La Trêve de Dieu (Louis Binaut)

LA
TREVE DE DIEU

Geschichte des Gotlesfriedens (Histoire de la Trêve de Dieu), par M. Kluckhohn, Leipzig, chez Hahn.



Lorsque, dans les temps antérieurs à l’histoire, les peuples naïfs recevaient de la tradition orale les grands récits qui concernaient leur race, l’exacte vérité n’était pas précisément ce qu’ils y cherchaient. Glorifier sa tribu, rendre haïssable la tribu ennemie, telle était l’intention première des narrateurs. De bouche en bouche, l’imagination renforçait les traits que la partialité avait choisis ; ensuite, comme il fallait fixer les souvenirs sur les murs des temples ou d’autres monumens, l’art venait résumer les choses sous des formes symboliques, et sculptait les qualifications morales en images allégoriques et surnaturelles. La race ennemie était figurée sous des traits odieux ou ridicules, l’ami devenait un demi-dieu qui marchait sur les nuages, et voilà l’histoire transformée en mythologie. Ensuite la postérité prend ces figures à la lettre, les poètes les décrivent comme s’ils les avaient vues, et ainsi la tradition se remplit d’êtres monstrueux qui combattent contre les dieux mêmes, et d’énigmes historiques que nos savans ont aujourd’hui à deviner. C’est ainsi que les poèmes indiens, décrivant les peuplades vaincues par Rama, en font une nation de singes. Les mythes égyptiens qui racontaient l’irruption et les ravages des pasteurs ont revêtu ceux-ci de la monstrueuse image de Typhon, génie du mal, sorti du désert, soufflant l’ouragan et mettant en pièces Osiris, c’est-à-dire l’Égypte, la patrie divinisée. Chez les Grecs, l’imagination nationale n’est pas moins féconde en pareils fantômes ; les tribus adverses deviennent dans la légende des géans à cent têtes qui entassent les montagnes et sont écrasés sous les volcans, ou bien de hideuses figures à queues de serpens, des hydres, des pythons, tandis que les héros du pays, les Hercule, les Apollon, se transfigurent en divinités.

La critique, c’est-à-dire le jugement libre et ne relevant que de la vérité, est arrivée fort tard, mais elle est arrivée, et elle a créé l’histoire, à l’aide surtout de l’écriture, qui fixe la parole contemporaine et porte un témoignage inaltérable. Il semblerait donc que chez nous, peuples raisonneurs, munis d’une critique si expérimentée et de documens immenses, il ne devrait plus y avoir lieu aux formations mythologiques dans l’histoire. Peu s’en faut cependant. Il y a toujours en nous malheureusement, à la naïveté près, cette même mauvaise tendance à altérer la vérité, et cela par les mêmes causes et pour le même objet. Faire l’apothéose des siens, tracer des portraits repoussans du parti contraire, remonter même très haut dans le passé pour atteindre les ancêtres, choisir dans un parti tout ce qui l’honore et dans l’autre tout ce qui peut le souiller et le noircir, tel est le procédé qui trop souvent encore construit sous nos yeux, aux dépens de l’histoire équitable, des mythes factices qu’on veut faire passer pour elle. C’est principalement au moyen âge que ce procédé s’applique depuis quelque temps. Pour les uns, le moyen âge, pris en masse, malgré quelques petites taches, est un idéal qu’on peut opposer avec avantage aux temps modernes, en dépit des perfectionnemens d’ordre public, d’éducation, de travail et de bien-être matériel que les générations ont transmis et accumulés. Ceux-là ne nous montrent que sainteté dans les cloîtres, hospitalité et protection dans les châteaux, joie et pureté de mœurs dans le peuple. Vous ne voyez alors que preux chevauchant paisiblement à travers champs et devisant de chastes amours ou de combats pour la justice, comme au temps d’Arthur de Bretagne. Il semble, à les entendre, que la barbarie germanique n’ait pas laissé de traces, et que, vers le Xe ou XIe siècle, une fée toute-puissante ait effacé d’un trait tous les vestiges de la conquête et de l’anarchie carlovingienne. Pour les autres, le moyen âge est un enfer ; ce n’est qu’un cri de douleur, avec écho de menaces et d’outrages. Leurs récits ne sont, pour ainsi dire, qu’un choix de crimes nobiliaires et d’oppressions ecclésiastiques ; il n’y a de vertus que pour les bourgeois et le peuple : qu’y manque-t-il pour arriver à une vraie mythologie ? Supposez nos moyens d’information historique aussi imparfaits, que dans l’antiquité ; imaginez, pour un moment, que tous les documens qui rectifient la fable soient anéantis : vous verrez, avant qu’il soit peu, le moyen âge sculpté et gravé partout sous l’image d’un dualisme allégorique, d’un combat entre le bien et le mal. Et comme ces opinions contraires qui bataillent dans le passé ne sont au fond que la question de la révolution française agitée par la partialité et par les ressentimens posthumes, nous aurons une mythologie de la révolution. Chacun embellira de plus en plus l’apothéose des siens, et renforcera la caricature de son contraire : d’un côté, quelque chose comme Osiris ou Rama, avec les attributs divins ou héroïques ; de l’autre, le Typhon d’Arabie ou les singes du Décan, affreux et grotesques ; seulement pour les uns le monstre ce sera la révolution, pour les autres l’ancien régime, et réciproquement. Voilà où aboutirait l’histoire, si elle pouvait encore, comme dans les anciens âges, courir jusqu’au bout de cette pente du mensonge poétique ; mais si l’extrémité ne peut plus être atteinte, la direction est néanmoins suivie ; le principe de la partialité subsiste, et c’est assez pour que la critique réclame sans cesse au nom de la bonne foi et de la dignité de l’histoire.

C’est un travail difficile que d’exposer une époque selon la vérité. Il ne suffit pas de rapporter des faits exacts : il faut tenir compte de tout, et néanmoins choisir, il faut surtout conserver les vraies proportions du bien et du mal. C’est peu encore : il faut apprécier l’un et l’autre d’après les causes, les circonstances, les difficultés, car de là dépendent tous les mérites. Le moyen âge fut plein de misères : mauvaises institutions, tyrannies locales pesant sur la tête du peuple, coutumes de hasard ou originaires de la barbarie, guerres civiles, pouvoirs anarchiques, crimes et brigandages de toutes sortes. Certes il faut obéir à un parti pris bien aveugle pour trouver là-dedans des motifs d’admiration et de panégyriques, et pour vanter cette époque aux dépens de la nôtre ; mais est-il plus sage d’en parler avec amertume et injure, et de rendre les hommes de ce temps responsables des calamités qu’ils subissaient tous ? Le moyen âge sortait de la conquête barbare ; celle-ci fut amenée par la corruption et le despotisme de l’empire romain, et ainsi de suite. À qui reprocher ces causes générales qui entraînaient tout, si ce n’est aux vices inhérens à l’humanité ? Considérons d’ailleurs que ces misères profondes se sont graduellement allégées et guéries, que les institutions se sont transformées, que les mœurs se sont adoucies. Et puis tous ces progrès ne se sont pas accomplis d’eux-mêmes, des hommes y ont travaillé au sein même de cette époque tant noircie. Il y avait donc un levain généreux qui fermentait dans la masse informe et tumultueuse ; il y avait un mouvement contraire à celui qui avait tout bouleversé et confondu ; il y avait des amis de l’humanité qui pendant des siècles s’agitèrent dans le chaos pour le débrouiller. Plus l’obscurité était profonde, plus leurs efforts durent être laborieux et infatigables. Plus il y avait de crimes à réprimer et d’oppressions à combattre, plus leur courage et leur dévouement furent héroïques. C’est par ce côté que le moyen âge se relève. Le mal était dans une situation que personne n’avait faite ; le bien reprit le dessus par l’action de personnalités vigoureuses, opiniâtres, regardant l’avenir et fidèles aux plus saintes inspirations de la conscience humaine. À tout prendre, il y a là plus à admirer qu’à blâmer, pourvu qu’on distingue et qu’on n’admire point l’époque, mais seulement ce qui en elle la combat et la corrige.

Ces réflexions nous sont inspirées par une courte monographie sur la trêve de Dieu, traitée à l’allemande, c’est-à-dire avec cette bonne foi scientifique qui remonte aux sources, cite les autorités, et résume beaucoup de recherches en peu de pages. L’auteur a voulu définir au juste ce que c’était que la trêve de Dieu, la distinguer des autres moyens qui furent tentés aux Xe et XIe siècles pour réprimer la fureur des guerres privées, et qu’on a souvent confondus avec elle, en apprécier les résultats, et montrer comment elle disparut devant les institutions plus régulières de police dont elle avait facilité l’établissement. C’est un essai qui demanderait des développemens beaucoup plus vastes ; mais on peut déjà y voir, dans leur plus terrible moment, ces deux grandes choses du moyen âge dont nous parlions tout à l’heure : une situation affreuse, pleine de violence et d’iniquités, produite par la décomposition du pouvoir et par la brutalité des mœurs générales ; puis, au milieu de cette situation, une force vive, agissante, rénovatrice, qui cherche à dompter les tyrans en troublant leur conscience, et qui agite sur eux la terreur religieuse jusqu’à ce que la loi ait pu les ressaisir. Cette trêve de Dieu fut une inspiration toute française ; ce fut une puissance toute morale élevée au sein de l’anarchie et du désordre matériel le plus complet ; elle fut l’effort le plus énergique et le plus efficace d’une lutte qui dura deux siècles. C’est donc un phénomène historique qui mérite qu’on s’y arrête, et qui donne la vraie physionomie de la première période du moyen âge, où la féodalité et la théocratie se constituaient l’une et l’autre en se combattant.

C’était le temps où, dans l’anéantissement du pouvoir, se formait douloureusement une organisation nouvelle, dont le germe était encore comme enseveli dans la corruption du régime qu’elle allait remplacer. Grands et petits, bénéficiers et chefs de bandes, quiconque pouvait s’emparer d’un château ou se bâtir une forteresse se faisait souverain d’un village ou d’un district. La classe des hommes libres était poussée de force dans le vasselage ou dans le servage ; le cultivateur n’avait plus ni droit ni sécurité ; les corvées, les impôts, les péages, le service de guerre, le chargeaient arbitrairement ; les récoltes ravagées, les fermes incendiées, amenaient la disette, la famine, les épidémies. Tel est le tableau que présentent les documens les plus authentiques de l’époque, les historiens contemporains, les lettres des évêques et de quelques moines célèbres, les décrets des conciles. Il en est un surtout que trace à grands traits le pape Grégoire VII dans une lettre aux évêques de France. « Les lois, dit-il, sont méprisées, toute justice foulée aux pieds ; tout ce qu’il y a de hideux, de cruel, de pitoyable et d’intolérable est commis impunément, et la licence, une fois acquise, est devenue coutume. Depuis que la puissance royale est affaiblie, les agressions injustes ne sont plus ni prévenues, ni punies par aucune loi, par aucun pouvoir ; les hommes ennemis, en vertu d’un certain droit des gens qu’ils se sont fait entre eux, se combattent avec les forces qu’ils peuvent se procurer, et amassent des armes et des troupes pour venger eux-mêmes leurs injures. Tous, atteints d’une contagion de méchanceté, commettent sans nécessité des crimes exécrables ; ils ne se soucient d’aucun droit humain ni divin, comptant pour rien les parjures, les sacrilèges, les incestes, les trahisons. Et, ce qu’on ne voit nulle part ailleurs, des concitoyens, des parens, des frères même, s’attaquent par cupidité, s’emprisonnent, s’extorquent leurs biens, et se font mourir dans l’extrême misère. Quand l’occasion s’en présente, ils arrêtent et tiennent captifs les voyageurs qui vont à Rome ou en reviennent, les torturent plus cruellement que des païens ne pourraient faire, et exigent pour leur rachat plus qu’ils ne possèdent. » En parlant ainsi, ce grand pontife n’exagérait pas ; les détails abondent pour confirmer ses plaintes, et les résolutions prises dans les conciles particuliers et dans les synodes montrent surtout la grandeur du mal par les remèdes multipliés qu’on s’efforce d’y appliquer.

Il n’y avait encore en France à cette époque aucune de ces forces collectives, différentes d’origine, rivales d’intérêt, capables d’imposer les unes aux autres, et réunissant un grand nombre d’individus sous une même direction. L’Allemagne, plus heureuse, mais qui devait tomber plus tard dans un désordre à peu près semblable, avait déjà vu, sous la maison de Saxe, les villes et les bourgs s’entourer de murs et de fossés, former des corporations de métiers, acquérir des privilèges, et, en s’enrichissant, devenir redoutables. Elle avait vu sa noblesse inférieure s’associer en ligues pour se défendre contre les grands, et ceux-ci à leur tour se liguer contre les empiétemens de la puissance impériale. En France, toute la puissance publique était pulvérisée en petites tyrannies disséminées par villages et par cantons ; les grands feudataires ne se liaient point entre eux ; les vassaux de la couronne abandonnaient même la cour du roi, aimant mieux régner dans leurs vastes possessions ; les bourgs n’étaient point encore des communes, et ne renfermaient qu’un amas de serfs aussi misérables que ceux de la campagne. Ainsi aucune force matérielle ne venait en aide à l’œuvre de la paix. Il fallait chercher un à un des protecteurs dans la foule même des oppresseurs ; il fallait obtenir la paix des enfans de la guerre ; c’est assez dire qu’il n’y avait de ressource que dans le sentiment moral quand tout l’étouffait, dans l’amour du bien, toujours si rare et si froid parmi les hommes. Il fallait reconquérir l’homme sur lui-même : l’église seule pouvait tenter une semblable entreprise ; mais ce qu’il y avait de plus déplorable, c’est que, à l’époque où le mal était le plus flagrant, l’église elle-même en était atteinte. Son esprit s’éteignait dans ses ministres. Les seigneurs laïques, guerroyant par habitude et par plaisir, étendaient leurs domaines, en conquéraient d’autres ; ils avaient des enfans à placer ; il leur fallait des vassaux plus nombreux pour tenir tête aux voisins, qui s’arrondissaient de leur côté. L’église ne pouvait défendre elle-même ses propriétés ; ce n’était que par exception, et contrairement aux lois de leur ordre, que les évêques s’encuirassaient et brandissaient la masse d’armes. Elle avait pour protecteurs les patrons et les vidames ; mais ces protecteurs s’habituaient à se considérer comme co-propriétaires ou même comme suzerains des biens dont la défense leur était confiée. Ils altéraient l’organisation élective du sacerdoce ; les rois et les grands vassaux, convoitant ces beaux domaines pour leurs enfans, ou voulant en faire la récompense de fidèles serviteurs, imposaient aux diocèses et aux abbayes des évêques et des abbés indignes, ignorans, gens de guerre ou de chasse, des enfans mêmes. L’éducation intellectuelle faisait place aux exercices du corps, à la fainéantise et à tous les vices ; la vie religieuse s’évanouissait ; le lien moral qui faisait de l’église une puissance à part destinée à ranimer la société se relâchait ; les assemblées ecclésiastiques devenaient rares ; la papauté n’avait point encore cette puissance de régénération qu’elle devait acquérir un peu plus tard. Cette corruption ecclésiastique semblait emporter toute espérance, toute possibilité de retremper la nation dans de meilleures mœurs ; elle encourageait le désordre par un exemple sacré, dont la fureur brutale des seigneurs laïques se prévalait. « Les prêtres eux-mêmes, est-il dit dans l’un des canons d’un concile de ce temps, qui devraient retrancher dans les autres cette gangrène, pourrissent sur le fumier de la luxure, et, non contens de leur perdition ignominieuse, ils flétrissent même les bons prêtres d’une réputation infâme, en faisant dire aux gens du siècle : Voilà comment sont les prêtres de l’église, tales sunt sacerdotes ecclesiœ ! »

Les grands périls font les grands hommes, ou du moins les mettent à leur place par le besoin qu’on a d’eux. Il s’éleva alors, d’abord dans l’épiscopat, et plus tard dans l’ordre de Cluny, des personnages éminens par leur caractère et par leur intelligence, qui, pour la plupart, ont laissé éteindre leurs noms dans un dévouement obscur, et dont le mérite ne peut être mesuré que par l’énormité du mal, qui ne les découragea pas, et par la constance des efforts qu’ils firent pour le guérir. Ils se souvinrent, au milieu du relâchement général, qu’ils avaient mission de combattre pour le droit et pour l’humanité, et pendant que la royauté des premiers capétiens, pouvoir nominal, avait assez à faire de se défendre elle-même, ils donnèrent le premier branle à ce mouvement qui, pendant deux cents ans, combattit l’anarchie. Ce long effort de pacification, dont l’histoire d’ordinaire parle trop incidemment, se lie à tous les progrès de cette époque, qui furent immenses, si l’on considère le point de départ. Il se lie à l’établissement plus régulier de la féodalité, à la renaissance de la bourgeoisie, au redressement de la royauté, à la prépondérance de la théocratie pontificale, à l’entraînement des croisades. Il donna l’étincelle qui enflamma ce qu’il pouvait y avoir encore d’esprit public dans ce déluge de maux, qui rallia la pensée du peuple, jusqu’aux derniers rangs, dans une espérance de paix, et parvint enfin à dissiper cette longue nuit pleine de tempêtes et de visions lugubres.

Trois périodes sont à distinguer dans cette lutte de l’église contre le brigandage des guerres privées. Dans la première, elle n’emploie que des moyens de coaction spirituelle dont elle avait usé de tout temps ; mais pourtant déjà elle cherche à les fortifier du concours actif de la population contre les seigneurs rebelles. Dans la seconde se produit l’institution nouvelle et singulière qui est la paix de Dieu ou trêve de Dieu proprement dite. Dans la troisième, les succès obtenus et le progrès des temps ayant déjà fait surgir la puissance civile, l’église se retire en quelque sorte, ou elle agit moins directement, et elle transmet à la magistrature et à la royauté naissantes la fonction dont elle s’était emparée en leur absence, lorsqu’elle était seule debout, quoique ébranlée elle-même dans la confusion de toutes choses. Nous croyons que M. Kluckhohn est le premier qui ait nettement indiqué ces trois degrés d’ascension vers la paix ; la trêve de Dieu, institution originale et désormais mieux caractérisée, occupe le milieu de la ligne, et marque la transition entre les mesures trop diverses et trop peu concertées de l’épiscopat et la concentration de cette police dans la main déjà plus nerveuse de la royauté sous Philippe-Auguste et saint Louis.

La première période commence au moment où le clergé élève la voix contre les conséquences des guerres privées, et où, dans les conseils provinciaux, il porte ses premiers décrets contre les perturbateurs. Le signal semble en avoir été donné d’abord à Poitiers, dès l’année 989, par les évêques d’Aquitaine réunis, « Que celui, disent-ils, qui fait effraction dans l’église et en emporte quelque chose de force soit anathème ! Anathème soit encore celui qui dérobe aux cultivateurs et aux pauvres leurs moutons, leurs bœufs, leurs ustensiles ! » L’excommunication et l’interdit sont les seules armes dont le clergé dispose ; mais elles sont redoutables parce qu’elles émeuvent la conscience populaire. Peu de temps après, on voit quelques seigneurs laïques s’unir aux conciles, qui deviennent ainsi des centres d’action pour les âmes généreuses, lasses de l’anarchie ou repentantes. Un évêque du Puy convoquait les princes et les barons, et, soutenu par eux, lançait l’excommunication contre ceux qui pillaient les églises, les châteaux, les chaumières, arrêtaient et dévalisaient les marchands sur les routes, volaient ou tuaient les chevaux, les bœufs et autres bêtes de somme ou de produit. La fureur était si grande et si universelle, que ces malédictions sacerdotales tombaient souvent comme un vain bruit sur les coupables ; alors on jetait l’interdit sur tout un canton ; les cérémonies religieuses étaient suspendues, les temples fermés, les sacremens refusés, les peuples dans l’effroi. Un concile de Limoges fut forcé, en 1031, de réprimer par ce moyen la noblesse de cette province qui ravageait le pays. Comme ces coups d’autorité perdaient leur force en se multipliant, on imagina en ce même temps de recourir à l’association, et de former des ligues volontaires pour le salut public. On l’essaya d’abord à l’occasion d’une épidémie meurtrière qui avait sévi en Aquitaine ; aux yeux de la multitude, c’était un châtiment envoyé directement du ciel pour punir les infractions à la paix. Le clergé profita de l’émotion publique ; on réunit dans une église les ossemens des saints et toutes les autres reliques vénérées dans les environs ; les prêtres, les seigneurs, le peuple s’y rassemblaient en foule, et on leur faisait prêter un serment solennel de faire dorénavant décider toutes leurs querelles par les voies pacifiques du droit. Cet essai ne fut probablement d’abord pas sans fruit, car en 1023 les évêques de Bourgogne l’imitèrent ; ils voulurent même engager dans ce serment toute la population, ce qui aurait pacifié le pays d’un seul coup : espérance prématurée, qui fut accueillie avec enthousiasme dans les diocèses du nord, et ne produisit que d’innombrables parjures.

Cependant on ne réprime pas aisément, dans les grandes calamités, le besoin de faire quelque chose ; les expédiens les plus hasardeux paraissent bons quand il n’y en a pas d’autres. Une nouvelle tentative fut donc faite en 1034. Trois années consécutives excessivement pluvieuses avaient occasionné une famine horrible ; les racines, les herbes, la chair des bêtes sauvages ne suffirent plus, les hommes s’égorgèrent pour se dévorer. L’épouvante releva dans les âmes l’idée d’expiation et de pénitence : nouvelles assemblées, nouveau serment, nouvelle charte de la paix, dont les articles sont un tableau de la situation. On y jura que désormais tout homme pourrait « aller et venir sans crainte, même désarmé. » Les voleurs et agresseurs seront punis selon la loi. Les clercs et les religieuses pourront voyager par le pays, et leur présence protégera les laïques qui les accompagneront. On voit quelle était la sécurité des routes, et on peut présumer le reste. Un autre évêque, une de ces bonnes âmes qui gâtent tout en voulant trop faire, alla plus loin encore. D’après une lettre qu’il assurait lui être venue du ciel, il prétendit faire jurer que personne ne porterait plus d’armes, que personne ne réclamerait plus ce qu’on lui avait volé, que personne ne vengerait plus son sang ni celui de ses proches, que tous pardonneraient à leurs persécuteurs et feraient pénitence. Le remède était radical : pour supprimer les brigands, il voulait en faire des saints à l’instant même. Ainsi l’insuffisance d’une mesure faisait courir à une autre, plus insuffisante encore, et on allait du difficile à l’impraticable. Puis, quatre ans plus tard, le zèle en désarroi sauta de cet excès pacifique à l’excès contraire.

Ne pouvant désarmer les seigneurs, on arma contre eux des confréries pieuses, avec serment d’aller en guerre contre les ennemis de la paix. Les prêtres marchaient en avant, portant les bannières de leurs églises, et la multitude les suivait. Ils livrèrent des combats dans le diocèse de Bourges, démolirent des châteaux, mirent plus d’une fois en déroute les seigneurs et leurs hommes, frappés, dit l’auteur de la chronique, d’une terreur divine. Ceci pourrait bien compter parmi les premiers symptômes de la révolution communale, qui, vers ce temps, faisait déjà çà et là quelques explosions ; car ces expéditions populaires, quoique dirigées au dehors de la cité, supposaient entre les bourgeois un certain concert et une énergie qui, s’ils ne venaient pas de la liberté, y allaient. Toutefois une pareille entreprise était encore impuissante. Le temps n’était pas venu où une troupe d’artisans pourrait se mesurer avec les barons et donner l’assaut aux forteresses féodales. Une cruelle défaite dissipa la troupe et l’illusion de l’évêque Aymon, et sept cents ecclésiastiques, restés morts un jour sur le champ de bataille, rappelèrent les autres à l’esprit plus élevé de leurs fonctions.

Pendant cinquante ans, ces essais, toujours repris, échouèrent toujours, ou ne produisirent que des effets passagers. Ils ne se rattachaient point les uns aux autres par un lien assez fort ; ils n’exerçaient qu’une action locale ; ils donnaient lieu à des erreurs, à des abus même, dont les violens se prévalaient ; ils exigeaient trop à la fois. Comment éteindre en un instant des inimitiés accumulées, déjà héréditaires, enflammées par mille souvenirs d’outrages réciproques ? Comment rompre brusquement les habitudes d’une vie fougueuse qui, dans la paix, n’aurait plus su que faire d’elle-même ? Comment imposer à la passion brutale l’abandon soudain, non-seulement de prétentions injustes, mais souvent aussi de droits réels ? Il n’est donc pas étonnant qu’il n’en résultât que des émotions fugitives, des repentirs promptement dissipés. Après la famine, une bonne récolte ramenait l’abondance et l’oubli des terreurs passées ; les sermens s’évanouissaient, les vieilles querelles reprenaient leur cours, et on recommençait, dit Rodolphe Glaber, à exercer la rapine comme auparavant, et plus qu’auparavant.

Ce fut en 1041 qu’une nouvelle conception se fit jour, bizarre et impraticable en apparence, et qui cependant saisit les esprits comme un rayon sauveur, et se répandit bientôt dans toute l’Europe, plus ou moins affligée du même fléau. Quatre hommes déjà célèbres et vénérés, l’archevêque d’Arles Raimbaud, l’évêque d’Avignon Benoît, Nitard de Nice, et l’abbé de Cluny, Odilon, frappés de cette idée, crurent qu’elle leur était descendue d’en haut comme une illumination. Ils adressèrent aussitôt une circulaire au clergé d’Italie, tant leur conviction était profonde, tant l’esprit français de propagande les saisissait vite. On sent, à lire cette pièce, l’exaltation encore chaude de l’idée qui vient de leur apparaître, et cependant le dispositif en paraît si faible et si insignifiant, qu’on se trouve déçu. « Recevez, disent-ils aux évêques d’Italie, comme s’ils avaient autorité sur eux, et conservez la paix et cette trêve de Dieu que nous avons reçue du ciel par l’inspiration de la miséricorde divine. » Ils énoncent ensuite les jours qu’ils ont voués à Dieu et à la paix : le cinquième jour de la semaine, en mémoire de l’ascension du Christ, le sixième en mémoire de sa passion, le samedi en mémoire de sa sépulture, le dimanche à cause de sa résurrection. Ils bénissent et absolvent ceux qui recevront cette trêve, ils maudissent et condamnent ceux qui la violeront. Tout meurtre commis pendant ces jours sera expié par l’exil et par un pèlerinage à Jérusalem. Ils absolvent d’avance ceux qui châtieront les transgresseurs de cette charte (hanc chartam et Dei treuvam) ; ils défendent, pour ôter tout prétexte aux violences, de reprendre pendant ces jours les objets dérobés, lors même que l’occasion s’en présenterait. Quelle étrange et audacieuse initiative ! Comme cette action personnelle, cette législation sortie tout à coup d’un cloître ou d’une cathédrale, qui se pose sans autre titre qu’elle-même, et qui s’en va par le monde sous forme de circulaire, caractérise bien cette époque, où les lois ne sont rien, où le génie et le cœur sont tout ! Mais qui donc obéira à de pareilles prescriptions ? Est-ce que ces hommes de fer, trempés pour les batailles quotidiennes, rapaces, acharnés, vont couper court tout à coup à leur vengeance, renoncer à une entreprise commencée, quitter une embuscade, interrompre le siège presque réussi du donjon ennemi, parce qu’ils entendront, le mercredi soir, la cloche qui sonne la trêve de Dieu ? Est-ce qu’ils déposeront, à heure dite, leur colère pour quatre jours, en attendant le cinquième pour la reprendre ? Est-ce qu’ils partageront la semaine en deux moitiés, l’une pour le meurtre et l’incendie, l’autre pour la pénitence ? Oui, ils feront ainsi, sinon tous et toujours, au moins dans le plus grand nombre des cas. D’un côté, leur nature est indomptable ; de l’autre, leur foi est vive : ils voudraient bien, s’ils le pouvaient, faire plier l’une devant l’autre, mais ils ne le peuvent pas encore, et en attendant mieux, ils transigeront avec Dieu, lui feront loyalement sa part dans leur vie, et garderont le reste pour la guerre.

Ce phénomène historique est étrange ; il s’explique pourtant par la puissance de l’éducation première, lorsqu’elle s’est emparée surtout de l’imagination. Il est impossible de mieux démontrer que par un pareil fait combien un culte extérieur, pompeux, varié, dramatique, législation symbolisée, est fort pour subjuguer et conduire les barbaries les plus résistantes. Ce que les civilisateurs de la haute antiquité avaient compris et pratiqué dans des circonstances à peu près semblables, le christianisme le répétait avec le même succès par des moyens analogues, et pour une civilisation plus parfaite. Qu’on remarque en effet par quels motifs touchans le prêtre chrétien, en consacrant à la paix plusieurs jours de la semaine, parvenait à remuer la conscience de ses rebelles auditeurs. L’année chrétienne est comme un cercle de sainte poésie, qui chante dans tout son cours le drame sacré de l’Évangile et la vie entière du Christ sauveur. Chaque fête est comme l’un des chants de ce divin poème. On trouvait donc dans le mystère de chaque fête consacrée au dieu de la paix de nouvelles raisons et de nouvelles émotions contre les crimes de la guerre. Quelqu’un eût-il osé piller les pauvres ou verser le sang de ses frères lorsque le temple retentissait des hymnes de Noël, et célébrait le Dieu né dans l’étable, parmi les pauvres, pour sauver tous les hommes, — tuer au moment même où il était mort pour nous sur la croix, — se souiller d’infamies lorsqu’il ressuscitait dans sa gloire ? Les mêmes raisons s’appliquaient à la semaine, dont les jours rappelaient les divers actes de la passion. Ainsi chaque dimanche d’abord, puis chaque fête et les temps de préparation à ces fêtes, plus tard certaines périodes déjà consacrées, telles que l’avent et le carême (car on envahissait toujours), devenaient pour les plus farouches, tourmentés par cette prédication continuelle, des momens de trêve imposés par Dieu même. On avait trouvé un point de départ dans l’éducation, dans les prières bégayées par l’enfance, dans une pratique généralement enracinée dans la vie de tous. À cette pratique, à cette observation des jours consacrés, on rattachait l’obligation de garder la paix, comme inhérente de tout temps à la religion. La paix devenait ainsi une partie du culte. On ne proposait plus de supprimer la guerre, vaine tentative d’autrefois, mais on l’interrompait. On procurait un long et fréquent intervalle à la réflexion, des ouvertures au remords, du silence pour entendre les voix conciliatrices. Il n’y avait rien de nouveau ; c’était l’ancienne discipline de l’église qu’on élargissait insensiblement. Tout se faisait par des raisons générales, plausibles, religieuses, qui n’entraient point dans les questions brûlantes du droit, de la souveraineté seigneuriale, ni dans le fond des querelles particulières. La religion et la paix ainsi réunies s’emparaient de la moitié de chaque semaine et de plusieurs longues périodes de l’année. On n’avait demandé que ce qu’il était possible d’obtenir ; on l’obtint en partie, et de plus en plus avec le temps.

En dépit de tous ces beaux motifs, on douterait encore de la possibilité d’un succès quelconque d’une pareille idée, si la preuve n’en était faite. Du midi de la France, la trêve de Dieu se répandit promptement dans le nord, passa par la Normandie en Angleterre, en Allemagne par Liège et Cologne, fut reçue en Italie et en Espagne. Elle devint en outre une base et un point d’appui pour les autres mesures à prendre en vue du même résultat ; tous ces anciens règlemens qui avaient, à différentes reprises et dans différentes provinces, été portés pour rétablir la paix publique y furent rattachés et en tirèrent une force qu’ils n’avaient pas encore eue ; les conciles postérieurs y rapportent leurs nouveaux décrets. La trêve de Dieu devient comme une personne morale ; on met sous sa garde les clercs, les pèlerins, les marchands, les cultivateurs, les femmes ; on lui voue les animaux domestiques, les bergers et leurs troupeaux, les bêtes de labour, les instrumens d’agriculture, les oliviers. Autant que possible, on attachait à ces objets mêmes quelque idée pieuse qui les protégeait. Par exemple, pour préserver les oliviers, dont la destruction est pour si longtemps irréparable, on rappelait qu’ils donnent l’huile du saint chrême, ou celle de la lampe qui brûle jour et nuit dans le sanctuaire : c’était un caractère sacré qu’aucune belle raison d’ordre public, si persuasive fût-elle, n’aurait pu remplacer. Néanmoins, comme tout ce qui procède d’un enthousiasme ou d’une forte commotion du cœur humain est éphémère et caduc, si on ne le fixe dans quelque institution organique, les évêques, en confirmant la trêve par les conciles, instituèrent une juridiction pour réprimer les infracteurs ; ils y intéressèrent sagement des seigneurs laïques en les appelant à ces assises, et en leur abandonnant une part des amendes. Seulement, pour ne pas altérer le principe de la trêve, qu’il eût été dangereux de livrer à la race guerrière, ces tribunaux restèrent essentiellement ecclésiastiques ; les causes d’infraction de la paix étaient de la compétence de l’évêque ; les seigneurs n’étaient là que pour rendre les jugemens plus efficaces par leur adhésion ou leur coopération.

La trêve de Dieu, en se répandant au dehors, se développait donc aussi en elle-même ; de française, elle devenait européenne. Il ne lui manquait plus que de devenir une loi universelle de l’église. Dès son origine, on l’avait vue ajouter à l’initiative la propagande. On reconnaît le génie de notre nation, chercheur, tant bien que mal, de remèdes aux maux de la société et les proposant aussitôt au monde entier. C’est M. Kluckhohn qui fait cette remarque que nous acceptons volontiers. Mais à cette époque, pour qu’une institution devînt véritablement universelle, il fallait que la papauté l’adoptât. Grégoire VII, trop occupé, trop traversé en Italie et en Allemagne, n’en eut pas le loisir ; ce nouveau pas était réservé à son deuxième successeur, Urbain II, qui, au concile de Clermont, convoqué en 1095 pour la croisade, s’empara de l’idée pour la tourner à ses vues, et partit de là pour provoquer le plus vaste ébranlement, la plus grande révolution du moyen âge. Jamais assemblée ne secoua le monde comme ce concile de Clermont ; jamais parole humaine ne produisit des résultats comparables à ceux qu’obtint ce pontife, dont un seul discours précipita l’Europe sur l’Asie. Or il prit son point d’appui dans la pensée même de la trêve de Dieu. La trêve, comme on l’a vu, faisait deux parts dans la vie des hommes de ce temps, l’une pour la guerre, l’autre pour la paix. Urbain confirma et fortifia d’abord la part de la paix pour tous les pays chrétiens et pour toutes les conditions, mais nommément pour les marchands, les paysans, les clercs et les voyageurs ; quant à la part de la guerre, il proposa de la détruire à l’intérieur en lui donnant un but au dehors. De guerre civile, il la fit guerre étrangère ; il voulut l’arracher du sol français pour l’envoyer aux barbares asiatiques. « Trop longtemps, dit-il, vous avez vu le monde troublé par le pillage et la violence, et l’anarchie régner de telle sorte que personne n’est en sûreté ni en sa maison, ni en pleins champs, contre les voleurs et les malfaiteurs. Il est donc nécessaire de renouveler la paix de Dieu instituée par vos pères vénérés. Je vous prie et je vous ordonne que chacun dans son diocèse veille sévèrement à la rigoureuse observation de la trêve. Désormais celui qui vivait de brigandage deviendra le champion de Dieu ; celui qui guerroyait contre ses frères et ses parens combattra dans une guerre juste contre les infidèles. » Et s’adressant à la féodalité : « Vous qui opprimez les orphelins, qui pillez les veuves, qui égorgez les chrétiens, qui souillez les temples et foulez aux pieds tout droit divin et humain, retirez du fratricide vos mains ensanglantées ; combattez, non plus vos frères en la foi, mais les races étrangères, comme une sainte et invincible armée du Christ. » Et voyez comme les temps sont changés, quel essor avait pris la théocratie, quelle puissance elle avait tirée de ses services ! Cinquante ans auparavant, faible, interrompue et dispersée, la trêve de Dieu cherchait et trouvait difficilement un appui dans les bons sentimens de quelques personnages choisis ; elle avait besoin d’eux non-seulement pour se faire obéir, mais pour exister. Maintenant le prêtre non-seulement envoie toute la féodalité au-delà des mers ; mais lui qui n’était pas en sûreté contre elle dans les chemins ni dans ses églises, il la protège désormais, il garantit aux croisés leurs propriétés pendant leur absence. « Nous les prenons sous notre protection, dit le concile ; nous défendons qu’ils soient inquiétés dans leur personne ni dans leurs biens ; nous garantissons la paix à leurs propriétés et à leurs revenus. » La trêve avait donné le peuple à l’église ; elle doit compter parmi les principales causes qui fondaient la théocratie du moyen âge. La théocratie a son temps, comme les autres formes de la société, et la première chose à faire pour la repousser quand elle n’a plus sa raison d’être, c’est de rendre pleine justice aux grandes œuvres qu’elle a su accomplir dans les temps qui avaient besoin d’elle.

Nous avons vu, dans cette seconde époque des guerres privées, la trêve instituée, développée et généralisée. Dans la troisième, la trêve continue à se foudre dans le mouvement des choses ; mais les choses ont changé de nature, et la modifieront en conséquence. La société civile, si longtemps défaillante et convulsive, est revenue à elle-même ; elle s’appuie encore sur la religion, qui l’a soutenue dans sa défaillance, mais elle reprend la direction de ses affaires. La royauté, parmi ces institutions qui renaissent, est la plus apparente. Outre son riche domaine, la royauté s’est fait une plus riche clientèle de communes qui lui demandent leurs chartes de libertés ; elle aura bientôt un parlement qui, se démembrant du conseil royal pour rendre la justice, saura bien par le civil pénétrer dans la politique, évoquer les causes qui touchent à l’ordre public, et démolir les fiefs pour élever le trône. L’œuvre de la paix va donc passer en d’autres mains, et, bien accomplie, elle fortifiera la royauté comme elle a fortifié l’église.

La royauté, et cela devait être, s’y prit autrement que l’église. Régler le désordre, c’est déjà l’amoindrir. Elle parut donc d’abord accepter le droit de guerre que s’arrogeaient les seigneurs, mais à la condition d’y introduire certaines règles, ou d’étendre dans leur meilleur sens celles qui s’y étaient introduites d’elles-mêmes. L’anarchie absolue, si elle est possible, ne dure pas. Par cela seul que les guerres privées se prolongeaient, elles reprenaient, comme l’ancien Fehderecht de la Germanie du temps de Tacite, une certaine discipline légale, une sorte de droit spécial, dont l’exercice s’assujettissait peu à peu à des conditions, à des limites, à des manières convenues d’en finir. En pareil cas, l’imprévu des accidens, les nécessités réciproques donnent lieu à des conventions tacites qui deviennent des habitudes, et qui se transformaient en ce qu’on appelait alors coutumes, c’est-à-dire en lois. D’ailleurs, puisque les seigneurs entre eux considéraient la guerre comme un droit légitime de leur propriété ou de la souveraineté à laquelle ils prétendaient, cela même les portait à établir, comme de vrais souverains, une sorte de droit des gens pour en régler l’exercice. « Guerre se fait par coutume, » dit Beaumanoir. Ainsi de son temps cette législation des guerres privées était déjà d’une ancienneté immémoriale. « Autre que gentilhomme ne peut guerroyer ; » ces guerres étaient donc même un privilège. Les cas en étaient prévus et énumérés avec soin : « coutume souffre guerre en Beauvoisis pour les vilonies, faits de mort, mehaing ou bature. » Les devoirs des parens, des vassaux enveloppés dans les querelles, et beaucoup d’autres circonstances résumées dans la dissertation bien connue de Ducange, formaient déjà des coutumes assez nombreuses et assez accréditées pour que Beaumanoir, à la fin du XIIIe siècle, essayât de les réduire en jurisprudence et presque en système.

C’est par là que la royauté aura prise. Il n’y a point de date à ses premières tentatives, aucun fait remarquable qui les signale. Ce sont de bons offices particuliers, des empiètemens de circonstance qui reculent ensuite au premier mot. Cependant, dès les premiers Capétiens, à cause de ce nom de roi qu’ils avaient heureusement conservé, et qui, dans la pensée du clergé surtout, rappelait à la fois et la monarchie juive et l’empire romain, on voit souvent les faibles, assaillis par les forts, invoquer la justice du roi et en appeler à son conseil. On découvre vers ce temps aussi un tribunal spécial, dont l’origine est inconnue, et qui est chargé, sous l’autorité du roi, de juger les infractions à la paix. Ives de Chartres appelle ces juges spéciaux judices pacis ; des actes de conciles les désignent sous le nom de paciarii, majores paciarii. Ils remplacent, du consentement des évêques, les tribunaux ecclésiastiques, auxquels ces sortes de causes ressortissaient auparavant. C’est ainsi qu’un comte Thibaud, accusé d’avoir enlevé, emprisonné et pillé un comte de Nevers, se plaint de ce que le roi l’ait fait traduire au tribunal ecclésiastique, et demande à être renvoyé devant les juges de la paix, qui dépendent du roi lui-même ; le pieux évêque de Chartres appuie sa requête. Il y a même un concile de Montpellier qui menace d’excommunication ceux qui refuseront de se présenter devant ces mêmes juges, majores paciarii. Le principe et la juridiction de la trêve de Dieu se sécularisent, on le voit, d’un commun accord. Le mouvement religieux se confond dans l’ensemble des choses civiles qui émergent de toutes parts ; il se met au pas du mouvement monarchique dès que celui-ci marche réellement, et ces arrangemens obscurs, ces événemens imperceptibles d’une époque presque ignorée, sont la première page de l’histoire de cette administration française qui, ensuite d’un mouvement sourd et continu, assemblera le territoire et fondera l’unité nationale.

Rien d’admirable comme ces petits commencemens des grandes choses. Voici que, désireux de régner, eux aussi, sûrement et paisiblement dans leurs vastes domaines, les grands feudataires s’unissent pour étendre la trêve à la royauté même dont les progrès les inquiètent. Louis VII, en 1155, trois ans après la mort de Suger, croit le moment venu de marquer un point d’arrêt durable ; il s’empare de la trêve, la proclame en son propre nom, pour dix ans, et pour tout le royaume, toti regno, parole bien téméraire pour ce temps-là ! Mais en cet instant la haute féodalité est avec lui. Les évêques ont sollicité, les barons ont consenti, le roi jure la paix, le duc de Bourgogne, les comtes de Flandre, de Nevers, de Soissons, toute la baronie présente au concile, jurent la paix avec lui pour dix ans et pour tout le royaume ! C’était d’ailleurs toujours le même cri : protéger les églises, les propriétés, les marchands, les paysans, le bétail, la circulation des hommes et des choses. Seulement ce prince, très bien inspiré d’ailleurs, demandait trop ; il se trompait comme ces évêques qui, au siècle précédent, s’étaient imaginé qu’un bon serment imposé à tout le monde une fois pour toutes abolirait la guerre. Après tout, c’était un effort, et chacun y mettait son idée. Philippe-Auguste en eut une autre qui était excellente et produisit de grands fruits. Il attaqua le principe de la solidarité des familles dans les querelles de leurs membres ; c’était atteindre l’ennemi au cœur même de la place, car cette solidarité, consacrée dans les forêts de la Germanie, suscipere inimicitias patris, seu propitigiti, était toute l’institution ; elle était le palladium de cette vieille religion sanglante. Il fut défendu d’assaillir les parens ou les vassaux de celui contre lequel on voulait guerroyer, si ce n’est après un délai de quarante jours à partir du jour du défi : c’est la quarantaine, confirmée depuis par saint Louis. La quarantaine était une trêve de droit, qui se recommandait d’ailleurs par une foule d’excellentes raisons d’humanité, de loyauté, de justice, que les cœurs moins orageux commençaient à mieux comprendre. Beaucoup d’adoucissemens et de relâchemens qu’ils ne prévoyaient point en devaient être la suite : il y avait place pour les réflexions, pour les repentirs ; les attaques, moins soudaines, étaient moins ruineuses. Enfin, pour ne pas suivre plus loin cette succession de progrès qui s’engendrent les uns les autres, l’assûrément établi par saint Louis fut, quant au droit, le dernier coup porté aux guerres privées : dès que le plus faible ou le plus sage n’avait plus qu’à réclamer l’assûrément soit de son adversaire, soit de son suzerain, pour que la cause fût portée devant un tribunal, le droit de guerre n’existait plus. Dans le fait, il n’en était point de même ; il fallut encore deux siècles pour cicatriser cette plaie invétérée. Quand l’histoire est faite, l’esprit mesure d’un coup d’œil de longues séries de siècles et de transformations, et comme tout s’y tient par les lois de la pensée, le temps semble aboli, et l’on croirait que peu d’années auraient dû suffire pour que des causes si constantes enfantassent logiquement leur effet. Par malheur, la foule des hommes, endurcie dans ce qu’elle a une fois pensé et voulu, rampe péniblement et presque toujours aveuglément de ce qui est bien à ce qui sera meilleur ; notre race fatiguée ne fait un pas que d’une génération à l’autre, et c’est pour cela que nous trouvons si souvent des siècles là où nous voudrions ne compter que des jours.

Cependant, à l’époque même où la royauté travaille ainsi directement dans ses domaines, et par influence dans ceux des grands vassaux, à rétablir l’ordre, l’agitation populaire et religieuse ne s’arrête point dans les provinces éloignées. Tout se rattache encore à la trêve de Dieu comme à un drapeau, comme à un souvenir consacré. Et pourtant les prétentions vont plus haut : on ne parle plus de tels jours de la semaine, mais d’une trêve indéfinie et ininterrompue ; la trêve signifie désormais la paix. Une foule d’associations nouvelles se liaient et se déliaient dans cette situation meilleure. L’ordre religieux et l’ordre civil se mêlaient encore partout, mais les procédés mondains prévalaient. Rhodez en offre un des plus curieux exemples. On y fonda, vers 1155, une société d’assurances mutuelles contre la guerre. Tous les fidèles du diocèse, marchands, prêtres, ouvriers, propriétaires, pour se garantir réciproquement la paix, souscrivirent pour des sommes proportionnées à leur fortune. Ces sommes, déposées dans une caisse commune, devaient servir à indemniser ceux qui auraient souffert quelque dommage de la part des déprédateurs ; mais pour obtenir cette indemnité, il fallait pouvoir révéler l’auteur des déprédations. C’était donc en même temps une sorte de police civique, une excitation à surveiller et à dénoncer les bandits. On voit d’ailleurs combien tout cela tient de près à l’émancipation des classes inférieures, à la renaissance des communes, aux progrès du commerce, à toutes les nouveautés d’une civilisation dont les élémens, encore épars et incohérens, se formaient çà et là sous une influence commune, inaperçue, et s’efforçaient, chacun pour sa part, de s’élargir pour se rejoindre tous en un seul tout.

Du Xe au XIIIe siècle, la France, mal constituée et presque démembrée, ne vit plus par des lois, mais par des passions bonnes ou mauvaises, qui s’entrelacent d’une étreinte convulsive et opiniâtre ; seulement la passion du bien s’y mesure à celle du mal, ce qui est rare, et finit par la surmonter. C’est là le grand caractère de cette sombre époque. Si l’on compare l’état de décomposition d’où elle sort à la puissance d’unité où elle aboutit, si l’on considère que tout était à créer, les villes mêmes, qui, en rapprochant les hommes, forment partout les premières forces collectives d’où la liberté doit sortir, on se rendra compte de l’énormité de ce travail. La féodalité n’était qu’un lien entre des maîtres inégaux ; il fallait encore les lier à un droit populaire. Les institutions ne protégeant personne, quelques-unes mêmes étant oppressives de leur nature, il fallait aller réveiller la notion du droit au fond de la conscience de chaque individu. Il fallait ébranler tout l’homme. Tout cela ne s’est point fait de soi-même. Que de dévouemens inconnus dont on retrouve à peine la trace dans de sèches chroniques ! Des hommes héroïques ont eu pour récompense d’infatigables labeurs l’oubli le plus complet. Reconnaissons du moins la force morale de cette époque, et cette foi dans l’avenir qui a pu non-seulement survivre à cette grande ruine de la civilisation antique, mais en relever une à une toutes les pierres avec une persistance séculaire, pour reconstruire l’édifice qui nous abrite aujourd’hui.


LOUIS BINAUT.