La
transformation de la Chine


I

LES ORIGINES DU MOUVEMENT RÉFORMISTE LES ÉDITS IMPÉRIAUX ET LEURS RÉSULTATS



Depuis la fin de l’insurrection des Boxeurs et surtout depuis la guerre russo-japonaise, la Chine, qui s’était bornée jusqu’alors à emprunter à l’Europe surtout son armement perfectionné, est entrée résolument dans une voie de réformes qui, si elles étaient définitivement couronnées de succès, aboutiraient à métamorphoser cet Empire en une puissance moderne. Un mouvement réformiste est né, et un plan de réformes d’ensemble a été adopté visant à la fois la réorganisation de l’armée, de l’enseignement, de la justice, l’octroi d’une Constitution, l’extension des voies ferrées, la réglementation de l’usage de l’opium. Sur la signification et la portée de ce mouvement les avis en Europe sont fort divers, et tout aussi contradictoires sont les opinions omises sur l’application des édits impériaux relatifs aux réformes et sur l’esprit qui les a dictés. C’est qu’il est malaisé à un Européen, en raison de l’antinomie existant entre les deux races, de connaître les Chinois, le fond de leur pensée, la genèse de leurs passions les motifs réels de leur conduite, leurs intérêts tels qu’ils les entendent. Les déductions que l’on peut tirer des événemens sont, par-là même, rendues très hasardeuses. Nous pouvons seulement d’une manière certaine connaître des actions et percevoir les faits tangibles. C’est pourquoi, nous en tenant à une vue rigoureusement objective et générale, nous exposerons quels résultats ont été obtenus dans la voie des réformes, ce qu’est le mouvement réformiste, quelle est sa nature et son caractère, en quoi consiste sa force, quels sont les obstacles auxquels il se heurte et les difficultés avec lesquelles il est aux prises, et enfin à quel prix il a chance d’aboutir.


I

On peut dire, historiquement parlant, que la transformation de la Chine date du jour même qui vit le choc des deux civilisations jaune et européenne. Après avoir joui, sous la dynastie nationale des Ming, d’un degré de civilisation relativement avancée, la Chine était tombée, sous la domination mandchoue, en état de décadence. Ayant conquis la Mongolie, la Dzoungarie, le Turkestan, le Thibet, et n’ayant plus ainsi autour de ses vastes possessions que la mer, le désert et des monts à peu près infranchissables, le gouvernement nouveau, croyant n’avoir plus à redouter de péril extérieur, et convaincu que le seul danger pour l’Empereur, conquérant étranger, venait de ses sujets, n’avait pas eu de plus grande préoccupation que de détruire chez le peuple conquis toutes les énergies. Il s’était attaché d’abord à faire perdre tout esprit militaire aux Chinois. Les armes furent confisquées sous peine de mort à tout homme qui ne faisait pas partie de l’armée. Quant aux troupes chinoises que le faible effectif des troupes mandchoues et l’immense étendue de l’Empire obligèrent de conserver, tous les efforts furent faits pour provoquer leur déchéance militaire et morale et les y maintenir. Les grandes circonscriptions militaires établies sous les Ming furent abolies. Il n’y eut plus de direction centrale. Chaque vice-roi eut son armée qu’il fit instruire comme il l’entendit. Les soldats furent recrutés par la voie des engagemens dans la lie de la population, parmi les vagabonds et les meurt-de-faim incapables de gagner leur vie autrement et qui consentirent à servir pour une écuelle quotidienne de riz. Les officiers ne purent plus aspirer aux hauts grades militaires qui furent confiés à des mandarins civils ; on ne leur donna qu’une solde insuffisante, qui fut des plus irrégulièrement payées ; ils durent se contenter d’un rang inférieur et céder le pas aux mandarins civils. On n’exigea d’eux, pour l’obtention du grade, que des connaissances rudimentaires. Les examens militaires ne comportèrent qu’une composition écrite, consistant en une amplification littéraire et ne roulèrent plus en réalité que sur le tir à l’arc, l’équitation, la force physique. On demanda surtout aux officiers d’être des hommes robustes, capables d’en imposer par leur vigueur, leur adresse et leur agilité. Dans ces conditions ne se présentèrent plus aux examens militaires que les moins intelligens des lettrés. L’avilissement des troupes d’origine chinoise fut surtout sensible au commencement du XIXe siècle. Il n’y avait plus de guerre à l’horizon ; et de même que l’organe disparaît avec la fonction, il n’y eut en réalité plus d’armée. Les emplois militaires ne s’obtinrent le plus souvent que moyennant des versemens plus ou moins importans entre les mains de ceux dont la nomination dépendait. Dès lors, le titulaire de l’emploi se considéra comme autorisé à rentrer dans ses avances par tous les moyens à sa portée. Les effectifs, en temps de paix, devinrent dérisoires. On ne put savoir le nombre de soldats de ces forces provinciales désignées sous le nom de l’armée de l’Étendard Vert, dont on voyait seulement quelques représentans dans les villes de garnison. Ne recevant aucune instruction, n’étant soumise à aucun entraînement, cette soi-disant armée ne fut plus capable que de tenir garnison et de faire un service de police et perdit toute valeur militaire.

Pour achever d’abaisser le militaire, on exalta le civil. Le lettré eut toutes les places, tous les honneurs, mais lui encore fut victime de l’esprit méfiant du Mandchou. Une contrainte étouffante fut imposée à l’esprit chinois ; on chercha à restreindre chez lui l’originalité, à supprimer l’initiative. Sous les Ming, l’examen avait été considéré simplement comme un titre précieux il est vrai, à l’obtention des charges ; il n’était pas obligatoire. Les Mandchous continuèrent bien à nommer aux postes les plus considérables, sans nul examen, mais ce privilège fut réservé aux hommes de leur race. Pour les Chinois d’origine, le succès aux examens devint ta condition indispensable de l’accès aux fonctions civiles. L’examen avait consisté jusqu’alors en une explication, de forme déterminée, d’un texte classique ; on y ajouta une certaine amplification de nature si compliquée et si abstruse que, de l’aveu général, elle ne pouvait avoir d’autre but que de déformer les cerveaux, et successivement les prescriptions les plus minutieuses donnèrent une importance capitale à des détails insignifians. On détourna ainsi les esprits des études pratiques. Dans les possessions extérieures de la Chine, en Mongolie et au Thibet, là où le système des lettrés n’était plus de mise, la cour mandchoue joua du fanatisme religieux. Ces peuples étaient bouddhistes. Le Grand-Lama fut entouré d’égards et d’honneurs. Même un empereur se fit bouddhiste. Les lamaseries furent richement dotées. En Mongolie, chaque famille dut y envoyer comme moine l’un de ses fils ; dans quelques tribus même, tous les fils sauf un seul. Au Thibet, la royauté laïque fut supprimée, le pouvoir temporel donné au Dalaï-lama, le pays se couvrit d’innombrables couvens, et un quart de la population s’y réfugia. La natalité de ce fait se trouva prodigieusement réduite ; on ne compte plus aujourd’hui que deux millions et demi de Mongols, et tout au plus deux millions de Thibétains.

L’irruption violente des Européens dans le Céleste-Empire vint montrer combien fausse était la conception d’un système qui, sous prétexte d’affaiblir un adversaire possible, avait tari les sources d’énergie et ôté le sens pratique aux populations. Les Anglais, lors de la guerre de l’opium, en 1840, ne trouvèrent devant eux aucune force sérieusement organisée. Il y avait bien, à côté des troupes d’origine chinoise en pleine décomposition, des troupes d’origine tartare dénommées armée Impériale ou des Huit-Bannières. Recrutées parmi les Tartares Mandchous, les Mongols et les descendans des Chinois qui s’étaient joints aux conquérans pour renverser la dynastie des Ming, elles pouvaient être considérées comme appartenant à l’élite de la nation. De tout temps, elles avaient été l’objet des prédilections des souverains mandchous qui, contrairement à leur ligne de conduite à l’égard des troupes chinoises de l’Etendard Vert, s’étaient attachés à conserver chez elles le goût des armes et à les combler d’honneurs. Ainsi, tout Mandchou, soldat de naissance, ne fut autorisé à passer les examens littéraires et à entrer dans les carrières civiles qu’après avoir conquis les grades militaires. Dans les grandes villes de garnison, le général tartare qui ne commandait qu’à quelques, milliers d’hommes eut le pas sur le vice-roi chinois qui gouvernait cinquante millions d’hommes. Mais ces troupes avaient été gagnées aussi par la démoralisation des forces chinoises. Ce n’était ni le luxe ni l’abondance procurés par la victoire, comme on s’est plu à le répéter, qui avait amolli ces rudes guerriers : à Pékin et dans les grandes villes, les hommes des bannières vivaient plus misérablement que dans la steppe, ne recevant du gouvernement que la nourriture strictement nécessaire à leur famille. Peuples incontestablement guerriers, Mongols et Mandchous étaient restés braves. Ce qui les avait perdus, c’était l’inaction imposée par une paix indéfinie. À rester éternellement parqués dans leurs quartiers, prêts à fondre sur la population chinoise qui ne bougeait pas, leur ardeur s’était lassée, et leurs vertus guerrières avaient subi une éclipse. Ils avaient perdu toute idée de la guerre moderne, n’avaient pour la plupart d’autres armes que des arcs et une espèce d’yatagan, ne savaient plus manœuvrer. Il suffit de quelques compagnies de débarquement pour que les Anglais en eussent raison. Canton fut bombardé, Changhaï pris, et la Chine dut céder par le traité de Nankin, en 1842, l’île de Hong-Kong et ouvrir cinq ports au commerce britannique.

L’ère des calamités avait commencé. Aux malheurs de la guerre étrangère vinrent se joindre ceux de la guerre civile. En 1851 éclata la formidable insurrection des Taï-Pings qui ébranla l’Empire sur ses bases. En 1855, les Mahométans du Yunnan se révoltèrent et se donnèrent un sultan. Plus tard, l’Acoub-beg s’insurgeait dans le Turkestan chinois et s’en proclamait émir. Tout l’Empire était en révolte. Pendant ce temps une flotte franco-anglaise s’emparait de Canton, et une armée franco-anglaise prenait les forts de Takou, battait l’armée impériale des Huit-Bannières à Palikao et entrait à Pékin. Il fallut, après la paix de Tien-tsin, le concours des troupes franco-anglaises pour venir à bout de la révolte des Taïpings. Le Yunnan fut bien reconquis en 1873 et le Turkestan en 1877, après la mort de l’Acoub-beg, mais les guerres étrangères qui suivirent vinrent commencer le démembrement de la Chine : l’Indo-Chine fut conquise par les Anglais et les Français ; Formose, les Iles Pescadores et la suzeraineté de la Corée furent perdues à la suite de la guerre sino-japonaise ; Kiao-tchéou fut occupé par les Allemands, Kouan-Tchéen-Ouan par la France, Wéï-Haï-Wéï par les Anglais, la Mandchourie et Port-Arthur par les Russes, et le soulèvement des Boxeurs en 1900 amena une expédition internationale dans Pékin que dut abandonner précipitamment le gouvernement chinois.

Ce n’est pas que, au premier désastre, la cour de Pékin n’eût eu conscience de son erreur et n’eût essayé de réagir. En cela, elle ne faisait que suivre la pratique traditionnelle de la politique chinoise. Nous avons reproché bien des fois à la Chine son inertie, son immobilité séculaires, sa répugnance à accepter toute innovation. Et cependant toute son histoire, telle que nous la font connaître ses Annales, est là qui prouve combien ce reproche est exagéré. Pour ne parler que de l’armée, et si haut que l’on remonte dans la série des âges, on voit, par les transformations successives qu’elle a subies, combien le Chinois est apte à s’approprier immédiatement chaque perfectionnement constaté chez l’adversaire. Avant même la première unification de l’Empire, on voit les principautés et les royaumes chinois s’emprunter mutuellement les chars de guerre ; plus tard, le gouvernement chinois apprend des populations des côtes l’usage des jonques, des Huns l’emploi de la cavalerie. Au XIIIe siècle de notre ère fut décrétée la conscription militaire et une année permanente de huit cent mille soldats organisée. Les progrès de l’organisation coïncident avec ceux de la science militaire : bastions, créneaux, tranchées et galeries souterraines, tours roulantes, projectiles incendiaires sont employés avec une ingéniosité étonnante. La poudre fait son apparition officielle en 1232 et, peu après l’arrivée des Portugais, on voit les Chinois fondre des canons et avoir un corps régulier d’artilleurs.

Le premier traité de Tien-tsin en 1858 était à peine signé, et les vaisseaux de guerre français et anglais étaient à peine disparus de l’horizon, que des forts à la moderne étaient construits à l’embouchure du Peï-ho, lesquels, en 1860, repoussaient l’attaque de la flotte anglo-française et devaient être tournés par terre pour être enlevés. La prise de Pékin qui eut lieu la même année fit comprendre au gouvernement que des fortifications seules seraient insuffisantes à arrêter les Diables étrangers, que ces derniers avaient la supériorité de l’armement, et que, pour les arrêterai fallait instruire les troupes chinoises et les doter d’armes modernes. Aussitôt après l’écrasement des Taï-Pings, les arsenaux de Foutchéou et de Kiang-nan près Changhaï étaient fondés et quelques corps de troupes exercés à l’européenne. En 1871, des jeunes gens étaient envoyés en Europe pour y étudier les sciences militaires et navales. La guerre du Tonkin ayant montré ensuite la nécessité de communications rapides pour opérer la concentration des troupes sur le point menacé, on construisit, au cours même des hostilités, la première ligne télégraphique de Pékin à Changhaï, puis, en 1886, le premier chemin de fer chinois de Ten-tsin à Takou et à Chan-Haï-Kouan, et, trois ans après, on décidait la création d’une ligne ferrée entre Pékin et Hankéou. En 1891, quatre escadres étaient créées, et les bases navales de Port-Arthur et de Wéï-Haï-Wéï organisées. Enfin, la guerre sino-japonaise ayant montré l’insuffisance du commandement, des écoles militaires furent fondées à Tien-tsin, Hankéou, Nankin et dirigées par des instructeurs japonais et européens.

Alors parut Kang-You-Wéï.

Les novateurs, sous la rude leçon infligée par le Japon, s’étaient rendu compte que la transformation militaire de leur pays ne pourrait réellement s’accomplir si elle n’était accompagnée de la transformation de la mentalité chinoise. Ils s’étaient aperçus, en effet, que le système des examens réglementés par les Mandchous avait enlevé à l’élite de la nation vigueur et originalité à tel point que, lorsqu’un danger extérieur menaçait à la fois la dynastie et le pays, on ne trouvait plus d’hommes capables de le combattre. De ces idées Kang-You-Wéï était considéré comme le plus ardent propagateur. C’était alors un rédacteur subalterne dans un ministère, qui avait raconté dans des livres l’histoire de la transformation de la Russie sous Pierre le Grand et celle du Japon sous le Mikado actuel. Ces ouvrages le désignaient à l’attention et le firent considérer comme l’homme le plus au courant des nécessités du moment. Le jeune empereur Kouang-Siu, qui rêvait de relever son pays, le fit venir à la Cour et le prit pour conseiller. Aussitôt les décrets succédèrent aux décrets. Kang-You-Wéï rédigeait, Kouang-Siu signait. On commença par supprimer dans l’armée certains emplois inutiles et l’on prescrivit à tous les vice-rois de former des troupes à l’européenne. La liberté de la presse fut reconnue par un décret en date du 26 juillet 1898, qui déclara expressément « que la fondation des journaux sert à rendre les intérêts de l’Empire manifestes aux yeux de tous et à faire connaître d’autre part aux autorités les intérêts de la foule, et que leur but principal était de signaler les abus, d’indiquer les mesures avantageuses à prendre, de favoriser le développement des connaissances, en même temps qu’ils ne devaient pas craindre de toucher à certaines choses auxquelles jusqu’ici on ne touchait pas par une crainte respectueuse. » Le même décret prescrivit aux vice-rois et gouverneurs de province d’envoyer à Pékin deux exemplaires de chaque numéro de journal, afin que ce qu’ils relateraient sur les affaires administratives fût soumis, à l’occasion, à la lecture de l’Empereur. Mais c’est surtout dans le domaine de l’instruction publique qu’eurent lieu les modifications. En quatre mois, une Université fut créée à Pékin avec mission d’enseigner les sciences européennes ; d’autres établissemens du même genre furent projetés en province ; des écoles supérieures de mines, des instituts agronomiques, des Facultés de médecine s’ouvrirent. Par-dessus tout fut commencée la grande réforme des examens, cette pierre angulaire de toute l’organisation administrative chinoise. Kang-You-Wéï ne crut pas, par prudence, devoir les supprimer tout d’abord, mais il réalisa une amélioration notable en faisant décider qu’on tiendrait compte plutôt du fond que de la forme et qu’on n’y donnerait plus place à la fastidieuse amplification. En même temps, d’autres réformes ou moins utiles ou puériles portèrent sur la modification du vêtement, sur la coupe de la natte de cheveux, sur la suppression des formules de politesse. Trois cents complets européens que l’Empereur fit acheter furent introduits au palais et il fut convenu qu’à un jour fixé l’Empereur convoquerait tous les princes, tous les ministres, leur ordonnerait de se faire couper la natte immédiatement et d’endosser les habits européens sous peine de mort. L’émoi fut grand à la Cour ; on trouva que l’Empereur et Kang-You-Wéï allaient trop vite et trop loin ; une révolution de palais eut lieu. Quelques jours avant la date fixée pour le changement de costume, l’impératrice Tseu-Hsi reprit le pouvoir, et, sous prétexte que l’Empereur était malade et incapable de tenir en mains les destinées de l’Empire, on l’enferma dans une île du Palais, l’île de In-Taï. Kang-You-Wéï n’eut que le temps de s’enfuir pour échapper à la mort.

Maîtresse de la situation, l’impératrice Tseu-Hsi n’en suivit pas moins la voie dans laquelle on s’était engagé. Sans doute, tous les décrets rendus sous l’influence éphémère de Kang-You-Wéï furent annulés d’un seul coup ; la liberté de la presse notamment fut supprimée ; mais tout ce qui était le plus important dans son œuvre fut maintenu. L’Université de Pékin fut conservée, la construction des chemins de fer activée, et l’instruction des troupes européennes plus largement répandue. Sur ces entrefaites survint l’insurrection des Boxeurs, le siège des légations, la prise de Pékin et la fuite de la Cour, mais aussitôt l’Impératrice revenue à Pékin, la politique de réformes fut reprise. La guerre russo-japonaise, en montrant que les Européens n’étaient pas invincibles et que des Asiatiques pouvaient lutter avec honneur contre eux, suscita le mouvement réformiste actuel. Un plan général de réorganisation fut alors conçu, qui porta à la fois sur l’armée, l’enseignement, la justice, l’établissement d’une constitution, l’administration, les finances, la suppression de l’opium, l’extension des voies ferrées : ce sont les efforts faits pour l’exécution de ce programme que nous allons exposer.


II

Lors de la guerre contre le Japon, et malgré les sommes énormes dépensées en matériel de guerre et en arméniens maritimes, les Chinois étaient peu préparés à la guerre. C’est que les efforts tentés pour l’amélioration de l’armée n’avaient pu l’être qu’en certaines régions localisées de l’Empire. Ce n’était guère qu’aux environs de Pékin et dans le Petchili que se trouvaient des troupes chinoises organisées à l’européenne par les soins du vice-roi Li-Hung-Chang. Composées de jeunes gens solides et bien découplés, instruites par des officiers allemands, elles manœuvraient correctement à rangs serrés, mais beaucoup moins bien en ordre dispersé. La raison en était qu’il n’y avait pas de cadres indigènes à la hauteur de leur tâche. Les instructeurs européens étant peu nombreux, les troupes, une fois en ordre dispersé, échappaient à leur action, et les officiers chinois ne savaient pas s’en servir. L’instruction militaire de ces derniers était nulle. La plupart d’entre eux, sortis d’ailleurs du rang, complètement illettrés, n’étaient pas capables de lire et de comprendre l’Art militaire chinois, livre assez anodin pourtant au point de vue stratégique et tactique. Leur avancement était réglé d’après le poids qu’ils pouvaient soulever à bras tendu. On plaçait par terre des pierres de différentes grosseurs, et était classé le premier, dans ces examens où dominait la force physique, qui pouvait porter la pierre la plus lourde.

S’il en était ainsi des troupes organisées à l’européenne, on peut deviner ce qu’était le reste de l’armée chinoise. Organisée à l’ancienne mode, cette partie des troupes était encore munie presque tout entière de fusils à percussion, de sabres et de lances : armes et munitions différaient d’ailleurs d’une province à l’autre ; des bambous servaient pour l’exercice. Les soldats n’avaient ni havresacs, ni effets d’installation de campement. En revanche, ils étaient tous munis de parapluies en toile cirée qu’ils portaient en bandoulière, et, en outre, en été, d’éventails glissés dans le col de leur vêtement. À la bataille de Ping-yang, la pluie étant venue à tomber, les soldats chinois s’empressèrent d’ouvrir ces parapluies dont ils glissèrent le manche dans leur col, présentant par-là une excellente cible dont surent tirer parti les Japonais. Ils n’avaient ni service d’intendance, ni service de santé militaire. Les contrôles étaient encombrés de noms de soldats qu’on n’avait jamais vus au corps, et les présens qui auraient dû régulièrement toucher leur solde et qui ne la touchaient pas toujours, se livraient au pillage avec l’approbation plus ou moins tacite de leurs chefs, dispensés par ce procédé de leur fournir leur paiement. La cavalerie tartare de l’armée des Huit-Bannières, qui était pourtant ce qu’il y avait de mieux dans les forces de la Chine, présentait le comble de la misère avec ses poneys à poil trop long, couverts de selles perdant la paille qui les rembourrait par des trous béans et retenues par des ficelles sur le dos des malheureux quadrupèdes. Les faciles victoires japonaises n’étonnèrent l’Europe que parce que cette dernière ignorait le véritable état des choses et la réalité que cachaient les apparences. Dès le début de la guerre, les opérations firent ressortir l’incapacité notoire des officiers chinois. À la bataille de Ping-yang, ils cédèrent le terrain après avoir perdu à peine cinq cents hommes, et leur résistance fut aussi molle à la bataille du Yalou. La capture de Port-Arthur, dont les forts et l’arsenal avaient coûté cent cinquante millions de francs, ne coûta que dix-huit tués et deux cent cinquante blessés aux Japonais. La place était armée de trois cents canons avec deux millions et demi d’obus et trente-cinq millions de cartouches Mauser qui tombèrent entre les mains des assaillans presque sans coup férir. À Wéï-Haï-Wéï, ces mêmes officiers laissèrent prendre les forts par un adversaire qui n’avait même pas, à cause du mauvais état des routes, de l’artillerie avec lui. Seule fut à peu près honorable la défense de l’amiral Ting qui, du 29 janvier au 9 février, tint à la fois contre la flotte et les torpilleurs japonais et contre les canons de Wéï-Haï-Wéi qui avaient été tournés contre lui.

De la guerre du Japon à l’insurrection des Boxeurs, trop peu de temps s’était écoulé pour que l’état des choses pût être sérieusement modifié. Les écoles militaires de Pao-Ting-fou, de Nankin et de Tien-tsin n’avaient pu fournir qu’un nombre d’officiers tout à fait infime par rapport à l’étendue des besoins ; et si des ordres étaient donnés à tous les vice-rois d’organiser des troupes à l’européenne, à peu près tous n’avaient pu, faute de temps et surtout d’argent, s’y conformer. Seuls, Yuan-She-Kaï, alors gouverneur du Chantoung, et Tchang-Tsé-Tong, vice-roi des deux Kiangs, à Nankin, avaient pu commencer, à l’aide d’officiers allemands, à dresser des soldats à l’européenne. Nommé ensuite vice-roi des deux Hous, Tcheng-Tsé-Tong, toujours aidé de missions, allemandes, avait organisé une autre division à Ou-chang. Ces troupes étaient remarquables ; elles auraient pu, sinon changer la face des choses, du moins obliger les alliés concentrés sous les murs de Pékin à un plus grand effort ; mais elles demeurèrent inactives, tenues sous la main de leurs chefs, mus peut-être par le secret désir de conserver à la Chine le noyau d’armée autour duquel viendraient se grouper les forces futures du pays. Le gros des forces alliées en effet n’était pas encore rembarqué que le gouvernement chinois entreprenait résolument de créer de toutes pièces une armée.

Dès 1901, un édit ordonnait la formation dans tout l’Empire de troupes de campagne, de réserve et de police. Une grande latitude fut d’abord laissée aux vice-rois. Mais bientôt on s’aperçut que, par suite de la règle qui limite à trois ans la durée du commandement d’un gouverneur dans la même province, les dispositions prises par lui pourraient n’acquérir leur plein effet, si son successeur était imbu d’autres idées. On sentit la nécessité d’une direction unique pour assurer la suite de vues et la continuité dans l’effort ; et, en 1903, une Commission de réorganisation militaire (Lien-Ping-tchou), véritable Conseil supérieur de la Guerre, fut instituée à Pékin et investie de l’autorité suprême en matière militaire, aussi bien sur le ministère de la Guerre que sur les vice-rois. Les efforts de ces derniers étaient réglés et coordonnés. En 1904, les règlemens de manœuvres japonais étaient adoptés ; ils étaient rendus officiels en 1905. Enfin, en 1906, l’armée nationale était unifiée et organisée d’après un plan unique de recrutement, d’instruction et d’armement.

Le recrutement, en raison de la diversité d’aspects et de climats du pays et de l’organisation décentralisatrice de la Chine, est régional. De 1901 à 1909, il s’est opéré par voie d’engagemens volontaires et, en cas d’insuffisance de ce mode de recrutement, il appartenait aux notables de prendre les dispositions pour réaliser le chiffre fixé par l’autorité. Dès son avènement au pouvoir après la mort de l’empereur Kouang-Siu et celle de l’impératrice Tseu-Hsi, le prince régent Tchoen émettait, au dire des journaux chinois, l’avis que la Chine, pour être forte, devait imiter les puissances occidentales qui ont le service militaire obligatoire et universel. Aujourd’hui, le fait est accompli. Le service obligatoire et universel vient d’être adopté tout récemment, mais, par suite de l’impossibilité d’incorporer actuellement une masse aussi énorme, le contingent annuel est fixé à 160 000 hommes, qui représente moins du dixième d’une classe de Chinois de vingt et un ans. En revanche, et par suite du grand nombre de sujets sur lesquels s’exerce la sélection, le recrutement est excellent ; le futur soldat doit être grand, bien constitué, robuste et sain ; il doit savoir lire, écrire les caractères chinois essentiels, avoir un certificat de bonne vie et mœurs, et un autre attestant qu’il ne fume pas l’opium. Il doit appartenir aux bons élémens du peuple. Sa famille doit être honnête et connue du mandarin à la tête de l’administration de la localité ; lui-même doit être irréprochable. Incorporé, il fait dix ans de service dont trois ans dans l’armée active (Tchan-péï-koun), trois ans dans la première réserve (su-péï-ping) et quatre ans dans la seconde. On incorpore d’abord le cinquième des recrues. Au bout de cinq mois, les meilleurs soldats sont nommés caporaux, et on appelle le reste du contingent qui est instruit par les premiers arrivés. Le dressage doit être complet en dix mois. Dans la première réserve, les hommes sont appelés tous les ans, pendant toute la durée du dixième mois ; dans la seconde, tous les deux ans, pendant un mois également. Au bout de ces dix ans, l’homme est entièrement libéré de toute obligation militaire, mais peut reprendre du service en cas de guerre.

L’amélioration de la condition matérielle du soldat a marché de pair avec l’amélioration du recrutement. L’homme sous les drapeaux touche par mois, outre une ration quotidienne de riz, quatre taëls dans l’armée active, un taël dans la première réserve, et un demi-taël dans la seconde. Sur cette somme il doit suffire à sa nourriture et assurer l’entretien de ses vêtemens et de son linge de corps, ce qu’il peut faire largement, étant donné qu’en Chine l’argent a plus de valeur que chez nous. Sur cette solde un taël est prélevé tous les mois et envoyé à la famille du soldat qui fait son service, et si ce dernier, trois mois après son incorporation, obtient une note satisfaisante à un examen, tous ses parens, s’ils possèdent moins de deux hectares de terre, sont exemptés de payer l’impôt foncier. Dans de telles conditions, il ne faut pas s’étonner si la population s’intéresse au succès de la réforme militaire et si certains parens n’ont plus de répugnance à avoir leurs fils sous les drapeaux. La famille se trouve en outre intéressée de la sorte à l’instruction et à la bonne conduite du jeune soldat.

Bien payé et mieux nourri, le soldat est logé dans des casernes, suffisamment confortables et reçoit par an six tenues, trois d’hiver et trois d’été. L’uniforme est le costume national, avec quelques attributs militaires, c’est-à-dire la blouse serrée à la taille par le ceinturon et le pantalon enfoncé dans des demi-bottes de cuir pour la guerre. La couleur est bleue ou noire pour la tenue d’hiver, kaki pour l’été. La cavalerie est armée de la lance, du sabre et de la carabine. L’infanterie a le fusil Mauser du calibre 7, 9 et le Murata japonais du calibre 6, 5. L’artillerie dispose de batteries à tir rapide du modèle Krupp, de batteries à tir rapide du Creuzot et de canons à tir accéléré du Japon. Cependant, comme ces fusils et ces canons de plusieurs modèles compliquaient beaucoup le ravitaillement en munitions, et que les uniformes présentaient aussi des différences, du fait même que la réorganisation des troupes avait été dirigée par divers vice-rois, il a été donné des ordres, à la suite des manœuvres de 1909, pour l’unification de l’armement et de l’habillement : un inspecteur général a été nommé pour assurer l’exécution de ces mesures.

En même temps qu’il mettait en vigueur et acclimatait progressivement une loi de recrutement destinée à lui donner un soldat sain au physique et au moral, le gouvernement chinois, instruit par les enseignemens de la guerre russo-japonaise comprenant l’inutilité d’avoir des troupes, dressées à l’européenne, tant qu’elles ne seraient pas commandées par des officiers formés selon les méthodes occidentales, s’attachait à constituer un corps d’officiers remarquablement exercés. Tout d’abord, tous les anciens officiers furent astreints à suivre dans les écoles ou dans les camps des cours spéciaux, et ceux qui furent reconnus incapables furent renvoyés ou mis à la retraite. Puis, aux écoles fonctionnant déjà de Pao-Ting-fou, de Nankin et de Hankéou, on joignit celle de Singan-fou. À Pékin furent créées deux écoles provisoires qui instruisirent en hâte des officiers d’administration et d’armement pour diriger les arsenaux. D’autres furent établies dans toutes les provinces et dirigées par des officiers allemands, autrichiens et japonais, puis par les officiers chinois formés et perfectionnés dans l’armée japonaise. Dans le premier moment, les écoles durent donner une préparation hâtive, rapide, intensive, et comme, malgré tout, elles ne pouvaient fournir qu’un nombre d’officiers minime relativement aux besoins, on dut envoyer au Japon des cadets dont le nombre atteignit jusqu’à deux mille en 1906. Aujourd’hui assez avancée pour voler de ses propres ailes, la Chine compte n’envoyer des élèves à l’étranger qu’en petit nombre. Elle veut faire elle-même l’instruction de ses officiers et supprimer petit à petit l’élément japonais et allemand de ses écoles[1].

Depuis 1905, les candidats officiers doivent passer par trois écoles : les écoles préparatoires, les écoles moyennes, et les écoles d’officiers. Il y a une école préparatoire par province, où les élèves sont admis entre quinze et dix-huit ans et où ils passent trois ans. De là ils vont dans les écoles moyennes qui sont au nombre de quatre : Pao-ting-fou, Singan-fou, Nankin et Out-chang. Leur séjour dans ces écoles est de deux ans, au bout desquels ils vont faire un stage dans les corps de troupe et finalement terminent leur instruction à l’école impériale d’officiers de Pékin. Là, tous les cadets sont réunis pendant dix-huit mois et s’établit l’unité d’instruction. Les élèves ont alors fait sept ans d’études et de stage et subissent un examen à la suite duquel ils sont nommés officiers. Dès maintenant, ces écoles fournissent une promotion annuelle de huit cents officiers et on compte qu’elles en fourniront quinze cents quand elles seront en plein fonctionnement. Plus tard, les officiers les plus instruits pourront aller se perfectionner pendant deux ans à l’École supérieure de guerre et en sortir officiers brevetés d’état-major. L’état-major lui-même est organisé sur le modèle allemand. Il se compose d’une direction de l’état-major général, de bureaux d’état-major provinciaux, d’états-majors de division et de brigade. Le service de l’intendance et le service sanitaire, organes indispensables de toute armée moderne, existent aussi et fonctionnent régulièrement. Il y a quatre écoles pour la formation des médecins militaires et la Chine a adhéré à la Convention de Genève.

Les forces totales de la Chine se composent d’une armée de terre (lou-kiun) et d’une véritable armée intérieure (siun-djin-kiun) qui ne compte pas moins de 50000 officiers ou agens sortis d’écoles spéciales et de très nombreux soldats auxquels il appartient en cas de guerre de maintenir l’ordre et la vie normale dans l’Empire. Certains contingens de cette armée ont une réelle valeur militaire et pourraient coopérer aux opérations actives ; mais, sans plus nous attarder à ces troupes plutôt territoriales, faisons état uniquement de l’armée de terre (lou-kiun) qui doit être entièrement organisée à l’européenne.

C’est l’influence japonaise que l’on retrouve dans toute la nouvelle organisation militaire de la Chine et, comme au Japon, c’est la division qui constitue l’unité. Chacune des dix-huit provinces de la Chine doit avoir deux divisions, ce qui, avec la Mandchourie et la Mongolie, donnera quarante divisions. Dans chaque province sont des directions militaires provinciales (tou-lien-tchou), sur lesquelles le ministère de la Guerre exerce son autorité effective. Le chef suprême de toutes les forces chinoises est l’Empereur, qui, depuis le mois d’août 1909, s’est attribué les fonctions de généralissime.

Treize divisions sont ou devront être d’ici peu organisées. Trente-sept doivent l’être en 1913. L’effectif de paix de la division est de 12 000 hommes, celui de guerre de 18 000. En cas de guerre, des divisions de réserve et des brigades mixtes viendront, en un nombre égal à celui des divisions de l’armée active, renforcer l’armée de campagne, qui comprendra ainsi 40 divisions actives, 40 divisions de réserve et 40 brigades mixtes. L’organisation et le jeu des réserves seront complets en 1920, et alors l’armée mobilisée comprendra 1 200 000 combattans. Au milieu de 1909, l’effectif de la nouvelle armée active était de 160 000 hommes et de 10 000 officiers. L’armée de 1913 comptera, toutes les divisions étant organisées, 430 000 soldats et 28 000 officiers.

Le passage du pied de paix au pied de guerre est préparé avec soin. Les réservistes sont, dans leurs foyers mêmes, sous la surveillance de sous-officiers qui les réunissent en cas de convocation, les habillent, leur paient leur solde et les mettent en route. À la mobilisation, chaque unité d’infanterie devra être doublée par des réservistes ; la cavalerie et l’artillerie ont toujours leurs effectifs sur le pied de guerre. La division mobilisée forme un organe complet avec tous les moyens d’attaque et de défense les plus modernes. À ses quatre régimens d’infanterie à 3 bataillons, à ses 3 escadrons et à ses 9 batteries à 6 pièces sont adjoints un bataillon du génie, un bataillon du train, une section de soldats sanitaires, des hôpitaux de campagne, un équipage de pont, des sections de munitions d’infanterie et d’artillerie, un dépôt de remonte mobile, un détachement de télégraphistes. C’est, en somme, la division japonaise avec un peu plus d’artillerie


III

La réforme militaire aurait couru le risque de rester superficielle ou même de ne pas aboutir, si une réforme analogue n’avait été entreprise dans les méthodes d’enseignement pratiquées jusqu’alors. La Chine a, tout autant que de soldats, besoin d’ingénieurs pour fabriquer des armes, fondre des canons, construire des chemins de fer, établir des télégraphes, élever des forteresses. Pour ces nécessités des temps nouveaux, le vieil enseignement, essentiellement littéraire et borné à peu près exclusivement aux sciences morales et sociales, telles que l’entendent les Chinois, devenait insuffisant, et, de toute rigueur, il était indiqué d’y adjoindre désormais les sciences mathématiques, les sciences physiques et naturelles, la géographie, l’histoire et les langues des nations étrangères, qui permettent de se tenir au courant des recherches et des découvertes de l’Occident. À des besoins nouveaux doit correspondre une instruction nouvelle. C’est ce qu’avait bien compris Kang-Yu-Weï, mais sa réforme de l’enseignement n’avait pu, en 1900, porter le moindre fruit. Ce n’est que depuis cette époque qu’on peut dire que la réforme a été sérieusement poursuivie. Elle a été menée avec autant d’ardeur que la réforme militaire et, pour ainsi dire, parallèlement à cette dernière. Dès 1902, avait lieu la réorganisation de l’Université de Pékin, qui comprend huit facultés, puis l’École des langues occidentales a été instituée. En 1903, un projet tendant à la modernisation de l’enseignement était élaboré, et le vice-roi Tchang-Tse-Tung, l’un des esprits les plus ouverts et les plus éclairés de la Chine nouvelle, était chargé de réviser les nouveaux programmes d’études. De ce labeur sont sortis les nouveaux règlemens d’instruction, qui ne comptent pas moins de vingt volumes. L’enseignement est désormais organisé en enseignement primaire, primaire supérieur moyen et supérieur, qui correspondent à notre enseignement français primaire, primaire supérieur, secondaire et supérieur. Le cycle des études comprend cinq ans à l’école primaire, quatre ans à l’école primaire supérieure dans les sous-préfectures, cinq ans à l’école moyenne dans les préfectures, en sorte que l’écolier qui commence ses études à six ans n’a terminé ses études secondaires qu’à vingt ans.

Il doit faire ensuite trois ans de stage à l’Ecole supérieure dans les capitales de province, avant la spécialisation à l’Université de Pékin, qui prépare à quarante-six carrières. Dans les écoles primaires, on enseigne surtout la langue chinoise et les classiques chinois ; dans les autres écoles, la majorité du temps est consacré aux sciences et aux langues vivantes. Celles-ci sont enseignées dans l’ordre suivant : anglais, japonais, français, allemand et russe. Dans chaque école, la surveillance est exercée par les élèves eux-mêmes. Chaque semaine un élève est désigné, qui, sous l’autorité d’un surveillant général, est responsable de l’ordre et de la tranquillité dans chaque classe.

Les règlemens étaient à peine parus qu’on les mit en pratique. Tout le monde voulut avoir des écoles Dans la seule province du Petchili, trois mille écoles s’ouvrirent presque d’un coup. Bon nombre de temples bouddhiques furent convertis en établissemens d’instruction. On manquait de professeurs et on dut accepter toutes les bonnes volontés et nombre d’incompétences. Mais bientôt le recrutement s’améliora. Deux mille étudians furent envoyés en 1904 au Japon ; leur nombre s’éleva à dix mille en 1906. Au fur et à mesure de la terminaison de leurs études, ils furent nommés à des emplois. L’École des langues occidentales et l’Université de Pékin fournirent les professeurs de l’enseignement supérieur ; de même le Collège des Hautes-Etudes à Pékin. Quand on jugea les ressources en professeurs suffisamment abondantes et qu’on n’eut plus de doute sur le succès de la réforme, on se décida à la mesure radicale, à la mesure suprême. Par le décret du 2 décembre 1905 furent abolis les anciens examens, qui sont remplacés par de nouvelles épreuves conformes au programme moderne adopté pour les écoles. Ce décret constate, officiellement du moins, la fin de la Chine ancienne et l’avènement de la Chine nouvelle.

En même temps que se poursuivaient la réorganisation de l’armée et celle de l’enseignement, la réforme judiciaire était amorcée. Bien que, en théorie, la justice chinoise doive être gratuite et rapide, que de nombreuses précautions soient prises pour empêcher les abus, qu’il existe de nombreuses cours d’appel, que l’assistance judiciaire fonctionne, les Européens fixés en Chine s’accordent à reconnaître que l’administration de la justice, dans la pratique, est trop souvent partiale et entachée de corruption. Il se trouve des lettrés dont la principale source de revenus découle de procès et l’on a pu maintes fois faire ressortir la vénalité des mandarins qui sont, par suite de la non-existence d’un corps spécial de la magistrature, chargés de rendre la justice. D’autre part, le Code pénal édicté des peines fort sévères, quelquefois même très cruelles : le fouet ou rotin, la cangue, la marque, le bannissement, la mort par strangulation, décapitation, découpage par petits morceaux. Même la torture est couramment pratiquée. Aucune circonstance atténuante n’est admise, l’homicide par imprudence est puni de mort, un fou est condamné comme un homme sain. Les familles sont tenues pour responsables des crimes d’un de leurs membres et punies comme le principal coupable. Dans les prisons règne une malpropreté repoussante avec tous les inconvéniens de l’encombrement là où aucune mesure hygiénique n’est prise, et cet état est d’autant plus injustifiable qu’on y enferme témoins, prisonniers pour dettes en même temps qu’accusés. La création d’une magistrature spéciale et radoucissement des peines sont les deux points capitaux de la réforme judiciaire chinoise. Le gouvernement s’est essayé dans cette voie. En mai 1905, ont paru des édits qui suppriment la torture et proscrivent de n’appliquer la peine de mort qu’à des cas limités ; enfin, tout dernièrement, l’on a projeté de créer dans la Mandchourie des fonctions judiciaires, qui seraient étendues, s’il y avait lieu, au reste de l’Empire. En novembre 1908, enfin, une ordonnance a prescrit la construction de nouvelles maisons d’arrêt dans les villes fréquentées par les Européens. Cette dernière mesure montre le secret désir du gouvernement de faire accepter le régime du droit commun aux Européens qui jouissent jusqu’ici dans les concessions étrangères du privilège de l’exterritorialité, c’est-à-dire du droit de se soustraire aux tribunaux chinois et de ne dépendre que de leurs propres tribunaux. Ce privilège a toujours été regardé par la Chine comme une atteinte grave portée à sa souveraineté ; elle voudrait le supprimer, après entente avec l’Europe, comme le Japon y est parvenu en 1898.

L’octroi d’une constitution a été aussi mis à l’étude. En août 1905, était décidé l’envoi en Europe d’une mission à la tête de laquelle était Taï-Hong-Tseu et dont le but était d’étudier la constitution et l’organisation politique des divers États. Deux mois après, un édit laissait entrevoir la possibilité de l’établissement d’un état de choses se rapprochant du système représentatif. À sa rentrée au mois de juillet 1906, Taï-Hong-Tseu concluait dans son rapport que c’était la Constitution de l’empire d’Allemagne qui lui semblait le mieux s’approcher de l’idéal entrevu par la Cour ; la Constitution du Japon lui avait paru aussi digne de servir de modèle ; enfin il demandait l’établissement immédiat de lois constitutionnelles, l’exécution de travaux publics, la création d’arsenaux ; il allait jusqu’à préconiser la suppression du costume national et l’adoption des modes européennes. Alors parut le fameux décret impérial du 1er  septembre 1906 par lequel l’impératrice Tseu-Hsi annonçait l’octroi définitif d’une constitution : il eut un retentissement immense dans le monde. Toutefois, comme les renseignemens de la mission étaient insuffisans, on provoqua des études complémentaires. Ordre fut donné aux vice-rois d’appeler auprès d’eux les lettrés les plus versés dans les langues étrangères, de s’éclairer de leurs lumières et de faire parvenir leurs travaux au gouvernement central. Au cours de ce grand labeur, divers édits ont paru qui ont tenu le peuple au courant des progrès faits dans les travaux préliminaires de la Constitution. En mai 1907, un décret créait une Cour de contrôle administratif chargée de l’élaboration des lois constitutionnelles et bureaucratiques. Au mois d’octobre de la même année, un autre édit ordonnait la création de conseils départementaux et provinciaux en vue d’habituer les notables à l’exercice du gouvernement représentatif. Enfin, en décembre 1907, un édit annonçait que les lois constitutionnelles seraient promulguées dans un délai à fixer, subordonné à l’achèvement de la préparation de ces lois et à l’éducation politique du peuple. Ce délai a été précisé d’une manière solennelle dans les décrets d’adieux ou testamens publiés en janvier 1909 et adressés à leurs peuples par l’empereur Kouang-Siu et l’impératrice Tseu-Hsi. Dans ces dernières et suprêmes recommandations, les deux souverains tiennent à affirmer, chacun de son côté, la nécessité de préparer une constitution et de mettre à exécution les mesures de réforme prescrites pour chaque année, « afin que, disait textuellement l’Empereur, au bout de neuf ans une constitution puisse être proclamée, de manière à réaliser mes projets inachevés et que, dans ces conditions, mon âme reçoive au ciel quelque consolation. »

Ces édits ne sont pas restés à l’état de lettre morte. Dans ces derniers temps, ils ont reçu un commencement d’exécution, et par-là a été fait le premier pas de la Chine vers un régime constitutionnel avec deux Chambres, une Chambre des députés et un Sénat. Le 14 octobre 1909 s’est réunie dans chacune des dix-huit provinces de la Chine propre, dans les trois provinces de Mandchourie et dans la « Nouvelle Possession, » autrement dit le Turkestan chinois, une assemblée délibérative provinciale qui est, aux termes mêmes de ledit impérial, « à la fois une initiation du peuple au régime représentatif et un marchepied pour le futur Sénat. » Le nombre des membres de ces assemblées provinciales varie de 140 au Petchili à 30 dans le Kirin, chaque membre ayant été élu par environ mille voix. Le suffrage qui vient de nommer les nouveaux mandataires n’est pas universel ; il a pour base le cens et les capacités. Tout d’abord, on avait pensé, lors des études préliminaires de la Constitution, à ne conférer le droit civique qu’aux chefs de famille qui sont chefs du culte des ancêtres dans chaque famille, et qui, pour cette raison, jouissent sur les leurs d’une autorité pour ainsi dire sans limites. Rien n’était plus conforme au droit chinois, à la constitution sociale plus de quatre fois millénaire ; peut-être même eût-il été prudent de fixer ainsi une première étape. Mais l’esprit égalitaire d’Occident a prévalu : les électeurs des conseillers provinciaux sont tous les mâles âgés de plus de vingt-cinq ans, qui payent plus de cinq mille francs dans la province où ils ont leur domicile légal, ou dix mille s’ils n’y sont que résidens ; en outre, les hommes qui pourront justifier d’études secondaires, et ceux qui, âgés de plus de trente ans, auront rendu des services à la chose publique ; enfin les professeurs reconnus et les lettrés diplômés.

La loi électorale prévoit encore des conditions d’incapacité et d’indignité comme il en existe partout où le peuple est représenté. Ainsi les condamnés, les faillis non réhabilités, les gens atteints de maladies mentales et aussi les illettrés et les fumeurs d’opium ne peuvent être ni électeurs ni éligibles. Il en est de même des soldats, des fonctionnaires et des ministres des différens cultes.

Pour être élu représentant au conseil provincial, il n’y a aucune autre condition que le domicile légal ou la résidence dans la province depuis plus de dix ans, les candidats devant avoir plus de trente ans. Les conseillers, une fois nommés, élisent à leur tour des représentans pris parmi eux, qui commenceront dès maintenant à constituer, en se réunissant à des magistrats déjà spécialement désignés par le prince régent, un Sénat provisoire qui sera remplacé, au bout de huit ans, par une Chambre haute définitive. D’ici là, l’emploi des huit années a été réglé d’une manière précise. La première année, des assemblées provinciales et le gouvernement local de chaque province doivent être créés ou réformés. Dans la seconde, un recensement doit être fait, des budgets provinciaux établis, un nouveau Code criminel promulgué. La troisième année, des cours de justice réformées seront établies. Le programme est fixé de la sorte jusqu’à la neuvième année, qui doit voir la réunion de la haute et de la basse Chambre du Parlement et la désignation d’un premier ministre. Le pouvoir absolu du souverain est réservé. Ce dernier continuera à diriger les Affaires étrangères sans en rendre compte au Parlement. Les affaires militaires seront également soustraites aux corps élus.


IV

Le gouvernement n’a pas été seul à comprendre que, pour participer à la vie moderne des nations de l’Occident, la Chine devait faire subir à son organisation politique les modifications indispensables à son adaptation au milieu ambiant, le sentiment populaire a eu, lui aussi, l’intuition des exigences de l’heure présente et a secondé l’action du pouvoir : il l’a même parfois provoquée et devancée, par exemple dans la question de l’extension du réseau des voies ferrées et dans celle de la suppression de l’usage de l’opium. Cet état d’esprit de la nation, favorable aux innovations, est d’autant plus intéressant à connaître qu’il est d’origine récente et résulte d’un vrai revirement des esprits. Naguère les Chinois se montraient réfractaires à la pénétration des chemins de fer. En vain, les Européens, désireux de trouver pour leurs capitaux un nouveau champ d’action, cherchaient-ils à leur démontrer l’utilité de l’opération. Les mandarins craignaient que la construction des chemins de fer ne nuisît à leur prestige et à leur autorité, et les populations ne pouvaient supporter sans irritation que les tombeaux des ancêtres disséminés dans la campagne fussent déplacés pour la pose des rails. Les Chinois se flattaient d’ailleurs que leurs routes, leurs fleuves, leurs canaux, leur système de courriers officiels et de signaux lumineux visibles de l’un à l’autre leur suffisaient comme moyens de communication.

Cependant les besoins sans cesse grandissans du commerce et surtout la nécessité de prendre des mesures de défense en vue de la sauvegarde de Pékin, exposé par sa situation géographique aux coups d’une expédition européenne, les avaient amenés à construire certaines lignes et, au moment de la guerre sino-japonaise, celles de Pékin à Tien-tsin et de Pékin à Chan-Haï-Kouan dans le Nord, étaient ouvertes à l’exploitation. Après la guerre, ce fut à qui parmi les Européens et les Américains profiterait de la faiblesse de la Chine vaincue et se ferait délivrer des concessions. Le territoire chinois fut pour ainsi dire dépecé en tranches ou zones d’influence économique. Les Russes se firent adjuger le Transmandchourien, de Mandchouria à Dalny, puis la partie de la ligne de Kharbine à Wladivostock, passant sur territoire chinois. Un syndicat franco-belge obtint la ligne Pékin-Hankéou, l’Allemagne celle de la ligne Kiao-Tchéou à Tsinan-fou dans le Chantoung, la France celle de Laokaï à Yunnan-sen et celle de Packoï. Les Anglais se firent concéder la ligne de Changhaï-Nankin et celle de la rivière Weï, affluent du Péï-Ho à Ngan-Hoeï ; les Américains, celle de Canton à Hankéou. M. Pritchard-Morgan allait jusqu’à obtenir, grâce à Li-Hung-Chang, la concession de toutes les mines du Tsé-Tckuen avec le droit de construire des usines, des lignes télégraphiques et téléphoniques et des voies ferrées pour relier les mines aux routes commerciales : ce qui équivalait à établir en Chine un ministère des mines administré et subventionné par des Anglais et des Américains. Plus de 9 000 kilomètres furent alors concédés.

L’ouverture de la plupart de ces lignes en fit ressortir les avantages et eut pour résultat de dissiper tous les préjugés. L’attention des Chinois fut vite attirée par le succès et le rendement merveilleux des premières lignes exploitées par les étrangers. Dès qu’une voie s’ouvrait, les trains étaient encombrés de voyageurs et de marchandises. Ils ne tardèrent pas à devenir partisans convaincus de ce dont ils ne voulaient quelques années auparavant à aucun prix. L’Empereur et l’Impératrice eux-mêmes n’hésitèrent pas, lors de leur rentrée à Pékin, à prendre le chemin de fer, et l’on peut citer comme exemple de l’évolution qui s’est produite dans l’esprit chinois le fait des Boxeurs, qui, devenus maîtres de la voie ferrée Pékin-Hankéou, se hâtèrent de l’utiliser sur 1 200 kilomètres pour leur propre service, à l’aide de quelques chauffeurs et mécaniciens indigènes. Après leur insurrection, un véritable engouement pour les chemins de fer s’empara du pays et l’action populaire devança l’action du gouvernement. Agissant par eux-mêmes, les Chinois commencèrent par devenir maîtres de l’exploitation en accaparant toutes les places de mécaniciens, de chauffeurs, d’employés et d’ouvriers de la voie, et en laissant seulement la direction à quelques rares Européens. Puis, ils eurent l’idée, en gens intéressés et toujours en quête de nouveaux revenus, de se réserver désormais le produit de cette source nouvelle de richesses, en rachetant les concessions faites aux étrangers, et en complétant par leurs propres ressources le réseau commun. Des sociétés de chemins de fer se fondèrent dans presque toutes les provinces. Banquiers notables, corporations commerciales qui détiennent la plus grande partie des capitaux disponibles de la Chine se mirent à leur tête. Déjà, en 1896, la ligne de Chan-Haï-Kouan à Inkéou avait été rachetée aux Anglais ; celle de Pékin à Hankéou le fut au syndicat franco-belge ; celle de Hankéou à Canton, en 1905, aux Américains. En 1908, un soulèvement eut lieu dans le Tché-kiang pour empêcher la continuation du chemin de fer que construisaient les Anglais. En même temps, les Chinois ouvraient pour leur propre compte des chantiers de construction sur nombre de points, et l’on vit des tronçons de chemins de fer s’amorcer çà et là dans les provinces. Mais bientôt les inconvéniens et les défauts d’une pareille méthode se révélèrent. Le développement de toutes ces initiatives privées manquait de coordination et d’unité. Chaque province ne s’occupait que du réseau qui l’intéressait : on allait avoir quantité de lignes secondaires et pas de grandes lignes traversant plusieurs provinces et allant d’un bout à l’autre du territoire. Ce fut alors que le gouvernement, dans la pensée que l’établissement d’un grand réseau ferré ne peut être que le fait d’une entreprise nationale, voulut hâter le plus possible la construction de quelques grandes lignes d’utilité stratégique autant qu’économique : il prit la direction du mouvement et résolut de centraliser entre ses mains la direction des chemins de fer. La première manifestation de ce nouvel esprit fut un décret impérial en date du 8 octobre 1908 par lequel Tchang-Tse-Tong était nommé haut commissaire et directeur de la ligne Hankéou-Canton. Aux termes de ce décret, Tchang-Tse-Tong devait étendre son contrôle sur toute la ligne et imposer son autorité à tous les fonctionnaires, actionnaires, administrateurs de compagnie, syndicats intéressés dans l’entreprise ; coordonner et unifier les efforts et les projets de l’initiative privée et des trois provinces que la ligne intéresse ; aviser aux mesures propres à assurer le prompt achèvement des travaux à intervenir, tant au point de vue des ressources financières à se procurer qu’à celui des personnes à choisir. Ce haut fonctionnaire a été chargé depuis, dans les mêmes conditions et avec les mêmes pouvoirs, de la direction de la grande artère qui, de la côte, doit aller à la province du Sé-tchuen en longeant le fleuve Bleu. À l’heure actuelle, l’attention du gouvernement chinois paraît surtout tournée du côté des projets de grandes voies de communication. C’est ainsi que la ligne Hankéou-Canton, lorsqu’elle sera achevée, venant s’ajouter à la ligne Pékin-Hankéou, traversera la Chine dans toute sa longueur du Nord au Sud et constituera le Grand Central Chinois, tandis que la ligne Changhaï-Sé-tchuen la traversera dans sa largeur de l’Est à l’Ouest. C’est ainsi encore que, tout dernièrement, a été décidée la construction d’une ligne qui, allant de Pékin à Pou-kou sur le bas l’Ang-tsé, doublera pour ainsi dire la ligne de Pékin-Hankéou, et qu’on a mis à l’étude le double prolongement de la ligne Pékin-Kalgan, l’un de ces prolonge-mens devant se diriger, à travers l’Asie Centrale, vers le Turkestan chinois, l’autre à travers la Mongolie vers la frontière sibérienne. Au début, le gouvernement chinois partageait la même aversion que les populations pour les capitaux étrangers : depuis, pressé d’aller vite, il paraît avoir modifié sa manière de voir et en serait venu à penser qu’il serait plus profitable de s’associer à l’Europe et de tirer de cette collaboration tout le bénéfice qu’elle peut procurer. Dans ses derniers édits, il a laissé entendre que, s’il n’arrivait pas à trouver dans le pays les sommes nécessaires à ses projets, il les chercherait ailleurs, et c’est ainsi qu’il a autorisé un emprunt de cent vingt millions, souscrit par un syndicat franco-anglais, et dont le produit a été principalement destiné au rachat de la concession Hankéou-Pékin. De même la ligne Tien-tsin-Pokou a été concédée à un syndicat étranger. Les deux dernières manifestations de cette politique sont l’affaire de la grande ligne Hankéou-Canton et celle du réseau du Sé-tchuen. Au commencement de 1909, un groupe financier anglo-franco-allemand ayant offert de fournir les sommes nécessaires pour le rachat et la construction d’une partie de la ligne Hankéou-Canton, moyennant certaines conditions destinées à garantir les capitaux européens contre une mauvaise administration possible des Chinois, ces offres ont été acceptées par Tchang-Tse-Tong, au nom du gouvernement chinois. L’Allemagne a obtenu en outre la direction de la construction du réseau beaucoup plus étendu encore de Hankéou au Sé-tchuen, sous la réserve que les capitaux seraient également fournis par la France, l’Angleterre et l’Allemagne. Plus tard, les Américains, ayant protesté contre cette dernière combinaison qui les tenait à l’écart, ont été admis, eux aussi, au bénéfice de l’opération par l’arrangement du 17 août 1909 qui leur a accordé une part égale à celle des autres groupes, c’est-à-dire le quart de l’emprunt projeté pour la ligne Hankéou-Sé-tchuen, avec la faculté de fournir une partie des ingénieurs et du matériel.

À côté des Sociétés formées pour la création de nouvelles lignes de chemins de fer, des associations se donnaient pour but la suppression de l’usage de l’opium qui s’était généralisé à toutes les classes de la population et était devenu une calamité pour la Chine. Dans toutes les villes tant soit peu importantes étaient installés des magasins de vente où l’on débitait la funeste drogue, et des fumeries publiques. La culture du pavot allait sans cesse se développant et se substituait, notamment au Sé-tchuen, au Yunnam et dans le bas Yangtse, à celle du riz, du coton et des céréales. Le gouvernement en retirait d’abondans revenus, douze à quinze millions environ ; mais le malheureux fumeur, livré à ce vice, perdait, après les premiers temps d’excitation et un éphémère bien-être, toute énergie, toute activité, et succombait, souvent après de grandes tortures physiques, dans la démence ou la cachexie. Les Cantonais, auxquels l’usage du poison avait été imposé par les Anglais en 1840, étaient mieux préparés que d’autres à comprendre la nécessité de sa suppression. Ils furent les promoteurs du mouvement, formèrent des sociétés de propagande pour l’abolition de l’opium, tinrent de nombreux meetings, émirent des vœux et déterminèrent un tel entraînement que le vice-roi des deux Kouangs, Tsen-Tchoen-Hien, sous la pression de la poussée populaire, devait, au mois de juin 1905, interdire l’opium aux fonctionnaires, aux officiers et aux soldats des deux provinces de son gouvernement. Le mouvement gagnant de proche en proche s’étendait ensuite progressivement du Sud au Nord, au Fokien et aux deux Kiangs. Le gouverneur du Kiangsou et le tao-taï de Changhaï faisaient la même défense, et, au mois de mars 1906, le vice-roi du Petchili prenait à son tour une mesure analogue.

Le gouvernement jugea alors le mouvement assez avancé pour intervenir : le 21 novembre de la même année, il lança un décret relatif à la réglementation et à la suppression progressive de l’opium. À la vérité, ce décret ne prohibe pas, comme on l’a dit, d’une manière absolue, l’usage du poison : il l’interdit seulement aux officiers et aux fonctionnaires, et en transforme le mode de vente aux autres habitans, en en réservant le monopole à l’Etat et en exigeant de tout fumeur une déclaration et le paiement d’une taxe. C’est seulement dans dix ans que la culture du pavot doit cesser dans tout l’Empire et que l’interdiction de l’usage de l’opium sera étendue à tous les habitans sans distinction. Ce décret reçut aussitôt son application. La fermeture des maisons de vente et des fumeries publiques eut lieu au mois d’août 1907 dans les deux Kouangs, le Fokien, le Hounan, les deux Kiangs, le Petchili et en beaucoup d’autres endroits. Un grand nombre de fumeurs cependant réussirent à tourner la loi. Dans les centres où existent des concessions, ils se portèrent en masse dans les fumeries que le décret impérial n’avait pu atteindre. Ailleurs, à défaut des anciens établissemens fermés, s’installa tout un commerce clandestin. Des mandarins se montrèrent réfractaires aux mesures de suppression. Même plusieurs hauts personnages de la Cour ne purent renoncer à leur passion. Il fallut que l’impératrice Tseu-Hsi lançât, en octobre 1907, un décret où, après avoir cité les noms de quelques princes et ministres délinquans, elle leur accordait un nouveau délai de trois mois, en les menaçant de destitution s’ils persistaient encore à fumer. À la suite de ce décret, bon nombre de fonctionnaires de la Cour, qui n’avaient pu changer leurs habitudes, furent blâmés, et certains reçurent l’ordre d’envoyer leur démission. Un autre décret du commencement d’avril 1908 a institué une Commission de quatre membres qui a été chargée, avec l’aide de médecins, d’examiner tous les fonctionnaires et de faire connaître ceux qui ne se conformeraient pas aux ordonnances impériales. Enfin, le gouvernement a donné son agrément, sur l’initiative prise par les États-Unis, à la convocation d’une Commission internationale de l’opium, qui s’est réunie au commencement de 1909 à Changhaï, et dans son discours d’ouverture, le vice-roi Tuang-Fan a exprimé l’avis que le délai de dix ans, fixé pour la complète suppression de l’emploi de l’opium et l’interdiction absolue des plantations de pavots, devait être abrégé. Les hauts commissaires chinois qui l’assistaient ont fait ressortir l’utilité de publier dès maintenant des règlemens pour accorder des récompenses aux fonctionnaires qui feraient preuve d’énergie dans l’application de Ledit de septembre 1906 réglementant l’usage de l’opium, et pour punir ceux qui se rendraient coupables de négligence dans ce genre de répression.

Nous n’avons pas parlé encore de la réorganisation navale, car le projet de réfection d’une flotte ne figurait pas au programme de réformes élaboré au moment de la guerre russo-japonaise. La Chine tenait avant tout à se constituer une armée de terre : c’est seulement depuis qu’elle en voit l’organisation en plein progrès qu’elle se préoccupe de la réorganisation de sa flotte. Une Commission présidée par le prince Sou a été nommée dans ces derniers temps pour étudier la formation d’une escadre qui deviendrait le noyau de la future flotte chinoise et le projet qu’elle vient de présenter, d’après des renseignemens venus de Pékin, viserait cinq objectifs principaux : l’unité de commandement sur les navires, la réforme de l’enseignement naval, les encouragemens à donner à l’industrie des constructions navales et aux manufactures d’armes, le renforcement de la défense des côtes. En outre, le projet conseillerait la répartition de tous les vaisseaux de guerre et de toutes les canonnières en quatre divisions affectées respectivement aux croisières, à l’instruction, à la défense des côtes et à la police des cours d’eau. À ces quatre divisions, s’ajouterait celle des torpilleurs. L’école de l’arsenal Whampoa, à Canton, serait transformée en une école de génie maritime, celle de l’arsenal de Fou-Tchéou en une école de construction navale, et l’école navale de Tché-Fou en une école impériale de navigation. Serait en outre créée à Pékin une académie navale, où l’on pourrait réunir des officiers pour étudier et arrêter les principes de la science nautique. La télégraphie sans fil unirait tous les forts du littoral, comme il a été fait en Angleterre. Ksiang-Chan deviendrait une base navale ; le travail serait réorganisé dans les arsenaux de Kiang-Nan, de Fou Tchéou, de Kouang-Toun et de Takou ; et, conformément aux plans adoptés par le Japon et par l’Italie pour développer leurs flottes, des mesures seraient prises en vue de récompenser les constructeurs chinois et étrangers. On peut considérer comme un commencement d’exécution de tous ces projets l’envoi à New-York de la Commission chargée d’étudier la question d’une commande de navires de guerre et de munitions s’élevant à cent millions, et aussi l’arrivée en Europe de la mission dirigée par le prince Tsaï-Hsien qui a visité les principaux chantiers navals d’Angleterre, de France et d’Allemagne.

Il n’y a pas jusqu’au système de mesures que Ion ne soit sur le point de réformer. Jusqu’en ces dernières années, les diverses unités de mesure employées dans l’Empire chinois pour les transactions courantes présentaient la diversité la plus invraisemblable et la plus déconcertante ; elles variaient non seulement de province à province, mais de ville à ville, de village à village et même, dans la même localité, de corporation à corporation. Leur ensemble constituait un chaos bien fait pour donner de laborieuses occupations aux plus érudits, d’autant qu’à toutes se superposait en quelque sorte un système de mesures officielles, prescrit par les décrets impériaux, mais dont personne ne se servait en dehors de quelques fonctionnaire dociles et disciplinés. On conçoit sans peine quelles entraves cette anarchie apportait au libre développement du commerce.

Le gouvernement a résolu d’opérer, là aussi, une réforme assurément nécessaire, et tous ses représentans à l’étranger ont reçu l’ordre d’étudier les systèmes de mesure en usage dans les divers pays auprès desquels ils étaient accrédités, afin de fournir sur eux des rapports explicites et circonstanciés. Aussitôt avertis, les commerçans anglais, à qui n’ont pas échappé les conséquences heureuses qu’aurait pour eux l’adoption des mesures britanniques, ont organisé un vaste pétitionnement et ont signalé au ministre de Chine à Londres les avantages multiples que son pays obtiendrait s’il consentait à mettre les mesures nouvelles dont il étudiait l’adoption en harmonie avec celles de la nation qui est sa principale cliente. Malgré cela, les argumens présentés par le ministre de Chine à Paris ont prévalu. Toutefois, comme une mesure radicale eût encore accru les difficultés pratiques dans un Empire aussi vaste et aussi divers, le gouvernement chinois a décidé que « les unités du système officiel chinois seront dorénavant exprimées par leurs rapports numériques avec les unités métriques de même espèce, et que l’unité de longueur sera prise, par définition, exactement égale à 32 centimètres. » En fait, les étalons métriques sont maintenant les étalons fondamentaux du système chinois, et il se trouve que les rapports entre les mesures de mêmes genres sont, pour la plupart, décimaux.

On voit quel est le chemin parcouru par la Chine depuis la guerre russo-japonaise, et sous quelles formes variées se manifeste le mouvement en faveur des réformes. Il nous reste à nous demander quelle en est la force, à quels obstacles il se heurte et s’il a des chances d’aboutir.


Rouire.
  1. Voyez la Chine novatrice et guerrière, par M. le comte d’Ollone ; Armand Colin.