La Tragédie italienne et Madame Ristori

La Tragédie italienne et Madame Ristori
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 869-887).
LA


TRAGÉDIE ITALIENNE


ET


MADAME RISTORI





Alfieri et Mirra. — Schiller et Marie Stuart.





On ne cesse de répéter d’une part que l’Italie ne produit plus rien, qu’avec les mêmes dons naturels et le même soleil, l’Italie des lettres et des arts n’est plus qu’un grand désert ; — de l’autre, que le public de Paris a perdu désormais toute espèce de sentiment du beau, que son goût se dégrade et s’avilit chaque jour davantage, et qu’indifférent aux œuvres sérieuses qu’on pourrait vouloir tenter au théâtre, il ne conserve d’intérêt et de sympathie que pour cette littérature qui se propose uniquement de peindre au naturel et dans la crudité la plus repoussante les gestes des filles perdues et de toute la société interlope que ces planètes vagabondes et néfastes entraînent plus ou moins dans leur centre de gravitation. J’avoue que cette double assertion, à laquelle, on n’en saurait douter, d’excellens esprits resteront fidèles après comme avant, me paraît avoir été depuis deux mois singulièrement battue en brèche par les événemens. D’abord cette Italie qu’on disait morte à la poésie, aux lettres, aux beaux-arts, nous envoie une troupe de comédiens où du premier coup se rencontrent deux sujets dont l’un. Mme Ristori, prend place immédiatement à côté de ce que nous avons eu jamais de plus illustre, et dont l’auteur M. Rossi, sans prétendre si haut, sans sortir des limites ordinaires du talent, nous montre un ensemble de qualités tel que notre scène française actuelle ne trouverait personne à lui pouvoir comparer. Et le public qui se passionne pour ce spectacle, qui laisse tomber le Mariage d’Olympe pour courir en foule à Mirra, est ce même public de Paris qui passe, en matière d’art, pour avoir désappris toute notion des choses élevées. Il y a là évidemment un fait assez significatif, et j’en conclus non pas que l’Italie est aujourd’hui ce qu’elle était au XVIe siècle, non pas que le public de Paris ne recherche au théâtre que des impressions exclusivement littéraires, mais tout simplement qu’en dernière analyse les conditions pourraient bien être moins mauvaises que certains esprits chagrins se l’imaginent, et qu’il ne faut jamais désespérer.

Sans être de ceux qui voudraient voir dans l’apparition d’une tragédienne le signe manifeste de la renaissance intellectuelle d’un peuple, nous ne saurions refuser à cette apparition le grave intérêt qu’elle mérite, et nous nous sentons d’autant mieux disposé à l’accueillir qu’elle s’est produite sous les auspices de l’art, qu’elle nous a en même temps donné la mesure de l’esprit nouveau en Italie et de ses tendances au théâtre. Ce ne sont certes pas des chefs-d’œuvre que les tragédies de cette jeune école, et la plupart, pour l’étude des caractères et l’originalité des combinaisons scéniques, rappellent très souvent nos mélodrames. Il n’en est pas moins vrai que ces tentatives, si imparfaites qu’on les trouve, témoignent presque toutes d’un retour au pissé national, d’une vive et louable préoccupation de la langue des maîtres. J’accepte d’avance tout ce qu’on pourra dire de ces pièces, dont la conception trahit évidemment l’enfance de l’art, mais je demande aussi qu’on tienne compte du style, qui, presque toujours ferme et soutenu, s’élève par momens à la vraie poésie. Sans doute ces tragédies ne sont la plupart du temps que des mélodrames, mais des mélodrames empruntant leurs sujets aux récits de la Divine Comédie, et très souvent écrits dans la langue dantesque. Ce culte prononcé du sublime Florentin, ce retour vers la grande montagne, pour employer l’expression ingénieusement pittoresque de M. Ampère, vers le premier et le plus haut sommet de la littérature, me semblent généralement caractériser les efforts des auteurs italiens actuels. Ces efforts, qu’ils aient plus ou moins réussi jusqu’ici, méritent par leur nature même qu’on les encourage, car la voie dans laquelle ils s’accomplissent est la bonne, et l’Italie n’a pas de meilleur guide que le passé pour montrer l’avenir aux générations contemporaines. Cette inspiration dantesque qui préside aux œuvres dramatiques de l’autre côté des Alpes est d’origine toute récente, et diffère entièrement du système d’Alfieri. À ce propos, le docte et spirituel écrivain que je citais tout à l’heure me pardonnera-t-il de ne pas être de son avis lorsqu’il dit[1] qu’Alfieri cherchait à retrouver les traces et le langage de l’incomparable poète ? Ce que cherchait l’auteur d’Oreste, de Brutus et de Mirra n’était-ce pas plutôt la trace et le langage de l’antiquité latine ? et Sénèque n’a-t-il point à revendiquer sur cette inspiration des droits bien autrement légitimes que ceux qu’on pourrait vouloir attribuer à l’Alighieri ? Puisque j’ai prononcé ce nom d’Alfieri, qu’il me soit permis d’en dire quelques mots en passant et de toucher rapidement au personnage avant d’aborder Mirra.

Il y a des poètes qui tirent tout d’eux-mêmes et doivent tout ce qu’ils sont à cette espèce de ver à soie qui file éternellement au plus profond de leur être d’inépuisables et merveilleux trésors auxquels le monde extérieur semble ne rien fournir. Au point de vue romanesque, l’existence de ces poètes-là n’offre naturellement aucun intérêt, et le biographe le plus investigateur n’y saurait trouver le moindre épisode digne d’être raconté, pas un détail, pas un voyage, pas même une heure passée en dehors des quatre murs où l’honnête homme est né, a grandi, s’est marié, où il a élevé ses enfans, et où finalement il meurt accoudé sur cette table même dont le tiroir contient son dernier manuscrit. Pourtant, si vous ouvrez les livres de cet homme, vous y trouvez le mouvement de l’existence, l’observation animée, pittoresque, vivante, de ce monde auquel il ne s’est point mêlé. Or cette révélation, d’où lui viendrait-elle, sinon de son génie, qu’il tient des dieux, étant avant tout né poète ? La France du XVIIe siècle aurait à citer plus d’un exemple de ce genre, lequel fleurit partout et de tout temps en Allemagne. Tel n’est point le cas en Italie. Là, vous rencontrez des poètes qui chantent leurs nobles vers à l’éternel vacarme du tocsin, au milieu du tumulte des combats, des poètes qui, la blessure au front, écrivent leurs chefs-d’œuvre, et qui, tombés aux mains du parti contraire, assaillis la nuit par des brigands, vont répandre la pluie d’or de leur inspiration dans les ténèbres d’un cachot. C’est Dante sortant en fugitif des murs de Florence et disputant sa vie à des bandes armées, c’est Tasse jouant à la cour de Ferrare son rôle d’aventurier et de favori, et rétablissant toujours avec ses rimes sa position, à chaque instant compromise par une impraticable humeur. Dire de pareils poètes qu’ils ont écrit leurs vers ne suffit pas, il faudrait dire plutôt qu’ils les ont vécus. Parmi les modernes, Byron est celui en qui semble revivre davantage ce type tout italien de poète en action, et je ne saurais dire si sa vie n’aurait pas une part aussi grande que ses œuvres à réclamer dans l’impression qu’il produisit sur ses contemporains Otez à Byron ses galanteries, son tourisme maugréant et tracassier, son exil volontaire, source commode de tant d’inspirations contre le sol natal, son attitude un peu théâtrale dans la révolution grecque, et vous verrez ensuite si le personnage demeure tel que nous l’a conservé le miroir de son époque.

Grand seigneur aussi et poète, le comte Vittorio Alfieri a ce trait de ressemblance avec Byron, que le roman de sa vie nous intéresse autant, pour ne pas dire plus, que ses ouvrages. Le poète est froid, symétrique, empesé jusqu’à la raideur ; l’homme est ému, passionné, hagard, plein de colères farouches, d’élans désordonnés, de fiévreuses aspirations. Si jamais écrivain eut besoin d’être expliqué et commenté par sa vie, c’est à coup sûr cet homme étrange, qui unissait la gravité d’un penseur athénien à l’héroïsme superbe d’un républicain de la vieille Rome, et joignait à toutes ces grandeurs les mille et une faiblesses, vanités et petitesses d’un poète du XVIIIe siècle. Aristocrate, il faisait profession de mépriser les princes ; despote au fond du cœur, il bafouait le despotisme, qu’il aurait exercé sans scrupule, si les circonstances l’y eussent convié. Quant à son grand amour du peuple, il n’était, comme chez tant d’autres de ses confrères, qu’à l’état de vague théorie, de matière à déclamations, et tout porte à croire que dix heures de pouvoir eussent singulièrement refroidi ce beau feu. L’enthousiasme d’Alfieri pour la liberté vaut l’enthousiasme de Byron. Esprits dominateurs, essentiellement monarchiques, qui prêchent aux autres la liberté tout en gardant pour eux-mêmes le pouvoir absolu, dont ils se croient seuls dignes ! Et puis, comment nier le rôle immense que joue l’orgueil en ces sublimes préconisations ? Le bruit, l’éclat, la renommée, peut-être une couronne de martyr à conquérir, quel poète résistera jamais de si nobles tentations ? Néanmoins, il faut bien le dire, ce n’est point là aimer vraiment la liberté, dont le culte, comme celui de toutes les vertus, exige plus d’abnégation et de renoncement de soi-même. Il convient aussi d’ajouter que, si l’on devait s’en tenir à de si austères conditions, bien des poètes qui se sont inscrits sous les drapeaux de la liberté manqueraient à l’appel, Alfieri et Byron tout les premiers.

Placé par sa famille dans un collège de jésuites, où son caractère intraitable l’a bientôt rendu le fléau de ses maîtres et de ses camarades, Alfieri s’en échappe de bonne heure, et le voilà courant le monde. Sa fortune et sa naissance ne tardent pas d’attirer à lui les offres de service et les brillantes relations ; mais son naturel sauvage évite le commerce des honnêtes gens, et ne se complaît qu’au milieu des chiens et des chevaux. Passe encore pour l’écurie et le chenil, si l’on y vivait seul. Malheureusement le maquignonage finit toujours par s’en mêler, et ce goût de gentilhomme, quand on s’y livre avec trop d’exclusion, peut devenir la cause de bien des misères en vous liant avec des sociétés d’intrigans et d’aventuriers qui, n’ayant ni chevaux ni chiens, font profession de vivre aux dépens de ceux qui en ont. Le comte Alfieri eu fit bientôt la triste expérience : les hommes l’escroquèrent, les femmes, après l’avoir honteusement pillé, ne lui laissèrent que l’épuisement et la douleur physique pour se consoler de la perte de sa fortune, en suite de quoi il se mit à voyager, à parcourir les capitales, promenant de pays en pays son humeur atrabilaire, sa misanthropie, et cette oisiveté de fils de famille dont le poids commençait à lui peser.

Lui-même a décrit son état, et je doute qu’on puisse tracer un meilleur crayon de cette vie de jeunesse errante et vagabonde d’un être supérieur qui n’a pas encore trouvé sa voie. Peu s’en fallut que la crise ne l’emportât. Il parle dans ses Mémoires d’une liaison qu’il eut en Angleterre, et qui se termina si mal pour lui, fier et arrogant cavalier, qu’il fut au moment de s’arracher une existence désormais à ses yeux irrévocablement flétrie. À dater de ce jour, il prend les femmes en horreur, et jure de n’en plus rechercher aucune, serment de joueur qu’il s’empresse de rompre dès son arrivée à Bruxelles. Cette fois il fut moins malheureux et surtout moins trompé, mais sans trouver l’idéal entrevu dans ses rêves. Cependant le génie s’éveille en lui : il lit, travaille, compose ; ses premiers vers ne le satisfont pas, il les jette au feu et reprend l’école buissonnière. À Paris, il commence par s’ennuyer énormément, et ne saurait que devenir, n’était cette fameuse haine des tyrans qu’il sent un beau matin fermenter, comme la lave des volcans, dans sa poitrine, où Dieu l’a mise pour la prochaine délivrance de l’humanité. Évidemment c’est là le rôle que les vues de la Providence lui destinent : honnête et chaleureuse conviction qu’à défaut de résultats publics, eut du moins l’avantage de ramener cette noble intelligence à la pratique des orateurs et des philosophes de l’antiquité, objets d’une insurmontable répugnance au temps des études classiques ! À cette grande école, son humeur se détend, son tempérament se forme, et ce qu’il y avait d’indomptable et de fruste chez le jeune homme devient énergie mâle et ferme propos. Qui sait ce qu’on eût pu attendre d’Alfieri, si les circonstances l’eussent mis à même d’exercer et de développer ces instincts magnanimes qu’il avait en lui ? Malheureusement le milieu dans lequel il se trouvait placé s’opposait à toute action de ce genre, car pour être patriote il faut d’abord avoir une patrie, et la petite principauté italienne à laquelle la naissance le rattachait eût été, en somme, fort embarrassée de la remuante énergie d’un pareil homme. Il y a là une situation qui vaudrait la peine d’être étudiée. Sentir déborder en soi la force et le courage, n’aimer au monde que l’action, n’aspirer qu’au renom d’un héros, et se voir condamné par le destin à n’être qu’un simple mortel, un semblable supplice était pour rendre fou un homme de la trempe d’Alfieri. Aux heures de désespoir, la poésie lui apparaissait comme un refuge, et sans connaître encore ses propres ressources, sans recourir à sa propre inspiration, il demandait à l’œuvre des autres la distraction et l’apaisement. Peu à peu cependant les voix intérieures s’élevèrent, son imagination s’émut, sollicitée par des types qui vaguement se rapprochaient du sien, et ce fut ainsi que Philippe, sa première tragédie, vit le jour.

Désormais s’ouvre une trêve, désormais brille un phare au-dessus des écueils, et vous croyez voir se disperser ces affreux nuages qui couvraient de nuit et d’épouvante les flots où naviguait sa barque. Enfin un peu de calme renaît dans cette vie, l’orage s’endort, les grandes épreuves ont cessé, et le lecteur qui voit se dérouler sous ses yeux ce tableau d’angoisses et de misères éprouve je ne sais quel bien-être en arrivant à ces chapitres que des titres d’heureux augure recommandent : délivrance, études, repas. Pour montrer quelle violence apportait cet homme en ses attachemens, et quels étaient ses accès et ses fureurs, qu’on me permette de citer certains passages du récit qu’il donne de son troisième amour, de cette passion indigne dont il eut tant à se repentir. « Une fois plongé jusqu’au cou dans cette aventure, il n’y eut plus pour moi ni calme ni plaisirs ; mes chevaux eux-mêmes, mes chers chevaux, je les abandonnai. Du matin au soir et du soir au matin, je ne la quittai plus, mécontent, furieux d’être là, et pourtant incapable de n’y pas être, et cet état chagrin et misérable se prolongea ainsi depuis le milieu de 1773 jusque vers la fin de février 1775. Tant d’émotions et de tiraillemens ébranlèrent à la longue ma santé, et je fus pris d’une horrible maladie, si bizarre en ses symptômes, que les méchantes langues de Turin prétendirent qu’elle avait été inventée tout exprès pour moi. Les vomissemens ne cessèrent que pour faire place à d’épouvantables convulsions dans les membres, auxquelles succédaient des crampes dans la gorge à croire que j’allais étouffer. La honte, les angoisses, l’espèce de frénésie où je vivais depuis que j’étais devenu la proie de cet amour, avaient amené cette crise, au bout de laquelle je n’entrevoyais que la mort, car je renonçais à tout espoir de sortir jamais de ce labyrinthe de souffrances et de misères. » Il en sortit pourtant et n’eut rien de plus pressé que de ressaisir ses chaînes ; mais à peine était-il rétabli, que sa maîtresse à son tour tombait malade. Si cette femme, de mœurs fort décriées, et qui, bien que douée encore d’une certaine séduction, avait dix ans de plus qu’Alfieri, si cette femme avait pu conserver quelque doute sur la passion insensée de son amant, les soins qu’en cette occasion celui-ci lui prodigua l’eussent à coup sûr rassurée. Cet homme violent et frénétique, toujours prêt à donner cours au torrent de ses colères, sut dompter par dévouement la sauvage brusquerie de sa nature, et trouva dans sa tendresse la sollicitude complaisante et les prévenances silencieuses d’une véritable sœur de charité. Assis des nuits entières au chevet de cette femme qui l’avait tant trompé, il s’accusait presque d’être l’auteur de tout le mal, et mettait sur le compte des affreuses querelles dont il obsédait incessamment la pauvre créature les souffrances qu’elle endurait. Puis, quand la fièvre tombait un peu, quand sa chère malade semblait s’assoupir, il reprenait sa plume, et d’une main vigoureuse ébauchait une scène de tragédie où passaient cette mâle énergie et cette impétuosité superbe qu’il n’aurait pu sans danger concentrer en lui plus longtemps.

En 1777, Alfieri rencontra à Florence Louise de Stolberg, mariée au comte d’Albani, fils du chevalier de Saint-George, si célèbre par ses prétentions au trône de la Grande-Bretagne et ses malheureuses expéditions. La comtesse d’Albani, âgée alors de vingt-quatre ans, était par sa figure, ses manières, son esprit, sa destinée, la plus intéressante des femmes. Elle était d’une taille moyenne, mais bien prise, et d’une grande blancheur ; elle avait de très beaux yeux, des dents de perles, l’air noble et doux, un maintien simple, élégant et modeste. Son esprit, cultivé par la lecture des meilleurs auteurs, y avait puisé un parfait discernement et acquis la faculté de bien juger des hommes et des ouvrages de goût. Si un indigne attachement avait pu produire de tels orages dans l’âme d’Alfieri, de quelles nouvelles transformations, de quels prodiges n’allait pas être capable l’affection d’une noble et intelligente personne ! Le poète ne tarda pas à s’éprendre du plus beau feu pour la comtesse, qui de son côté répondit à ses avances avec l’empressement d’une femme qui s’ennuie à la mort. Quel ménage en effet que celui-là, et quel triste héros que ce dernier des Stuarts ! À la mort de son père, qui vivait à Rome, où il avait toujours été traité en roi, le pape ayant refusé de le reconnaître, il se retira à Florence, où il prit le titre de comte d’Albani et vécut dans une retraite absolue, que l’usage du vin et des liqueurs fortes l’aidaient, dit-on, à supporter. Soit que ses infortunes eussent aigri son humeur, soit que l’inertie à laquelle il se voyait condamné eût éteint son esprit, il n’est que trop vrai que ces deux fâcheuses circonstances, jointes à une extrême disproportion d’âge et à tous les dégoûts qui en résultent, le rendaient un mari très difficile à supporter pour une jeune et aimable femme.

Plus que personne, le comte Alfieri semblait fait pour comprendre le mérite d’une telle maîtresse. Il se voua donc à elle avec toute la fière indépendance, tout l’enthousiasme, toute l’exclusive ardeur de sa nature. Pour quitter à jamais Turin, pour venir vivre à Florence d’abord, puis à Rome, aux pieds de celle qu’il adorait, il abandonna tous ses biens du Piémont à sa famille, se réservant environ trente mille livres de rente à toucher partout où il serait. Ici se place l’histoire de l’enlèvement, histoire peu à l’honneur du gentilhomme, mais qui du moins nous montre un poète déjà très exercé dans l’art de former des plans par l’habitude de faire des tragédies. Alfieri, comme du reste la chose se pratique en pareil cas, avait su se concilier l’amitié du prince ; partageant son temps entre l’étude et la compagnie de la comtesse, il vivait depuis plusieurs années en tiers dans le ménage, lorsqu’un beau jour, trouvant décidément que le mari était de trop, il jugea convenable d’en finir une bonne fois avec lui. Le projet arrêté, on obtint le consentement de Léopold Ier, grand-duc de Toscane, lequel naturellement n’apprit de cette affaire que ce qu’on voulut bien lui en dire. Or il ne fut d’abord question que d’avoir l’autorisation d’entrer dans un couvent à Florence, et d’y rester sous la protection de son altesse. La difficulté était de savoir comment s’y prendre pour se tirer des mains du comte d’Albani, qui, imbu des bonnes traditions de certains maris de Molière, ne quittait sa femme que le moins possible, et l’enfermait à clé lorsque d’aventure il avait à s’éloigner. Dans cet embarras, on eut recours à une amie de la comtesse, Mme Orlandini, de la famille du comte d’Ormond, et à un M. Gehegan, gentleman[2] irlandais fort attaché à cette dame. Il va sans dire que, selon la loi et la morale également pratiquées en semblables circonstances, cette Mme Orlandini et ce M. Gehegan étaient en même temps les meilleurs amis du prince et ses commensaux habituels. Un matin. Mme Orlandini vient déjeuner chez la comtesse, et propose, en sortant de table, d’aller au couvent des Bianchetti voir certains ouvrages dans lesquels les religieuses passaient pour exceller. La comtesse accepte la partie, si toutefois son mari le veut bien. Il y consent, et l’on se met en route tous ensemble. Arrivés au couvent, nos promeneurs rencontrent M. Gehegan, qui sans nul doute se trouve là par le plus grand des hasards. La comtesse descend de voiture avec Mme Orlandini ; toutes deux prennent les devans en s’élançant au haut de l’escalier, et vite se font ouvrir la porte, qu’elles referment avant que le comte puisse être monté. En le voyant ainsi tout essoufflé, M. Gehegan, qui avait offert la main aux dames, s’écrie : « En vérité ces nonnes sont ce qu’il y a au monde de plus mai élevé ; elles m’ont fermé la porte au nez et refusent de m’admettre avec ces dames. — Tout beau, répond le comte ; je saurai bien, moi, les contraindre à nous ouvrir. » Et le voilà heurtant, frappant et se démenant comme un diable sans que personne ait l’air de s’en soucier. Enfin, au bout d’une longue demi-heure, la mère abbesse paraît à la grille, et lui déclare que sa femme a choisi cette sainte maison pour asile, et qu’elle y restera désormais sous la protection de Mme la grande-duchesse. Furieux et la rage dans le cœur de s’être laissé bafouer de la sorte, le pauvre comte s’en retourne chez lui. Pendant ce temps, la comtesse, qui n’a pas la moindre envie de couler ses jours dans un cloître, écrit à son beau-frère, le cardinal d’York, et sait si bien s’y prendre, que son éminence l’engage à venir vivre à Rome auprès d’elle, et se fait fort d’obtenir la bienveillance du pape Pie VI. Restait encore un sujet d’inquiétude. On craignait que le comte Albani, instruit de l’escapade, ne fît enlever sa femme sur la route ; mais, pour parer à ce danger, la voiture partit avec une escorte d’hommes à cheval, et, ce qui valait mieux encore, le comte Alfieri et M. Gehegan, tous deux déguisés et bien armés, prirent place sur le siège du cocher jusqu’à une certaine distance de Florence. Disposés comme ils l’étaient, il eût été difficile de leur enlever la comtesse. Elle arriva ainsi en sûreté à Rome, où elle fut accueillie avec tous les égards possibles par le cardinal, qui lui assigna une pension et lui donna dans sa maison un établissement convenable à son rang. Elle écrivit à la reine de France pour réclamer une rente offerte à son mari à l’occasion de son mariage, et obtint d’elle soixante mille livres par an ; le pape lui en donnait vingt-cinq, ce qui, en somme, constituait, comme on dit, une honnête aisance. Pour que rien ne manquât à son bonheur, le comte Alfieri vint s’installer à Rome, et s’étant concilié les bonnes grâces du cardinal, de même qu’il avait su jadis gagner la faveur du frère, il fut libre de fréquenter la comtesse autant qu’il le voulut, et cela en dépit des représentations du prince, qui perdit sa peine à se pourvoir contre un pareil scandale auprès du cardinal son frère. Infortuné prince ! on ne lui ménagea ni l’offense ni les mauvais propos, et comme si ce n’était pas assez de lui prendre sa femme, on s’acharna à le faire passer pour un brutal et pour un ivrogne !

J’avoue à regret qu’en tout cela le personnage que joue Alfieri me semble peu digne d’un galant homme. Cette histoire de mari dupé par d’aimables vauriens qui se jouent ouvertement de toutes les bienséances est sans doute fort divertissante au théâtre, quand le mari s’appelle Orgon et le galant Valère ; mais, dans la vie réelle, la situation perd beaucoup de son prix. Pour traiter les gens d’ivrogne, il faudrait n’avoir pas commencé par boire leur vin, et l’on n’a guère le droit de dénigrer un homme dont on s’est fait l’ami uniquement pour suborner sa femme, cet homme fût-il d’ailleurs le plus grognon et le moins tempérant des princes et des époux. Mais je m’arrête, car mon intention n’est pas d’écrire une biographie du célèbre poète piémontais, et je n’ai voulu que donner quelques traits caractéristiques de cette nature nerveuse, emportée, incomplète, pleine de brusquerie et de soubresauts, et qui, mieux que tous les commentaires, explique les défauts et les qualités du poète. J’ai dit le côté fâcheux de cette liaison avec la comtesse Albani ; il serait injuste de ne pas insister sur les avantages qui en résultèrent pour l’homme comme pour l’écrivain. Alfieri a enfin trouvé la poésie, la grâce, la beauté, idéales jouissances que des passions désordonnées ne viendront plus troubler, lumineuses visions que des spectres infernaux ne chasseront plus devant eux. S’il y avait souvent du bravo italien chez Alfieri, il y avait aussi par momens un cœur chevaleresque, et je recommande à ce sujet, pour la tendresse et la délicate expression du sentiment, presque tous les sonnets adressés à sa dame, à ces beaux yeux

Negri, vivaci, in dolce fuoco ardenti.


Sans doute, il y aurait quoique exagération à prononcer ici le grand nom de Pétrarque ; il n’en est pas moins vrai que ces sonnets forment une lecture intéressante. Ce qui manque à Alfieri, et ce que l’amant de Laure possédait au plus haut degré, c’est le calme, la sérénité dans la création, cette faculté d’être agréable en stérile matière et de semer de fleurs un sol ingrat. Le défaut dont je parle, déjà remarquable dans les sonnets, se fait surtout sentir dans ses tragédies, qui, à les classer selon leur valeur intrinsèque, ne mériteraient guère aujourd’hui qu’une place honorable dans un de ces musées d’antiques où les savans d’un pays pratiquent le culte des chefs-d’œuvre nationaux.

Qu’est-ce en effet que Mirra ? Cela peut-il bien s’appeler une tragédie, et cette suite de dialogues d’une si accablante monotonie répondent-ils aux conditions du genre tel que l’ont créé les maîtres de la scène française, dont évidemment Alfieri cherche à s’inspirer ? Ici jamais n’interviennent la gradation, la péripétie, ces grands effets de l’art. L’affabulation historique ou légendaire dans sa nudité primitive, le sujet dans son élémentaire crudité, et pour couvrir, je ne dirai pas ce corps, mais ce squelette, un style d’une raideur et d’une sécheresse implacables, voilà quel est au théâtre l’unique idéal d’Alfieri. Par momens on serait tenté de croire au parti-pris, mais il suffit alors de se rappeler le personnage pour se rendre compte du système et retrouver tout l’homme dans son style, car ce n’est pas seulement sur ses pièces empruntées au répertoire antique que pèse cet air de gêne et de froideur, mais aussi bien sur celles-là qui, par le romantisme du sujet, rendaient plus indispensable la mise en œuvre de certains développemens dramatiques, — et son Philippe II porte, comme Mirra et Oreste, l’empreinte caractéristique de son âpre et revêche génie. Quand Racine, au XVIIe siècle, soumettait dans Bajazet un fait presque contemporain aux trois célèbres unités de la tragédie française, le grand poète, si j’ose le dire, se sentait en faute, et confessait honnêtement dans sa préface les vagues scrupules qui troublaient sa conscience. Le comte Alfieri, pour lui, n’a point l’âme si timorée, et son audace va même jusqu’à faire du roi d’Espagne Philippe II, du terrible père de don Carlos, le héros d’une tragédie classique avec monologues, récits et confidens obligés, et cela en plein XVIIe siècle, alors que Shakspeare était révélé et que Diderot vivait encore. La patrie de Dante faisant d’Alfieri le maître classique de son théâtre, son tragique de prédilection, j’avoue que, pour m’expliquer un semblable phénomène, j’ai besoin de me rappeler les tirades à la liberté que l’auteur de Timoléon met à tout propos dans la bouche de ses personnages, car autrement, et à ne considérer que l’œuvre littéraire en elle-même, l’énigme à mes yeux reste insoluble. Quand un pays aussi richement pourvu que l’Italie d’incomparables trésors emprunte à l’étranger, il ne peut faire moins que de lui prendre le plus beau de sa gloire : nous emprunter Corneille et Racine, à la bonne heure ; mais prendre Crébillon, pourquoi ? Et cependant qui oserait nier la popularité d’Alfieri ? qui voudrait se hasarder à lui contester en Italie le titre de poète national, de poète classique ? À Rome, à Florence, à Turin, ses pièces, quel que soit le profond, l’immense ennui qu’elles répandent, n’en composent pas moins le fond du répertoire, et c’est à la manière dont un comédien les interprète qu’on juge de sa vocation. Quelle tragédienne, grande ou petite, n’a point tentée ce rôle de Myrrha, où la Marchionni, dit-on, était sublime, où Mme Rislori, son élève, nous est si magnifiquement apparue ? Les musiciens de l’ancienne école italienne, les Durante, les Léo, les Pergolèse, au lieu de noter sur le papier jusqu’aux moindres détails, comme font les compositeurs de nos jours, se contentaient d’esquisser une situation, et laissaient ensuite à l’inspiration du chanteur ou de la cantatrice le soin de la développer. Le rôle de Myrrha donnerait au besoin l’idée la plus exacte de ce procédé. En ce sens, la Marchionni et la Ristori après elle ont incontestablement créé, dans l’acception poétique du terme, cette grande figure, dont Alfieri n’avait tout au plus donné que le tracé, et qui désormais, grâce au génie de ses interprètes, vit et se meut sur ce sol élyséen que tant de types immortels foulent de leurs beaux pieds de marbre.

Byron parle souvent dans ses lettres de l’étonnante fascination qu’exerçait sur lui cette tragédie de Mirra ; à l’en croire, il dut même s’y prendre à plusieurs fois pour pouvoir supporter du commencement à la fin ce sublime spectacle qui l’attirait irrésistiblement, et dont il ne lui fut jamais donné de jouir sans payer son émotion d’une crise nerveuse très caractérisée. Une si énergique protestation venant d’un homme qui, en fait de spectacles, s’accoutumait aisément à tous, même aux exécutions, si bien qu’il avait fini par ne plus broncher en voyant au bout de sa lorgnette tomber la tête d’un condamné, une pareille protestation avait certes de quoi donner à réfléchir aux esprits les moins sympathiques à l’œuvre d’Alfieri. Pour ma part, j’avoue qu’il m’est arrivé, sur la foi de Byron, de relire Mirra, et de chercher à me rendre compte d’un si violent, d’un si furieux attrait. Dirai-je maintenant que cette seconde épreuve ne m’avait pas mieux disposé que la première en faveur du prétendu chef-d’œuvre, et que ce n’est qu’à la représentation que j’ai compris à quel point l’auteur de Childe-Harold s’était montré sincère cette fois ? C’est qu’au fond toute la grandeur de l’effet repose ici dans l’interprétation. Là où la lecture ne vous offrait qu’une pièce impossible, toute remplie du révoltant détail d’une passion abominable, la scène vous montre un des spectacles les plus saisissans et les plus admirables qui se puissent voir. Si horrible que soit ce sujet, à force d’adresse et de génie, la grande tragédienne en a vaincu l’horreur. Elle commente, elle omet, voile et transforme. En dépit des embrasemens de Vénus implacable, la chasteté de son regard, la pudeur de son attitude ne se démentent pas. Si loin que l’atroce déesse l’égare, Myrrha ne cesse point un seul instant d’être une victime qu’on déplore, et l’idéal que jette Mme Ristori sur cette conception ne permet pas au spectateur d’y voir autre chose qu’une effroyable lutte qui ne saurait se terminer que par la mort. Quelle fière et calme contenance en pareil martyre ! quelle suprême dignité dans cette agonie qui dure cinq actes ! Elle souffre et se voile, et si par momens l’affreuse torture qu’elle se tue à vouloir comprimer lui arrache une plainte, vous la voyez pâlir et comme chercher à ressaisir, pour le refouler au j)lus profond de ses entrailles, le cri échappé au délire d’un mal dont elle ose à peine à elle-même s’avouer le secret. C’est ce caractère d’écrasante fatalité, admirablement rendu par la tragédienne, qui sauve l’odieux du personnage, et commande l’intérêt ; qu’il y ait dans cet intérêt, dans ce pathétique même, quelque chose de cette attraction repoussante, s’il est permis de joindre ces deux mots, de cette délectation hystérique, qui subjuguait Byron, personne, je pense, ne le contestera ; mais l’action se passe en un monde tellement idéal, tellement impossible, que l’impression humaine qui vous révolte à la lecture s’efface peu à peu, et finit par disparaître entièrement devant la majesté suprême du tableau. Il n’y a de réel ici que la lutte obstinée, héroïque, superbe, d’une faible mortelle avec une déesse. L’épouse de Cyniras a osé braver le pouvoir de Vénus, et la cruelle déesse se venge de cet affront en livrant Myrrha, sa fille, à tous les désordres, à tous les égaremens d’une passion maudite, en portant le ravage dans l’âme et dans les sens de cette infortunée, comme on porterait la torche et le fer dans le champ d’un ennemi. Acceptez cette donnée, qui est aussi celle de Mme Ristori, et le sujet perd aussitôt tout ce qu’il avait d’intolérable, et à la place de cette fille indigne, criminellement éprise de son père, vous n’avez plus que la victime du destin. L’exécrable flamme qui dévore le cœur de Myrrha vient des dieux, et c’est par sa propre force à elle, par l’inflexible énergie de sa volonté, qu’elle reste pure en dépit de son ardeur et de ses défaillances. Quelqu’un disait l’autre soir à Mme Ristori que c’était grand dommage qu’on n’eût pas traduit en italien la Cenci de Shelley, car elle y serait admirable. — Béatrix Cenci ! s’écria aussitôt la tragédienne. Quel affreux rôle ! jamais je ne consentirais à le jouer. — Et pourtant Myrrha ?… — Y pensez-vous ? et quelle analogie pouvez-vous trouver entre ces deux figures ? Myrrha vit et meurt chaste, et ce n’est que la pensée du crime qui l’obsède, tandis que dans la Cenci le crime se consomme. Myrrha n’est que possédée, Béatrix est flétrie.

Ainsi compris, le rôle se défait de son vilain côté, et le public, en proie aux émotions de cette tragique lutte, en perd de vue la cause, et cesse en quelque sorte d’avoir devant ses yeux l’horrible incestueuse que Dante a placée dans l’enfer des damnés pour crime de faux :

…Quell’è l’anima antica
Di Mirra scelerata clie divenne
A padre fuor del dritto amore amica.

Ce qu’on ne saurait trop admirer chez Mme Ristori, c’est l’art véritablement merveilleux qu’elle porte dans l’emploi des nuances, l’infinie délicatesse de sa touche, si je puis m’exprimer ainsi. Dans c« rôle, où tout est comprimé, où la parole hésite, son geste, ses regards, son attitude, ont des réticences sublimes. Une fois seulement, à la fin du troisième acte, le volcan éclate et déborde. Myrrha, croyant échapper au mal qui la travaille, va devenir la femme de Pereo ; déjà elle s’avance vers l’autel, lorsque tout à coup, irrité par cette pompe nuptiale, son délire un moment assoupi se réveille et s’exalte jusqu’au paroxysme le plus furieux. L’effet que produit Mme Ristori dans cette scène est sans égal. Apaisée, sinon calme au début, vous la voyez peu à peu tressaillir, palpiter, se débattre ; aux lueurs des flambeaux, à la voix des prêtres, au frémissement de tout ce peuple rassemblé dans le temple, la fureur d’hymen la saisit, l’exorcisme commence. Son sein se gonfle, ses traits se crispent, ses membres se tordent ; irrésistiblement l’accès grandit et redouble ; des mots entrecoupés s’échappent de sa bouche sans qu’elle en ait conscience, puis à cette crise insensée succède une apathie morne, une immobilité de marbre. Myrrha, épuisée, allanguie, vaincue, s’affaisse aux bras de son père, qui peut un instant la serrer sur son cœur et la couvrir de ses larmes sans que la situation ait rien qui vous offusque.

Supposez une tragédienne médiocre, et cette scène est impossible ; Mme Ristori la rend ce qu’elle est en effet dans les mœurs ordinaires, la chose la plus simple et la plus naturelle du monde ; la réalité frappante de cette pâmoison, l’insensibilité complète où Myrrha est plongée, ôtent au public toute idée de prendre ombrage. J’ai plusieurs fois entendu reprocher à Mme Ristori sa manière de comprendre cette grande scène : il y a des gens qui l’accusent de manquer de calme, bien qu’à vrai dire je ne m’explique guère ce que le calme pourrait avoir de beau en pareille circonstance. Vouloir à toute force imposer à la tragédie les conditions de la statuaire me paraît la plus absurde prétention, et s’il est méritoire d’emprunter au marbre l’ampleur de ses draperies, l’harmonieuse majesté de l’attitude, — la passion humaine, que je pense, ne saurait abdiquer ses droits. D’ailleurs c’est une étrange erreur que de s’imaginer qu’au théâtre la tradition classique réprouve absolument certaines violences de pantomime, certaines frénésies. L’antiquité admet la possession divine, état convulsif de l’âme et du corps : en dedans, trouble, démence, fureur inassouvie ; au dehors, crise et catalepsie. Reproche-t-on à la pythie de manquer de calme ? Elle s’agite et se tord en proie aux divagations prophétiques du trépied, et, pour avoir la vie nerveuse plus développée que la Minerve de Phidias, elle n’en appartient pas moins à la même cosmogonie sacrée. En ce sens, on ne saurait estimer trop haut l’art immense que déploie Mme Ristori dans Mirra. Jamais plus grand souffle de l’antiquité n’était parvenu jusqu’à nous, non de cette antiquité muette et froide dont les musées nous conservent les débris mutilés, mais de celle qui fut, et que le génie a seul le don d’évoquer à travers le temps. Les autres, à Dieu ne plaise que je veuille attenter à leur gloire, sont d’admirables statues qui marchent. Celle-là, c’est la fille de Crète vivant et se mouvant dans l’atmosphère natale et réalisant ce prodige de faire qu’un public parisien de nos jours accoure en foule au spectacle de ces catastrophes absurdes, et s’y montre je ne dirai pas seulement impressionné, mais ému jusqu’à en ressentir comme l’épouvante et le vertige.

De la Mirra d’Alfieri à la Marie Stuart de Schiller, la distance est grande. Qu’on se rassure, nous aurons soin d’éviter les parallèles et les transitions, et si nous effleurons l’histoire de la reine d’Écosse, si nous touchons à la tragédie du poète d’Iéna, ce sera uniquement pour nous rendre compte de la manière dont Mme Ristori l’interprète, du sens réel et poétique qu’elle donne à sa conception. Marie Stuart appartient essentiellement à ces natures que le sentiment de leur supériorité n’abandonne jamais, et chez lesquelles l’orgueil de l’autorité se redresse plus implacable et plus absolu alors que les circonstances semblent se conjurer davantage pour l’humilier. Reine dans son château d’Holy-Rood, elle n’est que douceur, grâce et condescendance ; captive, elle devient hautaine, ne parle que de son droit, et se fait plus souveraine à mesure que la réalité de la royauté lui échappe. Son droit, ses prétentions au trône d’Angleterre, chimériques refrains dont sa douleur se paie, et auxquels pas un ne croit, pas même ces jurisconsultes qui l’entourent ! Henri VIII admis, et ses ordonnances acceptées du peuple anglais, il est clair qu’Élisabeth est reine légitime ; mais si, du fond de la prison où la retient cette vestale couronnée, Marie Stuart ne peut traiter d’usurpatrice la fille d’Anne Boleyn, de quelle supériorité s’armera-t-elle contre sa rivale ? sur quelle hauteur se placera-t-elle pour la mépriser ? Or ôter à Marie Stuart la conviction de sa supériorité sur Élisabeth, c’est lui ôter ce qui lui tient lieu de tout. Dans les premiers temps de son séjour en Écosse, alors que nul ne lui contestait le rang suprême, elle se préoccupait si peu de ses prétendus droits, qu’elle disait à sir Nicholas Throgmorton, ambassadeur d’Angleterre : « Il existe entre ma bonne sœur Élisabeth et moi plus de raisons d’amitié qu’entre quels princes que ce soient de la chrétienté, car nous sommes toutes deux d’une même île et d’une même langue, toutes deux proches parentes et toutes deux également reines. « Cependant à dater du moment où la lutte s’engage, du moment où la supériorité matérielle est acquise à Élisabeth, on sent que Marie Stuart, pour ne pas succomber, a besoin de se créer sur sa geôlière une supériorité morale. Son droit lui apparaît, elle s’en affole, et pendant dix-neuf ans cette chimère sert de raison d’être à sa fierté, c’est-à-dire à sa vie même. Deux poètes ont admirablement compris Marie Stuart : Walter Scott et Schiller, le dernier surtout[3]. Du commencement à la fin de la tragédie de Schiller, vous voyez une femme qu’une seule idée possède et console, et qui dans l’isolement de cette conviction se maintient au-dessus de sa fortune.

C’est par ce côté très caractéristique de sa physionomie que Mme Ristori me semble avoir surtout saisi le personnage de la reine d’Écosse. Impossible de rendre mieux cette hauteur constante, cette inaptitude à subir une humiliation quelconque. Dès son entrée en scène, c’est par là que sa nature se révèle, et ses premières paroles constatent le fait. « Madame, s’écrie la nourrice, Anna Kennedy, on vous a dérobé votre dernier trésor, la couronne nuptiale que jadis vous donna la France… Nous sommes insultées ! — Marie s’arrête. — Que fait, dit-elle sans s’émouvoir, un joyau de plus ou de moins à qui se sent reine ? Calme-toi. Nous traiter vilement, oui, cela est possible ; — nous avilir, ils ne le peuvent. » Mme Ristori est magnifique en prononçant ces mots, magnifique de tout point, par l’attitude, le geste, le sourire, le son de voix. J’ai retrouvé cet admirable effet à la fin du premier acte de la Pia de’ Tolomei, lorsque, avec une accablante quiétude de dédain, elle répond à l’homme qui lui demande pardon de l’avoir offensée : « Quoi ! tu as pu rêver l’honneur de ma haine ? » En général. Mme Ristori exprime le dédain d’une façon moins acerbe qu’altière, et paraît se préoccuper plutôt d’elle-même (en tant que personnage, bien entendu) que de ceux qu’elle a l’intention d’écraser. Peut-être son jeu y perd-il quelquefois en énergie. Si énergique et si méprisante qu’elle se montre, il y a une nuance qui lui échappe, l’inflexion cruelle, vipérine, dont Mlle Rachel a surtout le secret. Prenez Mme Ristori dans la scène avec Cecil par exemple. De quel air hautain à la fois et charmant elle accueille le terrible lord treasurer, avec qui, moins que personne, il semble qu’elle devrait trouver sujet de plaisanter ! « Cet excellent Cecil, il veut bien interpréter de sa parole courtoise les arrêts de ceux auxquels ses courtois avis n’ont point manqué ! » Mme Ristori dit cela d’un ton parfait, trouvant l’accentuation précise, la note. C’est de la bonne et vraie raillerie de cour, de celle dont jusqu’au pied de l’échafaud la reine-dauphine conservera l’imperturbable usage, en un mot de la moquerie à la française, fine, élégante, mordant au vif, impardonnable lorsqu’on la saisit, et qui sent son Louvre d’une lieue.

Si j’excepte certaines scènes au château de Lochleven, où Scott l’a mise aux prises avec l’austère matrone mal née[4] qui la tient sous les verrous, jamais l’infortunée Marie ne fut peinte plus exactement que dans la scène avec Burleigh. Comme elle le reprend, le tourmente, le harcèle, l’agace, l’interrompant à chaque minute, pour lui prouver que ses expressions rendent mal ce qu’il vient lui dire ! Quelle colère de bull-dog que celle qui se réveille sous les traits d’esprit de la reine, et qui, faute de bonnes raisons pour répondre, ne sait avoir recours qu’à la brutalité ! « Crois-tu que je vienne ici pour m’escrimer contre toi dans un combat de paroles ? » s’écrie Cecil, et cette phrase grossière résume assez bien l’impuissance devenue féroce de ses ennemis, et sous laquelle Marie a succombé. Un combat de paroles ! En effet, ce sont là de ces joutes d’adresse où la pesanteur du pratique, du business-like Burleigh serait malvenue à s’escrimer contre la finesse et l’agilité de la nièce des Guise. Schiller a senti, comme Scott, tout ce que son éducation avait prêté à Marie de raffiné et d’excessif, toutes ces habitudes d’intelligence qui se révèlent jusque dans les devises qu’elle se plaisait à composer, et qui, si elle avait été moins jolie, si elle avait moins aimé la musique et la danse, eussent fait d’elle une pédante, j’allais presque dire une ergoteuse.

Pour ma part, je ne puis assez remercier Mme Ristori d’être entrée si avant dans le personnage. Dans toute la scène que j’indique, on voit qu’elle sait aussi bien que Schiller ce dont il s’agit, et je retrouve là, comme au troisième acte, comme partout du reste, la vraie femme du XVIe siècle, cette grande dame forte en logique et disputeuse, qui soutenait à douze ans une thèse latine pour le plus grand ébattement de la gaie cour de France, et qui, au milieu des passions qui l’entraînent, garde toujours au fond du cœur un instinct de chicane capable de faire honneur à ce que la basoche a de plus retors. Au troisième acte, cette femme qui insulte Élisabeth au nom d’un droit qu’elle n’a pas, qui foule aux pieds la fille de Henri VIII au nom d’une tache de naissance fort discutable, cette femme qui mourrait en ce moment de honte et de rage, si elle ne se croyait réellement l’incarnation vivante de l’idée royale, — n’est-ce pas la même qui jadis, lorsque le sang de Rizzio fumait encore sur sa robe, se redressait terrible sous le couteau de Ruthwen en s’écriant, toute sans défense qu’elle était : « Plus de larmes maintenant, mais vengeance ? » Rien ne caractérise mieux Marie Stuart que ce courage, que cette imprudence poussée jusqu’au sublime. Qu’elle n’ait jamais vu Élisabeth, personne ne le conteste ; mais après la bataille de Carberry-Hill, prisonnière de lord Lindsay, ne mît-elle pas à défier son ennemi vainqueur la même audace que Schiller a retracée ? « Par la main que je mets présentement dans la vôtre, j’aurai votre tête, mylord, pour tout ceci[5]. » et c’est à l’homme qui la tient dans sa puissance, à celui qui croit l’avoir humiliée, qu’elle parle en ces termes ! Ce mot, s’il en était besoin, suffirait pour excuser la scène de Schiller aux yeux de l’histoire, et, si la rencontre des deux reines avait eu lieu, Marie Stuart, on peut l’affirmer, n’eût pas tenu d’autre langage que celui que le poète a mis dans sa bouche. Si dans l’imitation française l’héroïne de M. Lebrun s’écrie avec une paraphrase un peu bien pompeuse pour la circonstance :

Si le ciel était juste, indigne souveraine,
Vous seriez à mes pieds, car je suis votre reine !


la Marie Stuart de Schiller, elle, se pose moins au féminin, et dit carrément en cinq mois : « Moi, je suis votre roi ! » Che tuo rè son io ! — Admirable expression que le traducteur italien, M. Maffei, a respectée en vrai poète, et qui seule peut rendre, selon moi, l’intensité de ce sixième sens particulier à Marie Stuart, et que j’appellerais le sens royal. C’est dans cette puissante scène, qu’elle conduit avec une habileté, une ampleur magistrales, et dont elle rend d’un ton toujours sympathique les diverses alternatives, que Mme Ristori s’inspire pour la première fois de l’idée religieuse, qui va devenir pour elle au cinquième acte un si imposant moyen d’effet. Vis-à-vis d’Élisabeth, que tous ses amis la supplient de fléchir, vis-à-vis de cette rivale dont il s’agit d’implorer la clémence, que deviendra Marie Stuart ? Interprétée au seul point de vue humain, comme nous le voyons faire tous les jours au Théâtre-Français, la situation est illogique et fausse ; elle est impossible. Pour que l’indomptable superbe de la reine d’Écosse consente à se plier, il importe qu’une force divine intervienne, et qu’à ses yeux l’humiliation puisse apparaître comme une gloire de plus. Marie saisit son rosaire, adore le crucifix, et le sacrifice, humainement impossible, se consomme aussitôt devant Dieu. Il faut voir Mme Ristori tenir le crucifix sur son cœur, comme pour y faire entrer en quelque sorte l’impression divine, il faut la voir se courber littéralement sous sa croix pour savoir à quel point nous avions ignoré jusqu’ici la grandeur de cette scène.

Au cinquième acte, cet accent religieux domine seul ; il n’y a plus de reine ni de femme ; il n’y a devant vous qu’une âme en train de s’épurer, et dont l’immolation est l’idéal du pathétique. Une fois pourtant il semble qu’elle va s’oublier : « Adieu, Robert, et, si c’est possible, vis heureux. Va te jeter aux pieds de la reine d’Angleterre, et que le prix que tu as obtenu ne devienne pas ton supplice !… » Quelle inflexion de voix impossible à décrire elle met dans ces paroles suprêmes adressées à Leicester ! Insensiblement une ironie mal déguisée s’y mêle, et le démon des anciens jours va se réveiller, lorsque tout à coup, rappelée à l’idée de son salut éternel, elle tombe à genoux et prie. Ce mouvement, d’une si triomphante expression de vérité, est bien d’une Italienne ; on n’en trouve point de trace dans Schiller, qui ne se faisait point faute, comme on sait, de multiplier les indications de mise en scène, et c’est à Mme Ristori qu’on en doit reporter tout le mérite. Je cite un trait, j’en pourrais citer vingt, car la tragédienne ne compte pas avec l’inspiration ; il suffit, pour s’en convaincre, d’aller la voir dans Mirra et dans Marie Stuart, deux créations si profondément étrangères l’une à l’autre, et dans lesquelles son rare talent a su se maintenir à la même hauteur, car c’est surtout par leur côté sublime que Mme Ristori aime à saisir les choses. Ses momens de défaillance, quand elle en a, se rencontrent toujours aux endroits faibles d’un rôle, alors que le poète semble s’abandonner lui-même. Quant à moi, je ne lui ai jamais vu manquer une situation, et ce qui prévaut en elle, c’est moins encore le talent que l’élévation de la sphère où ce talent se meut.

Parlerai-je de la Pia ? Les quelques mots que j’en voudrais dire seraient pour faire ressortir davantage cette espèce d’inspiration transcendante qui semble travailler Mme Ristori, ce flair intelligent qui la pousse à chercher le beau même en dehors des limites de l’ouvrage qu’elle joue. Ainsi, dans cette pièce d’un intérêt si médiocre, et qui ne saurait suffire à l’activité de son talent, c’est Dante tout entier qui la possède et qui l’inspire. Suivez-la à ce point de vue, elle est admirable. Quelle austère et pudique grandeur ! quel mélange de grâce ingénue et de fierté patricienne ! Et quand viennent au cinquième acte les fameux vers de la Divine Comédie intercales dans ce drame :

Ricorditi di me che son la Pia !
Siena mi fe, disfecemi maremma.
Salsi colui che’ nnanellata, pria
Disposando m’ havea con la sua gemma !


avec quel accent profond elle les dit ! comme elle se repaît saintement de l’immortelle substance de cette poésie ! On a comparé l’épopée dantesque à une cathédrale ; Mme Ristori, par l’ovale allongé de ses traits, la suave gravité de ses poses, la symétrie calculée de son geste un peu raide sous la dalmatique blanche aux plis droits, semble une image vivante échappée à cette architecture, et vous fait involontairement songer à Giotto, comme dans Mirra et dans Marie Stuart elle vous rappelait Phidias et Holbein.

Le brillant et rapide succès de Mme Ristori, l’élan universel et tout spontané avec lequel ce nom, ignoré naguère de la plus grande partie du public, a été du jour au lendemain porté aux nues, ont fait croire assez communément à une sorte de découverte dont l’honneur tout entier reviendrait à notre monde parisien. C’est là du reste un genre de mérite que nous aimons beaucoup à nous attribuer, et il nous suffit en général d’adopter un talent pour être imperturbablement convaincus que nous l’avons créé. Les Italiens ne sont pourtant point gens à méconnaître chez eux la valeur d’un artiste ou d’un chef-d’œuvre ; plus aisément les croirait-on portés à s’exagérer cette valeur, et de ce que le public de Paris n’avait rien su jusqu’à ce jour de ce noble et beau talent, il n’en faudrait pas trop vite conclure que les Italiens l’aient ignoré. Voilà tantôt dix ans que Mme Ristori occupe la renommée de l’autre côté des Alpes, où elle a recueilli l’héritage célèbre de la Marchionni, dix ans que la société de Turin et de Florence ne connaît pas d’autre Melpomène. Je dirai plus : en Italie, sa gloire a déjà passé fleur, en ce sens qu’aux démonstrations banales et bruyantes du premier enthousiasme a succédé cette estime raisonnée et profonde, cette judicieuse et sincère admiration, qui, bien autrement que des bravos, des couronnes et des sérénades, semble faite pour honorer l’actrice et la femme. Tout le monde sait comment se comportent les scènes italiennes exclusivement vouées à la littérature ; tragédie, comédie, drame et vaudeville, on y joue tout comme sur nos théâtres de province, et ce n’est pas une mince besogne pour l’acteur ou l’actrice en renom que d’avoir à tenir tête aux exigences multipliées de ce répertoire à la fois national et cosmopolite qui s’étend d’Alfieri à M. Dumas, de Manzoni et de Nicolini à Schiller et à M. Scribe. Un pareil travail, quand on y réfléchit, offre en somme plus d’inconvéniens que d’avantages, car, s’il a pour bénéfice de maintenir constamment en éveil toutes les facultés, de tendre tous les ressorts, il use à la longue, amène le trouble et la confusion, et, les rôles nouveaux se succédant au jour le jour, on désapprend la recherche du mieux pour se contenter non pas du bien, mais de l’à-peu-près.

Je dois dire que Mme Ristori n’a rien heureusement de ces fâcheuses habitudes, du moins depuis qu’elle a joué Mirra. Peut-être qu’en cherchant bien, on en trouverait certaines traces dans ses premières représentations, alors que, se prodiguant elle-même, elle passait du tragique au bouffon avec une grâce aimable sans doute, mais un peu négligée en ses atours, et dont le succès l’a depuis corrigée. — De Mirra date le vrai triomphe. Jusque-là le public ne l’avait pas comprise, et de son côté elle persistait à se croire en Italie. Ce quelque chose qui lui manquait encore à nos yeux, son génie le lui révéla ; aussi quels applaudissemens ! quelles universelles sympathies ! Depuis, les liens n’ont fait que se resserrer davantage avec Marie Stuart et Pia de’ Tolomei : non que Mme Ristori ait fait des concessions ; sans cesser d’être Italienne, elle est devenue une grande tragédienne française, et le public la salue comme telle. Étrange électricité du succès qui ne se rencontre qu’à Paris, traînée de poudre qui met le monde en feu, pourvu qu’on ait en soi l’étincelle mystérieuse ! On a parlé d’engouement et de cabale : pure défaite d’envieux ! Hormis quelques hommes de goût, quelques rares lettrés ayant voyagé en Italie, gens très honorables sans doute, mais ne possédant pas sur le public la moindre influence, — qui connaissait Mme Ristori lors de son arrivée ? Si j’en juge par l’aspect morne et désolé que présentait la salle Ventadour aux jours des premiers débuts, les amis qu’on lui donne n’étaient guère nombreux à cette époque. Une vie honnête et simple, l’ignorance absolue du terrain sur lequel on va combattre, no sont pas, je suppose, les manœuvres ordinaires dont usent les grands tacticiens, et j’en pourrais au besoin citer de mieux avisés. Aussi, lorsqu’après tant de luttes et d’épreuves décourageantes le succès finit par se prononcer, nulle autre qu’elle-même n’y avait contribué, et si les acclamations du public et des journaux devancent parfois le talent, on peut affirmer qu’elles n’ont fait ici qu’obéir à son impulsion souveraine.

Cette gloire n’est donc pas d’invention toute française, soit dit sans vouloir nier la part très réelle et très légitime qui doit en revenir à la France. Paris, si prestidigitateur qu’on le proclame en pareille matière, n’a jamais possédé l’art de tirer la vie du néant. Donnez-lui un talent, il en va faire en quelques jours une renommée ; mais là s’arrête sa prétendue toute-puissance. — Aide-toi, Paris t’aidera ! — S’il me fallait citer l’homme du siècle qui a le mieux compris la portée immense et pourtant limitée de cette force, je nommerais M. Meyerbeer. Il sait comme personne jusqu’où elle va et tout ce qu’avec Paris on peut faire d’un chef-d’œuvre ; mais encore importe-t-il que chef-d’œuvre il y ait, car je le répète, si le génie manque ou le talent, l’immense bruit reste sans résultat, et, quelque puissante que soit la meule, lorsqu’elle broie à vide, rien n’en sort. Paris a donné à Mme Ristori cette consécration intelligente et suprême, qui, si elle ne crée pas le talent, lui confère du moins la plus grande naturalisation qu’il puisse ambitionner. À dater de ce jour, la noble tragédienne a pris droit de cité en Europe, et son public est aussi bien à Londres, à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, qu’il est à Rome, à Turin, à Florence et à Venise : immense avantage dont ne profitera point seulement la fortune de Mme Ristori, et qui doit procurer un nouveau lustre, un nouvel épanouissement à ce talent, que les conditions naturellement restreintes où il s’était élevé, et surtout l’absence d’émulation, eussent tôt ou tard frappa d’une certaine langueur. À ce compte, le service que Paris a rendu à la tragédienne de Florence ne saurait être mis en doute. Il ne faudrait pas cependant que Mme Ristori se méprît sur les devoirs auxquels ce service l’oblige, et que la reconnaissance l’entraînât trop loin. Quitter cette admirable langue Italienne, si caressante, si fluide, si mélodieusement expressive, et dont le doux parler lui va si bien, serait de sa part la plus maladroite des ingratitudes. Les gens que les lauriers de Mme Ristori empêchent de dormir ne souhaitent in petto rien de mieux, j’en suis sûr, et à moins qu’elle ne veuille à toute force voir immédiatement se consommer sa déchéance, la tragédienne abandonnera cet absurde projet, où le naïf mirage d’un triomphe inespéré et le zèle indiscret des donneurs de conseils l’ont peut-être engagée trop avant. Qu’on offre à Mme Ristori le privilège d’occuper la salle Ventadour pendant trois mois de l’année en alternant avec la compagnie musicale italienne, c’est là une conséquence toute naturelle du succès qu’elle vient d’obtenir ; mais pourquoi lui demander davantage ? pourquoi chercher à la détourner de sa vraie vocation, qui est de relever aux yeux de la France et de l’Europe la gloire littéraire de son pays ? L’Italie, qui l’a faite, la réclame ; d’ailleurs, si les chefs-d’œuvre étrangers tentent son inspiration, rien ne l’empêche de les jouer, mais dans sa langue naturelle, armée de tous les avantages, de tout le sérieux de sa personne, en tragédienne et non en excentricité foraine !

Quand nous aurons épuisé la série si intéressante des productions dramatiques de l’école moderne italienne, quand nous en aurons fini avec ce théâtre tout récent, qui n’en veut qu’aux Sforza, aux Visconti, aux fiers héros de la chronique nationale, quels mondes nouveaux n’aurons-nous pas à parcourir avec Shakspeare ! Lady Macbeth, Desdemona, Imogène, où Mme Ristori trouvera-t-elle de plus grands types, des rôles plus dignes d’exercer les éminentes facultés de son intelligence ? Mlle Rachel nous a montré l’abstraction parfaite, sublimée ; que Mme Ristori nous révèle la vie : elle est de la race des Siddons et des Schroeder, elle a le souffle et l’envergure ; elle et Shakspeare se comprendraient. C’est à ce point de vue surtout qu’il importe qu’elle reste Italienne. À Ventadour du moins, les épilogueurs de chefs-d’œuvre se taisent ; ici, le pavillon couvre si bien la marchandise, qu’elle est de droit hors de toute discussion, ce qui ne se verrait guère au Théâtre-Français, pour peu qu’il s’agît de Shakspeare. Du reste, cette façon de coqueter avec la langue de Corneille et de Bossuet n’est point nouvelle : les plus beaux génies et les meilleurs talens s’y complaisent. Goethe en son temps ne se lassait pas de répéter, à propos de Diderot, cette aimable et galante phrase que varie aujourd’hui Mme Ristori en se récriant sur le bonheur que Mlle Rachel peut avoir de jouer ses rôles en français, devant un public français. Oui certes, c’est un admirable instrument que la langue française, mais encore faut-il savoir s’en servir, et rien au monde n’est affreux comme d’en jouer faux. Que ceux qui doutent se donnent la peine d’aller entendre Mlle Cruvelli à l’Opéra, ou de lire certains méchans vers que l’immortel auteur de Faust et d’Egmont eut la faiblesse de commettre[6] ! Et les continuelles obsessions auxquelles l’exposerait inévitablement cette situation mal définie d’actrice mi-partie italienne, mi-partie française. Mme Ristori y songe-t-elle bien ? Aujourd’hui encore sa qualité d’étrangère la protège, mais qu’elle risque le bout de son pied sur une scène française quelconque, — et soudain la voilà en butte à toutes les intrigues, à toutes les compétitions, à tous les amours-propres. Celui-ci lui apporte ses drames, celui-là ses comédies et ses proverbes ; un troisième, exploitant la circonstance, s’offre à lui composer un rôle exceptionnel, lequel ne sera écrit ni en français ni en italien, mais dans une sorte de jargon agréablement panaché, de baragouin à la Médicis. Que Mme Ristori ne s’y trompe pas, il n’y a d’avenir et de salut pour elle que sur le théâtre naturel de ses succès ; le reste est illusion et chimère. D’ailleurs on ne fait point si bon marché du laurier dantesque, et son intérêt comme sa gloire lui commandent de couper court à des insinuations sous lesquelles les vrais amis de son talent ont peine à ne pas entrevoir quelque perfidie. Étrangère, elle n’est, comme on dit, sur le chemin de personne, et profite de ce bénéfice pour rallier tous les suffrages : qui sait si dans d’autres conditions les choses ne changeraient pas du jour au lendemain ? Pour nous, qui n’avons apporté dans la question que l’amour sincère du beau, nous regretterions très vivement toute démarche fausse et capable de compromettre, ne fût-ce que par occasion, un talent placé si haut désormais dans l’estime et l’admiration du public, qui, tout en applaudissant à la grandeur de l’artiste, aime aussi, plaisir rare dans tous les temps, rare surtout dans celui-ci, à pouvoir rendre hommage à la dignité de la femme.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Voyez l’excellent discours de M. Ampère sur les Renaissances. Paris, Thunot, 1855.
  2. Voir, sur les différens originaux qui figurent dans cette édifiante histoire les Mémoires d’un Voyageur qui se repose, par Dutens, Paris, 1819. Voir aussi le curieux détail qu’en donne M. de Sternberg : Berühmte deutsche Frauen des achtzenhten Jahrhunderts. Leipzig, Brockhaus.
  3. On comprend qu’il ne s’agit ici que de cette appréciation instinctive que l’histoire peut appuyer, mais que le génie doit surtout à la divination. En fait de portrait historique proprement dit, chacun connaît le nom qu’il faudrait citer, et le meilleur témoignage qu’on puisse invoquer en faveur de la Marie Stuart de Schiller est l’étude si complète de M. Mignet.
  4. Lady Douglas de Lochleven, mère du régent Murray, le fils bâtard de Jacques V.
  5. Voyez Mahon’s historical Essays, page 94. Murray, Londres, 1849.
  6. A propos de l’arrivée en France de l’archiduchesse Marie-Antoinette d’Autriche. À coup sûr, si Voltaire se fût avisé de composer des vers allemands sur le grand Frédéric, il n’aurait pas plus mal réussi. Qu’on en juge :

    Lorsque le fils de Dieu descendu sur la terre
    Pour bénir les mortels comblés de misère.
    On vit de tous côtés se presser sur ses pas
    Des boiteux, des perclus gisant sur leurs grabats ;
    Mais lorsque des Français l’auguste reine avance,
    Qu’elle pose le pied sur la terre de France,
    La police attentive a soin de décréter
    Qu’à son royal regard ne doit se présenter
    Ni bossu, ni goutteux, ni pauvre apoplectique,
    Ni perclus, ni bancal, ni même rachitique.
    Comme ça, de chez soi Strasbourg fait les honneurs !
    O siècle, ô temps, ô mœurs !