Société littéraire de France (Collection “Essais et Nouvelles”) (p. 85-95).

V


Nous sommes au terme de cette évocation à lueurs rapides d’éclairs, de Ceux-là (nous étant surtout complu à inscrire ses grands Précurseurs dans la Poésie Française), qui depuis les Âges primordiaux de la pensée et de la recherche, ont tenu une Tradition ininterrompue qui, dès lors, était d’esprit et d’émotion « scientifiques »[1].

Ainsi nous avons montré de quelques rappels, de quelques extraits qui semblent condenser de l’éternel, que cette idée poétique du Savoir uni à l’Émotion est universelle et que, sous son mode primordial de chant cosmogonique, elle se trouve à l’origine de la pensée, à l’éveil de la conscience des hommes inquiets tentant de se relier à la totalité de l’Univers. Elle est dès lors la « Poésie scientifique », — elle est la première poésie : notre tradition remonte les peuples et les temps…

En France : nous avons vu les Précurseurs, aux xiiie et xvie siècles, emprunter des Grecs et des Latins, amasser toute connaissance de leur temps, avec une grandeur optimiste qui retient notre admiration aller dans la voie philosophique de la science, — mais autant seulement qu’ils la peuvent soumettre au Dogme. Au xviiie siècle, sous l’action surtout de Buffon, — ils chantent la Science et s’enorgueillissent d’elle, selon ses données tentent d’œuvrer une Genèse du monde, et par la science ils aperçoivent un progrès ininterrompu et illimité : cependant qu’ils n’en tirent point de concept philosophique particulier, et demeurent dans la tradition théologique. — Au xixe siècle, la matière du chant poétique s’élargit, devient plus complexe, sans que soit conçue pourtant une Œuvre synthétique.

Quant au concept qui émane du rapport conscient et ému de l’Humain avec l’Universel, — pour tous, c’est un concept en désaccord avec l’esprit évolutionniste, c’est un concept pessimiste : dont les poètes de Bonheur et des Poèmes antiques et modernes ne sortent avec amertume, l’un, que par un vague spiritualisme et l’acceptation d’un sentiment de Sacrifice, — l’autre, par un plus haut et stoïque altruisme et l’orgueil de l’Intelligence… Strada est nettement spiritualiste et théiste, et si Leconte de Lisle se lève contre l’idée de Dieu, son athéisme apparaît plutôt en antithèse religieuse, un sentiment de révolte à devoir tenir pour mauvaises la vie et la raison…

Nous avons maintenant à répéter — nous en avons eu l’évidence — que toute période de réapparition et de recrudescence du sens de « Poésie-scientifique », répond d’intentions et de réalisations de plus en plus averties à une poussée nouvelle de l’esprit investigateur de la Science. — Or, ainsi que le sentirent les poètes-précurseurs du xixe siècle, c’est la théorie Évolutionniste qui devait permettre une réalisation moderne totalement déterminée, en même temps qu’une remontée au sens sacré de la grande Poésie : en une première Synthèse, — tant pour l’idée que pour son expression, valeur de ses énergies.

J’ai voulu assumer cette tâche…

Donc il était tout premièrement nécessaire de repousser du moment de résultante d’où selon la seule science nous tentions un sens harmonieux du monde, tous les concepts philosophiques, — quitte à voir ensuite quels d’entre eux me paraîtraient résister à l’épreuve des données de la doctrine Évolutionniste. Il était nécessaire de n’admettre de suggestion théologique, de persuasion purement spiritualiste ou étroitement matérialiste, au sens dualiste. De l’idée de Matière en évolution il était à produire une pensée et une émotion métaphysiques, — d’essence seulement scientifique.

Le concept nouveau devait réduire l’antinomie matérialiste et spiritualiste, en proposant un spiritualisme en devenir, en rapport avec l’évolution même de la Matière : « Nous pensons unir les deux termes et résoudre l’antinomie, de ce que le Spiritualisme, c’est-à-dire pour moi le plus de conscience-prise du Tout, émane perpétuellement de la Matière en évolution[2]… » Du plus de connaissance (donc, du plus de conscience universelle) devient le plus-d’Être, — c’est-à-dire le plus de rapports de l’Humain à l’Universel, le plus de re-création consciente et émue de l’Univers en la momentanéité successive de l’Homme.

(Mais il n’entre point en le plan de l’Étude présente, de résumer notre Méthode ni pour l’idée, ni pour son expression poétique à laquelle il a été également quelques allusions, — « l’Instrumentation verbale », — qui, essentiellement, opère la réintégration de la valeur phonétique en la langue, et la met sous la dépendance des Idées, qui naissent en produisant de leur genèse même leurs musiques propres et leurs Rythmes.)

En même temps nous nous proposâmes une Œuvre, œuvre de notre vie, complexe et d’unité, dont le principe philosophique est générateur. Non plus une sorte de compendium de la connaissance, tel que nous le trouvons avant le xixe siècle. Non pas davantage une apologie de la Science et de ses découvertes précipitant l’esprit enorgueilli à de simplistes anticipations sociales, à l’idée de progrès sans discontinuité d’un Chénier ou, torrentiellement, d’un Hugo, — ni les déductions généralement pessimistes tirées erronément de l’examen du monde par un sentiment personnel, égotiste… Mais par la Science qui pour nous a pris unité de vérité progressive en la doctrine Évolutionniste, et par l’intuition poétique prenant d’elle ses directions, nous avons voulu pour matière de notre Œuvre le phénomène multiple, concomitant et entre-pénétré de la Vie, de ses origines à ses possibilités, et en en induisant une puissance d’amour et d’harmonie, — une propension de la Matière à se savoir, pour être :

« Être vient de Savoir : et qui saura, sera. »…[3]


Ainsi, l’Œuvre est le développement de la Méthode, en l’émotion encore inéprouvée qui résulte d’une pensée qui continuement, du détail relié au total, associe l’Homme à l’Universel et tout moment de l’univers à sa durée éternelle.

Après avoir évoqué — mais d’un Verbe impersonnel et sans résonnances en l’actuelle explication, sans associations avec des idées, des sensations et des images de quel temps que soit — la neuve Cosmogonie et l’évolution des choses et des êtres en son processus cherchant l’harmonie parmi les Formes multi-parties, nous avons pris l’Homme depuis l’arquant redressement où « son pas devient humain », et avons été à envisager, avec la grave émotion de certitudes et d’anticipations de la science, la destinée humaine en union avec le destin universel. — Pour une part, l’Œuvre se situe en l’âme et les milieux modernes, leurs Activités industrielles et mécaniques, leurs puissances d’or : individus et collectivités d’Occident, propulsés en des voies déviatrices où, en soupesant tout de notre dénégation philosophique d’un progrès, nous avions prédit, disions-nous en première page, le sournois puis éclatant Déchirement mondial. Et elle regarde le moment présent et les mouvements à venir des Races, et veut apercevoir les destins Occidentaux et les réveils Asiatiques…

Elle reprend le phénomène du monde à travers le développement du germe humain, re-crée l’Histoire humaine à travers la suite sensitive, intellectuelle et morale de l’individu et des groupements ethniques. À travers les intuitions totémiques, les rites magiques et les théogonies, elle poursuit et relie le seul sens du Savoir tout vibrant du contact des Natures, et de l’Émotion humaine. Non point érudition morte, ni amertume d’aucune réponse de l’Absolu à l’inquiétude des hommes, mais, en les Rites et sous les Symboles, — don de vie et de danse sacrée redonné aux Vérités naturelles et d’expérience qui sont en eux encloses, primordialement constructives de la pensée unitive du monde, demeurant en puissance.

En dernier lieu, parmi les Lois et les Rites nouveaux, elle apportera sa Synthèse, — la sanction où nous avons trouvé que s’avère l’unité pathétique du plus-de-volonté d’être, de l’Humain, opérant le plus-d’être conscient de l’Universel :

« Ma pensée est le monde en émoi de soi-même. »…


Ainsi, toutes parties se rapportant au total qu’elles énumèrent et renouent, la Poésie reprend son sens sacré et son pouvoir religieux. Et ainsi, — et il en devait être ainsi, — en départ des seules données Évolutionnistes, repoussant toutes Révélations, tous spiritualismes extérieurs à la Matière, et aussi les dangereuses suggestions d’une philosophie pratique élevant en dogme la « lutte pour la vie » et le « sur-humain » saisies avec avidité par des égoïsmes supérieurs et les appétits ignares et musculaires, — ma pensée poétique s’en alla rencontrer les vieilles et éternelles Sagesses en Asie et au Mexique.

Je sus qu’en proposant en la Matière son Désir de s’énumérer et se savoir à travers les expérimentations sensitives, et montrant ce Désir se susciter en le trinaire de l’Évolution à dessin mouvant d’ellipse, — ce n’était que découvrir la nudité et le sens secrets de la Trimourti indicible ! J’osai dire de mes vouloirs, qu’ils unissaient une interprétation ésotérique de la vitale donnée évolutive aux sapiences de l’Inde, dont la science d’Occident expérimente méthodiquement des intuitions prodigieuses et intactes…

Et voici que la « Poésie scientifique » — a seulement rappelé aux Poètes nouveaux dignes d’être pénétrés de l’horreur sacrée, de redevenir les continuateurs des Premiers Inspirés : du redoutable et providentiel Sorcier qui se muait en toutes choses et tous êtres du monde et instituait les rites et les danses-prières, aux détenteurs du Savoir et de la Poésie qui ordonnèrent les théogonies au sens universel et celé. — Eux, qui, dirigeant en divinateurs, portaient occultement le poids du peuple et étaient, au-dessus de tous, les Intelligents-du-Monde ! Eux, de qui dès maintenant nous avons évoqué le retour de puissance, en des temps :

…« Et, s’entre-tenant, les Intelligents-du-Monde
qui autour de la terre assuraient l’âme intense
d’un zodiaque où la suite de l’être se pense !
sentirent qu’il était l’heure d’un rite où doit
ou assentir muettement, où, de vouloir
à plus-être, en émus rapports du Tout, vouloir
la Terre ![4] »


  1. Nous entendons, pour la Poésie Française, les principaux, les plus nécessaires : mais il en est d’autres pour multiplier les aspects d’une grande parenté. Aussi, souhaiterions-nous que l’on se reportât à une Thèse de Doctorat-ès-lettres soutenue à Paris, l’an passé, par M. C. A. Fusil, — et parue aux « Éditions scientifica » : La Poésie scientifique… Si l’Auteur n’ignore point la lointaine tradition de cette Poésie « léguée de l’Inde à la Grèce, à Lucrèce », entrevue aux xiiie et xvie siècles, il n’est parti, pour cette thèse, que du xviiie siècle : alors, dit-il, que l’on devait « ou avouer que la poésie était morte, ou créer une poésie nouvelle ». L’historique en trois cents pages de critique savante, trouveuse et enthousiaste, se clôt par le chapitre : « La Synthèse scientifique», — à mon dessein et mon œuvre consacré. — Et quant à cette partie, de directe et vivante actualité, (« l’actuel » selon la règle, ne pouvant ou qu’à peine être admis pour matière de thèse), avec quelle ample sûreté et quelle largeur de vues et d’assentiment cependant, l’a su résumer M. C. A. Fusil…

    L’on peut dire que, par le talent et la conviction, son livre est une date. (Il prépare maintenant un même travail, des xiiie et xvie siècles.)

  2. En Méthode à L’Œuvre.
  3. L’Ordre altruiste (Livre IV de Dire du Mieux).
  4. L’Ordre altruiste. (Livre IV de Dire du Mieux.)