La Transformation du gouvernement local aux États-Unis
Au commencement, de ce siècle, malgré les violences et les insuccès de la Révolution française, les peuples de l’Europe réclamaient avec instance une constitution et le régime parlementaire, et, pour les obtenir ; plusieurs d’entre eux se sont soulevés contre leur souverain. On croyait que cette forme de gouvernement assurerait la liberté, l’égalité devant la loi, l’économie dans les dépenses et la félicité publique. Les publicistes comme les foules considéraient avec envie l’heureuse Angleterre, qui jouissait de ce régime politique, dépeint en termes si enthousiastes dans l’Esprit des lois. Successivement, soit par des insurrections, soit par l’octroi des rois, tous les états européens, excepté la Russie, ont obtenu ce qu’ils désiraient avec tant d’ardeur : le pouvoir législatif est exercé par des assemblées délibérantes, dont les membres sont élus librement par les citoyens.
Mais quel étonnant revirement d’opinion s’est produit ! On est prêt à brûler ce qu’on adorait naguère. Ce régime parlementaire, si ardemment désiré jadis, est aujourd’hui presque partout l’objet des attaques les plus vives. On ne peut en dire assez de mal ; il est la cause de toutes les crises, de toutes les souffrances, même de celles qui sévissent exclusivement dans le domaine économique. En France, il inspire, dit-on, une telle animadversion, que le peuple, qui a fait la Révolution de 1789 pour conquérir la liberté, est prêt à la sacrifier et à demander au premier dictateur venu qu’il le délivre des mains du parlementarisme. En Italie, c’est à lui qu’on s’en prend de toutes les fautes commises, dépenses exagérées de l’armée et de la marine, déficit croissant du budget, ruine des campagnes, émigration croissante, politique coloniale et, cette faute sans excuse, l’occupation de Massaouah. Récemment, à la clôture du parlement autrichien, le président Smolka reprochait aux députés d’avoir prononcé plus de neuf mille discours, dont deux mille à propos de la loi financière. En Angleterre, dans la patrie même du régime parlementaire, on dit qu’il est devenu impuissant, qu’il ne marche plus, et récemment on allait jusqu’à l’appeler la « grande nuisance. » En Amérique, comme le montrait récemment ici même M. le duc de Noailles, sous l’action de l’esprit conservateur des anciens colons, les institutions libres ont échappé aux tendances de la démocratie extrême, et cependant toutes les réformes qui se font dans l’ordre politique ont pour but de restreindre l’activité des assemblées délibérantes et de concentrer le pouvoir aux mains de certains hauts fonctionnaires. J’ai consacré une précédente étude[1] à faire voir sous quelle forme ce mouvement s’est produit au centre de la Fédération, dans la chambre des députés, où il a eu pour résultat d’attribuer au président, un vrai dictateur, et aux comités nommés par lui, un pouvoir plus absolu et moins contrôlé que celui des souverains despotiques de l’Europe. Je voudrais faire voir maintenant comment une transformation semblable s’accomplit dans les états particuliers et dans les grandes villes. Il n’est guère dans l’ordre politique de phénomène plus important et plus curieux à étudier, puisqu’il est général dans les deux mondes, partout où fonctionnent des parlemens et des administrations électives[2].
Les trente-huit états qui, en ce moment, constituent l’Union américaine ont chacun, on le sait, leur constitution particulière que le peuple a votée et qu’il peut amender, en suivant certaines prescriptions, assez compliquées pour qu’il ne soit pas fait usage de ce droit à la légère. Toutes ces constitutions étaient, dans le principe, calquées sur le modèle de celle de la Fédération. Elles avaient pour but essentiel de garantir aux citoyens ce que l’on appelait les droits naturels et les libertés nécessaires : liberté de la parole, de la presse, de renseignement, des cultes, égale admissibilité aux emplois, égalité devant la loi, habeas corpus, le jury ; et tous ces droits étaient déclarés sacrés, inaliénables et placés au-dessus de toute loi et de toute entreprise de l’autorité. Ce que les auteurs de ces constitutions avaient eu surtout en vue, en Amérique comme en Europe, c’était d’opposer une barrière infranchissable aux entreprises et à l’arbitraire du pouvoir exécutif ; mais on n’avait pas songé à limiter l’activité du pouvoir législatif. On s’aperçut bientôt que de ce côté existait un danger non prévu, mais très réel, surtout pour la bourse des contribuables. On vit les législatures des états particuliers contracter des dettes insensées et parfois les répudier, fonder des banques sans base sérieuse, multiplier les fonctions pour y placer les favoris du groupe dominant, accorder des faveurs à certaines corporations privilégiées, construire des ponts et des routes à l’usage des meneurs politiques, accorder des concessions de chemins de Ier uniquement pour enrichir les lanceurs d’affaires, en un mot, les chefs des différens partis, mettre le trésor au pillage, parfois successivement, d’autres fois de connivence, et de façon à faire tous fortune aux dépens du public.
Heureusement en Amérique, quand un mal est nettement aperçu et mis au jour, il y est appliqué des remèdes prompts et énergiques. Celui qui fut adopté ici consista à limiter de plus en plus, par des articles des constitutions révisées, l’activité malfaisante des chambres. Comme le dit très bien M. Albert Shaw, le peuple reprit en main, dans une mesure de plus en plus grande, le pouvoir législatif, en imposant au parlement des restrictions très grandes relatives à la durée des sessions et aux objets soumis aux décisions des chambres.
MM. Bryce et Shaw nous font connaître les différens moyens que consacrent les constitutions des états particuliers pour brider l’activité des parlemens. Tout d’abord, il y a le système des deux chambres qu’on rencontre partout ; car, en Amérique, on est plus que jamais convaincu de la vérité de ce mot de Lally-Tollendal, rapporteur du comité de la constitution en 1789 : « Avec une seule chambre vous pourrez tout détruire, sans les deux chambres vous ne pourrez rien fonder. » Tel projet de loi destiné à favoriser l’un ou l’autre intérêt particulier sera rejeté par le sénat, parce que les mêmes influences n’y dominent pas et aussi parce que l’une des doux assemblées se plaît souvent à tenir l’autre en échec. Cette opposition a toujours un excellent résultat, disent les Américains : elle empêche l’adoption d’un grand nombre de bills, et c’est autant de gagné, car « en fait de lois, comme en fait de vermine, plus on en tue, mieux cela vaut. »
Le veto que possède le gouverneur dans 34 états sur les 38 est aussi un moyen de préservation contre l’activité législative des chambres, car ce n’est point là, comme en Europe, une arme rouillée et vaine, dont un souverain ne peut faire usage sans risquer sa popularité, son trône ou même sa vie. Dans un article de la Revue[3], M. le duc de Noailles a montré l’importance de cette prérogative aux mains du président de la Fédération. Les gouverneurs y ont recours tout aussi souvent que lui, car assez fréquemment ils appartiennent à un autre parti que celui qui domine dans les chambres, et leur responsabilité étant plus grande, ils se laissent guider davantage par l’intérêt général. D’après ce que rapporte M. Bryce, il n’est pas rare de voir un gouverneur invoquer comme un titre à sa réélection l’emploi énergique qu’il a fait de son droit de veto.
Nous n’avons nulle idée de la fureur de légiférer des parlemens aux États-Unis. Je trouve à ce sujet des chiffres très curieux dans un discours prononcé à la réunion de 1886 de l’Association du barreau américain par son président, M. William Allen Butler. Ainsi, dans la session du congrès fédéral 1885-1886, le nombre total des bills « introduits » s’est élevé à 2,906, dont 1,101 ont été votés. Dans les différens états, les chiffres ne sont pas moins stupéfians. Dans dix états, 12,449 bills ont été proposés et 3,793 votés. New-York a pour sa part 2,093 bills proposés et 681 votés ; Kentucky, 2,390 proposés, 446 votés ; Alabama, 1,469 proposés, 442 votés. Les lois votées dans le Minnesota, pendant la session de 1887, forment un volume de 1,100 pages. À chaque session, les lois adoptées par le parlement du Wisconsin remplissent, en moyenne, 1,500 pages très serrées. Il est vrai que la plupart de ces bills se rapportent à des objets d’intérêt particulier. Pour mettre des bornes à ce déluge législatif, les constitutions réformées ont élevé toute sorte de barrières. Ce qu’il fallait réprimer tout d’abord, c’était l’entraînement aux dépenses excessives exigeant de nouveaux impôts, et surtout de continuels emprunts. C’est là un des plus graves défauts du régime parlementaire. Chaque groupe de députés réclame de l’argent dans l’intérêt de la circonscription qu’il représente, et, sous peine de succomber sous la coalition des appétits frustrés, il faut bien que le ministre leur accorde quelque satisfaction. Puis arrive toute une série d’exigences nouvelles en vue « de favoriser le progrès. » Le trésor public est mis en coupe réglée ; le déficit se creuse ; les contribuables, de plus en plus frappés, ne savent à qui s’en prendre et s’irritent sourdement ; le prestige du système représentatif est ébranlé.
Les états américains de l’Ouest, les plus maltraités sous ce rapport, ont été les premiers à attaquer le mal dans sa racine. Dès 1846. la constitution de l’Iowa interdit à la législature d’accorder des subsides à des sociétés ou des corporations et de contracter aucune dette nouvelle, même pour des travaux publics ou des objets d’utilité générale, sauf une dette flottante de 100,000 dollars, en attendant la rentrée des impôts. La plupart des autres états suivirent successivement cet exemple. En 1874, l’état de New-York, en révisant sa constitution, interdit absolument tout nouvel emprunt, sauf si le corps électoral le vote directement en vue d’un objet déterminé, et des restrictions du même genre sont maintenant en vigueur dans presque tous les états. C’est le régime appliqué partout en Suisse : toute dépense nouvelle, à moins qu’elle ne soit très minime, doit être approuvée par le peuple. En France, les conseils municipaux de deux localités, Cluny et Riom, ayant besoin de faire un emprunt pour construire l’une un marché, l’autre une caserne, ont soumis le projet au vote populaire ; et, dans les deux cas. celui-ci s’est prononcé pour la négative.
Les Américains ont trouvé un moyen plus simple encore de se préserver des effets d’un mal nécessaire, la réunion des chambres. Autrefois elles siégeaient, comme en Europe, chaque année. Aujourd’hui, dans tous les états, sauf dans cinq faisant partie du groupe des treize états primitifs, il n’y a plus de session du parlement que tous les deux ans, et chacun s’en félicite. Le gouverneur d’état disait à M. Bryce : « Nos législateurs sont certes de très braves gens ; mais c’est un soulagement universel quand nous les voyons rentrer dans leurs foyers. » On demande à un autre gouverneur s’il n’y a pas d’inconvénient à ne réunir les chambres que tous les deux ans : « Nullement, répond-il ; au contraire, tous les trois ou quatre ans seulement vaudrait encore mieux. » La durée de la session bisannuelle est aussi généralement limitée à un terme très court. Vingt-deux états ont fixé d’une façon absolue le nombre de jours pendant lesquels les chambres peuvent siéger ; d’autres ont préféré une autre méthode : ils n’accordent l’indemnité aux députés que pendant un certain temps. Ceux-ci peuvent continuer à se réunir ; mais le sentiment du devoir rempli est alors leur seule rémunération. Je n’ai pu constater dans combien de cas cela a paru suffisant.
Dans beaucoup d’états, la durée de la session ne peut excéder soixante jours. Dans d’autres, on a accordé quatre-vingt-dix jours. Le Nebraska avait même réduit le terme à vingt jours ; on y est revenu récemment d’un autre système : on ne limite plus la durée de la session, mais le traitement des députés y est fixé à 300 dollars, ce qui équivaut à peine au salaire d’un manœuvre. Toutefois, un autre inconvénient se fait sentir. Ces représentans du peuple, qui ne peuvent se réunir qu’une fois tous les deux ans, pendant deux ou trois mois seulement, arrivent de leurs cantons respectifs chargés de bills dont ils veulent absolument obtenir le vote. D’où plus d’examens préliminaires, plus de délibérations, plus de débats. On vote, on vote au pas de course. On fait presque autant de lois, et elles sont plus mauvaises. Quelques états, comme le Colorado et la Californie, par exemple, ont prolongé la durée des sessions ou le terme pendant lequel l’indemnité parlementaire est payée.
On demeure confondu quand on voit la démocratie extrême, en Suisse et aux États-Unis, réaliser l’idéal du représentant le plus décidé du principe d’autorité, M. de Bismarck, en limitant à des bornes de plus en plus étroites l’activité des assemblées délibérantes. Dans les pays monarchiques, il serait imprudent de trop restreindre les pouvoirs du parlement, car ici c’est l’autorité du souverain qui doit être tenue en échec, sous peine d’aboutir au despotisme ; mais dans les républiques, où le danger réside dans l’omnipotence des chambres, c’est à ce mal qu’il faut porter remède, et ainsi tout ce qui se fait aux États-Unis à cet effet mérite l’étude la plus attentive.
Pour se rendre compte des tendances nouvelles de la démocratie en Amérique, il faut considérer, non les changemens introduits dans la constitution fédérale, qui sont très rares, mais les modifiations des constitutions des états, qui sont très fréquentes, surtout dans ceux de l’Ouest. D’après ce que nous apprend M. Hitchcock dans son livre si instructif, Study of american state constitutions[4], depuis 1776 on a adopté 105 constitutions nouvelles, plus 214 amendemens constitutionnels. La durée moyenne d’une constitution est de trente ans. Dans les états de la Nouvelle-Angleterre, où l’esprit traditionnel des puritains a conservé plus d’action, les changemens sont moins fréquens. Ainsi, le Massachusetts vit encore sous sa constitution de 1780 ; le Connecticut, le Rhode-Island et le Maine n’ont modifié la leur qu’une fois ; le Vermont et le New-Hampshire que deux fois. Les constitutions et les lois des états particuliers ont pour le citoyen une tout autre importance que celles du gouvernement fédéral ; car les premières le touchent sans cesse et dans sa vie de chaque jour, pour ses droits civils et politiques, tandis que les secondes se rapportent plutôt aux relations de la Confédération avec l’étranger ou aux rapports des états particuliers entre eux.
Dans les modifications de ces nombreuses constitutions, M. Bryce a été frappé de deux tendances, en apparence, opposées, mais nées d’un même sentiment de défiance à l’égard des députés : d’une part, on a accru l’autorité du pouvoir exécutif, représenté par le gouverneur ; d’autre part, on a fait intervenir plus directement le vote populaire. Ainsi, à l’origine, on aurait cru porter atteinte à la souveraineté du peuple en donnant II l’exécutif le droit de refuser sa sanction aux lois votées par les chambres. Peu à peu, comme nous l’avons dit, le veto a été accordé au gouverneur dans tous les états, sauf quatre. La durée de ses fonctions a été prolongée, et les restrictions à sa rééligibilité ont été presque partout supprimées. Les juges aussi sont nommés pour un temps plus long, et leur traitement a été augmenté. Ils étaient naguère souvent choisis par le parlement ; aujourd’hui, là où ils ne sont pas élus par le suffrage universel, ils sont désignés par le gouverneur.
D’où vient cette tendance générale à accroître les prérogatives de l’exécutif, si opposée, semble-t-il, à l’esprit démocratique ? C’est d’abord parce que le gouverneur élu par le corps électoral de l’état tout entier est souvent un personnage considérable, connu et jouissant de l’estime publique. C’est ensuite parce que l’on a reconnu que dans le domaine de la politique, comme dans celui de l’industrie, rien n’est aussi efficace pour obtenir de bonne besogne que la responsabilité. Le gouverneur agit sous les yeux de tous ; il sait que c’est à lui seul qu’on demandera compte des résolutions qu’il aura prises ; tandis que les décisions des chambres, étant l’œuvre d’une majorité collective, échappent souvent au jugement de l’opinion publique.
Le second changement à noter est celui qui consiste à faire intervenir directement le peuple dans la confection des lois. On est arrivé à ce but de plusieurs façons, et tout d’abord d’après une méthode spécialement anglaise et que l’on appelle local option, « l’option locale, » c’est-à-dire qu’on délègue aux habitans des divers districts le droit de décider s’ils y admettent l’application de certaines lois. C’est là un excellent système, premièrement parce que la situation différente de chaque circonscription n’admet pas l’application d’une règle uniforme ; secondement, parce que certaines mesures ne sont vraiment efficaces que si elles sont appuyées par l’opinion publique. Dans les pays qui ont subi l’influence de la Révolution française et de l’Empire, on veut que des règlemens identiques soient mis en vigueur partout, dans un hameau de cent habitans comme dans une ville qui en compte des centaines de mille, au Nord comme au Midi, dans les cantons les plus arriérés comme dans les plus avancés. Voici des exemples du système de « l’option locale. » La loi sur l’enseignement primaire en Angleterre n’a pas édicté renseignement obligatoire pour tout le pays : il appartient à chaque localité de décider si elle veut avoir un comité scolaire (School Board) et si elle entend imposer aux parens le devoir d’envoyer leurs enfans à l’école. S’agit-il de créer une bibliothèque communale (free library) et de lever à cet effet un impôt spécial, la question est soumise aux votes des habitans ; et récemment, à Glascow, le projet d’en fonder une a été repoussé par 28,946 non contre 22,755 oui. Accordera-t-on dans un certain district des licences pour la vente des boissons alcooliques, la majorité des électeurs aura à le décider. Aux États-Unis, on a soumis ainsi au vote populaire la question de savoir, ici, si l’enseignement sera entièrement gratuit, et il l’est devenu, en effet, dans la plupart des états ; ailleurs, si le débit des spiritueux sera oui ou non interdit ; dans l’état de New-York, si les objets fabriqués par les détenus dans les prisons seront vendus en concurrence avec l’industrie privée.
J’ai montré ici même[5] que le régime plébiscitaire a été successivement introduit dans tous les cantons suisses, sauf dans celui de Fribourg : toutes les lois, tous les règlemens d’ordre général et surtout toute dépense nouvelle doivent y être raidies par le corps électoral entier votant au referendum, par oui ou par non. Aux États-Unis, les cours de justice ont décidé, à maintes reprises, que la législature, étant investie du pouvoir délégué de faire les lois, ne peut céder cette prérogative à aucun autre corps politique, pas même au corps électoral. Il a donc fallu recourir à un autre moyen d’en appeler directement à la volonté populaire. Ce moyen, qu’on pourrait appeler le système plébiscitaire américain, consiste à introduire dans la constitution les prescriptions que l’on veut faire consacrer par le peuple. Cette méthode ressemble, à certains égards, au referendum suisse, car l’amendement constitutionnel est d’abord discuté et approuvé par la législature, où une majorité des deux tiers est souvent requise, et puis soumise à la votation directe de tous les électeurs de l’état. La conséquence de cette façon de faire a été que les constitutions des états de l’Union américaine sont très différentes de celles qui sont en vigueur en Europe et qui ne contiennent que deux groupes de dispositions, les premières consacrant les droits essentiels des citoyens, les secondes fixant les formes de gouvernement. Dans les constitutions d’état en Amérique, on trouve réglées un grand nombre de matières qui, ailleurs, sont l’objet des lois ordinaires ; ainsi le régime des successions et des contrats, les détails du droit administratif et, de l’organisation judiciaire, le système d’administration des chemins de fer et des banques, la création des comités et des fonds scolaires, la formation d’un bureau ministériel spécial pour l’agriculture, pour le travail (Labour Bureau), pour les canaux, la fixation du traitement de certains fonctionnaires, etc. Parfois des articles constitutionnels s’occupent d’objets de la plus minime importance. Ainsi on a déterminé, ici, de quelle façon se fera la fourniture du charbon pour chauffer le bâtiment où se réunit le parlement ; ailleurs, combien il serait payé pour emmagasiner du blé dans les docks. Dans le Wisconsin, ce sont les électeurs qui ont à décider, en votant Banks ou no Banks, si les banques pourront se constituer sous forme de sociétés commerciales. Dans le Minnesota, « le fonds d’amélioration intérieure » ne peut recevoir aucun emploi qui ne soit au préalable ratifié par une majorité des électeurs prenant part à l’élection générale annuelle. Comme le fait remarquer M. Bryce, à qui j’emprunte ces détails, le plébiscite enlève dans ce cas à la législature l’exercice de la plus essentielle de ses fonctions, l’application des ressources financières de la nation. De cet expédient qui fait régler par les constitutions ce qui devrait l’être par les lois, il est résulté que le texte de ces pactes fondamentaux s’allonge à chaque révision et tend à prendre des proportions démesurées. Ainsi, la première constitution de la Virginie, qui remonte à l’année 1796, n’avait que quatre pages ; celle de 1830 en a sept et celle de 1870 trente-deux. La constitution du Texas de 1845 avait seize pages, celle de 1876 en a trente-quatre ; celle de la Pensylvanie en avait huit en 1776 et vingt-cinq en 1870 ; celle de l’Illinois dix on 1818, vingt-cinq en 1870.
Les Américains recourent de plus en plus à cet étrange système, parce qu’ils constatent que les lois préparées par une convention spéciale, sous forme d’articles constitutionnels, et ensuite votées par le peuple, sont meilleures que celles adoptées par les législatures ordinaires. Les conventions qui élaborent ces amendemens aux constitutions sont composées d’hommes plus capables que les chambres. Ils délibèrent sous les regards du public, dont l’attention a été spécialement éveillée sur la matière en discussion. Ils sont moins exposés à ces influences « sinistres » dont parle Stuart Mill, c’est-à-dire à la corruption et aux excès de l’esprit de parti. Toutefois, si la démocratie doit en arriver peu à peu au gouvernement direct, il est certain que le referendum à la manière suisse est préférable à la méthode américaine. Celle-ci arrivera à faire des constitutions une masse chaotique et indigeste d’articles sans ordre, sans lien logique, souvent d’un intérêt secondaire, ce qui est d’autant plus fâcheux que, pour les supprimer ou les modifier, il faut recourir à la procédure très compliquée d’une révision constitutionnelle.
En Angleterre, depuis quelque temps, le régime représentatif tend aussi à se subordonner au régime plébiscitaire, quand il s’agit d’une question importante et surtout d’une application nouvelle des principes démocratiques. La chambre des communes vote une loi ; la chambre des lords la rejette ; -alors commence dans le pays une campagne d’intense agitation politique. De toutes parts s’organisent des meetings, des processions, des pétitionnemens. Les deux partis comptent ainsi le nombre de leurs adhérens, et chacun d’eux s’efforce de démontrer qu’il a pour lui la majorité de la nation. Quand le courant de l’opinion se prononce d’une façon très forte et avec une grande surexcitation des passions populaires, la chambre des lords finit par céder, car elle se persuade que son existence même est en jeu. D’autres fois, on a recours à une dissolution de la chambre des communes, pour que le ministère puisse savoir, sans s’y tromper, ce que veut la majorité les électeurs. De toute façon, c’est la volonté populaire qui dicte la loi.
Ces procédés de gouvernement sont non-seulement irréguliers, révolutionnaires et pleins de danger pour le maintien des institutions établies, mais, en outre, ils sont dictés par une idée fausse et antiscientifique, malheureusement très répandue aujourd’hui, à savoir que la loi doit être, comme l’a dit Rousseau, l’expression de la volonté du peuple. C’est, sous forme démocratique, l’adage des anciens juristes romains : « La loi est l’expression de la volonté du souverain. » Des deux parts, l’erreur est profonde et fertile en conséquences funestes. Les lois doivent être l’expression des nécessités sociales. Mirabeau l’a dit admirablement : « La raison est (c’est-à-dire doit être) le souverain du monde. » Grande vérité, que Guizot a reproduite en ces termes : « C’est toujours de la raison, jamais de la volonté, que dérive le pouvoir. » Pourquoi le père a-t-il autorité sur son enfant ? Parce qu’il sait mieux ce qui lui est utile, de sorte qu’il est de l’intérêt des deux que celui qui a le plus de raison commande et que celui qui en a le moins obéisse.
En tout pays, à un certain moment, il y a des règlemens qui sont les plus conformes à la justice et à l’intérêt général. Ce sont ces règlemens qu’il s’agit de découvrir et de convertir en lois : lois politiques, lois civiles, lois pénales, lois commerciales, lois administratives. Ceci est affaire de science, non de volonté. Certes, le souverain, — roi, parlement ou peuple, — peut prendre telles résolutions qu’il voudra ; mais les conséquences qui en résulteront dépendront non de lui, mais de la nature des choses. S’il a fait de mauvaises lois, il en portera la peine. La politique est une science d’observation ; c’est à elle qu’il faut en appeler, non à la volonté si souvent égarée du peuple, à moins qu’on ait plus de confiance en lui qu’en ses représentans. Il est vrai que c’est là, dit-on, le cas en Amérique.
L’organisation des communes a subi, aux États-Unis, des modifications encore bien plus radicales que les constitutions des états, et, ce qui étonne, elles semblent faites dans un esprit complètement opposé. Pour la législation des états, on se rapproche peu à peu du gouvernement direct, tandis que, pour l’administration communale, on fortifie sans cesse le principe d’autorité, on accroît les pouvoirs du maire, de façon à en faire un vrai dictateur, et on restreint dans une limite de plus en plus étroite les prérogatives des conseillers municipaux. Pour comprendre combien ce changement est grand, il faut voir ce qu’était la commune américaine ; et, à cet effet, il est nécessaire de remonter à ses origines en Angleterre.
Dans la Bretagne anglo-saxonne, avant la conquête des Normands, le village, le tunscip, réglait les intérêts locaux dans l’assemblée générale de tous les habitans, le tunfcipmot. Leur affaire la plus importante était le partage périodique des terres communes. Le tunscip était un petit état rural souverain.
Plus tard, sous le régime féodal, le manoir s’empara peu à peu de la plus grande partie de ces terres communales et le reste devint propriété privée des cultivateurs. L’un des principaux objets dont l’autorité locale avait à s’occuper vint à disparaître, ainsi que la responsabilité collective qui formait un lien puissant entre les familles voisines. Le manoir et le pouvoir central accaparèrent d’autres attributions, notamment de celles qui concernaient la justice, et ainsi la commune civile, le tunscip, s’effaça pour faire place à la commune ecclésiastique, le parish[6]. Toutefois, dans les actes anciens, le mot town est encore souvent employé dans le sens de parish. Le parish meeting, appelé aussi vestry meeting, remplaça le tunscipmot. Tous les chefs de famille continuaient à se réunir, chaque année, pour régler directement les intérêts communaux ; mais, à mesure que la cour et les agens du manoir attiraient à eux la décision des affaires civiles, leurs soins s’appliquèrent plus exclusivement aux affaires de l’église. Cependant, au XVIe siècle, la commune, le town ou parish, s’occupait encore de maintenir l’ordre sur son territoire, de secourir les pauvres, d’entretenir l’église et les grands chemins, et de régler la jouissance des biens communaux, ainsi que de tout ce qui n’était pas devenu « manorial, » c’est-à-dire relevant du manoir. À cet effet, l’assemblée du village pouvait imposer certaines taxes et faire des règlemens locaux (by-laws, loin du bie ou by, village, dans les langues scandinavo-germaniques).
Pouvaient assister à l’assemblée tous ceux qui avaient un intérêt dans les décisions à prendre, par conséquent ceux qui avaient une habitation dans le village ou qui y « fumaient des terres. » La convocation se faisait dans l’église, avant ou après le service, ou parfois sur la place du marché. Des réunions avaient lieu régulièrement pour la reddition des comptes, pour l’élection des fonctionnaires et, extraordinairement, pour décider une réparation urgente aux chemins, à l’église et pour la levée des impôts.
Le fonctionnaire principal était le constable qui avait charge de la police et de l’arrestation des malfaiteurs, chose très importante, car la paroisse, le town, était pécuniairement responsable des vols et des assassinats commis sur son territoire. Il avait le droit de nommer des gardes, surtout pour la nuit ; il représentait la commune auprès des autorités du comté. Les churchwarden ou marguilliers, aussi élus par les habitans, formaient un corps qui veillait à l’entretien de l’église, des vêtemens du pasteur et à toutes les nécessités du culte.
Les maîtres des pauvres, overseers of the poor, donnaient des secours aux indigens, conformément à la loi d’Elisabeth, et levaient à cet effet une taxe spéciale consentie par les contribuables. Les marguilliers convoquaient, chaque année, les habitans pour choisir deux hommes probes qui étaient chargée d’entretenir les chemins et de régler la prestation des six jours de corvée que chacun devait, chaque année, à cet effet.
En outre, sous des noms très différens : jurats, questmen, swornmen, sidesmen, etc., et avec des attributions mal définies, on rencontrait dans chaque village un groupe d’hommes composés principalement d’anciens constables et de churchmaden, élus par les habitans et qui avaient pour mission d’assister de leurs avis les fonctionnaires communaux. Ils devinrent plus tard le select vestry en Angleterre et les townmen, prudential men ou selectmen dans la Nouvelle-Angleterre. Jusque-là, le gouvernement direct avait été complètement exercé par les citoyens ; mais bientôt, en Amérique, on vit apparaître un corps représentatif. Les institutions communales des Anglo-Saxons, transportées au-delà de l’Atlantique, y reçurent une vie nouvelle qui les rapprocha du tunscipmot primitif, sous l’influence démocratique du christianisme réformé, que les puritains et les Pilgrim fathers pratiquaient dans leur nouvelle patrie. Comme le dit un auteur qui a étudié à fond les origines de la démocratie aux États-Unis, le président Portet : « Tout ce qui caractérise la vie politique de la Nouvelle-Angleterre vient du meeting house, de la salle d’assemblée religieuse. Sa construction a été l’origine de toutes les communautés qui s’y sont fondées, et c’est d’elle qu’émanent les traits distinctifs de leur histoire. »
Quand les émigrés anglais s’établissent dans la baie de Massachusetts, on voit naître parmi eux le gouvernement communal d’une façon pour ainsi dire naturelle. Ainsi, à Rochester-Town. le 8 octobre 1633, ils se réunissent et décident qu’à certains jours, le son du tambour appellera tous les habitans de la II plantation » à l’église, afin d’y arrêter, dans l’intérêt général des règlemens auxquels tous seront tenus de se soumettre, et de choisir douze hommes qui ordonneront toute chose jusqu’à la prochaine assemblée mensuelle. Ces hommes choisis, ces selectmen, formèrent plus tard le conseil municipal.
Le township constitua l’unité politique primordiale, la molécule organique, dont la multiplication et l’union constituèrent l’État. Le township faisait tous ses règlemens locaux (by-laws), à condition qu’ils ne fussent pas contraires aux lois générales ; il avait une cour de justice et une compagnie de milice ; il choisissait sans contrôle tous ses fonctionnaires et élisait les délégués qui le représentaient au general court, c’est-à-dire à l’assemblée plénière de la province.
Pour prendre part à la réunion ordinaire des habitans, qui avait lieu, chaque année, en mars, comme chez les Francs et les anciens Germains, il fallait posséder une propriété, freehold, d’un certain revenu, fin outre, les selectmen, dont le nombre variait de trois à neuf, devaient convoquer une assemblée extraordinaire chaque fois que dix freeholders ou propriétaires le demandaient.
Le gouvernement direct était le principe essentiel. Les électeurs nommaient des fonctionnaires spéciaux pour chaque service, au lieu de confier ces soins d’administration aux conseillers communaux, comme nous le faisons en Europe. Dans la réunion du mois de mars, on choisissait le constable qui veillait au maintien de l’ordre et parfois à la rentrée des impôts, le surveillant des chemins (surveyor of the highways) qui avait le droit de requérir les corvées de travail manuel et de charroi nécessaires pour l’entretien des routes, les maîtres des pauvres (overscers of the poor) qui distribuaient les secoure aux indigens et aux infirmes, les percepteurs des impôts (collector of taxes) qui prélevaient les contributions levées en proportion de l’avoir de chacun, le secrétaire (town clerk) qui inscrivait dans des registres les votes émis, les règlemens arrêtés, les dépenses votées, les naissances, les décès et les mariages, et qui citait à comparaître devant la cour de justice locale : les surveillans des haies (fence viewers) qui veillaient à ce que toutes les clôtures fussent en bon état et « hautes au moins de 4 pieds, » les gardiens (wardens) qui s’occupaient de tout ce qui concernait la moralité, — ivresse, cruauté à l’égard des animaux, actes obscènes, immoraux ou sacrilèges, — et enfin les membres du grand et du petit jury.
Dans les villages des États-Unis, l’ancienne forme démocratique du gouvernement s’est maintenue à peu près intacte et, comme en Grèce et dans les Landsgemeinde des cantons primitifs de la Suisse, ce sont les habitans réunis sur la place publique, à certaines époques, qui font les règlemens, votent les dépenses et les impôts, nomment les fonctionnaires et, en somme, s’administrent eux-mêmes directement. C’est le self-government dans toute la force du terme. Mais, dans certaines localités, la population s’est accrue et la richesse s’est accumulée : des villes se sont formées. L’état en a fait des « corporations, » c’est-à-dire des « cités, » en leur donnant une charte qui détermine leur régime administratif. Il ne pouvait maintenir le gouvernement direct du town meeting, c’est-à-dire de l’assemblée générale des citoyens : il créait donc le système représentatif. Le corps électoral nommait un conseil municipal d’aldermen ou de councilmen, qui, dans les limites des lois générales, réglaient toutes les affaires communales, comme, en général, dans nos villes européennes. Mais l’accroissement rapide du nombre des habitans et la complexité correspondante des questions à résoudre amena presque partout une situation troublée, qu’on jugea intolérable. Ce qui augmentait le mal, c’est que l’état, usant du droit de souveraineté absolue, en vertu duquel il avait créé la cité, intervenait à chaque instant dans ses affaires par des lois spéciales. Il en résultait de tels abus et des marchés si scandaleux que les constitutions révisées interdirent de plus en plus fréquemment aux législatures des États de voter des bills de ce genre. En outre, l’organisation nouvelle donnée aux villes modifia entièrement les institutions anciennes et enleva presque tous les pouvoirs au conseil communal, pour en investir le maire. Ceci n’est rien moins qu’une révolution, car c’est la suppression du régime parlementaire municipal.
La cause de ce changement mérite de nous arrêter un moment, car c’est un phénomène économique qui se produit en Europe comme en Amérique, et dont les redoutables conséquences peuvent mettre en péril la liberté même ; je veux parler de l’accroissement de la population des villes, aux dépens de celle des campagnes. Les historiens nous apprennent que telle a été la cause principale de la décadence irrémédiable de l’empire romain. Les provinces étaient vides d’habitans, quand elles furent occupées par les barbares.
D’après le recensement de 1790, il n’existait alors aux États-Unis que treize villes comptant plus de 5,000 habitans, et aucune d’elles n’en avait 40,000. En 1880, il y en avait 494 de plus de 5,000 âmes, 40 de plus de 40,000 et 13 de plus de 100,000. Il doit y en avoir aujourd’hui au moins 30 de cette importance. La proportion des personnes vivant dans les localités de plus de 8,000 âmes était, en 1790, de 3.3 pour 100, en 1840, de 8.5, et en 1888 de 20.5. L’accroissement relatif des populations urbaines se fait donc plus rapidement encore aux États-Unis qu’en Europe.
Ce sont les capitales surtout qui grandissent d’une façon effrayante. Ainsi, Londres a plus de 4 millions d’habitans, Paris plus de 2 millions. Berlin plus de 1 million, New-York et ses faubourgs 1 million 1/2. Le nombre des villes comptant 50,000 ou 100,000 âmes augmente sans cesse. La raison en est claire. Les grandes villes offrent des avantages de toute espèce : des plaisirs plus nombreux et plus choisis ; plus de réunions et de fêtes, de meilleurs théâtres et concerts ; plus de moyens de s’instruire : cours publics, bibliothèques, musées ; plus d’hommes éminens dans tous les genres ; plus d’occasions de se placer et de gagner de l’argent ; des emplois et des fonctions mieux rétribués, et, en même temps, pour ceux dont les revenus sont diminués, par suite d’un revers de fortune ou d’une mise à la retraite, plus de facilités pour se perdre dans la foule. La centralisation attire l’argent vers la capitale, et les hommes suivent l’argent. Déjà Mirabeau, l‘Ami des hommes, disait dans son énergique langage en parlant de Paris et de la France de son temps : « Une tête apoplectique sur un corps anémique. » Depuis lors, le mal s’est bien aggravé : tandis que, dans les provinces et surtout dans les campagnes, la population s’accroît très lentement ou même diminue, à Paris elle n’a cessé d’augmenter, malgré les guerres, les révolutions et les crises économiques.
En même temps que les causes d’attraction vers les chefs-lieux sont devenues plus nombreuses et plus puissantes, les motifs qui portaient à y résister ont disparu. Jadis la vie était chère dans les grandes villes, très bon marché en province. Aujourd’hui, les chemins de fer ont nivelé les prix, en enlevant les denrées là où elles abondent pour les porter là où elles sont le plus demandées. Ainsi souvent la marée coûte moins à Paris que dans les ports de mer. Sans les bateaux à vapeur, il eût été impossible d’approvisionner et de nourrir les 4 millions d’habitans de Londres ; maintenant rien n’empêche qu’ils ne s’élèvent un jour au double.
Cette énorme accumulation d’hommes au centre crée, en tout pays, une situation nouvelle et pleine de périls. Nulle part le contraste entre l’opulence et la misère ne se présente sous un aspect plus frappant que dans les capitales : c’est là qu’on rencontre, côte à côte, les plus grandes fortunes et les tableaux les plus désolans de l’extrême dénûment. Chaque jour, l’élite des oisifs étale tous les raffinemens d’un luxe tapageur aux yeux d’une foule d’ouvriers, qui n’ont pour subsister qu’un salaire parfois insuffisant. C’est donc là que les idées et les passions hostiles à l’ordre social actuel prennent le plus de violence et se répandent le plus rapidement. Et pourtant, c’est dans ces cités menacées de désordres et même d’insurrections, si par malheur l’autorité venait à être momentanément paralysée, qu’on a placé le siège du gouvernement. Les Américains ont été plus sages et plus prévoyans ; car, tant pour la Confédération que pour les états particuliers, c’est dans une petite ville que résident les représentait : ) du pouvoir et que se réunit le parlement. En France, l’enseignement si chèrement acheté de la Commune avait fait choisir Versailles dans le même dessein ; mais bientôt l’attrait de Paris l’emporta, et les assemblées se décidèrent à y revenir. Puissent-elles n’avoir jamais à s’en repentir !
De toute façon se pose ce difficile problème : comment organiser le gouvernement municipal dans les grandes villes et surtout dans la capitale ? Il faut tout d’abord que ces autorités locales soient capables de gérer convenablement les intérêts si divers et si considérables dont l’administration leur est confiée. Puis, à moins de mettre en tutelle la cité qui est le centre des lumières et de l’activité nationales, on ne pourra refuser à ses habitans le droit d’élire le conseil communal. et cependant, si on leur accorde une autonomie complète, que de périls, quel redoutable inconnu ! Par les raisons que nous avons indiquées, les idées avancées, radicales, ou même subversives, domineront dans la capitale. Le gouvernement national et le parlement, qui représentent le pays entier, où règnent d’autres opinions, seront placés en face et pour ainsi dire à la merci d’un gouvernement municipal qui leur est hostile, qui dispose de forces considérables et qui, au besoin, peut déchaîner les passions révolutionnaires et faire appel à l’insurrection. Les souvenirs inoubliables de la Commune de Paris de 1793 et de 1871 montrent clairement en quoi consiste le danger.
L’augmentation si rapide de la population dans les villes a eu aux États-Unis deux conséquences fâcheuses et d’autant plus pénibles qu’on y était moins préparé : l’accroissement et de la criminalité et des dépenses publiques. Quelques chiffres suffiront pour faire voir la gravité du mal. Les statistiques publiées par le surintendant des pénitenciers à New -York nous apprennent qu’on comptait on 1850, 1 détenu sur 3,445 habitans ; en 1860, 1 sur 1,640 ; en 1870, 1 sur 1,172 et en 1880, 1 sur 855. En trente ans la criminalité avait donc quadruplé. J’emprunte à M. Bryce quelques faits relatifs à l’augmentation des impôts dans les villes. En comparant poulies quinze plus grandes de celles-ci la situation de 1860 à celle de 1875, on arrive au résultat suivant : accroissement de la population, 70.5 pour 100 ; de la valeur taxable des biens, 156.9 ; de la dette, 270.9 : des impôts, 363.2. Les dépenses locales sont énormes : ainsi elles s’élevaient à Boston, en 1880, à environ 140 fr. par tête, soit à près de 600 francs par famille. Les dettes de certaines villes ont triplé en dix ans, et malheureusement elles ont souvent, en grande partie, pour origine, des malversations ou des vices d’administration.
Pour mettre un terme à des abus, si énormes et si scandaleux que le bruit en est venu jusqu’en Europe, les Américains ont eu recours à une réforme qui au premier abord étonne : ils ont limité dans des bornes très étroites la compétence des conseils municipaux et étendu les pouvoirs du maire au point d’en faire un véritable autocrate. Telles sont, du moins, les tendances qui se révèlent dans la plupart des constitutions communales révisées. Bien entendu, celles-ci diffèrent dans chaque état particulier et pour chaque ville ; mais voici les caractères généraux qu’on y retrouve. Certains hauts fonctionnaires, comme le maire, le contrôleur-général, le greffier, sont élus directement par le peuple ; ils nomment leurs subordonnés sous leur responsabilité vis-à-vis des électeurs. On a créé autant de départemens spéciaux qu’il y a de services publics, et à leur tête se trouve, tantôt un comité (bourd) de plusieurs personnes, tantôt un seul fonctionnaire, lesquels sont nommés, soit par le maire, soit par le collège du maire et des alderman. Ces comités administratifs sont très nombreux ; en voici l’énumération qui est curieuse parce qu’elle montre la variété d’objets auxquels doit pourvoir de nos jours un gouvernement municipal : instruction, — bibliothèque communale, — police, — accise, — charité publique, — hôpitaux et correction, — salubrité, — incendies, — police, — désignation des jurés, — finance, — impôts, — législation et contentieux. — pavage, — distribution des eaux, — nettoyage des rues, — travaux publics, — parcs, — fonds d’amortissement. Les règlemens concernant chaque matière sont faits par les comités desquels elle relève, et, s’il s’agit d’un intérêt général, par la législature de l’état. On voit que le rôle des conseils municipaux est singulièrement réduit. Le pouvoir réglementaire leur est presque entièrement enlevé et ce qui se fait en Europe par des comités composés de leurs membres l’est aux États-Unis par des bureaux qui échappent à leur contrôle. Ce que l’on peut appeler le parlement communal est souvent composé de deux chambres, la chambre haute, le conseil des aldermen nommés sur une seule liste par le corps électoral tout entier, et la chambre basse, le common council, issu d’élections par quartier. Les juges locaux sont généralement élus par le peuple, mais parfois choisis par l’état.
Afin de montrer l’étendue vraiment inouïe des pouvoirs attribués au maire, je citerai l’exemple de New-York. On me permettra une énumération un peu longue : elle est indispensable, si l’on veut comprendre ce que devient ce personnage aux États-Unis. Pour trouver chose semblable en Europe, il faut aller en Russie et y demander quels sont les prérogatives du tsar. Combien cela est différent de ce tableau séduisant, de self-governement que nous traçait naguère Tocqueville !
Le maire de New-York est nommé directement, au suffrage universel, par le corps électoral tout entier, et il reste deux ans en fonction. Il ne siège pas dans les conseils municipaux ; mais comme le président de la république et les gouverneurs des états, il a un droit de veto qui ne peut être annulé que par une majorité des deux tiers. Comme représentant du pouvoir exécutif, il veille à l’ordre public et peut appeler aux armes la milice pour réprimer les désordres et les émeutes. Il nomme les onze juges de police pour dix ans, les quatre juges de la police criminelle pour six ans, les trois membres du comité de charité publique et du pénitencier, les trois membres du comité des incendies, deux membres du comité de la salubrité publique dont les deux autres sont ex officio, le président du bureau de police et l’officier de santé que désigne le gouverneur, les trois membres du comité de l’accise qui concède les licences pour la vente des spiritueux, les membres du comité qui dresse les listes des jurys, le commissaire des travaux publics qui seul dirige le service du pavage et de l’éclairage des rues, des eaux alimentaires et des égouts, de la construction et de l’entretien des bâtimens communaux, département qui exige des dépenses énormes, le commissaire du nettoyage des rues nommé pour six ans, les trois membres du comité des parcs, les trois membres du comité des docks, le conseiller légiste du contentieux, les trois membres du comité des assesseurs qui font l’estimation de la fortune mobilière des contribuables, sur laquelle est assis l’impôt au profit de l’état et de la commune, le caissier municipal qui reçoit les revenus et acquitte les dépenses de la ville, les deux commissaires des comptes, qui contrôlent les livres de la caisse communale, enfin les commissaires du service civil qui déterminent les examens que doivent subir les candidats aux places dans l’administration. Le maire choisit aussi le nombreux état-major des fonctionnaires qui président au service de l’instruction primaire, les vingt-quatre membres du conseil supérieur (board of education), les trustees des écoles qui désignent tous les instituteurs et les institutrices, et les vingt-quatre inspecteurs, trois pour chacun des huit districts scolaires. En général, le maire a aussi le droit de destituer ceux qu’il nom ne, sous réserve de l’approbation du gouverneur. Dans cet étonnans système, ni le corps électoral, ni ses élus les conseillers municipaux n’interviennent plus dans l’administration des affaires communales. Par les nominations qu’il fait, tout dépend d’un dictateur temporaire, le maire.
Dans le livre de M. Bryce se trouve un chapitre écrit par M. Seth Low, aucun maire de Brooklyn, où il explique le motif qui a fait adopter cette organisation nouvelle, Les Américains savent, dit-il, qu’une grande entreprise industrielle ne réussit que si l’on accorde au directeur de pleins pouvoirs de direction et le libre choix de ses employés. Dès lors, aussitôt qu’ils ont vu que les affaires d’une vaste cité ressemblaient à celles d’une société commerciale, ils se sont convaincus qu’il fallait y appliquer le même principe : pouvoir absolu et responsabilité absolue. Si l’exécutif est fort, il s’efforcera de bien faire. Si son autorité se trouve contrôlée par celle des conseillers, les électeurs ne sauront plus à qui s’en prendre, en cas de malversation. Maintenant les citoyens comprennent que la gestion des intérêts communaux dépend entièrement des qualités du maire qu’ils élisent, et ils font généralement de bons choix. Depuis 1882, le nouveau régime a donné d’excellens résultats, et nul ne s’en plaint. N’est-il pas étrange de voir la démocratie extrême chercher son salut dans la concentration des pouvoirs ?
Ces changemens s’opèrent, bien entendu, sous l’empire des expériences faites et des nécessités reconnues. Quand la population et la richesse se sont accrues, il a fallu renoncer au gouvernement populaire direct. On a eu recours alors au gouvernement des conseils ; mais l’étendue et la complexité des besoins auxquels l’administration communale devait pourvoir sont devenues si grandes, les dépenses, les recettes, les emprunts si considérables que le régime parlementaire municipal a fléchi sous la charge. Il ne restait plus qu’à essayer du gouvernement d’un seul. C’est qu’on rencontre aux États-Unis une évolution politico-économique qu’on remarque également en Europe, l’intervention plus grande des pouvoirs publics et l’extension incessante de la réglementation : ce qui n’est autre chose que du socialisme municipal, comme l’appelle M. Albert Shaw. Voyez, par exemple, ce qui se fait dans le pays par excellence de l’initiative individuelle, en Écosse, à Glascow. Non-seulement cette cité a organisé l’enseignement gratuit et obligatoire, mais elle offre un repas aux enfans nécessiteux fréquentant les écoles publiques, elle fournit aux habitans le gaz, les appareils d’éclairage et de chauffage et elle éclaire les escaliers communs des maisons à plusieurs logemens ; propriétaire des tramways, elle met à la disposition des ouvriers des trains presque gratuits le matin et le soir ; elle a créé des bains, des salles de natation et des lavoirs publics ; elle a fait plus encore : après avoir exproprié des quartiers encombrés (slums), elle a construit des maisons qu’elle loue aux familles les moins aisées (housing of the poors). Il y a partout un entraînement général dans cette direction, qui, à mon avis, s’explique.
Dans les sociétés primitives, la liberté de tous est entière, limitée seulement par quelques coutumes presque immuables. Le choc des intérêts n’est point réglé par l’autorité : les conflits sont tranchés par la force. Plus tard, quand la population devient plus dense, les relations des hommes entre eux plus intimes et plus fréquentes et l’organisation sociale plus perfectionnée et ainsi plus sujette à dérangement, il faut plus d’ordre et par conséquent plus de règles imposées pour le maintenir. À mesure que la civilisation progresse, les besoins et les exigences des citoyens augmentent. Ils veulent de belles rues bien pavées, bien nettoyées, bien arrosées, bien éclairées, des boulevards aérés, des parcs ombreux, l’instruction mise à la portée de tous, les arts enseignés et encouragés, les pauvres secourus, les malades soignés, les coupables réformés, des ports creusés, des quais construits, des monumens pour tous les services. Pour tout cela, il faut des rouages très nombreux, une légion de fonctionnaires et beaucoup de millions. Il en résulte nécessairement que, pour accomplir cette besogne de plus en plus grande, l’ancienne machine gouvernementale doit être réformée, sous peine de se briser ou de donner occasion a des abus de toute espèce.
Pour mieux faire comprendre comment s’est opéré ce changement, en vertu d’une loi pour ainsi dire naturelle, j’emprunterai un exemple très simple à un discours de M. Goschen, actuellement chancelier de l’Echiquier en Angleterre, sur l’intervention croissante des pouvoirs publics : « Jusque récemment, la circulation dans les rues de Londres se réglait d’elle-même. Le fleuve des véhicules passait dans les deux sens librement et conformément au principe ! du laissez faire, laissez passer. Mais, quand les embarras de voitures, les contestations, les arrêts complets et les accidens devinrent plus fréquens, on demanda à grands cris l’intervention de la police. La société, sous la forme de deux agens, apparat dans les endroits les plus fréquentés. Les cochers durent suivre une direction imposée ; les véhicules furent arrêtés pour laisser passer les piétons ; des refuges furent créés pour faciliter la traversée de la rue. La liberté de la circulation cessa, ou du moins ne s’exerça plus que sous le contrôle de la réglementation. Il en fut de même sur les grandes routes et sur les chemins de fer. Le trafic industriel et l’activité humaine, dans leurs diverses manifestations, donnèrent lieu à tant de collisions, de disputes et de désordres, qu’on en appela au gouvernement et à la police pour mettre fin à un état de choses intolérable. Des règlemens, qui auraient paru inutiles et odieux au sein d’un ordre social plus simple, furent acceptés et même hautement réclamés. »
Ce qui ressort de cette étude, c’est que, dans le gouvernement local, non moins que dans le gouvernement central, le régime parlementaire a perdu aux États-Unis beaucoup de terrain, lequel a été pris par le président de la chambre des députés, au sein du congrès, par le gouvernement direct dans les états particuliers et par le maire dans les villes. Les assemblées délibérantes ont eu une glorieuse carrière. Elles ont donné à l’histoire des peuples libres quelques-unes de leurs plus belles pages, aux annales de l’éloquence de magnifiques discours, et à la volonté nationale l’un des meilleurs moyens de limiter le pouvoir des souverains. Mais quand, comme aujourd’hui, la masse des affaires à traiter s’accroît démesurément et que les partis se multiplient et se scindent en groupes indisciplinés, elles deviennent incapables d’accomplir convenablement l’énorme besogne qui leur incombe. Elles ne trouvent même plus le temps d’examiner à fond le budget, ce qui est, en réalité, leur principale mission et celle pour laquelle elles ont été créées, dès lors, certaines réformes deviennent indispensables ; on commence à le reconnaître dans tous les pays constitutionnels, en Angleterre même, non moins qu’en France, en Italie et en Espagne.
Je ne puis indiquer ici en quelle mesure ce qui s’est fait aux États-Unis peut être appliqué en Europe. On arrive toutefois, semble-t-il, à deux conclusions : c’est que, premièrement, dans une société égalitaire, la nécessité d’une autorité forte et armée de nombreuses prérogatives se fait sentir plus encore que dans les états qui ont conservé la royauté ou une aristocratie ; secondement, c’est que le peuple, s’apercevant que les affaires publiques, les finances surtout, ne sont pas bien gérées, voudra en reprendre le contrôle d’une façon plus directe. Ira-t-on jusqu’à en appeler pour toutes les lois et toutes les dépenses au referendum, à la manière suisse ? J’en doute ; car bien des nations en Europe n’y sont pas suffisamment préparées. Mais il paraît probable que c’est dans cette voie que l’esprit de réforme se portera. Le système représentatif était inconnu aux républiques antiques et l’esprit de la démocratie lui paraît peu favorable, car, récemment, dans les États les plus démocratiques, il fait place, peu à peu, d’une part, au gouvernement populaire, et, d’autre part, aux droits accrus du pouvoir exécutif élu par le peuple.
EMILE
DE LAVELEYE.
- ↑ Voyez la Revue du 1er novembre 1886.
- ↑ Je prendrai surtout pour guide le beau livre de M. Bryce, The American commonwealth, qui vient de paraître et qui est, à mon avis, depuis Tocqueville, l’étude, la plus complète et la plus profonde qu’il y ait de la grande république. Membre du parlement anglais, ancien sous-secrétaire des affaires étrangères, professeur de la faculté de droit de l’université d’Oxford et auteur d’une histoire de l’empire romain, M. Bryce était admirablement préparé pour bien saisir les caractères de la société américaine et pour analyser les ressorts de ses institutions. Je dois beaucoup aussi aux communications d’un publiciste américain très distingué, M. Albert Shaw, qui a entrepris de comparer le système d’administration de son pays à ceux de l’Europe.
- ↑ Voyez la Revue du 15 avril.
- ↑ En Europe tout ce qui concerne le gouvernement de la grande république a été l’objet de nombreuse » et excellentes études ; mais ce qui se rapporte aux états particuliers, étant d’accès plus difficile, a été négligé, sauf par M. Boutmy, qui en fait ressortir toute l’importance.
- ↑ Voyez la Revue du 1er novembre 1886.
- ↑ Le mot anglais parish vient, par le français et le latin, du mot grec παροιϰία (paroikia), indiquant un groupe d’hommes différens du reste de la population. Vestry est pris du mot vestiarum (le vestiaire), le lieu où l’on conservait les vêtemens ecclésiastiques.