaux des marécages marque la route que suivirent les croisés du Nord. Plus tard enfin, ces montagnes ont vu les romanesques exploits des Toekély et des Ràkoczy, associés à la politique et aux armes de Louis XIV. Ces lieux sauvages touchent par un côté à la cour du grand roi. Bien des hôtes ont passé dans ces forêts qui s’étaient promenés aussi dans les bosquets de Versailles : le cardinal de Polignac, le marquis de Béthune ; un cousin de Mme de Sévigné, Rabutin, exilé de France après l’éclat d’une aventure de galanterie avec la princesse de Condé. La cruauté de Rabutin égalait son courage. Ce nom, qui, grace à ceux qui l’avoisinent dans notre esprit, ne nous rappelle que des images gracieuses et galantes, est resté comme un monument d’effroi dans les annales transylvaines. Nous nous retrouvons en pleine France, et, pendant un demi-siècle, des noms français se mêlent à toutes les aventures héroïques des annales transylvaines.


II

L’histoire de la Transylvanie se divise en trois périodes très distinctes et faciles à marquer :

La première dure cinq siècles. De 1000 à 1526, la Transylvanie n’est qu’une province de la Hongrie.

La seconde dure un peu moins de deux siècles, depuis la bataille de Mohàcz (1526) jusqu’au traité de Carlowitz (1699). La Transylvanie est devenue, dans cette période, un état indépendant et électif ; c’est l’époque de la liberté et de la gloire nationale.

De 1700 jusqu’à nos jours, la Transylvanie, sous la domination autrichienne, entre dans la période pacifique et constitutionnelle. Elle participe, dans les dernières années, au mouvement libéral de la Hongrie. Enfin, elle prend part à l’insurrection actuelle des Magyars.

Au début de la première période, nous retrouvons, comme en Hongrie, la conquête des Huns et la tradition des sept chefs barbares qui se partagent le pays. Les institutions qu’ils apportent sont les mêmes, la contrée est divisée en plusieurs camps, et la société est purement militaire. Avec saint Étienne, en l’an 1000, la Transylvanie se convertit au christianisme ; elle ne se sépare plus alors de la Hongrie et suit les diverses fortunes du royaume apostolique dans ses guerres contre les Turcs.

Pendant cette première période, elle était administrée par des vaivodes, ou gouverneurs nommés par le roi. Le plus célèbre fut ce Jean Huniade, le vainqueur des Turcs et le sauveur de la chrétienté, lorsqu’après la prise de Constantinople, par Mahomet II, l’Europe consternée s’attendait à revoir l’invasion du IVe siècle.

En 1526, Jean Zapolya était vaivode de Transylvanie, lorsque le roi Louis II périt dans cette fatale journée de Mohàcz, que nous avons racontée ailleurs[6]. L’indépendance de la Transylvanie naquit de cette sanglante défaite où périssait la liberté de la Hongrie. Pendant que le royaume, envahi par Soliman et l’empereur, subissait ce double joug, et que des pachas turcs s’installaient à Bude et à Temeswar, les montagnes de la Transylvanie servaient de refuge aux vaincus. Zapolya, après avoir un moment tenté de disputer la Hongrie même à Soliman vainqueur et à l’empereur Ferdinand, se contenta de la souveraineté de la Transylvanie. À sa mort, son fils, Jean-Sigismond, sous la tutelle de sa mère Isabelle, fut reconnu par le sultan prince de Transylvanie. Alors commence la série des souverains nationaux, qui se termine par l’abdication de Michel Apafy. Cette période dure environ cent soixante-quinze années. C’est, à vrai dire, la seule époque où la Transylvanie ait une histoire particulière, encore cette histoire est-elle incessamment mêlée à celle de la Hongrie.

Les impériaux et les Turcs se disputaient avec acharnement la possession de ce malheureux royaume. Après les fortunes diverses qui conduisirent deux fois les armées ottomanes sous les murs de Vienne (1529 et 1683), la paix de Carlowitz rejeta définitivement les Turcs hors de la Hongrie. Pendant cette longue lutte, interrompue à peine par de courtes trêves, les princes transylvains furent réduits à se placer, tantôt sous la protection de l’empereur, tantôt sous celle des Turcs. Souvent deux compétiteurs, appuyés l’un par l’Autriche, l’autre, par le sultan, ajoutaient les horreurs de la guerre civile aux malheurs de cette guerre implacable de peuples et de religions. Quand on parcourt les historiens contemporains, on ne voit que villes prises, reprises et incendiées, habitans passés au fil de l’épée ou poussés en captivité, comme des troupeaux, dans les plaines de la Bulgarie. À ces désastres périodiques des guerres turques et impériales venaient se joindre les invasions des Tartares, qui pénétraient par bandes à travers les passages de la Moldavie, se jetaient sur les habitations écartées, les pillaient, tuaient les vieillards, et emmenaient en captivité les femmes et les jeunes hommes.

La Transylvanie, avec le littoral de la mer Noire, avait alors le triste privilège de remplir d’esclaves les sérails de Constantinople. Ainsi que les Mamelouks en Égypte, plusieurs de ces captifs étaient adoptés par leurs maîtres, et revenaient souvent commander, au nom des Turcs, dans leur ancienne patrie. De là ces mœurs à demi turques et ces habitudes barbares qui contrastaient étrangement avec les manières, les idées et les sentimens que les insurgés hongrois et transylvains rapportaient aussi de la France et de Versailles.

Il y avait chez un noble transylvain de ces temps une moitié de Turc et une moitié de gentilhomme français : tel qui avait été esclave en Crimée ou dans quelque honteux sérail de Constantinople allait plus tard solliciter en France les secours de Louis XIV. Il revenait, se débattant le reste de sa vie entre les deux natures que cette double éducation avait mises en lui : tantôt implacable à ses ennemis, féroce et grossier jusque dans ses plaisirs ; tantôt, sous l’influence des images de politesse et de galanterie qu’il avait entrevues, arrivant jusqu’aux idées les plus chevaleresques et à des raffinemens de tendresse que n’eussent point désavoués les héros de Mlle de Scudéry. Dans les châteaux, on avait le goût de la belle société, la vie et la conversation françaises y avaient pénétré, et à quelques pas de ces retraites il se passait des scènes et des aventures qui semblent réservées exclusivement à l’histoire des Caraïbes ou des Iroquois, exposés chaque jour à être égorgés ou rôtis par les sauvages voisins. Je trouve dans l’auteur transylvain que j’ai déjà cité un récit qui peint si bien le contraste de ces deux existences et l’état affreux du pays, que je le rapporterai ici tout entier. La simplicité même de la narration montre combien tout cela était dans la vie commune et de tous les jours.

Le comte Bethlem Niklos allait rejoindre la princesse Bârcsay, dont il était épris depuis long-temps ; le prince venait d’être assassiné, et Bethlem se hâtait d’arriver ; il n’y avait pas de temps à perdre avec cette veuve. Déjà à un premier veuvage, amené aussi par quelque mort violente, Bethlem, qui avait mis trois mois pour revenir de France en Transylvanie, avait trouvé sa belle remariée à Bârcsay. Cette fois, il ne s’agissait que d’arriver du château de Bethlem à celui de Guergheina, distant de vingt lieues de France ; la chance paraissait belle.

À peine avais-je appris le cruel assassinat de Barcsay, dit le comte Bethlem Niklos, que je partis précipitamment pour porter secours et consolation à l’infortunée princesse. J’étais accompagné seulement d’un gentilhomme de nos voisins, nommé Patko, et fort attaché à notre maison. Nous nous mîmes en chemin sans autre escorte, en quoi j’avoue qu’il y avait beaucoup d’imprudence, puisque du lieu d’où nous partions pour nous rendre auprès de cette princesse, il y avait près de huit lieues de Transylvanie, qui en valent près de vingt de France.

« Nous voulions nous rendre à Bistritz, d’où nous espérions arriver de bonne heure au château de Guergheim, où se trouvait la princesse ; mais ma mauvaise étoile nous fit tomber dans un gros de Tartares qui commençaient à faire leurs courses de ce côté-là. Nous nous en vîmes entourés en un instant, sans pouvoir nous échapper d’aucun côté ; les barbares, nous ayant liés et garrottés sur nos chevaux, nous amenèrent, vers le coucher du soleil, dans une profonde forêt qu’ils avaient choisie pour leur retraite pendant la nuit ; nous fûmes obligés de les suivre avec toute la tristesse qu’il est facile de concevoir : Lorsque nous fûmes arrivés, ils nous lièrent dos à dos, Patko et moi, de doubles cordes qu’ils portent ordinairement pour s’assurer de leurs captifs, et, outre celles qui nous serraient très fort les bras, ils nous en mirent d’autres au-dessus des genoux qui ne nous serraient pas moins, en sorte que nous ne pouvions nous remuer d’aucune façon.

« … Les Tartares égorgèrent un bœuf qu’ils firent griller sur des charbons, et, après un repas copieux, ils s’accroupirent autour de leurs feux dans la posture que les enfans tiennent, à ce qu’on dit, dans le sein de leurs mères, et s’endormirent d’un profond sommeil. Ce spectacle, joint à l’horreur d’une nuit très obscure, le lieu dans lequel il se passait et notre malheureuse situation nous avaient fait garder un profond silence et mis hors d’état de pouvoir penser à ce que nous allions devenir. Patko cependant, qui connaissait bien mieux que moi le caractère de ces barbares, puisqu’il avait été pendant trois ans parmi eux du nombre de leurs prisonniers dans la déroute du prince Rakoczy, en Pologne, et conduit en Crimée, rompit enfin le silence et me dit : « Ces barbares vont dormir pendant quatre ou cinq heures sans s’éveiller ; si j’avais un couteau, je vous mettrais bientôt en liberté. — Je lui dis que je n’en avais pas. — J’en ai bien deux, me répondit-il, dans une gaîne que j’ai mise dans une de mes bottines, mais je ne puis y atteindre garrotté comme nous sommes. »

« … Je parvins à porter ma main jusque dans sa bottine, et j’en tirai cette gaîne fortunée avec les couteaux qui devaient nous procurer notre liberté. Patko prit bien vite un des couteaux, dont il coupa aussitôt nos liens. Cette opération ne fut pas plus tôt faite, que je croyais qu’il ne songerait, aussi bien que moi, qu’à prendre la fuite au plus vite ; mais, ayant aperçu une longue épée, et fort raide, que nos Tartares portent d’ordinaire sous leur cuisse lorsqu’ils sont à cheval et dont ils se servent pour tuer par derrière leurs ennemis quand ils les peuvent joindre, il la prit, et, sans m’en rien dire, il en perça le dos du Tartare qui nous avait pris, et lui porta le coup avec tant de violence, qu’il le perça d’outre en outre et le cloua contre terre. Il me dit que ces barbares dormaient d’un si profond sommeil, que rien ne pouvait les éveiller, et il est sûr que celui-là ne se réveilla jamais. Nous ne songeâmes plus qu’à sortir. Un beau clair de lune qui survint favorisa notre retraite si heureusement, qu’après deux heures de marche nous nous trouvâmes dans une plaine qui nous aida beaucoup à nous orienter. Nous n’avions pas marché encore dans cette plaine pendant une heure, que nous entendîmes le bruit que faisaient les Tartares en sortant de la forêt ; notre frayeur s’augmenta, et elle n’était que trop bien fondée par l’impuissance où nous étions de trouver un asile. Il fallut cependant faire de nécessité vertu, et chercher notre salut dans un grand étang qui se trouva sur notre chemin. Nous nous déterminâmes à y entrer, et nous nous enfonçâmes dans l’eau jusqu’au cou, à l’abri des roseaux dont il était entouré, n’ayant précisément que la tête hors de l’eau ; encore Patko coupa-t-il plusieurs roseaux pour nous la couvrir, afin de n’être pas aperçus. Cette précaution était d’autant plus nécessaire, que les Tartares y vinrent abreuver leurs chevaux, après quoi ils allèrent faire leurs courses, et nous donnèrent le temps de respirer. Lorsque nous les eûmes perdus de vue, nous sortîmes de notre humide retraite si morfondus, que je n’aurais pu faire un pas sans la crainte que j’avais de retomber entre leurs mains. Nous primes un chemin sans savoir où il devait nous conduire ; mais, heureusement, il nous mena droit au château de Bethlem, qui appartenait à un de mes oncles ; ce château, qui est assez commode, a quelques fortifications capables d’empêcher les Tartares d’en approcher. À peine y fus-je rendu, que la fièvre m’y prit très violemment… Patko, plus robuste que moi, en fut quitte à meilleur marché, car il se mit à boire et à manger copieusement, et se remit en très peu de temps, par cet exercice, des suites de toutes nos fatigues… »


Mais le comte Bethlem avait un mal plus dangereux que la fièvre ; l’amour et l’inquiétude mortelle où il était sur le sort de la princesse faisaient sa plus grande peine. Il persuada au fidèle Patko de se rendre à un autre château au-delà des frontières de Hongrie, où il venait d’apprendre que la princesse s’était réfugiée. Patko partit avec une épître qui malheureusement ne nous a pas été conservée.

« … La réponse que je reçus, continue le comte, me fit d’abord un vrai plaisir ; mais, faisant attention aux termes d’ami et d’amitié dont la princesse se servait, je ne les trouvai pas aussi tendres que j’aurais pu l’espérer, et il me semblait que ce n’était pas répondre aux termes d’amant parfait et passionné dont je m’étais servi. En un mot, ma passion n’était pas satisfaite, et je croyais que la princesse, privée d’un époux qu’elle venait de perdre pour jamais, et par conséquent maîtresse de son cœur, pouvait s’expliquer tout autrement et se servir de toutes les expressions qu’un cœur libre, et qui n’était retenu auparavant que par le devoir, dictait naturellement lorsqu’il était touché. Tout cela me faisait craindre de ne pouvoir jamais parvenir à la rendre assez sensible pour couronner mon amour… Occupé de ces tristes réflexions, ma maladie continuait, et je devenais de jour en jour plus faible ; mais mon fidèle Patko ne m’avait point abandonné, et il n’était pas moins bon médecin qu’habile messager. Il y avait heureusement dans le château quelques pièces de vin de Radevot, qui est le meilleur vin de toute la Transylvanie, et comparable en toutes manières au fameux vin de Tokay : même force, même agrément, même couleur. On m’en fit prendre d’abord un petit verre, dont je sentis mon estomac réchauffé ; mais il me sembla que la fièvre en était augmentée. Cependant je dormis quelques heures sans interruption, et mon médecin, m’augmentant de jour en jour la dose du remède, réussit si bien, qu’en moins de six semaines il me remit sur pieds, très faible à la vérité, mais dans l’espérance de guérir à fond avec le secours d’un remède si agréable.

Bethlem guérit en effet au bout de six mois, pendant lesquels il n’eut aucune nouvelle de la princesse. Ce procédé lui semblait dur ; il le trouvait contraire à toutes les règles qu’il avait vu pratiquer en France. Il apprit bientôt la vérité. Cette belle, qui aurait risqué plus que lui encore à tomber entre les mains des Tartares, s’était réfugiée dans une forteresse appartenant à un jeune seigneur parent de Bethlem Gabor. Celui-ci en était devenu amoureux, et « comme il était beau et bien fait, dit son consciencieux rival, et que la princesse n’avait jamais aimé l’état de veuve, ils s’étaient mariés pendant que je restais à me guérir des suites de mon accident. »

Le vin de Radevot ne guérit point le pauvre Bethlem de son amour comme il l’avait guéri de sa fièvre ; il fallait des remèdes plus héroïques. Le comte entreprit un second voyage à Paris, qui lui rendit sans doute sa liberté, car nous voyons qu’au retour il épousa sa cousine, « et voulut, dit-il, qu’elle vécût selon les modes et avec la liberté française. »

Après tout, ces centaines et ces modes n’étaient que des exceptions ; les habitudes turques prévalaient par le droit de la force et du voisinage. Quelques voyages à Versailles, des intrigues avec la France, ne suffisaient pas à détruire le fond même de la situation ; on était en contact de tous les jours avec les Turcs ; ils étaient les maîtres ; c’était d’eux que, malgré le droit d’élection des états, le prince devait obtenir sa confirmation. Il devait envoyer un ministre à Constantinople pour solliciter le firman d’investiture. Ce firman ne s’obtenait qu’à prix d’argent ; le pacha d’Andrinople ou de Bude venait remettre au prince un manteau de pourpre, une massue et un étendard ; tout se passait selon l’étiquette des cérémonies turques. On amenait au prince un cheval richement harnaché, sur lequel il faisait son entrée solennelle à Carlsbourg on à Hermanstadt, précédé d’une escorte de janissaires, des seigneurs de la diète qui l’avaient élu, et suivi d’une centaine de chevaux de main conduits par d’habiles palefreniers. Les clairons et les cymbales turques retentissaient ; mais les cloches des églises sonnant à toute volée et les tambours qui battaient à la française semblaient protester contre cette intronisation tout à la turque. Cependant, à peine en possession de sa nouvelle souveraineté, le prince devait recourir forcément aux plus dures exactions. Il devait payer les protecteurs qui l’avaient soutenu à Constantinople, récompenser les seigneurs qui l’avaient élu, acquitter le tribut annuel que la province payait au sultan. Ce tribut surpassait de beaucoup la somme destinée au gouvernement même et à l’entretien du pays ; sous le moindre prétexte, on l’aggravait sans pitié. Légalement la noblesse, comme en Hongrie, ne devait point de contribution. Elle avait toujours grand soin de faire jurer au prince la confirmation de ce précieux privilège avant la cérémonie du couronnement ; mais les Turcs ne s’arrêtaient pas aux scrupules constitutionnels, et si les paysans ne pouvaient suffire aux nouvelles taxes, on forçait les nobles à payer pour eux. Tout était mis en œuvre, les avanies de l’Orient et les expédiens financiers des pays de l’Occident. En 1671, la diète ordonnait un emprunt forcé sur la noblesse ; en cas de non-paiement, les biens devaient être saisis, et, au bout de l’an, le propriétaire mis en prison. En 1666, on paya six fois le tribut ordinaire. La taxe était de cinq écus d’or par maison, et moitié pour celles qui étaient brûlées. Ce procédé laisse loin derrière lui toutes les inventions modernes ; on n’imposait pas seulement la pauvreté et la misère, mais la ruine.


III

Rien ne s’oublie plus vite que les calamités de la guerre et les crimes des révolutions, quand quelque grandeur et je ne sais quel éclat barbare s’attachent à ces temps malheureux. C’est par ce fatal oubli que nous sommes incessamment poussés vers de nouvelles catastrophes, que les infortunes et l’expérience de nos pères nous trouvent sourds et aveugles, et que Ninive détruite suffit à peine à l’instruction d’une génération. Cette rude époque, que les annales contemporaines appellent le monde crucifié (mundus cruciatus), est la seule qui soit chère aux Transylvains et plaise à l’orgueil national ; c’est à elle que se rapportent toutes les traditions, les récits populaires et les légendes de chaque ruine : il n’est pas de château où on ne vous montre avec fierté quelque arme, quelque sabre ayant appartenu aux héros de ces temps glorieux, les Bathory, les Bethlem Gabor, les Toekély. La célèbre mélodie de Ràkoczy retentit jusque sous les dernières tentes des Szeklers la frontière turque, et son image, grossièrement enluminée, se place dans les plus pauvres maisons à côté de l’image sainte du patron.

Il faut lire cette partie de l’histoire de la Transylvanie dans les auteurs nationaux ou dans les mémoires mêmes que nous ont laissés les principaux acteurs de ces luttes. Là seulement ces temps peuvent revivre avec les passions, les bizarreries de mœurs et de coutumes qui excitaient si vivement l’intérêt de l’Europe, alors que les presses de la Hollande multipliaient incessamment les manifestes et les relations des mécontens hongrois et transylvains. Nous avons hâte d’arriver à l’époque où la Transylvanie passa définitivement sous la domination autrichienne. Il importe de s’arrêter sur les faits qui amenèrent l’incorporation de la principauté à l’empire pour juger la légitimité de la cause qui se débat aujourd’hui sur les rives du Danube ; d’ailleurs la vie du dernier prince transylvain, Apafy, à part les qualités brillantes qui lui manquaient, est une image assez fidèle du règne et de la politique de ses prédécesseurs. On y voit le même mélange d’ambition, d’entreprises hardies, et aussi d’hésitations et de reviremens soudains dans les alliances. C’était la conséquence forcée de la situation politique et géographique du pays : selon l’issue de la lutte séculaire engagée entre l’Autriche et la Porte, la Transylvanie devait devenir une province de l’empire ou un pachalik turc. Les publicistes qui attaquent au nom de l’indépendance et de la liberté nationales la domination autrichienne en Transylvanie ne sont pas dans le vrai. La Transylvanie n’a eu à choisir qu’entre deux maîtres ; valait-il mieux pour elle avoir des gouverneurs autrichiens ou des pachas turcs ? Voilà la véritable question.

On touchait à la fin du XVIIe siècle. Le second Ràkoczy avait abdiqué la couronne ; mais ses partisans n’avaient pas voulu accepter la nouvelle élection faite par les états. La guerre civile avait éclaté, ou plutôt elle continuait toujours ; les impériaux, Montécuculli à leur tête, soutenaient le nouveau prince, Jean Kémeny. Les Turcs et les Tartares ravageaient le pays sans pouvoir trop dire pour le compte de quel compétiteur : toute la contrée « était une plaie ou un incendie, » dit un contemporain. Le pacha turc voulut se mettre en règle et avoir aussi un prétendant. Il y avait dans un château voisin un gentilhomme nommé Michel Apàfy, déjà éprouvé par des fortunes diverses. Il avait été emmené, captif de bonne heure par les Tartares en Crimée ; sa jeunesse et sa bonne mine avaient touché la fille de son maître, qui lui avait fait rendre la liberté et l’avait suivi en Transylvanie. Ce mariage l’avait rapproché des Turcs ; Ali-Pacha, qui commandait l’armée ottomane devant Clausenbourg, le fit appeler dans sa tente. Apàfy hésita quelque temps et s’y rendit avec défiance, ne sachant trop si c’était la couronne ou le cordon qui l’attendait. L’incertitude ne fut pas longue : deux jours après son arrivée, une diète convoquée par le pacha l’élisait prince de Transylvanie (1661). L’élection eut lieu à l’unanimité ; les opposans devaient avoir la tête tranchée.

J’ai dit que l’investiture se payait ; Apàfy était à peine élu, qu’on lui demanda 80,000 écus d’or. Le pays était désolé, il n’était pas une ville qui n’eût été pillée et saccagée également par les impériaux et par les Turcs. On fondit les bijoux et les anneaux d’or, les nobles et le clergé furent mis à contribution, on pendit quelques retardataires, et les Turcs eurent leur argent. Dès que la somme fut payée, le pacha abandonna la principauté ; deux cent mille hommes, commandés par Achmet-Pacha, marchaient vers les frontières de l’Autriche ; les Hongrois s’étaient joints aux Turcs, qui voulaient réunir toutes leurs forces pour terminer la guerre par un grand effort sur Vienne. Les Turcs promettaient à Apàfy la couronne de Hongrie pour le décider à une coopération franche et énergique. Les circonstances rendaient ces offres très sérieuses et étaient bien propres à entraîner les résolutions du prince. Les insurgés avaient profité de l’éloignement des impériaux, occupés sur le Rhin, pour se fortifier dans leurs châteaux et s’établir dans toute la partie nord du pays. C’est à cette époque que Louis XIV, qui jusqu’alors s’était borné à envoyer de l’argent et des armes aux mécontens de Hongrie, se déterminait à entrer en négociation directe avec eux. Il ne fit pas moins pour la Transylvanie ; un ministre habile, M. Akakia, ancien secrétaire du comte d’Avaux au congrès de Munster, fut envoyé à Clausenbourg (1676). Il y fut reçu par le prince transylvain avec des honneurs extraordinaires. Cette ambassade à un petit prince électif et vassal de la Porte avait dû coûter quelque chose à la fierté du grand roi. On voit d’ailleurs Louis XIV continuellement préoccupé dans ses lettres de bien expliquer à ses agens qu’il ne prétend point secourir des sujets révoltés, mais se porter défenseur de l’ancienne constitution de leur pays vis-à-vis du gouvernement impérial : il fait rédiger des mémoires pour justifier à ses propres yeux cette distinction subtile ; il n’admet pas que les insurgés puissent se donner un autre souverain ; enfin, avant d’accréditer des ministres publics auprès de leurs chefs, on le voit assembler un conseil de conscience et lui soumettre les difficultés et les scrupules de son esprit. Depuis, on y a mis moins de façons.

Le 16 janvier 1677, le marquis de Béthune, ambassadeur à Varsovie, reçut les pouvoirs nécessaires pour signer avec le prince Apàfy un traité d’alliance contre l’empereur. Le nombre des troupes à fournir de part et d’autre y est stipulé ; des corps auxiliaires, commandés par les officiers français, devaient être levés en Pologne, où se trouvaient bon nombre de gens de guerre à la disposition du plus offrant. Un subside de 100,000 écus devait être payé par la France. Il était stipulé que le roi restait maître de publier ou de tenir secret le traité. Deux envoyés français, M. de Forval et l’abbé Révérend[7], eurent mission de presser l’exécution des clauses à la charge d’Apàfy. On peut voir, dans le quatrième volume des Négociations relatives à la succession d’Espagne[8], les curieux détails recueillis par M. Mignet sur les incidens de cette affaire. Ces témoignages authentiques et jusqu’alors secrets infirment tout-à-fait le sentiment de quelques historiens transylvains, qui voudraient faire honneur au prince Apàfy d’avoir été de mauvaise foi dans la négociation et de s’être toujours entendu avec l’empereur[9]. Ce qui est certain, c’est que la diversion fut utile. Bien que les opérations de la guerre fussent conduites avec mollesse par le prince transylvain et son ministre Téléky[10], le but de l’alliance avait été atteint. L’empereur Léopold se décida à accepter les conditions proposées par Louis XIV. La paix de Nimègue fut signée au commencement de l’année suivante (1679).

La guerre continuait cependant entre l’empire et la Porte, secondée par les mécontens hongrois ; mais Apàfy n’y prit plus aucune part, il cherchait au contraire à rentrer en grace auprès de l’empereur. Il conclut dès 1686 un traité secret avec Léopold ; par ce traité, il se plaçait lui et la Transylvanie sous la protection de l’empereur et renonçait à tout jamais à la suzeraineté de la Porte. Deux ans après, les états, rassemblés à Clausenbourg, confirmèrent solennellement le traité ; ils déclaraient vouloir revenir à l’antique souveraineté du roi de Hongrie : ad regem Ungarioe a quo fatorum invidia segregati fuerant. Ils stipulèrent d’ailleurs les conditions de leur réunion. Léopold, dans un diplôme célèbre qui a été jusqu’à nos jours la charte de la principauté, leur garantit le maintien de leurs privilèges et des constitutions antérieures. La suzeraineté de l’Autriche était donc reconnue. Apàfy, en mourant (1690), laissait la Transylvanie occupée par les troupes impériales : une régence gouvernait au nom de son fils ; mais les Turcs se hâtèrent de faire élire le fameux Émeric Toekély, chef des mécontens hongrois. Tœkély se jeta audacieusement dans le pays en faisant franchir à son armée les défilés de Torswar, jusqu’alors réputés inaccessibles. Ce passage merveilleux des Karpathes, à travers des sentiers à peine frayés, et la bataille qui le suivit près de Zernest, sont aussi célèbres dans les fastes transylvains que le sont dans les nôtres le passage du Saint-Bernard par l’armée de Napoléon et nos victoires dans les plaines de l’Italie. L’imagination des peuples donne aux événemens une grandeur qui se mesure plus à la force et à la vivacité des impressions qu’ils en ont reçues qu’à l’importance des résultats politiques. Tœkély ne resta pas long-temps maître de la Transylvanie. Le margrave Louis de Bade rentra bientôt dans la principauté et en chassa définitivement les Turcs et leur héroïque allié. Le nom du jeune Apàfy reparaît encore dans les actes publics ; mais par le fait, et de l’assentiment formel des états, le gouvernement passa tout entier à l’empereur. Les états prêtèrent serment de fidélité et d’hommage à Léopold en 1691, et George Banfy fut nommé gouverneur de la principauté. Apàfy vint à Vienne à l’époque de sa majorité ; il abdiqua l’ombre de souveraineté qui lui restait encore entre les mains de l’empereur, et mourut, en 1713, sans laisser de postérité. Enfin, par le traité de Carlowitz, la Porte renonça à son droit de suzeraineté sur la Transylvanie.

La principauté fut donc réunie à l’empire, et elle est restée depuis dans la maison d’Autriche à ce triple titre : 1° la volonté des états, exprimée solennellement dans le diplôme d’inauguration de Léopold et de chacun de ses successeurs comme princes de Transylvanie ; 2° l’abdication du dernier prince Apàfy ; 3° la cession des droits de la Porte par le traité de Carlowitz. Il est peu de souverainetés sans doute qui puissent justifier d’une origine aussi légitime ; ce n’est point sur ces faits déjà anciens d’un siècle et demi que l’opposition des diètes et l’insurrection actuelle ont fondé leurs griefs contre la maison d’Autriche. On lui a reproché la violation des privilèges de la principauté, et surtout des droits reconnus à la noblesse. Ces accusations avaient éclaté dès le lendemain même de la prise de possession du pays ; il n’était pas difficile, à vrai dire, de trouver matière à procès dans la constitution transylvaine. On verra tout à l’heure qu’elle n’est guère plus précise dans ses termes ni plus facile à exécuter que la constitution hongroise.

À peine Léopold était-il maître de son nouvel état, qu’il eut à réprimer la dernière révolte de la Hongrie et de la Transylvanie, sous le prince Ràkoczy. Grace aux secours puissans qui lui étaient fournis par la France, cet illustre chef se maintint dix années durant contre l’effort des armées impériales. Il fut élu en 1707 prince de Transylvanie et reconnu en cette qualité par Louis XIV, qui envoya en ambassade auprès de lui le marquis des Alleurs. La Transylvanie se trouva alors une dernière fois livrée à toutes les horreurs de la guerre civile. Les insurgés hongrois appelèrent de nouveau les Turcs, et tout semblait remis en question. Les victoires des alliés sur les armées françaises contraignirent enfin les mécontens à conclure la convention de Szathmar (1711). Cette convention termina, jusqu’à nos jours du moins, les longues luttes des Hongrois et des Transylvains avec la maison d’Autriche. Ràkoczy, qui n’avait point voulu souscrire à ce traité, se réfugia en France. Il y fut traité avec toute sorte d’honneurs et de distinction par Louis XIV. « Il était, dit Saint-Simon, de toutes les parties, et de tout, avec ce qu’il y avoit de meilleur à la cour, et sans mélange. Il avoit gagné entièrement Mme de Maintenon, et par elle M. du Maine. Le goût à la mode de la chasse, avec quelque soin, lui familiarisa M. le comte de Toulouse jusqu’à devenir peu à peu son ami particulier, voyant le roi assidument et seul dans son cabinet dès qu’il en désiroit des audiences. » L’esprit d’aventure et d’entreprise l’emporta ailleurs : il quitta la France pour Constantinople, où il était allé chercher de nouveaux ennemis à la maison d’Autriche. Il mourut à Rodosto sur les bords de la mer de Marmara. Les fortunes si diverses de ce dernier des princes transylvains avaient vivement frappé les imaginations du dernier siècle ; les mémoires du temps le prennent souvent comme un des exemples de la mobilité de la fortune. Saint-Simon, qui l’avait beaucoup pratiqué, « ne peut pas comprendre comment un homme qui, après tant de tempêtes et avoir fait un tel bruit, trouve un tel port, se rejette de nouveau à la merci des vagues. » Mme Dunoyer écrivait « Il n’y a pas de bonne société ici sans le prince Ràkoczy. On ne sait ce que l’on doit le plus admirer en lui, de son grand génie ou de ses grandes infortunes. » Enfin, quelques années plus tard, Voltaire, qui avait entendu, dans sa jeunesse, les récits de cette vie héroïque et aventureuse, voulant montrer, dans un roman célèbre, ce que deviennent et la beauté et la grandeur, mettait en même lieu la vieille Cunégonde et l’exilé Ràkoczy : « Candide retrouvait sa chère Cunégonde lavant les écuelles sur les bords de la Propontide, chez un prince qui avait très peu d’écuelles ; elle était esclave dans la maison d’un ancien souverain nommé Ràkoczy, à qui le Grand-Turc, de son côté, donnait trois écus par jour. »


IV

Léopold avait juré de maintenir la constitution de la Transylvanie. Promettre de faire durer cette constitution telle qu’elle était sortie du hasard et des révolutions de sa courte histoire, s’engager à faire entrer dans l’édifice, chaque jour plus régulier, de l’Europe du XVIIIe siècle, ces débris monstrueux ou singuliers de tant d’invasions et de barbaries accumulées l’une sur l’autre, eût été un engagement téméraire pour une puissance autre que l’Autriche ; mais l’Autriche n’a jamais eu un type idéal de gouvernement, une forme politique à laquelle elle ait cru utile ou nécessaire de ramener les pays qu’elle rangeait sous son empire. Dans l’esprit français, conquérir ce n’est pas seulement occuper le pays par les armes et recevoir les tributs : nous portons partout avec nous la passion de l’unité ; nous imposons nos lois, nos mœurs et notre langue ; nous ne voulons pas tant l’obéissance que la ressemblance, et nous ne nous croirons pas solidement établis à Alger tant qu’on y portera des turbans et qu’on y parlera arabe. Les conquêtes de ce genre ne sont pas l’œuvre d’une génération ; mais, quand elles s’achèvent, elles sont à toute épreuve. Rien ne peut plus séparer ces populations, non pas soudées et rattachées l’une à l’autre, mais fondues ensemble comme une masse d’airain au fond du creuset.

Jusqu’à nos jours et à la constitution décrétée à Olmutz le 4 mars 1849, rien de semblable dans l’esprit de la monarchie autrichienne. L’unité est seulement dans le souverain, je dirai plutôt dans la personne même du souverain, car son titre et son autorité changeaient d’ailleurs selon les divers pays : empereur élu à Francfort, monarque héréditaire et absolu à Vienne, roi constitutionnel en Hongrie, il est prince héréditaire de Transylvanie et comte des Szeklers. Chaque peuple peut croire que la succession de ses propres chefs n’a point été interrompue ; il est laissé à sa propre nature, au libre développement de son organisation. Loin de détruire ou de modifier les lois et les coutumes d’un pays, la conquête autrichienne, en apportant le repos et la sécurité, les immobilisait plutôt. Les institutions du moyen-âge duraient à l’ombre de sa protection bien au-delà du terme qu’elles eussent atteint dans le plein exercice de l’indépendance nationale. Le mouvement même de la vie et de la liberté transforme incessamment les sociétés : celles-là seulement persistent dans leur antique forme, qui ont été saisies et fixées à une certaine époque par une puissance supérieure ; on les retrouve avec étonnement au milieu des débris de l’histoire, comme les restes de ces espèces antédiluviennes qui peuplèrent le monde primitif et ont disparu de nos jours. La comparaison n’est pas trop forte, en vérité, pour l’état social que nous devons décrire, et qui subsiste en Transylvanie.

Politiquement, la Transylvanie est divisée en trois nations : les Hongrois, les Saxons et les Szeklers. L’idée la plus naturelle est que les trois nations que je viens de nommer occupent seules le pays qui leur est assigné. Il n’en est rien cependant ; elles ne forment pas toutes trois ensemble la moitié de la population de la Transylvanie.

Sous le rapport religieux, on peut pratiquer divers régimes : l’inquisition qui ne souffre qu’une seule vérité, la foi qui n’en connaît qu’une, la tolérance qui les accepte toutes ; enfin, on a les religions d’état, où la constitution affirme et proclame la vérité d’une doctrine, en acceptant et tolérant comme un fait l’existence des communions séparées. Ici, rien de pareil, ou plutôt on a trouvé le moyen de réunir les inconvéniens de tous les systèmes. En Transylvanie, il y a quatre religions d’état ; les autres sont seulement tolérées : il y en a d’interdites. Ainsi, l’état est théologien, mais sa foi a quatre credo différens ; philosophe, mais sa tolérance distingue et choisit ; il est aussi inquisiteur dans certains cas et condamne telle religion, sans avoir pour excuse l’ardeur, la conviction et l’unité de la foi.

Essayons de donner quelque idée de cette société. Pour cela, force est de pénétrer dans les détails, car ici nulle architecture régulière, nulle philosophie dans la législation, nulle logique dans les institutions. Toute vue prise de trop haut est inexacte, tout jugement d’ensemble risque d’être incomplet. Le tableau suivant des diverses populations de la Transylvanie, dressé en partie d’après la carte ethnographique officielle qui a paru à Vienne au commencement de cette année, rendra plus sensibles les explications dans lesquelles nous allons entrer.


POPULATION DE LA TRANSYLVANIE
1° DIVISION PAR RACES


Nations souveraines, 970,000 Hongrois ou Magyars 500,000
« Szeklers 170,000
« Saxons 300,000
Nations sujettes, 1,430,000 Valaques 1,250,000
« Bulgares, Polonais, Moraves, Rusniaques 100,000
« Bohémiens 50,000
« Grecs 10,000
« Arméniens 10,000
« Juifs 10,000
TOTAL 2,400,000[11]
2° DIVISION PAR RELIGIONS


Religions d’état, 1,190,000 Calvinistes 300,000
« Luthériens 260,000
« Catholiques du rite latin 270,000
« Catholiques du rite grec 300,000
« Catholiques du rite arménien 10,000
« Unitaires ou sociniens 50,000
Religions tolérées, 1,216,000 Grecs non-unis 1,140,000
« Bohémiens 50,000
« Turcs 10,000
« Juifs 10,000
TOTAL 2,400,000[12]

Les nations diverses de la Transylvanie n’habitent pas le pays au même titre. Il y a entre elles toute la distance qui séparait, au moyen-âge, les diverses classes de la société, depuis le seigneur féodal jusqu’au serf ; certaines nations sont souveraines, d’autres seulement sujettes ou tolérées, et, chose étrange, celles-ci sont les plus nombreuses.

Au milieu du XVe siècle, les trois nations des Hongrois, des Szeklers et des Saxons, réunies à Tordà, petite ville sur la rivière de l’Aranyos, décrétèrent l’union des trois nations ; c’était une association pour la paix et la guerre, mais qui laissait à chacune des parties ses lois, ses privilèges et son gouvernement particulier : Les Hongrois et les Szeklers devaient payer de leur personne et prendre les armes en cas d’invasion des Turcs ou des Tartares, les Saxons devaient donner asile à leurs alliés dans les forteresses de leur pays. Cette union fut confirmée sous Bethlem Gabor en 1613, renouvelée par toutes les diètes, et solennellement maintenue, lors de l’annexion de la Transylvanie à l’empire, par le diplôme Léopold ; elle subsiste entière aujourd’hui. Le territoire fut partagé entre les trois nations ; les deux tiers environ du pays furent assignés aux Hongrois, qui ne forment guère que le quart de la population ; ils occupent toute la partie nord et ouest contiguë à la Hongrie. L’ancienne capitale, Carlsbourg, et Clausenbourg, où siège aujourd’hui la diète, furent comprises dans leur lot. Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit ailleurs du caractère et des habitudes des Hongrois ; les Hongrois de Transylvanie ne diffèrent en rien de leurs frères des comitats voisins. C’est la même nation, séparée uniquement par une limite conventionnelle. Dans l’union, les Hongrois tiennent la première place ; ce sont les nobles de cette société, dont, d’après les anciennes lois, les Szeklers sont les soldats, et les Saxons les citoyens.

Les Szeklers, que nos anciennes histoires appellent les Sicules, occupent le territoire montagneux du pays qui s’étend de la Bukovine à la Valachie, le long de la frontière moldave ; leur nom paraît venir d’un mot hongrois qui signifie gardien des frontières ; la tradition les fait descendre de quelques milliers de soldats d’Attila qui se perdirent dans ces montagnes lors de la grande invasion. Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’ils ont la même origine que les Hongrois, dont ils sont tout au plus une tribu séparée : même langue, mêmes coutumes, même fierté, même courage, et, dans les temps reculés, même férocité. Ce sont des Hongrois primitifs ; ils sont encore à l’état patriarcal des peuples pasteurs et guerriers. Cette race forte et robuste habite, dans les gorges des montagnes, de petits villages bâtis sur les pentes des torrens. La seule ville de leur territoire est Marosvasàrhély, qui ne compte guère que trois mille habitans, — digne d’ailleurs, par son origine, d’être la capitale d’un peuple de pasteurs. C’était originairement le lieu où l’on conduisait les bœufs que les Szeklers payaient au prince en trois occasions solennelles, à son couronnement, à son mariage, à la naissance du premier fils ; peu à peu des foires se tinrent à cet endroit, des maisons s’élevèrent, et la ville naquit.

Hors de son enceinte, le voyageur chercherait en vain une auberge dans tout le pays des Szeklers ; l’hospitalité est pratiquée là comme aux premiers temps du monde, et, quand vous arrivez sur la place du village, les anciens se disputent à qui vous emmènera dans sa maison. Cette maison est d’ailleurs propre et bien tenue, et, si pauvre que soit votre hôte, il tiendra à honneur de fêter l’étranger. Son accueil est cordial, mais digne, et sans cet empressement banal ou servile qui constitue ailleurs la politesse. Il se tient tout au moins pour votre égal, et il pourrait toujours prouver cette égalité. Je ne connais pas de plus beaux titres de noblesse que ceux que les Szeklers ont reçus de l’histoire et des lois de leur pays.

Tous les Szeklers sont nobles et privilégiés, disent les anciennes coutumes ; ils ne tiennent point leur noblesse des rois, comme les Hongrois ils sont plus anciens que les rois et le royaume de Hongrie, ils tiennent la terre de leur sabre ; toute la nation et chaque individu ont les mêmes privilèges. Leur noblesse ne vient ni par donation ni par concession souveraine ; il n’y a jamais eu lieu à anoblir des nobles, nec erat cur nobiles nobilitari amplius cupivissent. » — « La noble et brave nation des Szeklers, dit le diplôme Léopold, sera exempte comme elle l’a été autrefois, en récompense de sa valeur et de ses exploits militaires, des tributs et dîmes de tout genre. En retour, les Szeklers devront être toujours prêts à prendre les armes pour la défense de la patrie (article 14). » Dans cette aristocratie de guerriers, les biens passaient naturellement aux fils ; si les fils manquaient, la fille héritait, filia filii instar erat ; mais elle devait se marier dans l’année à quelque brave soldat. À son défaut, les collatéraux étaient appelés, et, à défaut de ceux-ci, les voisins. La couronne n’avait point, comme en Hongrie, le droit de retour sur des fiefs qui ne venaient point d’elle et que la nation avait payés de son sang. — Malgré leurs privilèges, les Szeklers voulurent quelquefois eux-mêmes contribuer aux dépenses communes. En 1692, ils payèrent un seizième du tribut annuel ; après la révolte de Rakoczy, en 1707, ils furent soumis à une contribution de guerre, et un petit nombre d’entre eux fut privé de leurs antiques droits. Le génie militaire ne s’est point affaibli chez les Szeklers. Sous Marie-Thérèse, ils fournirent pour l’insurrection jusqu’au cinquième de leur population ; ils forment aujourd’hui les meilleurs soldats des frontières. Les Szeklers portent sur leurs drapeaux des armes qui représentent assez bien le courage et sans doute l’ancienne férocité de la nation : c’est un glaive qui traverse un cœur de part en part.

Le pays est divisé en districts qu’on appelle sièges parce que quatre fois l’an siège au chef-lieu une assemblée des anciens de la contrée pour juger les procès, délibérer sur les affaires communes, élire les députés à la diète générale, et nommer enfin à toutes les magistratures vacantes dans le territoire. Dans quelques-uns des districts, il n’y a point de maison commune pour ces réunions, qui se tiennent alors à l’ombre de quelques vieux arbres ou sur la place du village : c’est le forum.

On quitte ce peuple de nobles, ces laboureurs et ces pâtres souverains, on sort de ces sénats improvisés en plein air, pour entrer dans les villes bourgeoises et manufacturières des Saxons. Ce ne sont plus les fils d’Attila et des Huns, ce sont les pacifiques corporations du moyen-âge, les descendans des graves bourgmestres allemands, que nous retrouvons à Hermanstadt, à Cronstadt, et dans le riche territoire qui occupe la partie sud du pays. Les Saxons forment la troisième nation souveraine de la Transylvanie. Ce sont des colonies allemandes, établies par le roi Geysa II au commencement du XIIe siècle. Un siècle après (1224), le grand fondateur des libertés hongroises, André II, qui venait de donner la bulle d’or à la Hongrie, accordait aux Saxons les privilèges sur lesquels repose encore aujourd’hui leur existence nationale. Par cette charte, les Saxons formèrent une véritable république au sein de l’état. On leur assigna un territoire qu’ils occupent non à titre de colons ou de sujets, mais comme souverains. Ce territoire s’appelle le Fonds royal, parce que, contrairement à la coutume féodale qui proclamait au moyen-âge « nulle terre sans seigneur, » la terre des Saxons ne relevait que du roi. C’est ainsi que se constituèrent, sur la lisière orientale de l’Europe, entre l’anarchie féodale de la Hongrie, le despotisme des Turcs et l’ambition grandissante de la cour de Vienne, les municipalités saxonnes. Ces corporations de bourgeois, de laboureurs et d’artisans ont survécu là aux républiques marchandes du moyen-âge, leur modèle ou même leur mère-patrie, les villes opulentes d’Augsbourg et de Nuremberg, dont elles avaient transporté avec elles les coutumes et les lois. Bien que la séparation date aujourd’hui de six siècles, ces colonies lointaines ont conservé la langue, les habitudes, le caractère et tous les traits de leurs ancêtres. On peut dire que les Saxons se sont conservés en Transylvanie plus Allemands, s’il est possible, qu’en Allemagne, comme la province conserve les modes et les formes de société ou de langage que la capitale a depuis long-temps renouvelées. Les Saxons transylvains sont des marchands d’Augsbourg du XIIe siècle, des calvinistes du XVIe dans la première rigueur de leurs doctrines, des paysans de cette race vigoureuse et massive de la Souabe, guidant ces robustes attelages que nous admirons dans les tableaux des premiers peintres allemands.

Les savans qui ont le mieux éclairé l’histoire curieuse et si peu connue des villes libres allemandes au moyen-âge ont retrouvé dans la constitution actuelle des municipalités saxonnes les solutions que les livres et l’archéologie ne leur pouvaient fournir. Le Statut municipal, par exemple, actuellement encore en vigueur, est une compilation faite d’après la coutume de Nuremberg ; c’est un code politique et civil tout entier ; il peut donner la mesure du degré de liberté et de civilisation où étaient parvenus ces bourgeois teutons (cives leutonici) à l’époque où la France se débattait au milieu des horreurs de la Saint Barthélemy. Ce statut, rédigé par cinq juges saxons, fut approuvé et confirmé, en 1583, dans la citadelle de Cracovie, par Bàthory, prince de Transylvanie, qui venait d’être appelé à la couronne de Pologne. Dans plusieurs articles, la loi saxonne ne fait que répéter les plus sages dispositions de la loi romaine. C’est ainsi que, malgré les progrès de la réforme et sa doctrine sur le divorce, on y inscrit cette définition célèbre du mariage et de son indissolubilité : Matrimonium, viri et mulieris conjunctio, deportatione, vel aquœ et ignis interdictione, non solvitur. — La veuve, tant qu’elle ne passe pas à un second mariage, conserve la maison conjugale. — Nous trouvons là déjà les idées d’égalité de notre code civil : les enfans des deux sexes ont part égale dans la succession de leurs parens. Les enfans nés avant le mariage sont légitimés par le mariage subséquent. Nul privilège n’est attaché à la terre, et il n’y a que des exemptions personnelles.

Voici des prescriptions qui ont devancé la philosophie du XVIIIe siècle. — Quand le criminel a subi sa peine, la peine aussi est morte avec lui ; la tache du châtiment ne s’étend pas au fils innocent. Quant aux biens du condamné, ils ne devront, dans aucun cas, être confisqués ; le juge les remettra aux légitimes héritiers : Non enim bona, sed bonorum possessores delinquunt. — Il y a cependant çà et là, on s’y attend bien, non-seulement la marque du temps, mais aussi celle du voisinage. Ainsi, voici de la justice turque : l’adultère est puni de mort. La femme adultère sera cousue dans un sac et jetée à l’eau ; mais, ajoute le sage et chrétien rédacteur, qui pressentait le système des circonstances atténuantes, le juge fera bien d’examiner si la conduite du mari n’a pas été la première cause du crime de la femme, et encore, si l’affection subsiste et se réveille au dernier moment, il pourra lui faire grace.

Voici des peines qui marquent l’époque : peine du feu pour les vols d’église, peine de mort pour les maléfices ou les philtres, peine de mort pour les vols et les assassinats, même peine pour l’homicide ; mais la loi admet les compositions à prix d’argent, et les mutilations ont leur tarif comme dans la loi salique. La torture est conservée pour arriver à la découverte des crimes, et, par un mélange d’humanité et de cruauté qui révolte et qui montre comment le bien ne peut jamais sortir du mal, « s’il y a plusieurs accusés, dit la loi, c’est le plus jeune et le moins endurci qui sera torturé le premier, pour ne pas tourmenter les autres sans nécessité. » Je n’ai pas besoin de dire que ces dernières dispositions ne sont plus appliquées ; on n’a point changé les lois pénales, seulement le juge doit discerner celles qui sont tombées en désuétude, et la table suprême, qui est le dernier tribunal d’appel, maintient une jurisprudence suffisamment rigoureuse, mais libérale.

Si l’on se rapporte à ce que nous avons dit de l’état malheureux de la Transylvanie à la fin du XVIIe siècle, on comprendra facilement que, de toutes les nations qui se partagent le territoire, les Saxons aient été les premiers à se réjouir de la révolution qui les plaçait sous la domination autrichienne. Les princes nationaux n’avaient pas, à vrai dire, existé pour eux, puisque les princes élus ont toujours été Hongrois. Les Saxons avaient à se défendre non-seulement contre les invasions des Turcs, mais contre les avanies des seigneurs, qui les mettaient à contribution. On comprend combien, à cette époque, l’industrie et les richesses de ces paisibles bourgeois devaient tenter la cupidité et la misère de tous leurs voisins. Pour se maintenir contre ces attaques, les Saxons ne se contentaient pas des privilèges sans cesse renouvelés qu’ils obtenaient à l’élection des princes, et de la milice qu’ils entretenaient ; ils élevèrent, dès les premiers temps, des villes où leur nombre devait les protéger contre des excursions isolées. Peu à peu ils les entourèrent de murailles et de fortifications à peu près imprenables devant les moyens d’attaque dont disposaient les armées de cette époque ; mais ces fortifications même devenaient un danger pour eux : les Hongrois, poursuivis en rase campagne, se réfugiaient dans les villes. Alors aux dangers des sièges venaient se joindre les excès et les usurpations d’alliés indisciplinés et d’une noblesse hautaine, assez disposée à trouver que cette liberté bourgeoise était de l’anarchie, et, dans tous les cas, de mauvais exemple pour ses sujets. Aussi les lois saxonnes abondent-elles en précautions de tout genre contre la licence des gens de guerre ou les usurpations du seigneur. « Nul Hongrois ne pourra acheter de maison dans l’intérieur des villes ; les Hongrois n’y seront reçus que comme hôtes ou locataires. À la paix, ils devront quitter la ville sur la première invitation des magistrats. » Ils ne jouissaient, sur le territoire saxon, que des droits qu’on accorde à tous les étrangers. Même aujourd’hui, si quelqu’un d’entre eux a acheté des terres ou des maisons dans le fonds royal, on peut toujours le contraindre, en remboursant le prix payé, à abandonner cette propriété[13]. Au contraire, les émigrans allemands qui viennent raviver cette Germanie de l’Orient sont traités en fait et en droit comme des frères : tout Allemand a droit de bourgeoisie dès son arrivée au pays saxon. Il jouit aussitôt des droits d’élection et de tous les privilèges reconnus aux citoyens.

Indépendamment du territoire dont j’ai indiqué la limite et du district de Bistritz au nord du pays, les Saxons ont formé des établissemens particuliers, et l’on peut dire des colonies dans le pays hongrois ; mais ces points, semés comme des îles à travers le territoire étranger, ne participent en rien aux privilèges et aux immunités que je viens d’énumérer. Les Saxons qui les habitent doivent payer les dîmes, les corvées, et se soumettre à la juridiction des comitats. Chez eux, ils étaient souverains ; là, ils sont sujets. À leur tour, les Hongrois possèdent quelques enclaves dans le territoire saxon ; mais il n’y a pas d’autre parité. Ces enclaves sont régies par la loi hongroise. Le principe, s’il peut y en avoir dans toutes ces bizarreries et ces anomalies, est que, le pays appartenant primitivement aux Hongrois, tout ce qui n’a pas été compris dans la donation dite du fonds royal est propriété hongroise.

Telles sont, dans leurs traits principaux, les trois nations souveraines qui se partagent le sol et l’empire de la Transylvanie. Nous verrons tout à l’heure la forme même du gouvernement central et les conditions de l’union qui a continué sous le sceptre de l’Autriche. Ce spectacle sur une scène plus vaste aurait attiré l’observation, attentive du philosophe et du législateur. Il y a dans cette constitution à peu près, toutes les formes connues de gouvernement, tantôt associées et fondues ensemble, tantôt séparées et mettant face à face leurs contrastes les plus choquans ; rien n’y manque, pas même les esclaves de l’antiquité destinés à assurer les loisirs, et l’égalité des citoyens actifs. Les nations souveraines sont, à ce point de vue, les Spartiates de la Transylvanie. Passons aux ilotes ou aux nations sujettes.


V

On appelle nations sujettes ou tolérées celles qui ne font point partie de l’union de Torda. Elles n’ont aucun droit politique, ni civil ; elles ne peuvent ni élire leurs magistrats, ni remplir des emplois publics. Ce n’est pas assez, car telle était autrefois la loi commune pour les étrangers : elles sont réduites à l’état de servage, cultivent les champs de leurs maîtres, ou exercent les métiers infimes qu’on laisse à leur industrie.

La plus importante de ces nations esclaves est la nation des Valaques ; elle forme seule plus de la moitié de la population de toute la principauté. Étrange dérision de la fortune ! ces serfs valaques[14] ou roumans descendent des légions romaines que Trajan conduisit à la conquête de la Dacie ; c’est de leurs pères que le poète disait

Tu regere imperio populos, Romane, memento.


Ils en ont conservé encore les traits, la taille majestueuse ; de vagues souvenirs de grandeur passée les laissent esclaves sans abaissement ; leur langue est un patois confus, où, au milieu de mots slaves, hongrois, italiens, éclatent tout à coup des paroles harmonieuses dont l’origine latine n’est pas équivoque. C’est surtout dans ces solennelles cérémonies, qui, ne se renouvelant qu’une fois pour chaque génération, sont moins sujettes aux révolutions du temps, la naissance, le mariage, la mort, que l’origine romaine des Valaques se manifeste avec les caractères de l’évidence. Quand passe une noce valaque, les instrumens de musique en tête du cortège ; quand la jeune fille, Flora ou Doina, conduite par ses compagnes, est reçue sur le seuil de sa nouvelle maison par les jeunes compagnons de l’époux qui lui présentent du miel et un gâteau de froment, vous croyez voir un bas-relief de Pompéia, ou entendre résonner dans l’écho lointain l’épithalame de Catulle.

Les Valaques n’ont point de territoire particulier ; ils sont dispersés sur les terres ou réunis dans des villages qui appartiennent aux seigneurs. La législation est sévère pour eux, et cette sévérité paraît assez justifiée ; les Valaques n’ont pas seulement avec les anciens Romains ces ressemblances poétiques que nous signalions tout à l’heure ; comme les compagnons de Romulus, ils se jettent souvent sur les bestiaux des bourgades voisines, ou dérobent les chevaux qu’on laisse paître devant les maisons. Les plus honnêtes ne se font pas scrupule d’user au moins de représailles. Dans chaque troupeau, il y a une population flottante de bêtes perdues ou trouvées, et souvent ce n’est pas le premier voleur qui gagne le plus à ces rapides mutations de propriété. Les Valaques supportent d’ailleurs les châtimens avec une fermeté qui semble tenir autant de l’insensibilité des organes que du courage. Ils couchent le plus souvent dehors, même en hiver, vêtus de simple toile ; sur cet habit, les plus aisés jettent une peau de mouton, et alors ils ne la quittent pas même en été. De cette vie dure et nomade des pâtres valaques, de ces larcins habituels, il n’y a pas loin au brigandage des grands chemins et à la révolte contre leurs maîtres. En 1784, les Valaques, conduits par un gardien de bœufs nommé Horâ, organisèrent une espèce de jacquerie ; ils incendiaient les châteaux, égorgeaient des familles entières de seigneurs, et proclamaient la communauté universelle. Les Transylvains reprochent à Joseph II d’avoir laissé long-temps sans répression ces brigands, complices, disent-ils, de ses projets de nivellement et d’égalité révolutionnaire. Les nations unies levèrent des corps francs qui marchèrent contre les Valaques, et en firent un grand carnage. Horâ périt par le feu, et de cruels supplices mirent fin à cette guerre servile.

Les Arméniens et les Grecs sont en trop petit nombre pour que nous entrions sur eux dans beaucoup de détails. Les Arméniens habitent les villes manufacturières de Szamosujvhar et d’Ebesfalva, dans les comitats hongrois ; ils ont fini par obtenir d’envoyer un député à la diète, comme habitans du comitat. Les Grecs font une partie considérable du commerce de la Transylvanie. Ils sont organisés en une corporation présidée par un juge particulier et paient une contribution spéciale. Ils résident en général dans les villes, où ils trouvent plus de débit pour leurs marchandises ; ils portent la longue robe orientale ou la veste albanaise. Les Juifs sont à peine tolérés dans la principauté ; il ne leur est permis de résider que dans la ville de Carlsbourg. Ils ne doivent pratiquer qu’à certains jours les cérémonies de leur culte. Ils ne peuvent acquérir aucune propriété ; il leur est défendu de porter des habits hongrois ou l’uniforme militaire, sous peine d’une forte amende. S’ils travaillent le dimanche, on confisque les instrumens de leur travail. Cet état de demi-tolérance a été précédé de dures et longues persécutions. Les Turcs, les catholiques et les protestans ne s’entendaient que sur un point la haine commune des Juifs. Aussi se sont-ils moins multipliés qu’en Pologne et même en Hongrie.

Il me reste à dire quelques mots de ces races mystérieuses et avilies qui s’éteignent peu à peu dans la civilisation européenne, mais qui sont restées, en Transylvanie, dans toute leur bizarrerie primitive : je veux parler des Zyngares ou Bohémiens. C’est en Espagne et en Transylvanie qu’on les trouve aujourd’hui en plus grand nombre. Dans ce dernier pays, leur vie nomade, leurs professions ambulantes, les multiplient aux yeux des voyageurs. À l’entrée des villages, vous rencontrez toujours quelque bande campée, sous de misérables bulles enfoncées dans la terre. Si vous avez quelque réparation à faire à votre chariot de voyage, c’est un Bohémien qui apporte son enclume et ses marteaux ; si vous dînez dans un cabaret, une bande de musiciens zyngares arrive à l’instant, et joue sur la place des mélodies nationales dont le charme étrange disparaît quand d’autres musiciens veulent les surprendre et les noter. Si l’on ne consultait que ses impressions, on croirait donc la population bohémienne au-dessus de son chiffre réel. Cette peuplade se divise en deux tribus assez distinctes : ceux qui se sont établis à l’entrée des villes, où ils exercent les plus infimes métiers, écorcheurs de bêtes, portefaix, forgerons, et ceux qui sont livrés entièrement à la vie nomade, vivant, dans les bois ou sur les grands chemins, de je ne sais quelles industries suspectes, depuis le braconnage jusqu’aux vols dans les fermes et les étables, depuis les métiers de musiciens et de danseurs jusqu’à ceux de jongleurs et de diseurs de bonne aventure. Ce sont les femmes surtout qui exercent cette dernière industrie. On se demande si l’impudence et la fourberie expliquent suffisamment la gravité mélancolique qu’elles portent dans leur rôle de pythonisse, lorsqu’elles attachent sur vous leurs grands yeux noirs et ce regard profond des femmes de l’Orient, qui semble en effet plonger dans un monde caché. D’ailleurs, dissolue, querelleuse, triste souvent au milieu des folles joies de l’orgie, la Bohémienne de Transylvanie n’est pas autre que celle de l’Espagne, et aucun des lecteurs de la Revue n’a oublié la merveilleuse histoire de Carmen[15].

L’industrie la plus régulière qu’exercent les Bohémiens est encore celle d’orpailleurs ou chercheurs d’or. La rivière de l’Aranyos est la Californie de cette partie plus honnête de la tribu ; celle-là forme une corporation privilégiée placée sous l’inspection d’un magistrat hongrois, auquel on paie une capitation. L’extraction de l’or s’opère par le lavage des sables, qui contiennent une assez grande quantité de paillettes. Les Bohémiens accomplissent cette opération avec beaucoup de dextérité ; quelques jours leur suffisent pour ramasser la quantité réservée au gouvernement ; le reste de leur temps et de la récolte leur appartient ; aussi ne travaillent-ils guère que les jours qui suivent les grands orages, lorsque les eaux qui filtrent à travers les montagnes aurifères ont détaché une plus grande quantité de sables précieux. Marie-Thérèse et Joseph II essayèrent d’arracher les Bohémiens à ces habitudes de désordre. On voulut les contraindre à résider dans les villages, on leur donna le nom de nouveaux paysans, on alla jusqu’à leur bâtir des maisons. Rien ne fit contre les habitudes, l’instinct et la haine superstitieuse qu’ils portent à la civilisation de l’Occident. Ils brûlèrent leurs maisons comme les prisonniers leur cachot, et reprirent leur vie nomade. Les efforts tentés pour les convertir au christianisme n’ont pas été plus heureux. La tâche paraît d’abord facile, car il n’y a rien à détruire dans leur esprit, si ce n’est quelques grossières superstitions. Aussi acceptent-ils sans contradiction tout ce qu’on leur dit sur cette matière, mais ils n’y attachent aucune importance, et ils professent successivement toutes les religions pratiquées dans les lieux qu’ils traversent. « Ils ne croient pas plus à l’ame et à la résurrection, dit un auteur, que les porcs qu’ils engraissent avec le grain qu’ils ont volé. »

Les langues diverses parlées par toutes ces populations mettent encore entre elles d’autres barrières, et ajoutent à la confusion universelle. On parle dans ce petit coin de terre toutes les langues du monde : le latin, le hongrois, le rouman, l’hébreu, l’arménien, le slave, l’ancien cophte, le grec, le turc, le polonais, l’allemand, l’italien, le français, le russe. À une foire de Cronstadt, vous entendez tous ces langages divers de l’Orient et de l’Occident, de l’antiquité et du monde moderne, qui se mêlent, se croisent, se confondent, et sont pour l’oreille ce que le kaléidoscope est pour les yeux[16].

Comment s’étonner que les siècles n’aient pas réussi à fondre en un seul corps de nation toutes ces tribus étrangères ou ennemies, quand elles n’ont jamais pu agir l’une sur l’autre par la parole, se communiquer leurs impressions, s’apprendre leurs instincts et perdre leurs préjugés en les exposant à l’étonnement et à l’antagonisme de leurs voisins ? C’est ainsi que ces populations, renfermées dans cet étroit espace, ont vécu côte à côte, s’ignorant mutuellement, sans se joindre et se pénétrer jamais, sans ressentir cette communauté rapide des sentimens et des idées qui, plus encore que le sol, fait la vraie patrie. Il n’y a pas de patrie commune pour le Hongrois de Cronstadt et le magnat hongrois ou le paysan valaque. Le véritable concitoyen du premier, c’est le marchand allemand de Vienne ou de Berlin chez lequel il a été reçu dans ses voyages ; celui du noble hongrois ou szekler, c’est le député de Pesth ou de Debreczin avec lequel il travaille pour la propagation de l’empire et de la langue magyare. Quant au paysan valaque, comment pourrait-il être le concitoyen de ses maîtres ? Il n’a d’affection que pour les serfs de sa race, distribués dans les principautés et dans la Hongrie, qui parlent la même langue et pratiquent la même religion.

La même religion, un culte commun, voilà, en effet, un des plus grands liens des hommes. Il suffit souvent là où tous les autres manquent, et établit pour les esprits une sympathie supérieure à toutes les antipathies que les hasards humains avaient créées. Ici rien de pareil à espérer. Ces peuples, séparés sur la terre par tant de divisions hostiles, le seront encore dans le ciel. La muraille de la Chine qui les isole ne s’élève pas à une moindre hauteur.-Toutes ces populations ont des religions différentes, et, chose étrange, ces religions sont constituées aussi en souveraines et en sujettes. Il y a quatre religions d’état ; les autres sont seulement tolérées. Les quatre religions d’état sont : la religion catholique, la religion réformée, la religion évangélique, la religion unitaire ou socinienne. On a vu comment la Transylvanie s’était convertie au christianisme sous saint Étienne : c’est au commencement du règne de Louis II, et avant la bataille de Mohàcz, que les doctrines de Luther commencèrent à se répandre dans la principauté. En 1550, la nation saxonne tout entière et un grand nombre de Hongrois avaient accepté le symbole de la confession d’Augsbourg ; mais bientôt les nouveaux convertis se divisèrent : une partie resta fidèle à l’église luthérienne, l’autre adopta les dogmes de Calvin ; enfin le socinianisme ou la religion anti-trinitaire se répandit par les prédications d’un ministre, François David, que les protestans cherchèrent vainement à rattacher à eux. Rien n’égalait l’activité de sa propagande : il allait à pied, de village en village, prêchant contre la Trinité, la représentant comme un reste des fables du paganisme, outrageante pour la majesté du seul et unique Dieu ; il répandait des images grossières où elle était peinte sous la forme de Cerbère, avec ses trois têtes. Ces blasphèmes contre la foi chrétienne ne soulevèrent pas l’indignation de gens qui, depuis un demi-siècle, entendaient chaque jour contredire ou controverser tous les principes de l’antique foi. On convoqua une assemblée extraordinaire de ministres et de sociniens à Clausenbourg pour y disputer publiquement sur la Trinité. Ces disputes durèrent dix jours ; chaque docteur s’y rendait processionnellement, suivi de ses partisans, portant des bannières flottantes, avec l’inscription pour ou contre la Trinité. Les esprits étaient aux nouveautés, les prédicateurs sociniens parlaient mieux que les ministres : la ville de Clausenbourg tout entière passa à la religion anti-trinitaire ; on y éleva un temple, qui porte pour inscription Uni Deo.

Ce fut alors que se réunit la diète de Torda (1562), qui, pour couper court à ces funestes dissensions, reconnut et sanctionna tout ce qui avait été fait jusqu’alors, et proclama comme religions d’état les quatre communions chrétiennes que nous venons de rappeler ; on défendit d’ailleurs, sous peine capitale, toute autre innovation en matière de foi. On admit à titre de tolérance les autres religions qui existaient dans la principauté. Les décrets de Tordà formèrent la charte religieuse de la Transylvanie. Ils furent solennellement confirmés dans l’article 1er du diplôme Léopold : « Il n’est rien changé à l’état actuel des quatre religions souveraines ; nous jurons de maintenir leurs églises, communautés et privilèges, de poursuivre les hérétiques, etc. »

Les religions tolérées sont la religion grecque et le judaïsme avec certaines restrictions ; le mahométisme a quelques rares sectateurs parmi les Bulgares. Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit des Juifs ; quant à la religion grecque, elle a ici une grande importance : elle est professée par la nation valaque tout entière, et le clergé grec est à la tête du mouvement libéral qui s’est manifesté dans ces dernières années.

Les Grecs se divisent en Grecs du rite uni ou latin et Grecs du rite oriental ou schismatique. Les premiers ont reconnu la suprématie du saint-siège de Rome en 1697, dans un concile national présidé par l’évêque Théophile. Ils sont considérés légalement comme appartenant à la communion catholique. Leurs popes touchent la dîme attribuée aux curés et aux ministres ; un évêque, qui porte le titre d’évêque de Fagaras, l’ancienne métropole, bien qu’il réside à Balas-Falva, dans le pays hongrois, est à la tête de tout le clergé uni. Les Grecs non-unis sont administrés par un vicaire-général, qui relève du patriarche grec de Carlowitz, en Hongrie. Le nombre des prêtres ou popes et des religieux grecs des deux rites est hors de toute proportion avec la population qu’ils administrent. Les ordres sont conférés par les supérieurs sans aucune des épreuves nécessaires pour assurer la dignité du saint ministère. De là des abus et des désordres sans fin, dont le mariage ne les sauve pas. Malgré ces scandales, le clergé est tout-puissant chez les Valaques. Le pope du village réunit en lui les pouvoirs les plus divers il est le prêtre, l’instituteur, le magistrat, le juge, disons aussi le publicain, car, grace aux dîmes, aux offrandes, rachats et aumônes, la majeure partie de ce qui reste au paysan, après qu’il a satisfait au seigneur, revient au pope.

Cependant le prêtre grec n’en est pas moins à la tête de toutes les idées de progrès et d’amélioration ; placé encore, comme le clergé catholique l’était au Ve siècle, entre les conquérans et les vaincus, il a pris parti pour les derniers. Il existe à Balas-Falva, près de l’évêque, un séminaire d’où sont sortis des Valaques très distingués, éclairés sur les besoins de leurs compatriotes, et qui n’ont rien négligé pour les relever à leurs propres yeux. Nous verrons quel rôle ils ont joué dans ces dernières années, quelle est leur situation actuelle dans la grande lutte entre les Hongrois et l’empire, situation assez semblable, on l’aura déjà remarqué, à celle des Croates en Hongrie. Partout ceux qui revendiquent le plus haut les droits de la liberté tiennent à la main quelque bout de chaîne qu’ils se gardent bien de lâcher. Les nations ont, moins encore que les individus, la conscience de la justice, et l’égoïsme, décoré du nom de patriotisme, devient une vertu.

Ces notions préliminaires étaient nécessaires pour apprécier le système politique que le gouvernement autrichien a suivi à l’égard de la Transylvanie. Jamais la fameuse maxime divide et impera ne s’est trouvée d’une application plus facile. Le gouvernement ne s’est point refusé aux avantages que cette situation lui offrait ; mais il n’a usé qu’avec prudence et dans de bons desseins de son pouvoir modérateur. Les publicistes hongrois n’hésitent pas à reconnaître que la Transylvanie n’a respiré, n’a connu les bienfaits de la paix et de la justice que depuis sa réunion à l’empire. Il y a des destinées plus hautes sans doute pour les peuples ; mais les peuples doivent pratiquer aussi cette modération de désirs qu’on prêche aux individus, et ne pas s’imaginer qu’il dépend d’aucune réforme, d’aucune révolution ou constitution, fût-elle même démocratique et sociale, de leur apporter la réalisation de souhaits chimériques et quelquefois contradictoires. On a dit que les nations les plus heureuses étaient celles dont l’histoire ne parlait pas c’est ce genre de félicité que le gouvernement autrichien a toujours le plus ambitionné de donner à ses peuples ; en Transylvanie notamment, il n’a jamais cherché le bruit ou la gloire des réformes éclatantes. À l’exception de Joseph II, qui, lui, ne reculait devant aucune témérité, les nouveaux souverains se sont bornés à la tâche déjà assez difficile de maintenir l’ordre entre tant d’élémens divers, et de défendre les droits et les intérêts des plus faibles contre les forts. On n’a point songé à changer radicalement, et en un jour, les conditions de l’état général que nous venons de décrire. Le gouvernement autrichien, on le sait, n’a jamais été animé de l’esprit d’aventure. Il ne croit pas d’une foi aveugle à la logique ; loin d’avoir un ordre social de rechange pour l’humanité comme tant de réformateurs de nos jours, il hésite sur les plus simples questions de réformes politiques. À l’encontre de certains peuples, qui sont disposés à trouver une institution mauvaise parce qu’elle est ancienne, il la croirait plutôt bonne par cette seule raison. « Il y a dans les choses qui durent, » disait un ministre autrichien, « une raison de durée qui mérite qu’elles durent. » Je n’approuve ni ne blâme, j’expose comment et sous l’influence de quelles idées des institutions qui nous semblent si contraires aux règles ordinaires des sociétés ont subsisté jusqu’à nos jours ; ce qu’il nous reste à raconter n’a pas moins besoin que ce qui précède de ces explications.

  1. Mémoires du comte Bethlem Niklos.
  2. « Le comte de Guiche et M. de La Vallière (frère de la duchesse) vouloient prendre un habit dont la parure eût également de la magnificence et de l’invention. Du chapeau jusqu’à la veste, la bizarrerie espagnole avoit tout réglé. Le conte de Serin régnoit à la veste avec toutes sortes de broderies. » (Lettres de Saint-Évremont, t. IV.)
  3. On fait aussi venir ce nom des sept chefs hongrois qui conquirent le pays, ou des sept villes fondées au pays des Saxons lors de la colonisation allemande.
  4. Les plus célèbres de ces passages sont celui de Bistritz dans la Moldavie, de Tomos dans la Valachie, vers Cronstadt, celui de la Tour-Rouge entre Hermanstadt et Bucharest, et enfin la Porte de Fer, qui communique de la vallée de Hatzeg à la basse Hongrie.
  5. C’est surtout dans le district de Hatzeg, sur une des routes qui conduisent de la Hongrie en Transylvanie, qu’on trouve, au sommet des hautes montagnes à travers lesquelles le chemin est frayé, quantité de ces lacs creusés en forme d’entonnoirs : on y pêche de nombreux poissons, et entre autres des saumons monstrueux. Quelques-uns de ces lacs sont salés, et, au lieu d’expliquer cette circonstance par l’existence bien connue des riches dépôts salins qui se trouvent en Transylvanie, le vulgaire suppose que ces lacs sont en communication avec la mer.
  6. Voyez le numéro du 1er août 1848.
  7. L’abbé Révérend était un homme d’esprit, dévoué tout entier aux intérêts dont il était chargé, et ne négligeant rien pour les faire prévaloir. Il portait des modes de Paris à la princesse Apàfy, de la vaisselle d’argent au ministre, et passait la nuit à table avec les seigneurs transylvains. On aurait pu lui demander, aussi bien qu’à cet ambassadeur près des ligues suisses, combien de fois il s’était enivré pour le service du roi.
  8. Tome IV, page 677 et suivantes.
  9. « Nec mens unquam Apafio fuit, bellum contrà romanum imperatorem gerendi, sed potius confederationes cum eo fovebat continuas, eas quidem occultas, ne à Turcis deprensus, se ac Transylvaniam in discrimen vocaret. » (Trans. illustr., v. 1er, 307.)
  10. Il ne faut pas confondre ce Téléky, ministre du prince Apàfy, avec le célèbre Tœkély.
  11. 1° Le pays des Hongrois comprend environ les deux tiers du territoire au nord et à l’ouest. Il comprend les sept huitièmes des Hongrois, tous les Arméniens, les deux tiers des Valaques, deux tiers des Juifs, deux tiers des Bohémiens.
    2° Le pays des Szeklers forme environ le sixième de la principauté. Depuis la Marosh, sur la frontière est, touchant la Moldavie, il comprend tous les Szeklers, quelques Hongrois, peu de Valaques.
    3° Le pays des Saxons s’étend au midi sur toute la frontière qui sépare la Transylvanie de la Valachie, Le district de Bistritz, au nord, lui appartient aussi. Il comprend les cinq sixièmes des Saxons, un tiers des Valaques, quelques Juifs et Bohémiens.
  12. On peut observer d’une manière générale que presque tous les calvinistes sont Magyars ou Szeklers, les luthériens Saxons, les grecs non-unis Valaques, les catholiques du rite grec uni Valaques, les autres Magyars et Saxons.
  13. La seule exception de fait à cette loi est la présence et le séjour dans un des faubourgs de Cronstadt de quelques centaines de familles hongroises.
  14. Le nom de Valaques paraît venir du slave Wlach, qui veut dire italien.
  15. Voyez la livraison du 1er octobre 1845.
  16. Rien n’est plus difficile que de se retrouver au milieu de cette diversité de langues : chaque ville a cinq ou six noms, et l’on n’est jamais certain, dans les livres comme dans la conversation, de ne pas appliquer à l’une ce qui a été dit de sa voisine. Ainsi Carlsbourg s’appelle Apulum chez les anciens, ou Alba Julia, Alba Garolina, et Carolopolis dans la latinité moderne ; Karlsbourg en allemand, Karoly Féjervar en hongrois, Belgrad en valaque, etc. ; Hermanstadt est en latin Cibinium, Nagy Szében en hongrois. On raconte l’histoire d’un voyageur qui revint trois fois à Hermanstadt : il s’imaginait avoir à visiter trois villes différentes.