Société littéraire de France (Collection “Essais et Nouvelles”) (p. 11-26).

II

DU SENS UNIVERSEL DE LA POÉSIE-SCIENTIFIOUE


Tant par sa pensée que par la technique à multiples concordances que cette pensée se devait nécessairement produire à elle-même, la « Poésie-scientifique », telle que nous en avons déterminé les principes et les idéals, entend que nul domaine où se répartit pour l’intelligence humaine le phénomène universel, ne lui soit étranger : elle, qui est le Poème de la re-création consciente et émue en nous, du plus de rapports de l’Universel. Ainsi que le « Poète-scientifique », pesant et pensant les matériaux du monde que lui apportent les sciences et les complétant d’intuition, en trouve les ésotériques lois d’harmonie unitive pour la réalité émouvante d’une Philosophie et d’une Métaphysique, — et ne soit plus que le lieu spirituel où l’évoluante Matière s’évertue vers son unité-consciente et l’émotion de cette conscience.

Ainsi avons-nous voulu que la Poésie devenue presque généralement d’inspiration anthropocentrique, prît et reprît, selon la plus lointaine tradition, sa vraie valeur de sens universel…


Bien que cette appellation de « Poésie-scientifique » soit désormais consacrée, et qu’on en entende actuellement le corps de doctrine poétique qu’apporta et continue à développer l’Œuvre une et complexe en laquelle ma vie mit son devoir, — en première synthèse : aux pages liminaires il n’est pas inutile, même à me répéter, de préciser pour qui ne sait pas, ou envers des interprétations de semi-compréhension, ou de maladroites ou d’hostiles.

Si, pour démonstration directe, nous donnons exemple d’une erreur sur le sens véritable de la « Poésie-scientifique », — il n’en sera de plus marquante en un moment plus solennel, que de l’illustre mathématicien et philosophe Henri Poincaré, quand, en son discours de réception à l’Académie Française, il eut à prononcer l’éloge de son prédécesseur, Sully-Prudhomme… C’est excellemment du véritable esprit de la Poésie-scientifique dont il commença à parler : « La réalité, la vraie, celle du philosophe, est constamment vivante, constamment changeante, les parties diverses en sont liées intimement et semblent se pénétrer mutuellement. Celle du savant n’en est qu’une image. Sans doute, cette image peut seule nous permettre de connaître : mais quand le philosophe l’a contemplée, il demande autre chose. Ce qu’il sent ainsi, comment pourra-t-il l’exprimer ? — Par le Vers, par la langue poétique et ses mots assimilables à la musique même, répond le savant-philosophe, qui insiste que les ondes musicales de ce Vers se mêlent et se pénètrent ainsi que se pénètrent les éléments de la réalité vivante, « et c’est ainsi que la Poésie philosophique peut nous donner de cette réalité un portrait moins sommaire. »

(Or, si l’on me permet d’ouvrir mon En Méthode à l’Œuvre, — nous lisons : — « Nous rappellerons que doivent participer des ondes du Tout, toute œuvre et toute partie d’œuvre poétique : c’est-à-dire, toute œuvre poétique n’a pour moi de valeur qu’autant qu’elle se prolonge en suggestion des lois qui ordonnent et unissent l’Être-total du monde, évoluant selon de mêmes Rythmes… Diverse et perpétuelle, s’impose la manière d’art qui soit elle-même mouvement, de mouvements pensants. »[1].

Il remarque cependant que cette Poésie présente un point vulnérable, mais qui ne tient qu’à sa valeur même : « chaque mot exigerait une longue méditation ». — Remarque qui est évidemment une louange de la part du savant, ou si l’on veut qu’elle se nuance d’ironie, il songeait sans doute et par contre, au lecteur qui regarde la lecture comme « un repos, un passe-temps », ou à tel autre qui d’avoir en mains un livre, se croit nécessairement apte à le comprendre à première vue !

Nous avons dit qu’ainsi parlant, l’illustre mathématicien a loué l’esprit véritable de la « Poésie-scientifique » : ce n’est pourtant point son exacte pensée, — car en nommant Poésie philosophique, la Poésie dont il vient de déterminer et d’exalter les mérites, il va ensuite en voir l’existence en dehors de la Poésie-scientifique proprement dite… C’est précisément que lui-même, non assez documenté sur les immédiats travaux poétiques de son temps, et d’ailleurs troublé sur le vrai sens à donner à la poésie de Sully-Prudhomme, — donne au mot « Poésie-scientifique » une incomplète, une restrictive, une erronée détermination. Vraiment en contradiction avec lui-même, il ne verra pas à l’instant, que la matière philosophique est composante de la Poésie-scientifique, de la poésie à laquelle « la science permet de connaître » : la pensée philosophique en est le chant suprême et synthétique, — tandis qu’en même temps elle doit être à travers toute l’Œuvre le concept conscient, ordonnateur et préconçu par le poète qui a connu par la science, selon quoi la Vie s’harmonise en un ordre supérieur et s’émeut universellement.

C’est donc très-improprement qu’ensuite, disons-nous, le savant départage poésie philosophique et poésie-scientifique : « La Poésie-scientifique n’est pour la science qu’une parure. » ! D’autant étrange, cette parole, qu’à quelques lignes de là, il se montre exactement averti, pour une part, d’où et de quelles matières apportées par la science se dégagera désormais l’émotion nouvelle du poète, — et il entend ici, sans erreur, le poète-scientifique : « Si à la poésie est nécessaire le mystère, — il n’est pas à craindre qu’il puisse disparaître, il ne peut que reculer. Si loin que la Science pousse ses conquêtes, son domaine ne comprendra pas tout. »… Mais quand il dit que les abîmes de grandeur et de petitesse que le télescope et le microscope nous dévoilent, l’harmonie cachée des lois naturelles, la vie renaissante et diverse, voilà des thèmes dignes de tenter les poètes : alors, nous comprenons pourquoi le savant se trompe sur la Poésie-scientifique :

« Thèmes dignes de tenter les poètes », s’écrie-t-il, — et, ce disant, il garde erronément en sa mémoire, comme probants de l’inspiration poétique due à la science, les noms de Delille, d’André Chénier, de Sully-Prudhomme. Il ne conçoit pas pour les poètes qui vont venir, une mentalité autre que de ceux-ci, d’hier : il voit qu’ils écriront encore des poèmes sur des « thèmes » donnés, en émerveillement extérieur, par la science, — thèmes plus vastes, plus lourds d’occulte et d’intensité émotive peut-être, mais des « thèmes » l’un après l’autre traités, détachés ou reliés de liens précaires sous la volonté de l’inspiration égo-centriste, encore… Certes et malheureusement, il est, il sera sans doute encore des poètes qui se diront ou que l’on dira « scientifiques », — qui n’auront d’autre conception de la Poésie-scientifique. Ceux-là nous les repoussons loin d’elle.

Il ne s’agit plus d’exalter les découvertes de la science ni leurs applications hasardeuses, non plus que la persévérance sereinement passionnée du savant. C’est que la « Poésie-scientifique », mot et chose, de seul sens synthétique, — nous l’avons voulue, tant par la matière qu’elle comprend que par sa technique verbale et rythmique : la représentation la plus étendue et la plus intense en les temps, de « cette réalité constamment vivante, constamment changeante, aux diverses parties liées intimement et qui se pénètrent mutuellement », dont parlait Henri Poincaré. Conception poétique qui implique donc, au principe et en départ de valeur générale, la connaissance par la science, ses partielles certitudes comme ses probabilités, en les divisions diverses où la méthode humaine doit le moins rigidement possible ranger son acquis expérimental, et hypothétique.

Cependant, ce n’est point de partie plus ou moins étendue de cette connaisse qu’il se doit toute assimiler, que le Poète prendra matière d’inspiration. Il ne s’exaltera point, d’inspiration égotiste, sur telle ou telle division du savoir humain ou sur telle époque particulière de la vie de l’Humanité, à l’exclusion du retentissement vibratoire en son poème de tels rapports que lui commandent les autres sciences, ou tous autres stades de l’évolution des individus et des sociétés. Il ne doublera pas, en poète didactique, la parole du savant dont l’émotion craint de dévier les lignes du document expérimental, ou le récit loquace et minutieux de l’historien, ou l’interprétation prudente de l’anthropologiste et de l’ethnographe.

Mais, de son acquis en tous domaines du Savoir, aux lacunes, aux doutes et aux apparences isolées duquel supplée son intuition, cette intuition spécialement hardie et étrangement devineresse du génie poétique qui saillit du Subconscient, — de son acquis total et dans l’amassement de quoi il démontre une valeur première et personnelle, le Poète-scientifique se crée en le silence puissant et préméditant de son entendement une compréhension équilibrée du monde phénoménal, une Synthèse. La qualité nécessaire de toute poésie est la qualité synthétique : et la poésie égotiste elle-même peut être dite, à chaque poème d’inspiration diverse, un divers moment totalisateur du « moi » dans le lien éphémère de l’émotion.

Unique, la « Synthèse » dont nous parlons, en tant qu’unitive résultante des connaissances, elle, est au-dessus du « Moi », en dehors de la sensibilité et de l’analogisme égotistes : car, suprême co-ordination des rapports universels que le concours de toutes sciences puisse actuellement rendre certains, elle est d’essence impersonnelle. Elle n’appartient point au particulier, mais au général. — D’elle (nous verrons aux dernières pages de notre Étude en quel sens elle s’impose désormais), le Poète doit s’universaliser à un concept philosophique tel, que son propre « moi » soit, non plus une valeur critique en tant que mesure du monde, mais un rapport intelligent et ému relié nécessairement à tous rapports de la Substance à travers tout son processus.

Et seulement alors il se mettra à l’Œuvre poétique qu’il a en vue. Et, que cette Œuvre soit de dix volumes ou qu’elle n’en compte qu’un seul, elle s’avèrera de sens universel, naturellement. En la constante conscience de ce concept impersonnel et là vraiment scientifique, — le poète reprendra pour l’Œuvre tous les matériaux sériés de son acquis, s’évertuant à harmonier le plus de rapports possible de l’Univers et de l’Humain, tâchant à en trouver de nouveaux et de plus occultes. De manière que, sensitive et intellectuelle en même temps, cette Œuvre puisse suggestivement susciter aux sens et au cerveau la palpitation de la Vie en sa pluralité, mais en même temps le vertige harmonieux de son unité, de son Unité qui se sent et se sait ! Le savoir humain continuement présent en la conscience du poète, ainsi se dénonce l’unique représentation du monde dont il veut être la Pensée, coordinatrice et rythmique.

Ainsi, le grand « leit-motiv » de la Poésie-scientifique, étant le rapport de l’Humain au Cosmos, elle comprend donc, et en volonté résultante, le concept philosophique et métaphysique… Elle a nécessité pour son Œuvre, de la cosmologie et de la paléontologie et leurs dépendances, de l’ethnologie et de l’histoire des cultes, etc. Elle développe en même temps une méditation sur l’Étique, et ose sa logique vaticination sur les destins des peuples, et suppute l’équilibre des soleils. Elle veut être des sciences la Philosophie, et du monde une émue Métaphysique…


Hâtons-nous de parler de l’émotion qui émane de la « Poésie-scientifique ».

Nous avons dit que la pensée philosophique dont le poète est pénétré, lui doit venir, de valeur impersonnelle, universelle, d’une Synthèse scientifique. Que si cette conception ne correspondait pas à toute l’actuelle connaissance et, de plus, elle ne se présentait pas dans le sens de l’Évolution de manière à continuer de correspondre encore aux connaissances accrues, évidemment elle n’aurait point valeur générale ou elle cesserait à un moment, de la posséder. Et le poète se retrouverait donc en le mode égotiste qui — au lieu de susciter l’émotion par des rapports universels avec, de proche en proche, retentissement en toute une série de phénomènes et en l’unité même — crée seulement une surprise émotionnelle par comparaisons, analogies et images, aperçues de sa seule sensibilité et de son ingéniosité cérébrale : poésie de valeur seulement personnelle.

Or, pour le Poète-scientifique, l’émotion lui vient de connaître et de pouvoir découvrir et connaître davantage et sans cesse, en remontant et descendant le cours des êtres et des choses, en recherchant et multipliant les concomitances pour les rapprocher en aspects divers mais continus d’une même homogénéité universelle, et en osant des synthèses — où avec un tremblement sacré il suggère une Énergie unitive et rythmique, immaner à la Matière et la développer en volonté d’harmonie, vers la Conscience et la Beauté, qui, pour nous, sont deux termes inséparables… « Mais le devoir est, avons-nous dit[2], de savoir et de penser selon, en premier lieu, le savoir et la pensée du savant qui expérimenta. Et ensuite, lorsque lui, l’Expérimentateur, est pour longtemps épars, le devoir est, induisant et déduisant plus vite et plus loin, d’authentiquer d’un nœud d’intuition, en une parole multiple ordonnée d’après les phonétiques valeurs, le plus du présent et le plus de l’avenir : en Synthèse, et en Hypothèse. »

Devant l’énorme pluralité cosmique commandée ainsi par un principe philosophique tiré de la connaissance actuelle du phénomène universel, une émotion comme éperduement cérébrale se dégage tout immédiatement, pour le poète : si totale, si illimitée, qu’elle est ainsi qu’une émotion en soi et encore de qualité impersonnelle, dira-t-on. Mais ensuite, au cours de l’Œuvre se composant, les éléments de cette émotion se dissocient. Et alors, à propos de chaque aspect de la Vie-totale où tour à tour, pour composer son harmonie, l’inspiration s’attache, c’est maintenant la sensibilité propre de chaque poète qui s’exalte et entre en activité. Et par là l’Œuvre de l’Inspiré est un drame multiple et intense et vibrant entre l’univers et lui : comment la totalité des choses agit sur lui, et comment il réagit envers elles !

Or, son émotion, aussi diverse soit-elle (et elle doit s’appliquer à s’éprouver avec le plus de multiplicité possible), pourtant ne se disperse pas. Chacun de ses émois est partie d’un Tout émotionnel, car le détail se rapporte continuellement à la somme, en son œuvre comme en la nature : « Il est un sens universel en tout caractère », a dit Gœthe… Telle émotion devenue personnelle, elle vibre des complexités nerveuses de l’organisme. Car, si, de par son essence philosophique, elle doit s’épanouir en pureté cérébrale, en idée émotive, — l’Idée, pour le Poète-scientifique, ne doit pas et ne peut pas se produire et s’exprimer comme pour le Savant. D’ailleurs, nous venons d’écrire : Idée émotive.

C’est que l’Idée, toute idée, doit, dans l’Œuvre, s’accompagner du processus sensoriel d’où elle a pris naissance : « Rien dans la conscience, qui ne soit d’abord dans la sensation. » Devant le phénomène universel qu’il éprouve, le poète re-créant le monde pour en exprimer l’harmonie et l’unité conscientes, doit premièrement le re-créer en ses sens, en l’instinct avide, en l’émotion, et le produire comme d’au-dessous de soi-même, des puissances amassées de son Sub-conscient. — Et, cette genèse des idées ainsi qu’accompagnées de leurs harmoniques sensoriels, c’est donc en un Verbe poétique de qualités spéciales et adéquates qu’elle devra s’exprimer. Verbe capable, autant que possible, de toutes les puissances et de toutes les délicatesses de la sensitivité humaine, et qui puisse participer de tous les modes d’art où cette sensitivité s’extériorise particulièrement : Verbe qui les synthétise — pour concourir à la plus sûre expression du Rythme, propulsé essentiellement par l’Idée et son émotion… J’ai, en conclusion, dit du Rythme : qu’il est « le mouvement même de la Pensée consciente et représentative des naturelles Forces.»[3].

Résumant l’essentielle pensée de la « Poésie-scientifique » telle que proposée par moi, nous dirons que, pour être valable, il conviendrait que l’œuvre de notre esprit éveillât par logiques associations d’idées, par sûrs rapports, la conscience émue des universels Rythmes, — qu’elle « se prolongeât en suggestion des lois qui ordonnent et unissent l’Être-total du monde. »[3].

  1. En Méthode à l’Œuvre, en la partie « Instrumentation verbale ».
  2. Dans En Méthode à l’Œuvre.
  3. a et b En Méthode à l’Œuvre.